Note
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Cet article est une version corrigée d’une conférence faite à l’Institute for Continued Learning à l’Université de Californie, à San Diego, le 5 novembre 2002.
1Aussi étrange que cela puisse paraître, je voudrais commencer mon propos par une remarque sur ce qui posa problème dans l’histoire d’amour qu’entretenaient les décideurs politiques, les pontes universitaires et les positivistes radicaux avec le monde de la science. Au xixe siècle, la science était associée au progrès, comme le bacon aux œufs. Cet optimisme a ouvert la voie à une méfiance pandémique à l’égard de la science de la part de toutes les élites. Le mécontentement populaire devint clairement évident dans les dernières décennies du xxe siècle. La défiance à l’égard de la science s’est aggravée dans les premières années du nouveau millénaire. La facilité avec laquelle les résultats scientifiques sont convertis en armements destructeurs n’explique qu’en partie le nouveau scepticisme relatif aux affirmations classiques. Au moins autant, les conséquences humaines négatives inattendues de découvertes concrètes dans des domaines allant du génie génétique à la communication sans fil jouent dans les préoccupations populaires. Pourtant, les assertions des professionnels sur les bénéfices de la science se poursuivent sans faiblir. Ces affirmations sont représentées par Peter Watson dans sa récente étude détaillée, The Modern Mind, dans laquelle il soutient que la science en tant que telle « offre un nouveau genre d’humanité et un canon pour la vie telle qu’elle est aujourd’hui vécue » (Watson, 2001, p. 503). Cette affirmation (qui n’est en aucun cas inhabituelle) trouve une limite dans le fait que peu de personnes sont réellement impliquées dans les travaux de la communauté scientifique, tandis que de nombreuses personnes en ressentent les effets, du fait de certaines conséquences non voulues ou, pire, destructrices des applications du travail scientifique.
2En dépit de ces inquiétudes, les scientifiques semblent continuer de croire fermement en l’utilité de leur travail et participent d’un bel optimisme quant aux fruits de leur labeur. Dans un livre récent, Evelyn Fox Keller évoque la manière dont les biologistes travaillent : « Souvent, nous voulons davantage : nous voulons la sensation que nous avons compris un processus ou un phénomène, le sentiment que nous l’avons conceptuellement saisi. Et, de fait, pour beaucoup, c’est précisément cette sensation d’une maîtrise cognitive qu’offre traditionnellement la calculabilité. » (Fox Keller, 2002, p. 299). Dans un livre tout aussi intéressant sur l’histoire de la chimie, Paul Strathern se centre sur la recherche des principes en tant que tels. « Darwin a découvert que toutes les formes de vie progressent par l’évolution. Et deux siècles plus tôt, Newton a découvert que l’univers fonctionne selon la gravité. Les éléments chimiques sont la cheville ouvrière entre les deux. La découverte d’une structure propre équivaudrait pour la chimie à ce que Newton a découvert pour la physique et Darwin pour la biologie. Cela révèlerait le schéma directeur de l’univers. » (Strathern, 2002, p. 3-4). Il va ainsi au-delà de Darwin et de Newton dans son affirmation de la résonance universelle de découvertes certes extraordinaires.
3Les réformateurs sociaux ont rapidement emboîté le pas. Marx envisageait de faire pour la société ce que Newton a fait pour la physique, ce que Darwin a fait pour la biologie et ce que Mendeleyev a cherché à accomplir avec sa classification périodique des éléments pour la chimie : fournir un schéma directeur pour l’univers social. L’histoire du socialisme à ses débuts, comme celle du capitalisme avant lui, avait directement à voir avec la montée en puissance de la science comme objectif intentionnel en Occident : une façon de vivre et pas seulement une série d’actions formelles. En fait, cette vision utopique de la science comme schéma directeur pour l’univers social a perduré au cours du xxe siècle. La première revue marxiste aux États-Unis (bien qu’il ne fût pas formellement associé aux principes marxistes) avait pour titre Science and Society. Dans ses premières années, le journal donnait une place considérable aux questions de structure sociale et d’avancées scientifiques. Toutes sortes de discours sur les supposées bases et superstructures ont trouvé leur place dans une revue destinée non seulement à penser la place de la science dans la société, mais aussi à la favoriser. De fait, cette revue envisageait le matérialisme dialectique comme l’expression de la science au cœur de la société, de la même manière que la théorie de la relativité était considérée comme la base de la science physique. Ce que les pionniers de la théorie communiste n’ont cependant pas apprécié dans la science moderne, c’est ladite « interprétation de Copenhague ». Ce courant interprétatif affirme la nécessité d’établir une différence entre les résultats – même similaires et uniformes – de l’expérimentation d’une part, les conclusions logiques ou les conceptions métaphysiques qui peuvent en être tirées d’autre part (Gribbin, 1995, p. 28-30).
4Les universaux scientifiques écrasent les particularismes de la découverte. Il en résulte que l’abîme qui sépare d’un côté l’imagination scientifique et, de l’autre côté, les implications politiques pratiques de la technologie moderne s’est creusé. Le pouvoir de destruction qu’offrent les ramifications technologiques de la science moderne ainsi que la haute précision avec laquelle s’opèrent ces destructions ont éloigné toujours davantage le potentiel créatif extraordinaire de la science des préoccupations quotidiennes de la société. Les attitudes au sein des sociétés totalitaires et démocratiques sont différentes à l’égard de l’entreprise scientifique. Il est cependant simpliste de croire que les sociétés totalitaires échouent nécessairement par manque de sensibilité à l’égard de la science. Le syllogisme contraire, à savoir que les sociétés démocratiques doivent leur réussite à leur manière de considérer la science, est également simpliste. De la même manière, la bataille entre C.P. Snow (1959) et F.R. Leavis (1996) à propos des « deux cultures » est tout simplement démodée. Conçue sur des bases culturelles, cette distinction est aujourd’hui clairement inadéquate. Prétendre réduire l’un à l’autre les univers des apprentissages scientifique et humaniste est une fiction plaisante, qui ne pouvait avoir sa place que dans le savoir rudimentaire des cathédrales du xiiie siècle. Il est beaucoup plus pertinent de considérer, d’une part, la manière dont les sociétés avancées répondent aux sciences et technologies, et d’autre part, la manière dont les sciences, pour leur part, répondent aux demandes de bien-être de la société et à l’ingénierie humaine.
5Les idées positivistes selon lesquelles la bataille principale a lieu entre la science moderne et le savoir classique sont rendues obsolètes par des changements à deux niveaux : le changement de paradigme dans la science, et l’abandon de fait par les sciences humaines de l’opposition directe aux sciences dures. Exception faite du culte post-moderniste, les sciences humaines ont tout simplement accepté la réalité de la science dans le monde moderne et ont pensé – pour le meilleur ou pour le pire – trouver leur place dans l’analyse des pré-requis métaphysiques de l’effort scientifique. Ainsi, la critique littéraire a utilisé l’informatique pour déterminer les dynamiques du drame élisabéthain ; la philosophie s’est épanouie dans un monde scientifique qui considère comme admises les fonctions de la logique booléenne. L’analyse historique des phénomènes les plus divers, de la Peste noire à l’utilisation des armes à feu, a tiré sa subsistance de disciplines allant de la médecine à la physique. L’analphabétisme scientifique est plus dur à soutenir dans un monde dominé par une technologie assistée par ordinateur que lors des périodes précédentes de l’histoire. Il est simplement démodé, désormais, de prétendre à une forme d’élitisme culturel tout en faisant étalage de son ignorance de la science dite « dure » ou de ses sous-produits technologiques.
6Les « deux cultures » des années 1960 ont été remplacées aujourd’hui par une bataille au sein du discours scientifique en tant que tel. À un certain niveau, l’exactitude de la mesure, la précision de la prévisibilité et la quantification des résultats définissent la qualité de la science. Les précautions méthodologiques garantissent que les résultats peuvent être généralisés. Mais, exception faite des positivistes radicaux, qui ont aussi dominé l’Europe d’avant-guerre, une autre conception de la science a, d’une manière plus subtile et convaincante, émergé parmi les chercheurs : un nouveau paradigme qui, d’une certaine façon, aide à façonner la connaissance sans préempter le politique. Cette nouvelle conception de la science ajoute une dimension qui ne peut être ignorée de la communauté scientifique et des sociétés savantes en général. Sur la base d’une vision extensive de la science, elle participe d’une vision naturaliste de l’univers tout en laissant une grande marge pour le doute et la réflexion sur les questions éthiques. Cette vision se reconnaît pour limites la tolérance à l’égard des autres manières de concevoir la science, le recours aux données empiriques, la reconnaissance que les erreurs sont possibles et que les controverses peuvent être évitées en présentant des preuves plus convaincantes plutôt qu’en rejetant carrément les éléments de preuve existants. À l’inverse d’une conception couperet ou impérieuse de la science, il s’agit d’éclairer le politique et d’évaluer la nécessité de procéder à de nouvelles investigations.
7La critique de l’héritage positiviste ne requiert pas que nous abandonnions une science de l’éthique comme une branche potentielle des sciences sociales au xxie siècle. L’examen empirique des propositions morales est clairement une étape pour arriver à une éthique sociale qui fonctionne. Mon problème avec la démarche et les conclusions de ceux qui ont jusqu’alors travaillé sur ces questions – tel Émile Durkheim qui voit l’éthique comme un système d’ordre social, ou bien encore les critiques positivistes les plus radicales adressées aux présupposés métaphysiques des propositions éthiques (comme celles faites par Rudolf Carnap, Moritz Schlick et d’autres membres du Cercle de Vienne) – est qu’ils confondent les dilemmes éthiques avec des choix de valeur en soi. Il est important de ne pas réduire les décisions publiques prises sur la base d’un raisonnement moral à un catalogue de décisions non rationnelles ou de présupposés métaphysiques. Cela étant dit, il est juste de noter que nous devons au positivisme la proposition sensée selon laquelle plus poussée est l’étude scientifique des choix éthiques concrètes, meilleures seront les décisions qui en découleront. C’est du moins l’hypothèse causale de l’analyse positiviste.
8Cette distinction entre science comme méthode d’explication et de prédiction et science comme culture de l’équité et de la libéralité est cruciale pour tout examen sérieux de la manière dont les sciences fonctionnent au sein des différentes sociétés. Pour beaucoup de ceux qui ont grandi après la Seconde Guerre mondiale, un certain mythe a prévalu : les régimes totalitaires périssent parce qu’ils sont anti-scientifiques. Des chercheurs dans le domaine de la communication ont ainsi fait valoir que bloquer l’information de masse revient à bloquer des programmes de recherche spécifiques (de Sola Pool, 1997). Ce dogme démocratique n’est pas corroboré par les faits. Le directeur du programme de recherche nucléaire en Irak a été formé au mit. Même les terroristes du 11 septembre 2001 ont reçu une formation technique solide dans des écoles d’aviation bien cotées en Floride. Les terroristes qui ont attaqué le World Trade Center de 1993 ont été formés en chimie et en mathématiques dans des universités de premier rang. À certains niveaux opérationnels au moins, le fanatisme et le fondamentalisme semblent être assez compatibles avec les principes de la science.
9L’hypothèse implicite du positivisme selon laquelle la science est une technique discursive est dangereuse et réductrice. Les applications pratiques de la découverte scientifique et les conséquences culturelles de la science sur le comportement des praticiens et de la société en général doivent être distinguées de la science en tant que telle. La science a fonctionné presque sans entrave dans l’Allemagne nazie et dans la Russie communiste durant la période relativement longue où ces deux systèmes politiques ont été au pouvoir. Il est erroné de poser que le totalitarisme relègue par principe la science au second plan, comme il serait naïf de dire que seuls les gens vertueux savent comment construire et fournir des systèmes d’armes. Mon propos n’est pas rendu plus aisé par cette vérité, mais beaucoup plus difficile et – oserais-je dire – plus intéressant.
10Le désenchantement généralisé à l’égard des modèles totalitaires de société a produit une littérature dans laquelle la science elle-même est caractérisée comme un allié de l’ordre démocratique. Le travail de Freeman Dyson est typique de cette nouvelle manière de voir, qui soutient de manière assez catégorique que la science et les projets technologiques liés à des considérations pratiques, opérationnelles, marchent bien, tandis que ceux qui sont dirigés par l’idéologie fonctionnent mal. Dyson avance encore que les systèmes totalitaires se caractérisent par une organisation et une discipline rigides, tandis que la science dans les sociétés démocratiques tend à se caractériser par le chaos créatif et la liberté (Dyson, 1997). Bien que ce point de vue soit attrayant, il présente certaines limites. D’abord, la science fonctionne relativement bien dans les sociétés totalitaires – surtout dans ses dimensions théoriques et pragmatiques. En outre, on ne peut facilement faire abstraction du fait que la science demande de l’organisation et de la discipline tout autant que du chaos créatif et de la liberté.
11Pour comparer les succès relatifs de la production scientifique dans les contextes démocratiques et dictatoriaux, nous devons commencer par la situer. Dans les sociétés démocratiques, la science opère essentiellement dans les universités et dans des laboratoires financés par des fonds privés. Ces lieux se caractérisent par la mixité des investissements privés et publics sous diverses modalités. Ce soutien passe souvent par un système complexe de crédits. Au regard de ces alliances byzantines, des rivalités internes et de la diversité des orientations politiques au sein du système, il existe une distance raisonnable entre le monde de la science et le monde du gouvernement. Le modèle classique en physique et biologie est clairement celui d’un réseau d’attaches institutionnelles et d’associations qui permet à la créativité de s’épanouir sans inhibitions. La lecture d’une biographie de Richard Feynman (Gribbin et Gribbin, 1997) nous donne à voir une longue carrière, de Princeton à Cornell, en passant par le Massachusetts Institute of Technology et le California Institute of Technology. Certes, pendant une certaine période, Feynman travaille sur le Manhattan Project à Los Alamos, mais il est clair que ce ne fut là qu’une étape, pas un choix permanent. Et le fait même que ce moment soit qualifié de « projet » l’indique clairement. Après l’explosion des bombes atomiques et la fin de la guerre, Feynman, comme la plupart des autres scientifiques, est retourné travailler à l’université – en l’occurrence, pour un bref séjour à Cornell. À propos du California Institute of Technology, les biographes disent que « la spécificité de Caltech, en termes académiques, est non seulement de prédisposer les scientifiques à donner le meilleur d’eux-mêmes, mais également d’attirer (en partie pour cette raison) les meilleurs scientifiques » (Gribbin et Gribbin, 1997, p. 281-282). Il est clair que, dans les cultures démocratiques, le monde académique est bien autre chose qu’un simple havre scientifique ; il promeut l’épanouissement individuel, précisément parce que l’université est un bouclier et un rempart contre les pressions politiques et étatiques.
12Toutefois, de tels jugements de valeur sont liés au contexte de la science beaucoup plus qu’à son contenu, à l’application technologique plutôt qu’à la recherche empirique. Dans le but de comprendre toutes les implications d’un environnement dictatorial, j’ai examiné en détail les 775 pages de l’ouvrage de l’éminent physicien russe Andrei Sakharov (Sakharov, 1990). Son travail est certainement comparable en honneur et en réputation à celui de Richard Feynman. Pour autant, des différences existent. Dans les Mémoires de Sakharov, on ne trouve rien qui fasse référence à une quelconque attache à l’environnement universitaire, ou qui dénote le sentiment d’en faire partie, rien encore qui témoigne que ses responsabilités lui procurent un sentiment d’autonomie. Ce qui s’approche le plus de l’esprit de communauté scientifique est le respect et la loyauté dont fait montre Sakharov à l’égard du travail de quatre collègues.
13Ces images, tout comme lui, font partie des projets soviétiques – qu’ils soient nucléaires ou non. Les chemins de l’autorité vont depuis Staline et Beria, vers le Présidium soviétique d’abord, puis vers les administrateurs en chef des projets, les scientifiques en charge des projets, et enfin les talents créatifs travaillant sous cet immense parapluie bureaucratique. Les physiciens eux-mêmes travaillaient en collectif – le plus souvent relié aux entreprises d’État ou aux conglomérats spécifiques de construction ou d’ingénierie. Quand quelqu’un comme Sakharov s’aventurait de lui-même à la bibliothèque, comme il l’a fait afin d’apprendre les développements de la fission nucléaire à l’Ouest, il l’a fait en ayant bien conscience de l’assentiment de ses supérieurs. Sakharov raconte, moitié amusé moitié horrifié, que quand il passait son temps à la bibliothèque à lire des publications occidentales comme Science et Nature, la bibliothécaire trouvait cette monomanie dangereuse et curieuse. Elle a fait remarquer au supérieur de Sakharov qu’il passait des jours entiers à la bibliothèque sans jamais demander à lire des livres de Marx, Engels, Lénine ou Staline ! Le supérieur de Sakharov lui fit une légère réprimande et l’« incident » fut clos. À la lumière de telles anecdotes, la surprise n’est pas que l’Union soviétique ait tardé, par rapport à l’Occident, à construire des armes nucléaires, mais bien plutôt qu’elle ait réussi à le faire.
14En s’acquittant de ses devoirs scientifiques, Sakharov fut amené à réaliser que « la tromperie, l’exploitation et la fraude pure et simple étaient parties intégrantes des idées [staliniennes], au prix d’un grand écart avec la réalité » (Sakharov, 1990, p. 164). Comme cela a directement à voir avec notre propos, il est intéressant de voir de quelle manière Sakharov en arriva à symboliser la situation générale de la science dans la société soviétique. Dans un accès d’autocritique, il note que son propre cynisme de départ et son travail soutenu sur des projets nucléaires présupposaient que toutes les idées et tous les régimes sont oppressifs. Mais alors qu’il se faisait critique de la société, il en vint à comprendre que l’idée de symétrie entre l’Ouest et l’Est était elle-même erronée. « Comment peut-on parler de symétrie entre une cellule normale et une cellule cancéreuse ? Avec toutes ses prétentions messianiques, sa suppression totalitaire de toute dissidence et sa structure de pouvoir autoritaire, notre régime [soviétique] ressemble à une cellule cancéreuse. » (Sakharov, 1990, p. 167). De nouveau, on ressent l’absence de toute attache volontaire avec l’environnement totalitaire, au niveau tant institutionnel que personnel. La conception de l’université comme lieu de création autonome fut tout simplement bannie durant la longue nuit totalitaire – et, avec elle, la possibilité de sentiments puissants de loyauté et de fidélité envers des autorités distinctes de celles consacrées par l’État, en fait autres que l’État en tant que tel.
15Sakharov a travaillé dans des domaines scientifiques qui ne défiaient pas les perspectives de l’État soviétique sur la nature humaine et ses efforts pour changer cette nature. De ce fait, il a pu poursuivre ses travaux pendant les périodes les plus sombres de l’ère soviétique. En revanche, les chercheurs en sciences sociales qui travaillaient dans des disciplines comme la linguistique, l’anthropologie et la sociologie étaient soit inféodés à l’idéologie marxiste et aux ambitions ultranationalistes de l’État, soit purement et simplement congédiés. La sociologie, la science politique et, au moins pendant un moment, l’anthropologie n’étaient pas autorisées. La science soviétique montrait un visage schizoïde : un généticien charlatan comme Trofim Lysenko pouvait proclamer la mort de la génétique classique au nom de l’ingénierie environnementale, tandis que dans le même temps, la physique normale – au moins relativement normale – se maintenait, bien que dans des conditions difficiles. Ce schéma existait aussi dans l’Allemagne nazie – au prix d’un renversement dans certaines disciplines comme la génétique, dans laquelle les caractéristiques innées étaient attribuées autant à la culture du groupe qu’à la personne individuelle. La « science raciale » trouvait ainsi sa justification en Allemagne, sur des bases analogues à celles qui justifiaient la « solidarité de classe » en Russie soviétique.
16La situation des sciences physiques dans l’Allemagne nazie a fait l’objet de nombreux travaux. Les recherches de Werner Heisenberg et de ses collègues sur la mise au point, ou plutôt, la non mise au point d’armes atomiques en dépit des capacités supposées des scientifiques allemands est ainsi sujet à polémique. Le fait de savoir si l’incapacité des scientifiques allemands à faire aussi bien que leurs homologues du Manhattan Project résulta d’un refus obstiné ou simplement d’un savoir-faire moins élaboré est vraiment une affaire secondaire (qui a toutefois reçu une attention excessive, du fait de la publication du Mystère Heisenberg de Thomas Powers, 1993). La question de la place élevée du physicien nucléaire dans le schéma d’organisation nazi apparaît plus pertinente. À la différence de leurs homologues des sciences sociales et comportementales en Union soviétique (dont les rangs furent décimés et les idées bannies), dans le régime nazi, à l’inverse, les physiciens ont agi sous la surveillance directe de la Wehrmacht et étaient ainsi protégés des attaques nazies.
17On peut aussi observer un clivage prononcé entre la manière dont les sciences physiques et les sciences sociales étaient traitées par les autorités nazies. La littérature évoquant ces dichotomies, de l’anthropologie à la sociologie, est vaste. Mais les différences dans la manière dont les nazis et les Soviétiques ont dissocié la physique des sciences sociales méritent attention. Les nazis ont promu certaines disciplines comme la psychiatrie et l’anthropologie, tandis que les Soviétiques les ont pratiquement mises au ban. La psychanalyse a été purgée de ses éléments freudiens ou juifs par les nazis, mais les techniques et les principes de la discipline sont restés intacts en certains endroits, comme à l’Institut Goering. De la même manière, les nazis ont d’abord promu l’anthropologie parce qu’elle aurait contribué à délimiter les races du genre humain, et ont célébré ce qu’ils ont considéré comme des preuves ethnographiques qu’il existait des races supérieures et inférieures – comme l’attestaient les modes de développement dans les zones nordiques et le caractère arriéré de lieux comme l’Afrique et le Pacifique Sud. En d’autres termes, l’agenda politique du régime nazi a eu une influence déterminante sur la définition à la fois du contenu et des contours de la recherche en sciences sociales, tandis que dans les sciences physiques, le contenu a pour l’essentiel été préservé, pour autant du moins qu’il n’attentait pas aux orientations politiques plus larges du régime.
18On peut supputer que les nazis cherchaient moins à entraver la recherche en sciences sociales que les Communistes pour plusieurs raisons : le maintien de l’université comme base de la recherche en sciences sociales durant la période nazie, et le caractère plus élaboré de cette recherche, l’ont rendue plus difficile à démanteler. Mais le facteur le plus important est peut-être que l’idéologie nazie ne reposait au départ sur aucun cadre scientifique, tandis que l’idéologie communiste, avec le marxisme, disposait d’un ensemble prêt à l’emploi de propositions économiques et sociales. C’est sur ce fondement que les autorités soviétiques se sont élevées contre les chercheurs en sciences sociales, au nom de la lutte des classes, comme si les sciences sociales avaient par nature un caractère « bourgeois » et, de ce fait, pouvaient être considérées comme une science ennemie du marxisme-léninisme et de l’État soviétique. Les nazis se contentaient pour leur part de corrompre et de manipuler les sciences sociales, puisque les doctrines nazies participaient plus directement (et banalement) d’une stratégie d’asservissement de l’État et de ses bases légales. Ces tendances sont certes communes aux deux formes majeures du totalitarisme, mais les pratiques, elles, étaient différentes. La vision utopique de la science était plus aisément étendue aux sciences sociales ainsi qu’aux sciences physiques sous le nazisme, tandis qu’au prisme du marxisme, la vision utopique de la science était étroitement canalisée, pour en exclure un large éventail de sciences sociales. Le marxisme lui-même devint le roi et l’arbitre de la recherche en sciences sociales (Horowitz, 1993).
19Cela dit, un changement subtil a eu lieu dans le demi-siècle – ou plus – qui sépare les débats actuels des principales manifestations de l’État totalitaire. Le siècle nouveau a accouché, dans la sociologie et dans la philosophie des sciences, d’un changement qui rompt avec le continuum totalitaire-démocratique pour investir la question des usages et de la responsabilité. Dans ce sens, les préoccupations morales sont réapparues avec force dans la philosophie des sciences. Cette évolution a conduit à considérer de plus en plus que les recherches et les expérimentations scientifiques dans des sociétés libres n’ont en aucune façon automatiquement résolu les inquiétudes morales. Des questions et inquiétudes nouvelles sont apparues, allant de la fraude dans les projets de recherche aux exigences de résultats prédéterminés de la part des bailleurs de fonds. La nature du régime de l’État ou du système économique ne garantit pas la probité des sciences, encore moins la maximisation de finalités humaines. En conséquence, nous devons tenir un nouveau discours sur la relation entre science et société.
20La contradiction va croissant dans la vie professionnelle entre la science, envisagée comme un projet en soi, et les objectifs ultimes de tout projet singulier. C’est ici que la bataille entre la volonté populaire et le but politique au sein des sociétés démocratiques devient évidente. La dimension utopique de la science se détermine indépendamment de ses applications pratiques. Quand les sociétés post-totalitaires réclament un monde dans lequel l’intervention génétique prolonge artificiellement la vie, cela réintroduit des questions que nous pensions avoir laissées derrière nous avec la défaite des régimes totalitaires du xxe siècle. Car, aussi nobles que soient les objectifs de telles recherches, ils doivent reposer sur des intentions séparées de la performance réelle de la science.
21Dans Totalitarianism : between religion and science, Tzvetan Todorov démonte, par sa description des impulsions communes de la science totalitaire par-delà les variantes, le fantasme utopique selon lequel la perfection peut être atteinte dans ce monde. La croyance obstinée en cette proposition a causé la perte de millions de vies, mais a aussi évité à la science d’être éliminée par des dirigeants extrémistes. Todorov soutient que, de ce point de vue, le caractère utopique des régimes totalitaires européens se révèle à son tour comme un « millénarisme athée ». Son analyse est convaincante, au moins sur un point. Il nous dit que « le scientisme repose sur l’existence de la science, mais n’est pas en soi scientifique. Son hypothèse sous-jacente, la transparence totale de la réalité, ne peut être prouvée ou infirmée. À la fois à sa base et à son sommet, le scientisme demande un acte de croyance. » (Todorov, 2001, p. 41).
22Le problème est que les régimes démocratiques aussi bien que les régimes autoritaires peuvent adopter le scientisme sans nécessairement encourager la recherche scientifique. Tandis que l’accent mis auparavant sur la nécessité d’un dogme dans les États totalitaires est bien établi, il reste à venir à bout du problème de la science et de l’autorité. De nombreux analystes s’en tiennent à la vision de sens commun de la science comme apanage exclusif de la société libre ou de la société démocratique. Je me doute que la position la plus inconfortable, celle à laquelle les gens de bien vont désespérément répugner, est que les systèmes totalitaires peuvent en effet être un terrain favorable à la science tout en l’employant à des fins politiques épouvantables. Mais les systèmes démocratiques ont également la capacité d’employer la science à des fins destructrices ou inhumaines. Même les sciences sociales, apparemment relativement inoffensives, peuvent être utilisées à des fins inhumaines. Ceci est maintenant si bien compris que chaque programme de recherche en sciences sociales recevant des crédits fédéraux aux États-Unis doit être accompagné d’un rapport établissant l’innocuité pour le genre humain des processus mis en œuvre. Ceci conduit à se demander en retour dans quelle mesure de telles lignes directrices – d’ordre éthique – n’entravent pas la mise en œuvre de recherches importantes ?
23Ainsi, pour les démocraties, l’enjeu du moment n’est certes pas de devenir mystiques, ou de présumer l’existence fonctionnelle de la science comme complément nécessaire du Salut : il s’agit bien plutôt de mettre en perspective les limites respectives de la science et des principes moraux. La démocratie a toujours été contrainte d’agir entre et dans de telles dualités. L’idée stupide selon laquelle la démocratie en tant que telle élimine le problème du choix n’est clairement plus tenable. Une théorie des valeurs n’est pas simplement une investigation ou une extrapolation de la manière dont les gens se comportent. Car une telle approche, bien qu’étant une partie légitime de la sociologie de la prise de décision, échoue complètement à aller au-delà d’un calcul des jugements de valeur. Cela ne nous guide pas dans le processus réel de prise de décision. La théorie des valeurs est un ensemble de propositions qui dérivent d’impératifs catégoriques et d’a priori. C’est un oxymore de parler de la science de l’éthique, à moins que l’on soit davantage préparé à argumenter que les jugements de valeur sont un peu plus que des propositions sur la manière de faire valoir son propre intérêt, sublime ou vénal, dans le monde. Un tel argument se rapproche dangereusement d’un modèle utilitariste ou pragmatique de ces intérêts. Et ce qui est implicite dans toute cette théorie des valeurs, c’est l’hypothèse que les choses peuvent être réduites à des équations scientifiques et que nous existons dans un univers déterministe qui priverait l’ordre humain de tout acte de créativité d’un côté, ou qui servirait simplement d’argument à l’inévitabilité et à l’infaillibilité de l’autre.
24Défaire le totalitarisme ne conduit pas automatiquement à considérer plus généreusement la science – qui est davantage que l’accent mis sur la séparation de la conduite de la science d’une part, de ses objectifs d’autre part. Quel que soit le système politique, maintenant ou dans le passé, nous sommes confrontés à un ensemble de mandats, règles de conduite, normes, quels que soient leurs noms, qui sont sujets à examen mais pas nécessairement à démonstration scientifique. Nous sommes de retour dans l’univers kantien (si l’on est laïc) et devons accepter les arguments de Kant pour rejeter l’existence du surnaturel. Ou nous pouvons être dans un univers thomiste, si l’on accepte la distinction absolue entre le royaume divin de Dieu et le royaume séculier de l’homme. Mais la longue tradition de la théorie des valeurs repose sur l’idée que la garantie d’un comportement de valeur n’est pas physique mais métaphysique. Si cela n’était pas le cas, nous serions obligés de rechercher une preuve scientifique pour démontrer la supériorité d’une valeur sur une autre ; la théorie démocratique se fourvoierait alors dans le cul-de-sac totalitaire en considérant l’idéologie comme un mode de vie et l’utopie comme un objectif de vie. Cela réduirait la théorie éthique à un exercice scientifique appliqué.
25Bronislaw Malinowski rappelait à ses élèves que les principes de navigation d’un vaisseau sont d’une nature différente des symboles et des signes peints sur les côtés des bateaux. De surcroît, il leur faisait remarquer que les navigateurs des temps anciens avaient parfaitement bien compris cette distinction. Manœuvrer un bateau requiert que chaque personne apprenne les principes de la navigation. Arriver sain et sauf au port peut être – ou non – un rêve si l’on s’en remet à des amulettes et à la magie. Cette alchimie entre une science exacte et une technologie inexacte s’est avérée être le pont aux ânes du positivisme. Car la distinction entre science et symboles trouve ses limites dans la question de savoir comment mettre l’innovation technologique au service de fins précises. Par exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement japonais a décidé que son appareil de guerre, le renommé Zero, devait être rapide et doté d’une grande mobilité, ainsi que d’une force de feu adaptée mais légère. En échange de ces caractéristiques, il fallait renoncer à ce que l’avion ait un blindage épais – ce qui faisait que des tirs, même fortuits, des avions de chasse ennemis pouvaient être fatals. Les avions de chasse américains de l’époque étaient, par contre, peu maniables, plus lents, faits d’un blindage plus épais et permettaient d’échapper plus sûrement aux tirs ennemis le cas échéant. Ceci en faisait des avions plus vulnérables aux tirs, mais plus sûrs pour les pilotes. Ce « contraste » montre clairement que la nature de l’appareil, et non seulement les principes de vol, entre en ligne de compte dans les décisions morales prises par les systèmes politiques. En retour, les choix normatifs qui se font sont étroitement corrélés à l’ordre technologique. Cette distinction entre moyens et fins, entre science et valeurs, est bien connue en pratique. De fait, la bataille pour une société meilleure ne peut être réduite à la recherche d’une science pure. Penser autrement serait encourager l’hérésie de la pensée scientiste. Cette recherche doit reconnaître que la grande chaîne de l’être est une structure dualiste en guirlande, comme la chaîne de la double hélice de Watson.
26C’est précisément ce fait – admettre la manière dont la science est réellement conduite, quelles qu’en soient ses limites – qui semble difficile pour ceux qui écrivent sur ce sujet. Nous demeurons avec un reliquat de la pensée des Lumières. Ainsi Philip Kitcher nous offre, dans Science, Truth, and Democracy (Kitcher, 2002), une « science bien ordonnée » qui recoupe une « société bien ordonnée ». Il faut en convenir : dans ce monde idéal vers lequel tous nos efforts doivent tendre, il devrait y avoir un agenda pour la science et un autre agenda pour la société – orienté vers l’évaluation des ressources dans un contexte de rareté. Cette étude viserait à un usage efficace de la recherche qui, sujet à des contraintes éthiques et morales, mettrait en valeur le sens de la délibération démocratique. Finalement, dans cet univers utopique où les objectifs assignés à la recherche sont le fruit d’un consensus, la recherche doit être conduite sur la base d’un agenda socialement légitimé. Hélas, ce qui a caractérisé la pratique scientifique nazie et soviétique apparaît ainsi être profondément enraciné dans la théorie américaine.
27La réponse à de telles prescriptions totalitaires, déguisées en ordre démocratique, requiert de transcender l’hypothèse des Lumières selon laquelle il y a une guerre entre science et théologie, et de transcender l’idée que cette dernière doit être éradiquée aux fins de se construire une destinée commune et nouvelle. Sans écarter ou dénigrer le fait que la recherche scientifique puisse potentiellement briser les mythes, j’estime que nous sommes beaucoup mieux servis par un système de science et de valeurs dont les deux dimensions s’entrelaceraient. Aucune n’est réductible à l’autre. Cette co-existence peut être moins élégante ou attrayante qu’une théorie unifiée de la relativité d’une part ou qu’une théorie systématique des valeurs de l’autre. En fait, on peut considérer que c’est là une tentative de détente pragmatique, un lieu de répit par-delà l’hostilité qui perdure entre les visions métaphysique et naturaliste de l’univers. Une perspective qui, d’un point de vue fonctionnel, permet d’évaluer la pratique scientifique.
28Pour appréhender dans leur diversité les discours sur la science, le mieux est peut-être de s’interroger sur la façon dont la pratique scientifique elle-même génère sa propre demande d’évaluation. Donald Kennedy a fait récemment remarquer que nous vivons une grande révolution dans la manière dont la recherche fondamentale est conduite dans les sociétés démocratiques avancées (Kennedy, 2002). Il apparaît que ces « développements révolutionnaires » tournent grandement autour de questions d’évaluation. Les droits de propriété des découvertes appartiennent-ils à la personne ou à l’institution ? Les membres d’une faculté publique ont-ils le droit de breveter leurs propres inventions et de monter leur propre entreprise ? Devrait-il y avoir une préférence pour les brevets non exclusifs, ou l’universitaire qui est à l’origine d’un nouveau brevet en est-il le seul propriétaire ? Si le travail est accompli dans un cadre universitaire, avec les facilités qu’il offre, cela accorde-t-il la propriété à l’université ? Quand la recherche est publiée, s’agit-il de promouvoir ou de masquer les recherches réalisées sur commande ? Quelle est la part des obligations publiques par rapport aux droits privés du chercheur, de l’université, du sponsor ou de l’entreprise ? L’observateur attentif notera que ces préoccupations sur la propriété et la publicité remontent au moins aux anciens philosophes grecs. Les solutions sont aussi controversées que l’étaient celles d’Aristote il y a 2500 ans. La multiplicité des cultures de la science témoigne du dualisme plus large entre l’expérimentation et l’éthique avec lequel nous vivons plus ou moins confortablement de manière quotidienne.
29Mon intention n’est pas ici de rediscuter la position canonique actuelle des scientifiques selon laquelle la science et la moralité participent de domaines certes également légitimes, mais séparés. Je cherche moins encore à confondre les modèles totalitaire et démocratique de la recherche scientifique. Mais la seconde approche, plus ouverte, attribue, comme Stephen Jay Gould l’a fait remarquer, « les mécanismes et les phénomènes de la nature aux scientifiques et la base des décisions éthiques aux théologiens et aux humanistes en général. En échange de la liberté de suivre la nature sur tous ses chemins, les scientifiques renoncent à la tentation de fonder des conclusions et des déclarations morales sur l’état physique du monde – un arrangement excellent et adéquat, puisque les faits de la nature ne renferment en aucun cas d’affirmation morale. » (Gould, 1989, p. 263). De manière irritante, cette dichotomie pragmatique soulève des difficultés persistantes. D’abord, elle ne permet pas l’étude scientifique du statut et du contenu des normes morales. En outre, cette dichotomie ne nous dit rien du rythme selon lequel les changements scientifiques et éthiques ont lieu. Mon point de vue est d’étayer ce dualisme sur des bases pragmatiques, quoiqu’il demeure bancal dans ses fondements philosophiques et génère des convictions démocratiques apparemment – mais apparemment seulement – dépouillées de leurs dogmes. Il faut aussi penser l’histoire de la nature comme assujettie à la nature de l’histoire. Par contre, les efforts visant à replacer les évolutions du discours éthique dans leur contexte historique apparaissent beaucoup moins contraignants. La pensée d’Aristote fait toujours autorité sur la nature du bien, mais elle est considérée comme archaïque pour ce qui a trait à la nature des cieux – sur ce dernier point, elle ne constitue guère un cadre contraignant pour l’astrophysique moderne.
30Le physicien britannique Paul Davies exposa clairement cette position dans son ouvrage de vulgarisation God and the New Physics : « c’est seulement en comprenant le monde dans ses nombreux aspects – réductionniste et holiste, mathématique et poétique, à travers des forces, des champs et des particules aussi bien qu’à travers le bien et le mal – que nous pourrons non seulement comprendre qui nous sommes mais aussi donner sens à cet univers, notre demeure » (Davies, 1983, p. 228-229). La démocratie repose sur un cadre éclectique et une vision différenciée de l’ordre naturel. La science se situe dans la voie rapide de la technologie, tandis que la religion est plus aisément identifiée à la voie lente de l’éthique. Mais quel que soit le construit ultime qui façonne l’univers, chaque domaine, ou chaque voie, mérite le respect, sans présumer que seule conviendrait la réduction d’un ensemble de suppositions métaphysiques à un autre. Dans ce dualisme, dans cette reconnaissance de deux domaines distincts de l’être (voire plus que deux), on peut situer la voie démocratique et éviter les horreurs des méthodes traditionnelles ou totalitaires pour se forger une conviction. En résumé, contrairement aux philosophies de la science antérieures, je suggère que la tâche de la démocratie n’est pas d’éliminer ou de confondre la diversité au nom de l’unité de la science ou de l’inévitable expansion de la technologie. L’histoire des idées démocratiques doit s’en tenir à un cours modeste : s’assurer que les dilemmes générés par les paradigmes de l’unité ou de la multiplicité demeurent une préoccupation de la sociologie et de la philosophie des sciences, pas un dogme post-moderne qui réduit la signification à la grammaire. Pour citer l’une des remarques de conclusion de l’essai d’Ignazio Silone dans l’ouvrage The God that Failed (1949), « sur un groupe de théories on peut fonder une école, mais sur un groupe de valeurs on peut bâtir une culture […] une nouvelle façon de vivre ensemble, parmi les hommes ».
31Traduit de l’anglais
Bibliographie
Références
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Note
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[*]
Cet article est une version corrigée d’une conférence faite à l’Institute for Continued Learning à l’Université de Californie, à San Diego, le 5 novembre 2002.