Notes
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[1]
Sur la politique scientifique de l’Académie des sciences, voir http://www.cas.cz/en/Documents/scpolicy.html ; et, sur les principes directeurs : http:www.cas.cz/en/Documents/principles.html.
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[2]
Plus tard, des éléments de ce lexique ont été publiés dans la revue ethnologique ?eský lid (Brou?ek et al., 1991).
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[3]
Fait exception le service diplomatique (au sein des ambassades) qui témoigne d’une mobilité (en partie contrainte) favorisant les retours vers la sphère académique tout en maintenant une activité scientifique informelle (notamment par le biais de la traduction).
1Cette étude de cas porte sur les activités de recherche du Département d’études ethniques au sein de l’Institut d’ethnologie de l’Académie des sciences de la République tchèque ainsi que sur l’utilisation des résultats de ces recherches dans le champ des décisions publiques. L’analyse couvre une série d’enquêtes subventionnées sur les questions de migration, qui ont été commandées au Département d’études ethniques par des fondations, ainsi qu’une autre série d’études commandées directement par des organismes de décision publique. Il est important de signaler que la période examinée coïncide avec des changements institutionnels majeurs qui ne furent pas sans effet sur l’Académie des sciences de la République tchèque.
L’arrière-plan institutionnel
2L’Institut d’ethnologie, dont le Département d’études ethniques est une composante, est avant tout orienté vers la recherche. Il est attendu des personnels scientifiques de l’Institut qu’ils y consacrent la plus grande partie de leur temps. L’enseignement est considéré comme une activité importante, mais qui doit correspondre à une démarche personnelle, entreprise en dehors des engagements réguliers. Les employés de cette institution se trouvent donc dans une position qui les distinguent de leurs collègues universitaires : en l’absence de créativité scientifique et de résultats en rapport, c’est leur existence même qui risque d’être menacée.
3L’Institut d’ethnologie a toujours été principalement intéressé par la recherche fondamentale, qui reste l’essentiel de ses activités. Toutefois, il est partie prenante de l’Académie des sciences dont les unités couvrent les différents domaines des sciences naturelles. Les sciences humaines et sociales représentent une minorité dans cet ensemble et leurs ressources sont comparativement restreintes. La légitimité de leur place au sein de l’Académie est d’ailleurs un sujet de débats récurrents, et l’on se demande si les humanités ne devraient pas être confinées dans l’enceinte des universités. Le seul moyen efficace de limiter la portée de telles attaques contre les instituts de sciences sociales consiste à démontrer que ces derniers réalisent certains types de recherches que les universités ne peuvent conduire elles-mêmes.
4Les instituts de recherche en sciences naturelles de taille critique ne peuvent souvent atteindre des résultats satisfaisants qu’à la condition d’investissements colossaux. Étant donné que l’Académie des sciences est un organisme d’État dont le budget de fonctionnement repose sur des subventions publiques, elle est constamment soumise aux pressions du gouvernement, du parlement et du public pour produire des résultats susceptibles d’avoir un bénéfice social et d’être applicables au-delà des cercles étroits de la communauté scientifique. Ainsi, la coopération avec les acteurs non académiques est au centre de la politique scientifique de l’Académie qui encourage vivement ses unités à populariser les résultats scientifiques et, en développant des applications pratiques, à accroître son crédit auprès du public. Bien que ces incitations concernent en premier lieu les grands instituts techniques, les sciences sociales doivent aussi en tenir compte. Une différence supplémentaire notable entre les sciences sociales et les autres tient au fait que les instituts de recherche performants dans les sciences naturelles peuvent souvent mobiliser des brevets et des exemples de recherche appliquée afin de justifier leur existence. En réalité, certains d’entre eux sont susceptibles de couvrir une large part de leurs coûts de fonctionnement à l’aide de ressources extra-budgétaires et, en outre, d’assurer la croissance économique d’entreprises industrielles ainsi que d’organismes divers qui tirent profit de leurs résultats. Aux yeux des responsables des instituts, ces externalités économiques positives sont une garantie de crédibilité scientifique. Le retour sur investissement dans les sciences naturelles légitime ensuite les demandes de redistribution des dépenses vers les branches « profitables » de la recherche, au détriment d’autres domaines tels que les sciences sociales.
5Afin d’inciter les centres de recherche de l’Académie des sciences à coopérer plus régulièrement avec des organismes non académiques, les aides publiques ont été retirées du budget de l’État et transformées en subventions ad hoc. Cette nouvelle donne en matière de financement permet aux centres de recherche de développer des activités commerciales et de gérer leurs ressources pour leur bénéfice propre puisqu’ils ne sont tenus de reverser qu’une très faible part de leurs recettes au budget de l’État. Ils ont ainsi le droit d’utiliser l’essentiel de ce qu’ils gagnent en vue de renouveler leur infrastructure et de rémunérer leurs employés. Cet état de fait génère de fortes incitations en faveur de la recherche appliquée. Toutefois, cette nouvelle politique scientifique promue par l’Académie depuis quelques années [1] ne définit qu’un cadre général pour le chercheur individuel. D’après mon expérience, la possibilité de déterminer des applications concrètes d’une recherche personnelle constitue souvent une raison suffisante pour adapter les projets scientifiques en fonction des attentes extérieures.
6Par comparaison avec les autres organisations tchèques opérant dans les domaines de la recherche scientifique, l’Académie des sciences a réussi à maintenir un niveau d’exigence relativement élevé. Dans la période qualifiée de « normalisation » après l’invasion soviétique de 1968, des révocations massives d’opposants politiques ont eu lieu et ont tout particulièrement affecté les élites du secteur éducatif qui étaient susceptibles d’influencer la jeunesse. Dans ce contexte de répression, les humanités ont été les plus sévèrement touchées. L’Académie des sciences, par contre, a bénéficié d’une plus grande clémence. Du reste, un certain nombre de professeurs et scientifiques expulsés de l’université ont rejoint l’Académie ou coopéré avec elle. Dix ans après la fin du régime communiste, les effets pervers ont partiellement été corrigés, mais le déficit d’enseignants et de chercheurs de qualité au sein des universités n’est comblé que lentement. En outre, un autre problème apparaît dans la plus grande difficulté à réformer les institutions d’enseignement que les centres de recherches, en raison des obligations qu’elles ont d’assurer la continuité de l’encadrement des étudiants. L’Académie des sciences, quant à elle, a connu une réforme radicale en 1993, qui a entraîné une diminution drastique des budgets de ses unités. Dans cette seule année, le personnel de l’Institut d’ethnologie s’est trouvé presque réduit de moitié (Brou?ek, 1996, p. 179, 185) et une restructuration profonde a eu lieu. Dans la plupart des cas, les équipes et les unités présentant une qualité et un potentiel de développement élevés ont été préservées et celles qui n’avaient fait que survivre ont disparu. Dans le même temps, l’Académie elle-même a été réorganisée sur la base de mécanismes d’autorégulation et d’évaluation des différentes équipes et unités. Les travaux de chaque institut de l’Académie sont dorénavant régulièrement évalués par des experts sélectionnés et hautement qualifiés, tchèques ou étrangers.
7L’Institut d’ethnologie compte parmi les unités de taille réduite en sciences sociales. En décembre 2000, il disposait de 31 employés (en 2003, un nouveau département a été mis en place et leur nombre est passé à 46). Pendant les années 1990, il a traversé plusieurs phases de restructuration, avec par exemple la création du Département d’études ethniques qui s’occupe des questions de minorités, de migrations, d’intégration sociale des groupes de migrants au sein de la majorité ethnique, d’anthropologie urbaine et d’autres sujets relevant des phénomènes ethniques dans les sociétés urbaines du monde contemporain.
L’institution et son équipe de recherche
8La recherche sur les migrations a été initiée dans les années 1990, en même temps que son identité scientifique était définie. À la fin de l’année 1989, la restructuration des activités de recherche avait commencé au sein de l’Institut d’ethnographie et d’études du folklore, qui devait ensuite être rebaptisé Institut d’ethnologie en 1998. Après la chute du communisme, la nouvelle direction de l’Institut semblait avoir choisi la voie la plus libérale qui soit. Les projets de recherche définis par l’État avaient été abandonnés ; la division en départements scientifiques avait été abolie pour permettre aux chercheurs de formuler leurs propres orientations et de défendre la viabilité de leurs projets ainsi que leur potentiel devant la nouvelle direction scientifique de l’Institut et un panel d’experts nommés par le comité scientifique. Les chercheurs étaient laissés libres de constituer leurs équipes scientifiques. Cette mise en valeur de l’initiative individuelle allait devenir le socle de la nouvelle identité de l’Institut. Le caractère radicalement libéral d’une approche en termes de « marché scientifique » était un moyen efficace pour repérer les chercheurs manquant de créativité, qui n’étaient pas capables de construire des projets individuels ou bien qui se contentaient de survivre.
9Les projets innovants s’appuyaient d’abord sur un capital de résultats scientifiques existants et étaient capables de développer et de transposer dans de nouveaux contextes certains aspects de ces travaux antérieurs, de façon à en tirer le meilleur parti. Plusieurs dimensions de l’ethnologie choisies par les différentes équipes ont permis une polarisation intéressante des activités dans un champ qui avait été très homogène avant 1989. D’un côté, il y avait des groupes qui s’occupaient d’ethnographie traditionnelle avec l’intention de réhabiliter une expertise particulièrement négligée pendant la période de « normalisation », lorsque le Parti communiste était très méfiant – pour des raisons idéologiques – vis-à-vis de la recherche ethnologique sur les cultures populaires traditionnelles. Historiquement, ce type d’attention scientifique était associé au nationalisme « bourgeois » du xixe siècle et reflétait en bien des aspects l’histoire culturelle de la nation elle-même. D’un autre côté, on trouvait des projets qui s’apparentaient plus intimement à la sociologie et qui orientaient les recherches vers la société urbaine contemporaine, ce qui – sans être une nouveauté complète – n’avait pas de longue tradition dans l’ethnographie tchèque. L’étude des changements sociaux dans les villages des enclaves tchèques et non tchèques à l’étranger avait été initiée en ethnologie sous la monarchie austro-hongroise et avait été poursuivie dans la nouvelle Tchécoslovaquie de 1918 à 1938. Mais les questions que l’on qualifie d’ethniques ne sont devenues un centre d’intérêt que vers la fin des années 1950, lorsque les ethnologues ont commencé à prêter attention à la région repeuplée après l’expulsion au lendemain de la guerre de deux millions d’Allemands des Sudètes. Le dernier sujet d’importance apparu dans l’ethnologie tchèque devait être l’étude des minorités ethniques de Bohème et de Moravie, dont les Rom. Parmi les projets proposés après 1989, tous ces domaines étaient représentés, souvent avec la préoccupation d’utiliser de nouvelles approches (par exemple l’étude des manifestations du nationalisme dans les communautés urbaines multiethniques) et d’intégrer les acquis de recherches de terrain qui n’auraient pas été envisageables sous le régime communiste (telles des recherches sur la diaspora tchèque en France ou dans d’autres États européens). L’évaluation des projets prenait en compte leur degré d’importance pour la société mais ne mesurait pas les perspectives d’applications extra-universitaires spécifiques. Le développement et l’évaluation des projets formaient ainsi les bases d’un système de financement qui n’existait pas dans la Tchécoslovaquie communiste. Les fondations et organismes de subvention ne firent leur première apparition qu’en 1990, et les premiers fonds furent distribués l’année suivante. [2]
10Stanislav Brou?ek, qui dirigea l’Institut d’ethnographie et d’études du folklore de 1990 à 1997, bénéficia d’un de ces financements pour un projet intitulé L’influence des facteurs subjectifs et objectifs dans la transformation de l’ethnicité des Tchèques de souche à l’étranger, qui combinait les projets de recherche sur la migration de populations tchèques. Initialement, quatre chercheurs travaillaient sur ce projet, fondé sur l’analyse de trois courants migratoires tchèques au xixe siècle : vers le Banat roumain, la Volynia russe et la France. Il était prévu que l’équipe étudie, d’un point de vue historique, comment les conditions de ces différents environnements culturels avaient influencé l’intégration et l’adaptation des émigrés tchèques, en observant les relations que ceux-ci entretenaient avec leur ancienne patrie. Un autre projet subventionné s’intitulait Aspects ethnosociologiques et ethnoculturels du développement de la population rom (adaptation et assimilation du groupe en milieu industriel). Ici encore, le projet adoptait une perspective historique large et envisageait la possibilité d’analyser ces données historiques pour montrer que la communauté rom avait progressivement modifié ses habitudes en matière vestimentaire et de logement et ses modes de pensée dans la période postérieure à l’émigration. La situation actuelle pouvait alors être comparée avec le mode de vie des Rom dans l’environnement des campagnes slovaques, d’où la plupart d’entre eux émigrèrent vers la Bohème après 1945. D’autres demandes de financement pour des recherches ethnologiques furent présentées dans le même esprit, comme le projet Identité ethnique et culturelle de la ville tchèque, qui s’intéressait à la coexistence multiculturelle dans les villes tchèques au xixe et au début du xxe siècle. Cette approche était courante dans la littérature ethnographique nationale et reflétait le sentiment dominant d’une parenté de cette discipline avec les études historiques.
11Tous ces projets furent discutés et évalués par des scientifiques actifs dans le domaine de l’ethnologie et qui représentaient principalement la recherche fondamentale. Les équipes de projet étaient elles aussi exclusivement constituées d’ethnologues et les méthodes de recherche privilégiaient l’analyse de matériaux historiques ainsi que les approches quantitatives des terrains envisagés.
12Il est significatif qu’aucun des projets mentionnés ci-dessus n’ait été conduit comme il avait été prévu initialement. Les programmes de recherche ont évolué en raison des changements sociaux qui sont intervenus durant la phase des demandes de financement, ce qu’aucun des responsables n’avait anticipé. La communauté rom a ainsi fait son entrée sur la scène politique et sa condition a évolué en conséquence ; la situation des Rom tchèques a cessé d’être une question spécifiquement tchèque pour devenir partie prenante d’un problème paneuropéen. L’équipe de recherche qui avait à l’origine prévu d’étudier les dimensions de l’adaptation et de l’assimilation a initié une collaboration avec des organisations internationales de défense des droits de l’homme. La recherche devait finalement évoluer vers une enquête sur la condition politique et économique des Rom dans les contextes aussi bien local qu’international, et ce en coopération étroite avec un certain nombre d’institutions gouvernementales et non-gouvernementales. Le produit du programme d’études initial était désormais intitulé Les Rom : à la recherche d’une sécurité perdue, et il ne concernait plus que la situation contemporaine.
13Un autre projet a également dû être modifié en rapport avec un nouveau contexte qui n’avait pas non plus été envisagé : dans l’Europe post-communiste, la combinaison d’une libéralisation et d’une incertitude fortes devait entraîner des migrations importantes depuis les pays voisins du sud et de l’est de la Tchécoslovaquie. Celle-ci est devenue non seulement un espace de transit mais aussi un point de départ des migrations et un pays d’accueil.
14Le désir de s’établir de manière permanente sur le sol tchécoslovaque a aussi été exprimé – après la « Révolution de velours » – par les minorités tchèques de l’ex-Union soviétique, en particulier les populations des enclaves tchèques en Ukraine et Biélorussie dans les régions affectées par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Les représentants de ces populations se sont mises en relation avec le gouvernement tchécoslovaque pour lui demander assistance, ce qu’il a consenti en 1990, autorisant dès l’année suivante des transferts collectifs de ressortissants habitant de petites enclaves en Ukraine. Cette occasion d’étudier et de suivre de près les migrations depuis les stades préparatoires jusqu’au processus d’adaptation au nouveau lieu de résidence a attiré l’intérêt de l’équipe de recherche qui – après s’être concentrée sur les transformations de l’ethnicité – a décidé d’une réorientation vers l’étude des migrations en cours (en collaboration avec des anthropologues de l’Université Rikkjo de Tokyo, qui les ont rejoints entre 1992 et 1995).
15Ainsi, dans les deux cas qui viennent d’être cités, les changements sociaux ont dicté les approches des scientifiques en modifiant leur objet de recherche. Ces nouvelles directions ont facilité leur insertion dans la communauté scientifique internationale et cette réorientation vers les problématiques du monde actuel les a également rapprochés des préoccupations des décideurs politiques, attirant ainsi l’attention de ces derniers.
La communauté des décideurs
16Par comparaison avec les experts des autres champs scientifiques, les socio-anthropologues et les ethnologues ont l’avantage – lorsqu’ils sont confrontés aux acteurs de la décision publique – qu’une partie de leur formation relève, en principe, de l’art de communiquer avec autrui. D’un point de vue anthropologique, les décideurs forment un certain type de communauté sociale et, par conséquent, un espace potentiel d’analyse au sein duquel il est possible de se positionner. L’accès à une « niche » opportune permet de travailler au sein de cette communauté et d’en gagner la reconnaissance.
17Bien que l’on postule couramment la différenciation de l’approche scientifique, l’anthropologie sociale recueille un savoir et de l’information sur la réalité qui sont bien souvent très proches de l’expérience empirique des décideurs eux-mêmes. Par contraste avec la perspective de la médecine et de la santé, de la géologie ou de l’archéologie par exemple, l’autorité scientifique de l’anthropologie ne provient pas d’un corps de connaissances clairement défini mais est la résultante de négociations permanentes.
18La révolution politique de 1989 généra une vague très importante de mobilité sociale. En réponse au besoin de personnalités capables et qualifiées mais dénuées de connections avec l’ancien régime, bien des scientifiques et chercheurs ont graduellement été attirés vers la sphère des décisions publiques. Un certain nombre d’ethnologues ont accepté des postes de responsabilité gouvernementale, aux ministères des affaires étrangères, de l’intérieur, du développement local, de la culture ou à la chancellerie de la Présidence. Cela a contribué à renforcer les liens entre la science et les politiques publiques, en rendant les contacts informels plus faciles et en accroissant les demandes spécifiques à destination de la communauté scientifique. Mais tous les problèmes de communication n’ont pas été résolus par le seul fait de l’arrivée de ces scientifiques aux affaires. Ceux d’entre les décideurs qui avaient une formation en ethnologie étaient bien conscients du potentiel et des limites inhérentes à cette discipline et montraient une certaine réticence à commanditer des projets de recherche de cette nature. Ils éprouvaient des difficultés à reconnaître que l’activité scientifique pouvait s’être transformée aussi fondamentalement que le régime politique après 1989. Dans d’autres cas, ces anciens ethnologues ne ressentaient pas le besoin d’écouter les recommandations de collègues issus du même milieu et dont ils n’attendaient rien de nouveau. De manière peut-être paradoxale, alors que d’autres décideurs issus de l’ethnologie se montrèrent plus réceptifs et ouverts à l’égard de leurs anciens collègues, leurs préoccupations n’en étaient pas moins si éloignées, désormais, que sur certains points la perspective scientifique leur semblait absurde.
19J’ai eu l’occasion de discuter avec de nombreux scientifiques avant leur émigration vers des postes de responsabilité politique. Beaucoup voulaient se convaincre que leur départ n’était que temporaire, qu’ils resteraient proches des milieux scientifiques et qu’ils continueraient à travailler sur des sujets liés à l’anthropologie. Dix ans plus tard, l’échange est limité entre ces deux pôles et il reste plus souvent initié à partir de la sphère scientifique que dans l’autre sens [3]. En outre, l’adaptation des chercheurs académiques dans ces fonctions politiques requiert généralement des anthropologues et ethnologues – plus que des juristes – qu’ils répriment leurs ambitions scientifiques, ce qui les éloigne irrémédiablement du cours de la recherche.
20Cependant, dans le cas de l’étude des migrations depuis l’Ukraine et la Biélorussie vers la République tchèque, la contribution des scientifiques devait être facilitée par les décideurs qui avaient besoin de vérifier certaines hypothèses spécifiques liées à ces mouvements de population. La situation était si nouvelle et inhabituelle pour eux qu’ils ne disposaient ni de repère, ni de solutions.
Les contraintes de l’action publique
21Une population fortement « russifiée » et « ukrainisée », dont les ancêtres étaient venus de Bohème pendant la seconde moitié du xixe siècle, vivait dans le village de Mala Zubivscina et la petite ville de Malinovka en Ukraine. Quelques membres de ces communautés étaient également dispersés dans des plus grandes agglomérations d’Ukraine et de Biélorussie. Leur transfert, qui commença en 1991, était bien plus qu’un simple déplacement de population d’un État vers un autre. Il impliquait des garanties légales et sociales qui permettraient à ces nouveaux citoyens d’envisager une nouvelle existence dans la dignité. Il fallait donc identifier les localités de Bohème et Moravie disposant d’une offre de travail et d’un parc de logements rénové. Malgré toutes les précautions prises par les autorités, nombre de ces Ukrainiens et Biélorusses furent éprouvés psychologiquement à l’issue du transfert ou ne furent pas satisfaits de leurs nouvelles conditions de vie. L’objectif de l’équipe scientifique était de rendre compte indépendamment de ces types de problèmes et de suggérer les manières les plus humaines possibles de procéder au transfert depuis ces zones, affectées par l’accident de Tchernobyl.
22Les acteurs politiques n’engagèrent des scientifiques qu’après l’apparition des premières difficultés et, en réalité, la première prise de contact avait été à l’initiative de ces derniers. L’équipe scientifique mena des recherches sur les conditions des déplacés grâce à une subvention de l’Académie des sciences et, en avril 1992, organisa un atelier sur « L’influence des facteurs subjectifs et objectifs dans la transformation de l’ethnicité des tchèques de souche après leur rapatriement », où les premiers résultats furent présentés. On comptait au nombre des participants non seulement les scientifiques et les fonctionnaires en charge des transferts de population mais aussi des représentants de ces migrants. Cet échange très enrichissant pour toutes les parties déboucha sur une publication immédiate (Brou?ek, 1992).
23Le rapport direct entre scientifiques et décideurs et les discussions permises dans les ateliers et tables rondes devaient avoir plus d’effets que la communication par le biais de supports écrits. Les activités des scientifiques reçurent une réponse rapide et leurs applications concrètes avaient déjà commencé d’être évoquées dans l’atelier.
24Le projet de recherche appliqué sur les Facteurs affectant l’adaptation et l’intégration sociale des migrants de la région de Tchernobyl en République tchèque fut commandé par le Secrétariat du gouvernement et le Ministère de l’économie à l’été 1992. Il était soumis à des exigences méthodologiques imposées par les autorités et qui, en l’occurrence, se révélèrent constructives du point de vue scientifique. Le financement était conditionné à la réalisation d’une enquête et d’une interprétation quantitatives pour compléter le terrain ethnologique qualitatif (les chercheurs étaient explicitement tenus de produire des résultats sous forme de graphiques). Pendant la phase de négociation, il avait été demandé que l’attention se concentre sur certaines zones d’ombre laissées par les ethnologues en Bohème, notamment l’éducation et les qualifications professionnelles, les compétences linguistiques, la coopération des immigrants avec les ong, les structures familiales, l’évaluation des relations avec la société d’accueil, le mal du pays, les questions relatives à la réinsertion professionnelle, à la résidence et à l’absentéisme scolaire, etc. En plus du recueil d’informations sous forme narrative et des données d’observation, il était nécessaire de construire un questionnaire basé sur les enquêtes en collaboration avec un sociologue. Alors que cette ouverture disciplinaire facilita le transfert de méthodes interprétatives en sociologie – générant un débat avec la sociologie quantitative et positiviste qui avait été la tradition sous le régime communiste –, son effet sur la recherche ethnologique fut opposé : les activités à finalité de conseil scientifique et d’aide à la décision avaient dorénavant pris une tournure quantitative. De manière similaire, tandis que les ethnologues insistaient de plus en plus sur le besoin de projets d’observation participante de long terme et concentrés sur un seul site, la pertinence politique se mesurait à la capacité de mener des enquêtes courtes mais exhaustives dans la plupart des localités de migration. Finalement, à l’encontre du désir de monter en généralité chez les ethnologues, les autorités demandaient des études factuelles détaillées et solidement vérifiées.
25En dépit de ces exigences en termes d’applications concrètes, le groupe de recherche réussit à maintenir une approche cohérente tout en développant des méthodes combinées d’analyse qualitative et quantitative. Une partie du travail explicatif était ainsi de nature interprétative, tandis que les rapports de recherche annuels préparés pour les décideurs avaient une coloration quantitative (pour un aperçu de la recherche, voir Brou?ek, Uherek et Valášková, 1995 ; Uherek 1996, p. 103-9 ; Uherek, Valášková et Brou?ek, 1997 ; Valášková, Uherek et Brou?ek, 1997).
26Le rapatriement des descendants d’immigrants tchèques et de leur famille depuis l’Ukraine et la Biélorussie prit fin au 31 décembre 1993. Les 18 mois de travail du groupe d’ethnologues pour les autorités peuvent être résumé dans les quelques points qui suivent.
27L’initiative d’une recherche appliquée a été le fait des scientifiques qui ont su faire évoluer leur sujet de départ et permis l’établissement d’un dialogue avec les autorités publiques dans le cadre d’un atelier commun. Ils sont intervenus au meilleur moment en proposant leur assistance dans une situation où les décideurs étaient demandeurs.
28Au début, les méthodes habituelles des socio-anthropologues et les idées des acteurs publics différaient quant à la forme du projet de recherche. Mais les scientifiques ont fait preuve de flexibilité méthodologique pour s’adapter aux exigences des décideurs (sans quoi aucun financement n’aurait été obtenu et l’activité d’aide à la décision n’aurait pu avoir lieu).
29Les résultats de la recherche ont été communiqués par écrit aux autorités qui en ont pris connaissance et en ont discuté avec les scientifiques. Lorsque des ajustements simples de l’action publique étaient envisageables (comme l’amélioration de l’information à destination des rapatriés), ils furent mis en place rapidement. Cependant, quand des dispositifs plus complexes et nécessitant des investissements importants étaient requis (par exemple pour une meilleure répartition territoriale des personnes), les décideurs ne pouvaient généralement pas suivre les recommandations.
30Les projets de recherche n’ont pu être réalisés qu’en associant des subventions privées, publiques et des fonds scientifiques. La chance voulut que l’étude des transferts de population avait pu être initiée sur la base de subventions scientifiques, même si l’objet de recherche ne correspondait pas exactement à l’esprit du financement. Dans le cas contraire, les autorités publiques n’auraient peut-être pas engagé de fonds pour une entreprise sans perspective de continuité ou de résultats concrets.
31En commanditant une recherche de ce type, les décideurs considéraient comme allant de soi qu’elle confirmerait ou qu’elle infirmerait leurs propres théories. Ils ne s’attendaient pas à ce qu’elle ouvre sur des dimensions véritablement nouvelles de la question. Toutefois, lorsque ce fut le cas, ils admirent que la coopération avait été instructive et utile.
32Il faut néanmoins reconnaître que cette coopération a été marquée par un certain nombre de problèmes. Premièrement, le degré de flexibilité des deux parties est restée insuffisante. Les transferts de population commencèrent en 1991, en même temps que le programme de recherche. Mais des négociations sérieuses avec le gouvernement n’eurent lieu qu’à partir de 1992, au moment où l’atelier mentionné plus haut était organisé. Les premiers financements publics pour la recherche furent distribués la même année alors qu’il était demandé aux scientifiques de rendre leurs premières conclusions au 31 décembre 1992. Les résultats ne pouvaient donc influer sur les politiques publiques que l’année suivante ; or, à la fin 1993, le processus de migration contrôlée était achevé. Il est vrai que les scientifiques s’étaient entretenus avec les autorités mais uniquement de manière informelle. Deuxièmement, les chercheurs étaient insuffisamment formés à la recherche appliquée. Ils étaient capables de signaler les problèmes humanitaires mais plus rarement de suggérer des procédures pour y faire face en pratique ou y remédier. Par exemple, ils devaient recommander que les personnes déplacées ne soient pas hébergées dans des endroits où – seulement deux ans auparavant – l’armée soviétique avait stationné des troupes. Cela tendait à susciter des réactions négatives de la part des habitants de ces localités (« des Russes s’en vont, d’autres nous arrivent »). Malheureusement, les chercheurs ne réussirent pas à formuler des méthodes proactives pour organiser la recherche de logements vacants.
Recherche fondamentale et recherche appliquée
33La recherche scientifique est un long processus. Sur les mécanismes d’adaptation les plus intéressants liés aux retours des populations d’origine tchèque et de leurs familles en provenance d’Ukraine et de Biélorussie, on n’eut des indications qu’en 1993, à l’approche de la fin du mouvement. Ces découvertes pouvaient donc difficilement être mises à profit dans la phase spécifique de la migration. Les organismes responsables de la gestion de ces déplacements allaient être dissous à la fin de l’année 1993 et aucune institution compétente ne subsista. L’équipe du projet continua d’autofinancer la suite des recherches mais, à ce moment, une autre vague de migrations contrôlées commença au sein de la population d’origine tchèque du Kazakhstan. En accord avec les recommandations des ethnologues (quoique cela ne soit pas nécessairement une conséquence directe), les déplacements furent supervisées par une ong, ?lovek v tisni (« Populations dans le besoin »). Le transfert concerné était à une moindre échelle mais s’étala sur une plus longue période, jusqu’en 2001.
34L’équipe reçut un soutien financier de la part de l’Académie des sciences pour la période 1995-1997, en rapport avec un projet intitulé Les processus d’adaptation et d’intégration sociale des émigrés d’Ukraine, de Biélorussie et du Kazakhstan en République tchèque. Pendant cette période, les chercheurs réalisèrent plusieurs terrains auprès des populations venues d’Ukraine et de Biélorussie et étendirent leur analyse aux émigrés d’origine tchèque issus du Kazakhstan.
35Bien qu’il n’y eût plus aucun interlocuteur au niveau du gouvernement, les auteurs décidèrent de s’en tenir à la méthodologie développée précédemment en collaboration avec les autorités publiques. Toutefois, la recherche était initialement destinée principalement à la communauté scientifique. Le produit final, qui présentait les résultats détaillés de l’étude des transferts de population entre 1991 et 1993 et le suivi de l’adaptation sociale des immigrés, fut publié en 1997 (Valášková, Uherek et Brou?ek, 1997). Pour les raisons qui viennent d’être exposées, il n’y eut pas d’impact politique immédiat.
36Il apparaît au final que le financement partiel de recherches par les autorités publiques incite celles-ci à prendre les résultats en considération. Mon expérience montre que, faute d’être partie prenante de ce soutien financier, les gouvernants ne s’intéressent pas aux projets scientifiques.
Le renouvellement des perspectives sur les migrations en République tchèque
37Alors qu’étaient menées les études des migrations contrôlées originaires de l’Ukraine, l’immigration en République tchèque prit une ampleur inattendue. En plus des migrations de travail depuis l’Ukraine et la Russie, le pays devint un havre pour les réfugiés de toute provenance. Dans la première moitié des années 1990, on trouvait souvent des victimes des conflits balkaniques, dont certains étaient des descendants de Tchèques ayant quitté la Bohème pour les Balkans à l’époque austro-hongroise (voir Uherek, Lozoviuk et Troncová, 2000). Pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, des réfugiés d’origine tchèque eux-mêmes suggérèrent qu’on étudie leur condition dans les Balkans et se mirent en contact avec le Ministère des affaires étrangères ainsi que l’Institut d’ethnologie pour qu’on examine cette question plus en détail.
38Les activités dans ce champ avaient été envisagées, encore une fois indépendamment, par l’Institut d’ethnologie. Mais elles furent bientôt accompagnées par des signaux du Ministère des affaires étrangères. Dans plusieurs villes de la fédération musulmane et croate de Bosnie-Herzégovine, des associations tchèques se formèrent et le Ministère commanda une étude visant à clarifier leur nature idéologique, leurs effectifs et leurs activités. C’était un projet modeste et de court terme qui n’avait recours qu’à des méthodes qualitatives. Dans ce contexte, la coopération était simplifiée : en passant commande, le ministère demandait un certain type d’information, qui était ensuite recueilli et interprété par les scientifiques puis transmis dans les délais indiqués. La méthodologie était de la responsabilité des chercheurs et l’information n’avait pas d’impact sur les décisions concrètes mais permettait seulement de mieux définir la connaissance d’un territoire donné. Plusieurs autres exercices similaires devaient avoir lieu.
39Ce projet restreint lança toutefois des recherches de terrain en Bosnie-Herzégovine. Elles eurent une suite dans un nouveau programme d’étude conditionné par le financement de l’Académie des sciences, intitulé Les Tchèques en Bosnie-Herzégovine : Tuzla, Zenica, Sarajevo, qui se concrétisa de 1996 à 1998 sous la responsabilité de l’auteur du présent article. Dans le cadre de ce qui devait se révéler l’une des études de terrain les plus approfondies de l’Institut, des recherches de long terme en Bosnie-Herzégovine furent initiées, créant ainsi des conditions de formation pour de jeunes anthropologues.
40À mon instigation, les résultats de cette entreprise suscitèrent un autre projet parallèle intitulé Franchir les obstacles de la migration (1997-2000). Financé par une subvention publique, il avait comme objectif le développement de la coopération entre agences gouvernementales et ong. Comme les recherches avaient été conduites exclusivement sur le territoire tchèque sans connaissance adéquate des localités d’origine, le manque d’études de terrain récentes était une des préoccupations des projets portant sur les migrations d’Ukraine et de Biélorussie. Étudier les contextes de départ suppose qu’on utilise la meilleure arme de l’anthropologie sociale – l’immersion dans une autre culture – tout en créant un espace de recherche pour l’anthropologie qui est difficilement accessible aux pouvoirs publics.
41Outre la Bosnie-Herzégovine, le projet incluait des recherches de terrain au Kazakhstan, où les décisions d’émigrer étaient étudiées en relation avec les conditions de vie dans les enclaves tchèques. Il faut aussi signaler qu’une étude comparative fut menée avec les migrations des minorités germaniques et la politique du gouvernement allemand à cet égard. Des échanges très intéressants à ces sujet eurent lieu notamment avec la fondation « Populations dans le besoin », qui supervisa un transfert de populations d’origine tchèque depuis le Kazakhstan.
42Une autre composante du projet intitulé Franchir les obstacles de la migration consistait en une recherche sur les enclaves tchèques en Ukraine du sud, d’où se développaient des mouvements migratoires spontanées mineures en direction de la Bohème. L’objectif était d’apprendre à mieux envisager les potentiels de flux migratoires en développant une prospective des mouvements futurs. Les résultats ont été partiellement publiés (Uherek, Valášková et Kužel, 1999 ; Uherek et al., 2000 ; Uherek et al., 2003).
L’explosion migratoire
43Avec les négociations en vue de l’accession de la République tchèque à l’Union européenne, la question migratoire est devenue l’un des enjeux les plus importants. Du fait des départs de populations rom, la République est à nouveau devenue un pays d’émigration tout en restant une terre d’accueil. On s’accorde pour dire que ces problèmes ne peuvent être traités qu’au niveau international – où les migrations de Rom sont un sujet de préoccupation majeur – et dans une perspective à long terme d’intégration des étrangers.
44Dans ce contexte, le Ministère des affaires étrangères a établi des relations stables avec la communauté scientifique et organise un appel à projet annuel en vue de financer un certain nombre de recherches. Début 2000, un appel à proposition fut publié sur les tendances des migrations de Rom en Europe centrale. Le Département d’études ethniques, représenté par l’auteur de ces lignes en collaboration avec Renata Weinerova, se vit attribuer une subvention.
45Le projet partait de l’hypothèse selon laquelle les migrations de Rom avaient des traits communs dans les différents États post-communistes, ce qui pouvait stimuler la coopération internationale entre les autorités mais aussi au sein de la communauté scientifique. Les fondements d’une aide à la décision dans un tel contexte ne pouvaient relever d’une seule unité isolée de chercheurs mais appelait la constitution d’un réseau de spécialistes pour mettre en commun des données comparables. L’ambition était donc de jeter les bases d’un réseau de ce type dans différents pays de l’aire post-communiste et de l’Europe occidentale. Des représentants des pouvoirs publics furent également invités à participer aux tables rondes où les fondations de ce réseau et de ses approches furent préparées (Guy, Uherek et Weinerova, 2004).
46À l’instar du Ministère des affaires étrangères qui avait mis en place des institutions de médiation avec la sphère scientifique (comme un Conseil scientifique au sein du ministère), le Ministère de l’intérieur devait aussi développer des institutions du même type en parallèle des études qu’il avait commandées pour s’informer sur les flux migratoires. Dans le champ des questions migratoires et post-migratoires, l’organe de référence est la Commission d’intégration des étrangers au sein de ce ministère, qui rassemble des représentants du Ministre de l’intérieur, d’autres ministres concernés par ces affaires, des représentants du cabinet du Premier ministre, de la chancellerie de la Présidence de la République, des ong et des représentants des municipalités. Il s’agit donc d’une institution qui dispose d’un potentiel de consultation et d’impulsion de nature à impliquer la communauté scientifique dans l’aide à la décision.
47Les échanges et la capacité de réponse du Ministère de l’intérieur purent aussi être améliorés parce qu’un de nos confrères ethnologues était membre de la commission en question. En 2000, l’Institut d’ethnologie avait entamé des enquêtes pour le ministère auprès des Vietnamiens, Arméniens, Géorgiens et Croates en Bohème. Compte tenu de la charge de travail sur le terrain, il était absolument impossible pour une équipe de quatre personnes de conduire indépendamment des recherches aussi exigeantes et diversifiées. Par conséquent, ces études furent partiellement externalisées sous la supervision de l’Institut.
48Alors que les autorités publiques mettaient en place des relais institutionnels en vue de la coopération scientifique, l’Académie des sciences organisait aussi des plates-formes et des procédures pour favoriser la recherche appliquée. Un de ces programmes concernait les « projets ciblés » qui peuvent être financés suite à appel d’offre à la condition qu’une institution non académique se porte garante de l’utilisation des résultats de la recherche.
49L’équipe scientifique du Département d’études ethniques initia un tel projet ciblé en 2000 afin d’approfondir le champ des connaissances existantes en matière de migrations. Intitulé Immigration en République tchèque, intégration sociale et communautés locales des pays d’origine : Ukrainiens, habitants de Bosnie-Herzégovine et Rom de Slovaquie, le projet envisageait d’étudier les vecteurs d’émigration dans le pays d’origine et se concentrait sur trois pays où étaient identifiés des tendances migratoires vers la République tchèque. L’objectif était de déterminer les raisons d’émigrer vers la Bohème ou vers d’autres pays parmi les communautés locales d’Ukraine, de Bosnie-Herzégovine et de Slovaquie, les modalités de circulation de l’information et des contacts liés aux possibilités de migration de travail, l’image de la République tchèque dans ces pays de départ, l’expérience des personnes qui reviennent ensuite dans leur pays d’origine et l’effet du milieu local de départ sur les processus de migration vers la République tchèque. Les questions migratoires se comprennent dans ce contexte comme un ensemble d’éléments en interaction qui dépend des conditions aussi bien dans les pays d’origine que dans les pays d’accueil. Avant même d’être soumis à la procédure de sélection, le projet fut envoyé aux décideurs des Ministères de l’intérieur et des affaires étrangères, qui lui ont exprimé leur soutien ainsi que leur intérêt de principe à en utiliser les résultats. Après approbation de la subvention, le projet démarra le 1er janvier 2001.
Conclusion
50Un balayage rétrospectif des échanges entre sciences sociales et décideurs publics au cours des dix dernières années montre que le processus passe par une négociation permanente entre ces différents groupes qui partagent des intérêts et objectifs communs et qui ont des frontières bien définies mais non étanches. Dans une société démocratique où les politiques publiques s’appuient sur des savoirs, ces groupes sont dans une situation de concurrence mais s’efforcent d’agir en symbiose. Une coopération réussie requiert des médiations entre les sphères de la décision et de la science pour que soit encouragée dans les deux sens la circulation libre des connaissances, du travail et des expériences. En pratique, cela implique de créer des réseaux d’intérêt commun sous la forme de fondations, de commissions scientifiques, de comités de coordination et de contrôle, etc. Il est également nécessaire que les deux communautés se comportent de façon cohérente en réagissant promptement et efficacement aux sollicitations mutuelles et en acceptant l’influence de chacun sur les idées de l’autre partie. En fin de compte, la forme de la communication est essentielle. Une médiation efficace implique que la connaissance scientifique soit aussi utile que possible aux politiques publiques et que les questions posées par les décideurs le soient de manière à ce que les scientifiques puissent y apporter des réponses satisfaisantes.
51Cette étude de cas sur les questions de migration dans le contexte tchèque montre qu’il n’est pas souhaitable de définir une sorte de « portrait-robot » du scientifique et du décideur tant ces communautés présentent une diversité interne. Nombre de décideurs sont d’anciens scientifiques bien que l’inverse soit plus rare.
52Les stratégies des acteurs publics pour obtenir et utiliser les savoirs produits par les scientifiques diffèrent. Dans les cas examinés présentement, on trouve un éventail complet de procédures : commandes de rapports écrits, comptes-rendus oraux au cours de séminaires et de tables rondes ; réponses à des questions directes dans le cadre de groupes de travail et de comités consultatifs où les scientifiques rencontrent des fonctionnaires des administrations centrales, des représentants des autorités locales, des ong ; et, enfin, des consultations de nature à la fois formelle et informelle.
53Il semble que la forme la plus efficace de mise en valeur du savoir scientifique passe par des réponses orales immédiates à des requêtes directes. Si la réponse est accompagnée de références à la littérature ou à des recherches pertinentes, elle cesse d’être une opinion pour devenir une forme de recommandation. Une telle prise de position dans le cadre d’un comité ou d’un séminaire commun génère en même temps une « opinion publique » au sein des parties en présence et peut difficilement être ignorée. Il est apparent que cette manière de transmettre l’information est plus efficace qu’un rapport écrit, lequel n’est consulté que par un cercle très restreint de personnes concernées et n’intervient généralement que comme preuve du bon usage des fonds alloués dans le cas d’un audit. La plus grande partie de l’information atteint les sphères dirigeantes par d’autres voies.
54Dans ses échanges avec les scientifiques et les autres acteurs concernés, le Ministère de l’intérieur utilise une procédure mixte puisqu’il compile des comptes-rendus écrits des présentations individuelles dans le cadre des tables rondes. Le cercle élargi des parties concernées peut ainsi se reporter aux contenus détaillés des contributions individuelles, même après un certain temps, et l’impact de ces différents matériaux est amélioré. L’information fournie aux décideurs sous forme d’articles et d’études publiés dans des revues scientifiques n’atteint que très rarement ses destinataire, d’autant plus qu’il y a un délai de publication et que la présentation de telles publications ne correspond pas à des demandes politiques concrètes.
55En outre, comme je l’ai mentionné, les décideurs privilégient les sources d’information utilisées par le plus grand nombre (de manière à être au courant de ce que les gens savent) ou bien supervisent et financent leurs propres médias. Bien que cela ne dévalue pas entièrement la publication dans des journaux et ouvrages scientifiques, leur pertinence pour la recherche appliquée dérive de la crédibilité que les chercheurs acquièrent en tant que source d’information pour les autorités à partir de ces publications. Les scientifiques qui recommandent des collègues auprès des acteurs publics sont aussi souvent chargés de l’évaluation de projets de recherche appliquée.
56Du point de vue des cas discutés dans cet article, la recherche fondamentale financée par des subventions de type universitaire avait précédé les sollicitations de la part des autorités et, pendant la phase de collaboration, les ressources se diversifièrent. C’est logique dans la mesure où les centres de décision ne sont pas conçus pour financer l’activité scientifique. Ils commandent de l’information et des matériaux pour développer leur propre travail sur la base de résultats existants. Les études de cas ont montré que les décideurs étaient plus disposés à subventionner des recherches supplémentaires qui répondent à leurs besoins propres que des recherches abstraites liées à des priorités universitaires. Certes, dans tous les cas de recherche appliquée envisagés dans cet article, le travail de terrain fut subventionné par les pouvoirs publics mais les stades préparatoires, les salaires des membres de l’équipe, l’équipement, entre autres choses, étaient à la charge de l’Académie des sciences. Dans les conditions actuelles de la République tchèque, une organisation différente n’est envisageable que de manière exceptionnelle. Cette structure de financement semble aussi efficiente. Les instances dirigeantes ainsi que l’Académie des sciences fonctionnent grâce au budget de l’État et ont donc un intérêt à éviter trop de recoupements.
57Dans le cas de la recherche menée au Kazakhstan par l’Institut d’ethnologie et dont les résultats ont bénéficié à la fondation « Populations dans le besoin », les institutions ont coopéré sans engagement financier mutuel et simplement sur la base d’un échange d’information. Mais ce type d’échange a néanmoins débouché sur des projets communs de publication.
58D’après notre analyse, il est évident que la sphère de la décision a souvent besoin d’informations rapides et mises à jour, avec autant de données matérielles qu’il est possible de fournir. Il serait faux d’en déduire que les politiques publiques ne nécessitent pas des données de la meilleure qualité. Mais si cette qualité est indispensable, l’équilibrage de la recherche appliquée entre les exigences d’efficacité, de qualité et les contraintes de ressources est différent de celui qui s’opère dans la recherche fondamentale. Pour un décideur, le modèle de communication idéal est un processus de question-réponse. Au début des années 1990, l’équipe du Département d’études ethniques avait du mal à s’adapter à ce modèle étant donné qu’elle était engagée dans des recherches de long terme sur les conditions de vie de groupes sociaux. Le contraste ne doit pourtant pas être surestimé : les demandes des décideurs montrent qu’il est souhaitable d’établir un cadre général de compréhension au sein duquel s’insèrent des études plus spécifiques qui s’attachent au niveau micro. En même temps, étant donné l’ampleur des exigences de la part des autorités, les groupes de recherche ne peuvent s’appuyer sur leur seul travail mais doivent s’inscrire dans des réseaux de coopération qui leur fournissent des informations manquantes. Une activité scientifique bien conduite ne tient pas uniquement aux recherches de terrain mais dépend également de la capacité à évaluer la qualité des données secondaires issues d’autres sources.
59Durant la phase de travail qui vient d’être décrite, mes collaborateurs et moi-même avons régulièrement demandé aux acteurs de la décision comment ils utilisent l’information qui leur est fournie par les scientifiques et comment celle-ci est susceptible de les influencer. La plupart du temps, ils n’étaient pas capables de donner une réponse satisfaisante et devaient souvent admettre que, en réalité, ils ne s’en servent pas : leur action n’est pas influencée par la production scientifique. Derrière cette apparence de réponse négative se cache néanmoins une mauvaise compréhension de la question posée. En effet, ils imaginent un cas où, après avoir obtenu et consulté une étude scientifique, ils élaboreraient leur décision en accord avec ses recommandations. Si cela était le but de la recherche appliquée, elle priverait les décideurs de leur responsabilité politique en les soumettant à la rationalité scientifique. En ce qui concerne les migrations, l’approche des gouvernements est principalement déterminée par les législations nationales et le droit international, les intérêts de l’État et de ses représentants, la marge de manœuvre économique ainsi que par les situations spécifiques dans lesquelles les autorités souhaitent intervenir. Personne n’est indifférent aux intérêts des individus et groupes concernés au premier chef mais il n’est pas possible d’orienter les politiques en fonction de tous les cas particuliers. L’approche des scientifiques est exactement opposée. De ce point de vue, et d’après mon expérience, la contribution spécifique des anthropologues et des ethnologues aux processus de décision consiste à les rendre plus humains, en partant des situations concrètes du terrain et des destinées particulières des individus et groupes concernés ; en fournissant aux décideurs des outils méthodologiques qui leur permettent de raffiner l’approche des réalités qui les intéressent ; en se faisant l’écho d’expériences différentes qui contrastent avec les cercles souvent étroits du pouvoir ; et, finalement, en rendant les savoirs produits par les réseaux scientifiques directement accessibles à la décision.
60Il est aussi important de noter que les ethnologues tchèques se sont efforcés de suggérer aux autorités des solutions systémiques et des modèles de référence pour prévoir les effets qu’auraient certaines décisions. Jusqu’ici, il n’a cependant pas été possible de leur faire des recommandations trop spécifiques à cet égard et on peut se demander si ce ne serait pas perçu comme trop contraignant.
61La coopération entre les décideurs publics et la sphère scientifique en République tchèque semble donc être en voie de développement. Il est véritablement positif que les jeunes générations de dirigeants témoignent d’une confiance particulière envers la science. Cela ne paraît pas refléter leur manque d’expérience mais plutôt le fait qu’ils n’ont pas été confrontés à l’approche des sciences sociales promue par le régime communiste. Par conséquent, ils ne conçoivent pas celles-ci comme des instruments de contrôle idéologique mais comme des sources de connaissance, d’information et de données fondées sur l’expérience qui ne représentent pas une menace mais – si elles sont bien utilisées – peuvent être réellement utiles.
62Traduit de l’anglais
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Sur la politique scientifique de l’Académie des sciences, voir http://www.cas.cz/en/Documents/scpolicy.html ; et, sur les principes directeurs : http:www.cas.cz/en/Documents/principles.html.
-
[2]
Plus tard, des éléments de ce lexique ont été publiés dans la revue ethnologique ?eský lid (Brou?ek et al., 1991).
-
[3]
Fait exception le service diplomatique (au sein des ambassades) qui témoigne d’une mobilité (en partie contrainte) favorisant les retours vers la sphère académique tout en maintenant une activité scientifique informelle (notamment par le biais de la traduction).