Notes
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[1]
En 2003, la Consultation de Bhopal a souligné que « le fsm comme espace ouvert est une extraordinaire occasion de mélanger différents courants de pensée et d’action de la société civile et politique » (Sen, 2004, p. 295).
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[2]
Ce réseau a été lancé par le syndicat brésilien cut rapidement rejoint par attac et Via Campesina puis par la Marche mondiale des femmes et Focus on the Global South au fsm 2001.
1En quatre éditions, le Forum social mondial (fsm) a acquis une notoriété internationale et a grandement accru la visibilité des thèmes et débats altermondialistes au sein de l’opinion publique mais aussi de l’échiquier politique. Plus qu’un événement annuel, il est surtout devenu la vitrine d’un nouveau modèle de convergence dont les applications se multiplient aux niveaux local, national, continental et mondial. En quelques années d’existence, ces Forums sociaux sont parvenus à rassembler des milliers de militants et d’associations au-delà des clivages traditionnels sans pour autant remettre en cause leurs différences. Comme nous le montrerons dans la première partie, le respect de la diversité constitue en effet une valeur essentielle du mouvement altermondialiste.
2Sur la base d’entretiens et d’observations menées lors des quatre premiers Forums sociaux mondiaux et au sein de diverses convergences altermondialistes en Europe et en Amérique latine, la seconde partie du texte tente de dégager trois traits fondamentaux du modèle idéal de convergence dans la diversité qu’ont construit les altermondialistes. Cette représentation nous permettra de mettre en évidence certains principes généraux de fonctionnement des Forums sociaux locaux, nationaux et internationaux. Mais il faudra également montrer la distance qui sépare ce modèle idéal des faits historiques concrets que sont les Forums sociaux mondiaux, à la fois en raison des comportements réels des acteurs distincts de ces logiques idéales mais aussi du fait de limites structurelles inhérentes au modèle.
Convergence et valorisation de la diversité
3Résolument multidimensionnelle, la contestation altermondialiste s’inscrit dans les sphères économique (contestation du néolibéralisme) et politique (renforcement de la démocratie, contrôle de l’économique) mais intègre également certaines dimensions culturelles et identitaires. Ainsi, face à l’homogénéisation culturelle mer- cantile, elle entend, selon Frei Betto et Michael Löwy lors d’une conférence au fsm 2003, « réaffirmer la riches-se que représente la diversité culturelle et la contribution unique et irremplaçable de chaque peuple, de chaque culture, de chaque individu ». Face au poids des marchés et de la culture internationale de masse, les citoyens et les peuples actifs dans le mouvement revendiquent de pouvoir produire eux-mêmes leurs formes de vie culturelle (Wieviorka, 2003, p. 40). C’est en ce sens que les mouvements indigènes latino-américains demandent « la reconnaissance du fait qu’il existe plusieurs mondes, qu’il y a des cultures distinctes qui doivent être respectées dans leur intégralité sociale, culturelle et économique » (les termes sont ceux d’un délégué de la conai (Équateur) au fsm 2002 ; cf. Le Bot et Marcos, 1997 ; Ceceña, 2001). Les Indiens ont eux aussi fait de la « célébration de la diversité » en matière de sexualité, de culture ou de religion un thème majeur du forum de Bombay. En 2002, l’appel des mouvements sociaux présents à Porto Alegre a d’ailleurs proclamé que « les cultures et les identités des peuples sont le patrimoine de l’humanité pour les générations actuelles et futures ». La diversité est ainsi promue comme l’une des valeurs fondamentales du mouvement qui le distingue et l’oppose à ses adversaires néolibéraux mais aussi aux partisans du repli identitaire communautariste. Dès lors, pour ses protagonistes, ce mouvement « ne peut qu’être multipolaire, multiculturel et multilingue » (Cassen, 2003, p. 31).
4Car s’il défend la diversité culturelle dans la société, ce mouvement très hétérogène y est directement confronté au niveau interne. Au point que l’on peut se demander ce qui réunit sous une même bannière ces milliers de militants dans les rues et les amphithéâtres du monde. Selon une première interprétation, cette diversité serait propre à une étape précoce de la formation du mouvement au cours de laquelle l’essentiel « consiste à tirer un défi unique de coalitions disparates et changeantes » (Tilly, 1986, p. 546). Grâce à la multiplication des rencontres et des projets communs, la diversité devrait progressivement s’estomper, laissant place à une plus grande unité. Dans cette perspective, la coexistence de tant de différences au sein du mouvement n’est que passagère et sera dépassée soit par une plus grande intégration qui les résorbera au cours de la maturation du mouvement, soit par la division et la dispersion des composantes de l’altermondialisation.
5Cependant, cette première hypothèse ne permet pas d’expliquer la valorisation de la diversité interne présente dans le mouvement. En effet, plutôt que de tenter de les résorber, les altermondialistes insistent sur « la nécessité de préserver ces différences dans le mouvement » (Susan George lors du congrès « Un an après Seattle », Paris, décembre 2000) et affirment clairement : « Nous n’avons pas du tout l’intention d’homogénéiser » (Raffaella Bolini citée dans Antentas et al., 2003, p. 88). « L’unité dans la diversité » et « Nos différences constituent notre richesse » sont devenus les leitmotivs de nombreux discours et documents qui voient cette diversité comme un enrichissement plutôt que comme une tare : « Nous luttons contre la pensée unique. Il n’est donc pas question de fabriquer une autre pensée unique. Porto Alegre est devenu une fabrique de pensées dans laquelle la différence est aussi fabriquée, parfois dans les tensions. » (un délégué du secrétariat brésilien lors de la conférence de presse finale du fsm 2003) ; « C’est à travers cette multiplicité qu’on sera capable de faire bouger les choses. » (Un manifestant parisien, début 2002). Le « respect de la diversité » est promu en principe sacré pour la construction des alliances et de chaque défilé de protestation qui doit permettre de « manifester dans nos différences mais ensemble contre les politiques néolibérales » (Une militante du collectif français Droits Devant !). À la préservation et à la valorisation de la diversité culturelle dans la société comme enjeu de lutte est venue s’associer la préservation des différences internes.
6Pour de nombreux mouvements sociaux des xixe et xxe siècles, qu’ils soient nationalistes ou ouvriers, la maturation du mouvement était liée à une homogénéité interne croissante, ce qui a plus d’une fois conduit aux pires dictatures lorsqu’ils sont parvenus au pouvoir. Aussi, les altermondialistes refusent-ils « le prix à payer pour l’homogénéité : la disparition de la liberté, de l’hétérodoxie et de la pluralité » (Cisneros, 2000, p. 142). Faisant de la diversité une valeur centrale de leur engagement, ils ont construit un nouveau modèle de convergence au sein duquel la diversité constitue une caractéristique intrinsèque du mouvement plutôt qu’un aspect lié à un stade précoce de sa formation. Aussi, plutôt que de favoriser une homogénéisation, « le rôle du secrétariat brésilien qui coordonne les Forums sociaux mondiaux est de valoriser la diversité » (un délégué du secrétariat brésilien lors d’une conférence de presse, fsm, 2003).
Un nouveau modèle de convergence
7Selon cette perspective, la formation et la consolidation du mouvement ne se confondent pas avec l’existence d’une organisation unique qui engloberait l’ensemble des altermondialistes ni avec une homogénéisation des composantes. Le mouvement altermondialiste se forme au contraire autour d’actions et de campagnes communes, d’espaces d’échanges et de débats entre les différents acteurs de la mouvance alter- mondialiste. Alors qu’un mouvement unifié implique l’existence d’un pouvoir central, la préservation de la diversité interne repose sur de multiples réseaux qui s’entrecroisent. Dès lors, au niveau local comme mondial, un nombre croissant de militants estiment n’avoir « pas besoin d’une espèce de comité central des mouvements qui décide depuis en haut les mobilisations mais d’un réseau qui sert surtout pour la communication, qui est capable de nous interconnecter et de faire émerger les sensibilités des mouvements » (Raffaella Bolini citée dans Antentas et al., 2003, p. 84).
Le dirigeant syndical Ben Tillet s’adresse aux travailleurs en grève à Tower Hill, Londres, Angleterre en 1910
Le dirigeant syndical Ben Tillet s’adresse aux travailleurs en grève à Tower Hill, Londres, Angleterre en 1910
8Cette nouvelle culture du politique et de l’engagement engendrée par la valorisation de la diversité s’incarne dans une série de pratiques concrètes et de méthodologies développées par les acteurs là où ils se rencontrent, débattent et « travaillent » ensemble. Les expériences de convergences contre les politiques néolibérales se sont en effet accumulées depuis une quinzaine d’années. Elles prirent d’abord la forme de contre-sommets organisés autour de réunions des institutions internationales dont la mobilisation lors du G-8 de Paris en 1989 constitue l’un des premiers exemples. Dix ans plus tard, les mobilisations de Seattle sont devenues le modèle des contre-sommets qui se sont multipliés à partir de 1997 pour atteindre une ampleur peu commune à Gênes en 2001 et à Barcelone l’année suivante. D’autres réunions, telles que la Rencontre Intergalactique au Chiapas en 1996 ou l’Autre Davos (Houtart et Polet, 2000), étaient davantage centrées sur la convergence de la société civile altermondialiste et alliaient la dénonciation des politiques néolibérales à la recherche d’alternatives. Organisé dans cet esprit, le Forum social mondial a connu un succès inattendu en 2001. Avec pour vitrine ce fsm mais aussi celui de Gênes qui avait rassemblé près d’un millier d’associations contre le G-8, le nouveau modèle de convergence des Forums sociaux s’est répandu sur tous les continents : de Séville à Bhopal [1], de Mexico à Dakar. Simultanément à ce processus international, les coordinations altermondialistes se sont multipliées aux niveaux local et national, que ce soit autour de campagnes ou d’événements plus ponctuels. Souvent, ces dynamiques locales et nationales aboutiront à la création de forums sociaux. À partir de 2002, il en sera également créé à l’échelle continentale. Les acteurs à l’origine de chacune de ces convergences ont eu à relever le défi de la diversité interne du mouvement : comment unir ces multiples composantes dans un projet commun sans pour autant effacer leurs différences ?
9C’est en tentant de relever concrètement ce défi au cours de ces multiples convergences que les militants ont progressivement formé un nouveau modèle idéal et idéalisé de convergence, basé sur le respect de la diversité interne plutôt que sur une logique d’homogénéisation : les Forums sociaux. Ce modèle est idéalisé dans le sens où la réalité des réunions y est embellie et idéal parce que cette représentation correspond à l’accomplissement parfait de valeurs présentes dans les utopies altermondialistes et en particulier à cette convergence dans le respect des diversités. C’est cette représentation mythique, cet « esprit de Porto Alegre » (expression d’Immanuel Wallerstein lors d’une conférence à Paris le 22 mai 2001) auquel se réfèrent de nombreux militants, qu’ont voulu cristalliser les rédacteurs de la Charte des Principes du fsm. Trois traits fondamentaux peuvent en être distingués : une culture politique de l’inclusion, l’organisation d’« espa-ces ouverts » et le caractère non délibératif des rencontres.
Une culture politique de l’inclusion
10Qu’ils soient actifs au niveau local ou international, les entrepreneurs de la mobilisation altermondialiste (McCarty et Zald, 1977) promeuvent une démarche de tolérance et d’ouverture à la différence : « chacun doit comprendre que chaque organisation a ses qualités, son histoire et doit être respectée » (selon Francisco Whitaker au fsm 2004) ; « au-delà des différences et des divergences, chacun contribue au mouvement » (selon un militant local liégeois). Le modèle des Forums sociaux repose avant tout sur une culture de dialogue et de discussion qui se vit au quotidien par les militants et les associations. Au fil des réunions communes et de l’organisation d’actions concrètes, les altermondialistes ont « développé une approche positive en ne se concentrant pas sur les quelques litiges que nous avons mais sur nos points communs et sur ce que nous voulons » (selon une responsable du Forum social italien lors d’une réunion internationale préparatoire au fse de Florence). Partout, les acteurs sont invités à rechercher le consensus en privilégiant l’accord sur les coïncidences et en postposant le conflit sur les différences. Le Forum serait ainsi parvenu « à créer un style et une atmosphère d’inclusion et de respect pour les divergences » (Santos, 2004, p. 189). Se rapprocher de ce modèle idéal exige des efforts constants de la part de chaque participant : « il faut identifier des objectifs communs mais aussi toujours prendre garde à être prêt à remettre en cause son propre mouvement, à en discuter. » (un militant lors d’une conférence au fsm 2002). Ce respect mutuel à l’égard des différences intellectuelles, politiques et culturelles raisonnables requiert « une bonne volonté répandue et une capacité à énoncer nos désaccords, à les défendre devant ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord » (Gutmann, 1994, p. 39).
Un espace ouvert
11Dans un monde dominé par la pensée unique et l’absence de débats autour des grandes orientations économiques, politiques et culturelles, les Forums sociaux ont pour ambition de créer des espaces permettant de larges débats à partir desquels « des alternatives pourront progressivement émerger » (selon un membre du Conseil international). Le Forum social est tout le contraire d’un mouvement créé afin de diffuser une alternative globale déjà élaborée : c’est un espace public qui permet la discussion et les débats, renforçant par là la capacité des acteurs à produire et à recevoir des arguments (Habermas, 1992). L’un des principaux organisateurs défini ainsi le Forum social mondial comme « une place sans propriétaire. Les places sont des espaces ouverts qui peuvent être utilisés par tous ceux qui ont un intérêt quelconque à l’utiliser » (Francisco Whitaker cité par Antentas et al., 2003, p. 31).
12Trois restrictions ont cependant été apportées. La première permet de préserver l’objectif original du forum en l’organisant autour de quelques pôles d’opposition largement consensuels et relativement flous : la contestation « du néolibéralisme et de la domination du monde par le capital et de toute forme d’impérialisme » (premier article de la Charte des principes du fsm). Le mouvement se voulant fondé sur une conception différente du politique et résolu à engendrer un changement non violent, la participation formelle des partis politiques et des groupes armés est également exclue. Il n’empêche, l’espace ainsi délimité demeure extrêmement vaste et c’est à cette ouverture que les militants estiment devoir le succès des Forums sociaux. Néanmoins, la mise en place concrète de cet espace ouvert n’est guère aisée. Elle implique par exemple des choix qui peuvent nuire à une efficacité plus immédiate : « Il est essentiel de donner le droit à la parole à tout le monde, même si ça retarde le processus et la discussion. Ça nuit sans doute à l’efficacité mais à long terme, c’est la seule manière de construire un véritable forum social » (un militant lors d’une réunion du Comité d’initiative français en mars 2004). Cette culture du politique valorisant une large participation s’inscrit en opposition aux logiques politiques dominantes dont le critère éthique suprême est l’efficacité (Santos, 2004, p. 187).
Un forum non délibératif
13Afin de maintenir cette ouverture et cette diversité, les Forums sociaux sont conçus comme des espaces « sans caractère délibératif » (article 6 de la Charte des principes) : personne n’a le droit de représenter le forum, de parler ou de décider en son nom, aucune déclaration ou plate-forme ne peut être adoptée par le Forum lui-même. Seule la charte des principes, traitant essentiellement d’aspects organisationnels, doit être signée par les associations. Par contre, à titre individuel ou en groupe, les participants sont libres d’émettre des déclarations, pour autant qu’ils n’engagent pas l’ensemble du forum (article 7). Parmi bien d’autres, le Forum syndical et l’Assemblée des mouvements sociaux ont ainsi adopté leurs propres déclarations.
14L’objectif essentiel de ce caractère non délibératif est de favoriser le débat et de préserver l’esprit d’ouverture du forum qui permet aux participants de développer leurs activités en sachant « qu’il n’y aura pas d’ordres donnés, de consignes à suivre, ni à rendre des comptes sur ce qu’ils ont fait ou pas. Ils ne devront prouver ni leur loyauté ni leur discipline » (Whitaker, 2004, p. 115). Ce caractère non délibératif limite également le poids des réunions dans un forum au sein duquel la représentativité est impossible. Il participe par ailleurs à une nouvelle culture du politique présente parmi les jeunes altermondialistes et de nombreux militants locaux qui manifestent peu d’intérêt pour les plates-formes. À l’opposé, d’autres acteurs contestent ce caractère non délibératif. Ainsi, certains forums sociaux locaux français adoptent diverses déclarations.
15Organisé autour de ces trois éléments centraux, le modèle idéal de convergence favorise la collaboration de citoyens et d’associations altermondialistes de par le monde. Les pratiques et la culture politique d’ouverture qu’il véhicule constituent un défi à la pensée unique mais aussi aux habitudes des acteurs sociaux aux modes de fonctionnement et de convergence plus traditionnels (Sen, 2004, p. 212). Si c’est vers ces principes qu’essaient de tendre les militants, le modèle n’en demeure pas moins idéal et utopique en ce sens que ses mises en pratique concrètes s’en distinguent d’une part en raison des comportements des acteurs réels qui y sont impliqués et, d’autre part, suite aux limites structurelles inhérentes au modèle qui rendent impossible sa stricte application. Tels seront les objets des deux dernières parties du texte.
Les Forums sociaux mondiaux face au modèle idéal
16Selon l’imaginaire altermondialiste commun, le Forum social mondial représente la meilleure et la plus haute incarnation du modèle idéal de convergence. Une grande part de son succès serait due à la bonne et stricte application de ce qu’un document du Secrétariat international du fsm publié en 2003 appelle « la méthode de l’espace ouvert et […] sa capacité de tourner la diversité en force ». Mais au-delà des discours idéalisés, qu’en est-il en réalité ?
17En dehors des manifestations, de quelques rares prises de paroles dans des ateliers restreints et des rencontres informelles dans les rues du fsm, la participation à cet espace ouvert de la majorité des militants présents demeure essentiellement passive. La plupart des tribunes sont occupées par des universitaires, quelques politiciens ou les experts des ong. Quant à l’organisation du forum, pour la plupart des participants, elle est « si opaque qu’il est presque impossible de savoir comment les décisions sont prises et, le cas échéant, de les contester » (Klein, 2001, p. 179). Les décisions liées à l’organisation et aux stratégies du Forum sont de fait l’apanage du Conseil international. Censé garantir l’ouverture et la diversité, cet organe, le plus formalisé du fsm, n’a lui-même rien d’un espace ouvert, libre et démocratique. Tenues à huis clos, ses réunions rassemblent environ 120 dirigeants de « réseaux internationaux ». Cooptés plutôt qu’élus, sans mandat clair, les membres n’ont de compte à rendre à aucune base. Certes, si le Forum est une place, encore faut-il en garantir l’organisation. Mais pour assurer cette fonction centrale, les initiateurs du projet ont choisi une instance oligarchique dont le fonctionnement s’apparente souvent davantage à celui tant décrié de l’omc qu’aux principes de la démocratie participative présents dans les idéaux et les utopies altermondialistes. Alors que la légitimité du Conseil est remise en cause par un nombre croissant de militants, y compris parmi ses membres principaux (Paul Nicholson de Via Campesina, cité dans Sen et al., 2004, p. 136), il s’agit pour ses défenseurs de « maintenir un pôle de stabilité et de pluralisme » (Bernard Cassen, cité dans Antentas et al., 2003, p. 95).
18Par ailleurs, au sein de ces larges convergences, des tensions entre différents courants, des querelles entre certaines personnalités ou des différences de conception de ce que devrait être cet « espace ouvert » émergent forcément. Ainsi, le Movimiento de Resistencia Global de Catalogne, membre du Conseil du fsm, a vivement dénoncé « les politiques de l’ennui de Porto Alegre, les fausses représentations et les micro-luttes pour le pouvoir » (courriel envoyé sur la liste électronique du fse le 27 janvier 2003). L’une des tensions principales oppose ainsi partenaires et adversaires du réseau des mouvements sociaux et activistes. Celui-ci a pour objectifs principaux de favoriser la mobilisation autour d’actions communes – telle que la mobilisation du 15 février 2003 contre la guerre en Irak – et d’émettre une déclaration lors des forums internationaux. Quoi qu’amplement diffusé, cet appel des mouvements sociaux ne peut en aucun cas être assimilé à une déclaration du Forum social mondial dont le caractère non délibératif a été souligné. Le nombre de signataires est d’ailleurs largement inférieur à celui des participants au Forum, le réseau demeurant partiellement confiné à certaines composantes plus radicales du mouvement. Bien que la plupart des associations qui en sont à l’origine siègent également au Conseil International [2], l’existence de ce réseau a suscité de vifs débats (Cassen, 2003 ; Antentas et al., 2003) au cours desquels partisans et adversaires en appellent tous au respect des principes du Forum social et particulièrement de l’espace ouvert. Certains fondateurs du fsm ont tenu des propos très durs à l’égard de ce réseau : « Ceux qui veulent transformer le Forum en mouvement travaillent contre notre cause commune. En tant qu’initiative née dans le Forum, ils étouffent leur propre source de vie. […] Des initiatives prises par des gens qui se désignent “mouvements sociaux” pointent dans cette direction. Ils essaient d’absorber le Forum dans leurs propres dynamiques de mobilisation » (Whitaker, 2004, p. 116). Cela n’a pas empêché les déclarations de cette assemblée de connaître un certain succès. Aussi, lors du cinquième Forum social mondial, l’ensemble des composantes altermondialistes seront encouragées par les organisateurs à adopter des « appels à l’action » sur des thèmes spécifiques.
19Les plus hautes instances du Forum social mondial et les conférences les plus médiatisées ne sont donc pas celles qui incarnent le mieux ce modèle idéal du Forum social. L’esprit d’inclusion et d’ouverture est par contre bien plus présent dans certaines initiatives menées par des réseaux thématiques ou dans des ateliers. Alors que dans les grandes conférences, les experts conçoivent essentiellement les alternatives au néolibéralisme au niveau international et par l’instauration de mesures d’encadrement de l’économique, les ateliers plus restreints sont plus propices aux discussions autour d’alternatives locales, que ce soit le succès du commerce équitable dans une région, l’autogestion d’une usine par les travailleurs, l’organisation des chômeurs argentins ou le budget participatif de Porto Alegre. Autour d’un verre ou dans une rue du Forum, ces discussions se poursuivent dans de petits groupes informels qui se centrent souvent sur les expériences concrètes de chacun. Ce sont ces multiples discussions qui feront évoluer le mouvement et resteront gravées dans la mémoire des milliers de participants. De multiples projets naissent dans ces rencontres informelles. Ainsi, l’initiative du Forum social de Belgique a été prise à une terrasse de Porto Alegre. C’est également essentiellement autour de ces échanges que se centre le réseau No Vox, regroupant des associations de démunis, ou le Camp des Jeunes qui a réuni jusqu’à 30 000 personnes en marge du Forum social mondial. C’est l’action qui constitue le cœur de l’engagement de ces militants toujours prêts à s’évader d’une journée de conférences pour mener une opération contre les ogm ou occuper un immeuble. On retrouve dans ces espaces informels non seulement l’ouverture caractéristique du modèle de convergence mais aussi la culture du dialogue et l’aspect non délibératif.
20Au niveau local comme à l’échelle internationale, la transcription du modèle idéal du Forum social dans des actes concrets et l’organisation d’événements communs demandent d’importants changements au niveau des attitudes des militants. Le respect de la diversité suppose par exemple que soit abandonnée la prétention d’une association à s’identifier à l’ensemble du mouvement. Or, fortes de leur succès médiatique, certaines associations se sont souvent considérées comme les uniques représentants de l’ensemble de la mouvance altermondialiste, prenant parfois peu en compte leurs partenaires. Ailleurs, des leaders se voient accusés de « confisquer de la parole aux autres et de parler pour tous les altermondialistes alors qu’ils ne représentent que leur association » (entretien avec un militant belge). D’autres tensions qui animent ces convergences naissent des ambitions de certains leaders. Incontestés au sein de leur association, d’aucuns craignent de perdre une part de leur influence au sein d’une coordination.
21Tous les altermondialistes confessent ainsi qu’« il n’est pas toujours aisé de gérer ces problèmes de diversité dans nos mouvements » (entretien avec un délégué du Forum social italien). Tant valorisée, celle-ci risque toujours de laisser la place à l’éparpillement ou aux luttes internes. Ainsi, à Mexico, alors que tous proclament la « volonté d’aller plus loin que les différences entre organisations » (entretien avec un militant du Réseau mexicain d’action contre le Libre échange) et de se réunir pour lutter « contre le néolibéralisme et pour la démocratie » dans l’esprit des Forums sociaux, chacun entend organiser cette convergence autour de son association. C’est ainsi que la capitale a vu s’organiser ces dernières années sept coordinations prétendant chacune regrouper « la partie essentielle de la société civile qui s’oppose au néolibéralisme » (entretien avec un leader d’une de ces coordinations).
Les limites structurelles du modèle idéal
22Un premier ensemble de difficultés est ainsi généré par l’application concrète du modèle idéal et idéalisé de convergence. Aussi valorisée soit-elle, la gestion de la diversité au sein du mouvement demeure un défi quotidien qui génère naturellement certaines querelles. Bon nombre de ces tensions ont cependant pour origine profonde des problèmes structurels inhérents à la logique même du modèle idéal de convergence. Il s’agit là d’un second ensemble de difficultés qui peuvent être regroupées autour de deux axes majeurs : la prise de décision et le poids prépondérant que tend à prendre la logique organisationnelle.
Pouvoir et démocratie dans un espace ouvert
23L’idée d’un forum « sans leader et fondamentalement horizontal » (Antentas et al., 2003, p. 31), d’un « espace sans structure, sans pouvoir et sans exclusion », relève clairement de l’utopie. Comme dans tout espace social, les structures et le pouvoir y sont bel et bien présents, quoique sous des formes moins formalisées que dans les organisations plus hiérarchiques. Or, « on ne contient pas le pouvoir en essayant de le supprimer, en refusant de le reconnaître ou simplement en le rejetant, mais au contraire en acceptant l’existence du phénomène » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 377). L’affirmation de l’absence de pouvoir et d’enjeux de pouvoir par les acteurs peut se révéler dangereuse en ce sens qu’elle engendre une absence de règles explicites concernant la prise de décision qui permet à certains protagonistes d’acquérir une influence importante. Au sein des assemblées altermondialistes, l’influence de chacun varie suivant différents paramètres tels que le leadership vocal, le capital social ou la possibilité de participer à chacune des réunions, ce qui se révèle indispensable afin de saisir certains enjeux. Les enjeux de pouvoir sont multiples dans les forums, que ce soit au niveau de l’accessibilité d’un atelier, de la visibilité d’une association ou d’une thématique, des noms et de la tendance des conférenciers, de la périodicité et du lieu des forums ou de la tenue à distance de certains groupes. Aussi, l’idée selon laquelle, dans le Forum social mondial, « personne n’a besoin de se battre pour que ses propositions ou ses idées prévalent sur d’autres ; personne n’est soucieux de se défendre contre d’autres qui essaieraient de contrôler le forum » (Whitaker, 2004, p. 115) est-elle fortement contredite par les vifs débats et polémiques qui opposent différents acteurs centraux de cet espace (Cassen, 2003 ; Antentas et al., 2003). Par ailleurs, un pouvoir important réside dans la fixation de l’ordre du jour des réunions qui est l’apanage de quelques organisateurs : de nombreux sujets pourtant cruciaux ne sont pas abordés alors que d’autres sont repoussés d’une réunion à l’autre, comme c’est le cas de l’extension du Conseil international.
24L’idée que l’accès à cet espace ouvert est égal pour tous relève également du mythe. D’importantes ressources, en termes de capital économique mais aussi et surtout social, sont nécessaires pour y accéder et davantage encore pour y prendre une part réellement active. Si divers mécanismes de solidarité ont contribué à amoindrir l’importance des ressources économiques pour certaines régions du monde, les réseaux de relations restent déterminants en matière de participation active. Les domaines clés de l’organisation demeurent réservés à un groupe restreint d’associations alors que de nombreuses tendances, comme les jeunes, les mouvements indigènes ou certains organisateurs de Forums sociaux continentaux ne disposent que d’un accès limité aux instances organisatrices.
25Si une démocratie interne totale est illusoire, les carences démocratiques posent d’autant plus problème que le renouveau et le renforcement de la démocratie constituent la pierre angulaire des alternatives et des utopies altermondialistes (Mestrum, 2004) et que le fsm était appelé à devenir « un processus actif par lequel nous pouvons expérimenter, apprendre et voir à quoi ressemble une démocratie organisée par les gens » (Sohi Jeon du Korean People’s Action Against fta et wto lors d’une conférence au fsm 2004 ; cf. Klein 2001, p. 171-81). Aussi, depuis 2003, les critiques ne cessent-elles de croître, particulièrement à l’égard du Conseil international « qui concentre beaucoup de pouvoir mais ne répond à personne » (selon un militant italien des cobas au fsm 2004). De fait, les instances du fsm ne sont sujettes ni à la représentativité, ni à la démocratie.
26De tels problèmes sont certes liés à la manière dont ont été construits le fsm et ses instances, mais ils relèvent également de limites structurelles inhérentes à ce type de réunions. En effet, le modèle idéal de convergence souple et fluide ne résout pas les questions de représentativité et de légitimité. La représentativité paraît par exemple impossible dans un cadre qui n’est pas strictement délimité mais ouvert au plus grand nombre, d’autant plus lorsque l’influence des membres n’est pas forcément en rapport avec leurs bases sociales. Par ailleurs, la représentation des multiples tendances se heurte aux réticences des altermondialistes quant aux pratiques de délégation – un leader du mouvement bolivien déclarait ainsi au fsm 2004 « Personne ne peut me représenter. Qui peut représenter ma faim ? » – et à la nécessité de limiter raisonnablement la taille du groupe, sans quoi toute discussion et toute délibération deviennent impossibles. Les instances altermondialistes peuvent d’autant moins fonder leur légitimité sur la seule représentativité que celle-ci ne suffit pas à assurer le respect de la diversité tant valorisée par les altermondialistes. Car « représentative seulement, la démocratie risque de mener à la tyrannie de la majorité » (Wieviorka, 1997, p. 53). Mais dans quelle mesure est-il possible de concilier ouverture, diversité, démocratie et efficacité ? Ce défi dépasse de loin les Forums sociaux. Il se pose aujourd’hui à un grand nombre d’acteurs sociaux mais aussi, sous des traits partiellement similaires, aux sociétés dans leur ensemble (Taylor, 1994 ; Wieviorka, 1997).
27Au sein du mouvement altermondialiste, l’esprit d’ouverture et la valorisation de la diversité mènent vers une conception différente de la démocratie et de la délibération, fondée sur le consensus et la participation plutôt que sur le poids de la majorité. Toutes les instances altermondialistes ont dès lors opté pour des délibérations sur le mode consensuel. Celui-ci permet en effet la mise en relation directe d’acteurs sociaux très différents, notamment au niveau de leur représentativité. L’application de ce mode de décision exige des acteurs un esprit d’ouverture à la différence. Ce sont là des qualités que les nouveaux venus dans les réunions altermondialistes acquièrent progressivement au contact des plus anciens. Cependant, l’application concrète de ce mode de délibération pose de nombreux problèmes. D’une part, s’il évite la tyrannie de la majorité et accorde toute leur place aux minorités, le consensus des Forums sociaux se caractérise par l’absence de règles explicites, ce qui permet à certains membres d’acquérir une influence démesurée. Il s’agit d’ailleurs là d’un des principaux reproches des altermondialistes à l’égard de l’omc. D’autre part, la délibération au sein d’un mouvement aussi hétérogène et basé sur une structure réticulaire protéiforme est souvent longue et complexe. Arriver à un consensus véritable demande du temps et les leaders altermondialistes en ont souvent bien peu. Il arrive dès lors fréquemment que les décisions « n’aillent pas au-delà du plus petit commun dénominateur » (entretien avec un militant liégeois), au grand dam des mouvements davantage investis dans l’altermondialisation ou plus radicaux. La qualité du consensus est ainsi très variable. S’il peut s’agir d’une décision améliorée par les interventions des uns et des autres au cours de la discussion, lors de réunions marathons aux ordres du jour surchargés, le « consensus » se résume souvent à l’absence de manifestation forte d’opposition à la décision proposée par les organisateurs de la réunion ou à la conclusion que tire des débats l’un ou l’autre leader. « S’il n’y a pas de désaccord formel et très important, cette décision est adoptée », expliquait la présidente d’une réunion.
Le fsm face à son propre succès
28Le second groupe de limites structurelles du modèle est lié au poids prépondérant que tend à prendre la logique organisationnelle suite aux évolutions que connaissent les forums. En quatre ans, le nombre de participants au fsm a quadruplé, pour atteindre environ 120 000 personnes. Cette participation du plus grand nombre dans un espace ouvert représente l’un des grands succès du modèle des Forums sociaux et perdre le caractère massif du fsm ne pourrait qu’engendrer davantage d’élitisme. Cependant, la taille toujours croissante des rencontres en a profondément modifié la nature et le fonctionnement. Elle pose aujourd’hui de nouveaux défis organisationnels au fsm qui souffre à certains égards de gigantisme. Pour les organisateurs du troisième Forum, l’un des problèmes majeurs était, comme l’un d’entre eux l’a dit lors d’un entretien, de « caser ces foules ». Dès lors, certains grands événements ont concentré la plupart des participants, les personnalités s’exprimant devant des foules immenses et passives, au détriment des ateliers plus restreints et de l’élaboration d’alternatives nouvelles. En 2003, 15 000 personnes s’étaient réunies pour écouter Noam Chomsky et Arundhati Roy, plus de 60 000 devant le nouveau président brésilien Lula.
29L’ampleur croissante des Forums aboutit également à une plus grande institutionnalisation. Disposant d’employés et de ressources, les ong sont souvent mieux à même de répondre à ces nouvelles exigences des mouvements sociaux. Elles en sont dès lors venues à occuper une place considérable dans les Forums, au point que d’aucuns évoquent le « danger d’être submergé par les ong, certes orientées par une même préoccupation, mais pas directement liées aux luttes sociales » (entretien avec François Houtart, fsm 2002). D’autant plus que cette institutionnalisation écarte d’autres tendances, telles que des groupes libertaires qui se maintiennent désormais à distance du Forum. L’accroissement du nombre de participants n’entraînant pas forcément celui de la diversité des tendances représentées, il risque d’éloigner l’idéal d’espace libre, relativement inorganisé et incluant.
30Si elle constitue une étape normale du développement de nombreux mouvements (Kriesi, 1993), l’institutionnalisation excessive absorbe un volume important d’énergie et de ressources. Les enjeux organisationnels risquent alors de supplanter les objectifs aux niveaux du politique et de l’historicité (Touraine, 1973) qui étaient à l’origine des Forums sociaux, que ce soit la convergence des associations, le partage d’expériences, la recherche d’alternatives ou la lutte contre les adversaires du mouvement. Comme l’expliquait Arundhati Roy : « Le risque, c’est que le forum absorbe nos meilleures énergies et mobilise nos esprits les plus généreux, uniquement pour commencer à penser à la prochaine réunion. Dans ce cas, cela n’ennuiera pas nos ennemis. Nous resterons dans notre propre musique mais ce ne sera jamais notre lutte » (citée par Antônio Martins dans des notes sur le fsm de Bombay diffusées sur le site Internet du fsm).
31Avec de telles dimensions, le Forum est également devenu un enjeu économique important pour les autorités de Porto Alegre, ce qui a probablement pesé sur certaines décisions liées à la périodicité des rencontres mondiales. Le fait d’organiser le Forum dans la mégalopole de Bombay a cependant permis de souffler un vent nouveau et de diminuer l’ampleur de certaines de ces évolutions en 2004. Le poids de l’organisation a par exemple été amoindri par la priorité accordée aux événements auto-organisés par les milliers d’associations présentes plutôt qu’aux grandes conférences prises en charge directement par le fsm.
32La tendance au gigantisme et à l’institutionnalisation demeure néanmoins bien présente. La quantité de ressources humaines et financières dépensées pour mettre en place chaque Forum social mondial est immense. Moins cher que le précédent, le budget direct du Forum de Bombay est évalué à deux millions d’euros, alors que vingt millions ont été dépensés par l’ensemble des associations participantes. Les mouvements populaires éprouvent évidemment des difficultés à dégager les budgets nécessaires alors que même les petites ong estiment qu’« il est très dur de suivre le rythme des Forums » (propos tenus à Bombay par la responsable d’une ong britannique). Ce poids croissant de l’organisation et des ressources investies remet en cause l’efficacité des Forums annuels : les résultats escomptés en termes de visibilité des thématiques altermondialistes et du renforcement des mouvements locaux et internationaux sont-ils à la hauteur de la débauche d’énergie et de moyens nécessaires à l’organisation de l’événement ? Ou au contraire celui-ci absorbe-t-il plus de forces qu’il n’en diffuse ? Il pourrait alors mener à un épuisement et à un excès d’institutionnalisation des mouvements organisateurs plutôt qu’à leur renforcement. À côté des contre-sommets face aux institutions internationales, est-il possible de poursuivre ce rythme des Forums sociaux annuels désormais présents à l’échelle locale, nationale, continentale et mondiale ?
33Une meilleure articulation entre les forums présents à différents niveaux et la construction de chaque forum sur ceux du niveau inférieur pourraient contribuer à amoindrir certaines limites structurelles du modèle, tant au niveau du nombre des participants qu’en matière de légitimité, de représentativité et de lien avec les mouvements de base. Les relais continentaux et nationaux permettraient également de multiplier l’efficacité des forums mondiaux et de renforcer la continuité des réunions. Cependant, si des Forums sociaux continentaux se sont récemment créés et consolidés, l’articulation avec les fsm demeure limitée, et ce pour différentes raisons. Le processus des Forums étant largement initié depuis le sommet et le niveau mondial ayant été le premier organisé, reconstruire une architecture basant chaque forum sur ceux des niveaux inférieurs nécessiterait de profondes modifications. Certaines règles régissant les instances du fsm contreviennent par exemple à une meilleure intégration. Le Conseil international est ainsi constitué de réseaux internationaux plutôt que des Forums sociaux de niveaux inférieurs, excluant de fait certains des principaux organisateurs de Forums continentaux. Par ailleurs, les rapports de force étant différents, certains initiateurs du fsm se méfient des autres Forums. Suivant les principes du même modèle idéal de convergence, les Forums continentaux en ont expérimenté d’autres modalités d’application, répondant ainsi partiellement à certaines critiques formulées à l’égard du Forum social mondial. Ils n’ont cependant pas pu dépasser les limites structurelles inhérentes au modèle de convergence.
Conclusion
34Idéalisé par les militants altermondialistes, le modèle de convergence dans la diversité des Forums sociaux est également utopique. Une application stricte du modèle idéal se révèle en effet impossible en raison de limites qui lui sont inhérentes. Mais c’est en tant qu’horizon qu’il trouve sa force mobilisatrice. Certes, un espace parfaitement ouvert et dénué d’enjeux de pouvoir ne peut exister et l’application pratique de la valorisation de la diversité n’est guère aisée, mais c’est vers ces principes idéaux qu’essaient de tendre les militants.
35Modèle à suivre capable de s’incarner selon diverses modalités dans différents lieux, il a permis des avancées importantes du mouvement, favorisant la convergence des altermondialistes du niveau local jusqu’à l’échelle planétaire et l’émergence d’une nouvelle culture du politique centrée sur le respect des différences. L’utopie zapatiste d’un monde où il y a de la place pour beaucoup de mondes et la valorisation de la diversité conduisent ainsi à une conception différente de la démocratie et des délibérations, préférant les débats, les consensus et une ample participation au poids de la majorité et à l’efficacité immédiate. Plutôt qu’une organisation englobante qui structurerait le mouvement, les Forums sociaux ouvrent aux militants locaux et internationaux des espaces de débats et de coordination souple qui leur permettent de se rencontrer et de collaborer au-delà de leurs différences mais sans pour autant s’homogénéiser. Ces espaces pourraient cependant être menacés par certaines évolutions des Forums, que ce soit au niveau de leur taille, du poids croissant de leur organisation, de l’institutionnalisation de certaines instances ou des carences de la démocratie interne.
36Dans notre modernité tardive qui se définit par la diversité (Touraine, 1997, p. 309), la construction progressive de modèles qui permettent de combiner unité et diversité dans un cadre démocratique assurant la participation du plus grand nombre en même temps qu’une nécessaire efficacité constitue un enjeu central. Bien qu’imparfaite, la gestion de la diversité au sein du mouvement altermondialiste constitue néanmoins une expérience intéressante en ce qu’elle ouvre des perspectives et engage des pistes de réflexion qui pourront contribuer à relever un défi majeur qui se pose aux acteurs et aux sociétés de notre temps : vivre ensemble dans nos différences.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
En 2003, la Consultation de Bhopal a souligné que « le fsm comme espace ouvert est une extraordinaire occasion de mélanger différents courants de pensée et d’action de la société civile et politique » (Sen, 2004, p. 295).
-
[2]
Ce réseau a été lancé par le syndicat brésilien cut rapidement rejoint par attac et Via Campesina puis par la Marche mondiale des femmes et Focus on the Global South au fsm 2001.