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Article de revue

« L'utilisation du savoir » dans le domaine des politiques sociales aux Pays-Bas : le cas de la législation relative à l'assurance invalidité (wao)

Pages 19 à 41

Notes

  • [1]
    La « première vague » des pays engagés dans l’évaluation des politiques publiques au début des années soixante comprenait les Etats-Unis, le Canada, la Suède et l’Allemagne. Le nombre des pays participant à la « seconde vague » s’est accru à partir de la fin des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt pour inclure la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Finlande et la France (Boyle et al., 1999).
  • [2]
    Pour un exemple intéressant, se reporter à « A Canadian social experiment on strategies to make work pay », in Henke (2000, p. 12-13).
  • [3]
    En 1998, le pourcentage de la population active (les individus âgés de 15 à 65 ans) occupant un emploi représentant une durée de travail inférieure à 35 heures hebdomadaires était de 30%. Le pourcentage d’individus dépendants de prestations sociales (allocations de chômage, de maladie ou d’invalidité) était de 22%. Seuls 6,4% des chômeurs retrouvaient un emploi chaque mois alors que la proportion était de 23,3% au Danemark (Ministry of Economic Affairs, 2000). Le « taux de chômage réel » tel qu’il est mesuré par l’ocde inclut les chercheurs d’emploi qui sont en cours de formation, les préretraités ou individus pris en charge par d’autres programmes sociaux. De 1984 à la fin des années quatre-vingt-dix, celui-ci est resté à un niveau stable de 27% aux Pays-Bas (Henning & Weber, 1998).
  • [4]
    Le choix de cet objectif est une pure coïncidence. La Rekenkamervenait juste de se voir reconnaître le droit légal d’auditer les organismes administratifs autonomes. L’un des membres de son personnel, qui venait d’être recruté, a porté son choix sur le Conseil de sécurité social (svr) comme objet de la première évaluation pilote tout simplement parce qu’il connaissait bien cette arène d’action publique.

Introduction

1Le système de sécurité sociale néerlandais, combinaison des modèles d’assurance sociale à la Beveridge et à la Bismarck, figure parmi ceux qui, au sein du monde occidental industrialisé, se sont le mieux développés depuis la Seconde Guerre mondiale. Il offre des prestations telles que l’assurance des salariés, la couverture des « risques » liés au vieillissement, au décès du soutien de famille, au fait d’avoir des enfants, aux problèmes de santé, à la pauvreté, au chômage, à la maladie et au handicap. Ce dernier type de risque a été le premier pour lequel une couverture a été créée avec la promulgation, en 1901, de la loi sur les accidents du travail (ow), profondément remaniée en 1919 alors qu’un dispositif général de couverture de l’invalidité destiné à l’ensemble de la population était parallèlement mis en place. Tout en faisant l’objet d’amendements mineurs, les deux lois sont restées en vigueur jusqu’en 1967, date à laquelle une nouvelle législation portant sur l’assurance invalidité (wao) a été promulguée. Celle-ci comporte, d’un point de vue comparatif, une caractéristique distinctive. Le droit à la prestation n’est plus fondé sur la cause du handicap, tandis que « risque professionnel » et « social » se trouvent formellement associés dans une seule loi. La structure de mise en œuvre de la wao constitue une autre de ses singularités dans la mesure où, compte tenu de l’organisation du marché du travail, elle s’apparente à une incitation à abuser du statut d’invalide. Les salariés qui cherchent à quitter le monde du travail de manière précoce privilégient en effet le recours à l’assurance invalidité, beaucoup plus séduisante du point de vue du niveau et de la durée des prestations que l’assistance sociale ou l’assurance chômage. Le nombre des ayants-droit est ainsi passé de 200000 à la fin des années soixante à un million à la fin des années quatre-vingt. Fonctionnant donc à la manière d’un système d’assurance chômage non déclaré en tant que tel, la wao couvre beaucoup plus de bénéficiaires que le dispositif normalement prévu à cet effet. Ce phénomène est généralement considéré comme l’un des problèmes socio-économiques majeurs aux Pays-Bas. À partir du début des années quatre-vingt, période marquée par un fort taux de chômage, les réformes dont le système d’assurance invalidité pourrait faire l’objet sont devenues un thème de débat figurant de manière récurrente sur l’agenda politique. Plusieurs amendements ont été apportés à la loi, mais sans succès si l’on considère, dans l’absolu, l’évolution du nombre de ses bénéficiaires. Le système de consultation en vigueur aux Pays-Bas constitue un facteur important d’explication de cet échec. Pour être réalisable, toute réforme fondamentale de la législation requiert en effet qu’un compromis tenable soit trouvé entre le gouvernement et les partenaires sociaux (organisations patronales et syndicats), sans quoi seuls des ajustements législatifs limités sont envisageables.

2Si le gouvernement et les autres acteurs institutionnels impliqués dans l’assurance invalidité ont commencé à financer des recherches à partir du milieu des années soixante-dix, cette activité ne s’est véritablement développée que dans la décennie suivante. D’importantes enquêtes longitudinales portant sur les causes et les « déterminants » des handicaps dont souffrent les bénéficiaires de l’assurance invalidité ont alors été entreprises. En 1999, le ministère des Affaires sociales et de l’Emploi a commandé la réalisation d’un bilan portant sur l’évolution de l’assurance invalidité, les politiques conduites et les recherches effectuées durant les vingt-cinq dernières années (Aarts et al., 2002). Sans être exhaustif, celui-ci a permis de mesurer que plus de 250 recherches concernant directement l’assurance invalidité, sa mise en œuvre ou les arrêts maladie de longue durée, dont le bénéfice constitue la première étape menant à l’acquisition du statut « juridique » d’invalide, avaient été publiées aux Pays-Bas. Les études traitant indirectement de ces questions étaient encore plus nombreuses. Le nombre d’enquêtes entrant dans la première catégorie est passé de cinq à la fin des années soixante-dix à vingt à la fin des années quatre-vingt-dix. La plupart ont été conduites par des consultants du secteur privé (32 %) et des centres de recherche publics (30 %), tandis que les structures chargées de la mise en œuvre (14 %), le gouvernement (8 %), les organismes de consultations et de supervision (14 %), ainsi que des organisations satellites se chargeaient du reste. La majeure partie des commandes a été passée par l’un des donneurs d’ordre institutionnels, partie prenante à l’assurance invalidité. Si l’on considère l’évolution des questions traitées sur l’ensemble de la période, il apparaît que certaines d’entre elles (l’intégration) ont graduellement fait l’objet d’un intérêt croissant, tandis que d’autres n’ont émergé que dans la dernière décennie (pratiques de mise en œuvre, incitations financières) ou encore, les femmes par exemple, n’ont que momentanément focalisé l’attention. Quelques sujets d’investigation, tels les critères d’entrée dans le dispositif, le stress et la résistance, sont enfin restés des préoccupations constantes.

3L’objet de cet article est d’envisager la valeur ajoutée que la production évoquée a apporté en termes de mise en œuvre et d’amélioration de la politique d’invalidité. Nous chercherons ainsi à savoir si les recherches effectuées ont contribué à contenir le problème ou n’ont, au contraire eu qu’une influence négligeable sur cette action publique ainsi que sur les pratiques qui la sous-tendent. Notre hypothèse de départ est que, en dépit des importants investissements consentis durant les trois dernières décennies, l’impact des recherches consacrées à l’assurance invalidité en termes de formation et de mise en œuvre des politiques a été assez limité. Un tel constat trouverait son explication dans deux phénomènes. Des obstacles politiques et administratifs pèsent sur le changement tandis que les possibilités d’interaction fructueuse entre recherche et action publique dans le domaine de la réglementation de l’invalidité sont limitées par des contraintes institutionnelles.

4Nous commencerons par expliquer pourquoi nous nous sommes intéressés à l’assurance invalidité et avons choisi de l’étudier à travers plusieurs cas à partir de la question du changement des politiques. Il s’agira d’abord, en d’autres termes, d’expliciter nos choix méthodologiques. Un deuxième point sera consacré à la description générale du contexte néerlandais du point de vue des performances socio-économiques, des processus de formation de l’action publique et de l’organisation institutionnelle. Le cadre général ayant ainsi été fixé, une section sera alors consacrée à la présentation des aspects du système de sécurité sociale sans la connaissance desquels la compréhension de la débâcle de la politique d’assurance invalidité néerlandaise serait incompréhensible. On songe ici à l’arène dans laquelle celle-ci est discutée, au cadre institutionnel de cette dernière ainsi qu’au rôle de la recherche en son sein. Le rôle joué par cette dernière dans les ajustements juridiques apportés aux procédures de mise en œuvre de l’assurance invalidité sera ensuite appréhendé à travers trois études de cas. La première portera sur la relation entre un projet de recherche consacré aux prétendus « déterminants de l’invalidité » d’une part et, d’autre part, à la première réforme de la sécurité sociale aux Pays-Bas en 1987. La seconde étude de cas portera sur la mise en œuvre de la loi destinée à réduire le nombre de demandeurs de l’allocation d’invalidité de 1993 (tba) qui modifiait les critères d’entrée des bénéficiaires potentiels dans le dispositif de la wao. La troisième est consacrée aux lendemains de l’application de la loi tba qui a suscité une importante opposition de la part des demandeurs et des groupes d’intérêts. Nous conclurons en présentant quelques réflexions en ce qui concerne l’utilisation du savoir et le rôle de la recherche dans l’histoire de la législation néerlandaise relative à l’invalidité et de sa mise en œuvre.

Le choix de l’assurance invalidité à travers plusieurs cas et la question du changement de l’action publique comme point de départ de la réflexion

5Ainsi qu’il y a été fait allusion, la proposition qui est à l’origine de cet article vise la recherche des facteurs à même de faire progresser l’utilisation des résultats de la recherche dans l’arène des politiques d’invalidité et des obstacles qui la contrarient. Dans une telle perspective, l’étude de cas idéale aurait consisté à envisager l’influence d’un projet substantiel de recherche (d’évaluation) portant sur une question ou un programme d’action publique, ou de plusieurs qui, liés, seraient alors considérés comme formant un cas unique. L’évaluation, dont la légitimité tient essentiellement à son utilité pour les praticiens et décideurs, constitue l’illustration paradigmatique du type de recherche censé être pertinent du point de vue de l’action publique concrète. De manière similaire, l’absence d’emploi concret de l’évaluation illustre également de manière exemplaire le problème de « l’utilisation du savoir ». On en veut tout d’abord pour preuve que le milieu des évaluateurs est précisément celui dans lequel le débat relatif à « l’utilisation du savoir » a été le plus vif et le plus productif. Ensuite, de manière liée, la plupart des contributions pratiques et conceptuelles au champ de « l’utilisation du savoir » ont été le fait de chercheurs qui travaillent sur l’évaluation. Une telle approche ne fait malheureusement pas grand sens dans le contexte néerlandais, au moins en ce qui concerne les questions et programmes qui importent réellement en termes de budgets, de coûts et de bénéfices sociaux.

6Les Pays-Bas figurent certes parmi les nations dites de la « seconde vague », qui disposent institutionnellement de capacités d’évaluation des actions publiques [1]. Les grands programmes d’intervention n’y sont toutefois pas accompagnés de dispositifs longitudinaux d’évaluation approfondie (sans même parler des expérimentations sociales contrôlées de manière aléatoire [2]) du type habituel et parfois prévu, à ce titre, dans les budgets aux Etats-Unis et au Canada. En d’autres termes, le problème archétypal de l’utilisation du savoir ne se pose pas de manière habituelle dans un contexte néerlandais. L’architecture institutionnelle générale de l’État néerlandais contribue en outre également à rendre l’élaboration d’une étude de cas plus difficile. Dans la perspective méthodologique adoptée ici, les objets qui sont pertinents pour l’analyse touchent la relation étroite, voire symbiotique, qui peut exister entre la recherche, l’action publique et le nombre d’acteurs institutionnels engagés. La plupart des politiques qui suscitent une grande attention publique font généralement l’objet d’un impressionnant effort de recherche. Celui-ci est, pour la plus grande part, financé par des protagonistes de l’action publique et intervient durant les phases initiales de prise de conscience du problème et de formulation de la politique. L’intérêt manifesté par la recherche universitaire répond aux opportunités de financement liées au développement de l’action publique plutôt qu’il ne les précède. Les arènes d’action publique néerlandaises sont, de ce point de vue, caractérisées par la participation de diverses catégories d’utilisateurs potentiels des recherches évoquées. Passer des commandes en vue de la réalisation d’études ou d’évaluation participe de leur rôle dans la formation des politiques tel qu’il est juridiquement défini. Trois conséquences en découlent pour qui souhaite comprendre la dynamique de l’interaction entre recherche et action publique aux Pays-Bas :

7– Il est nécessaire de s’intéresser à une question qui a fait l’objet de nombreuses études et suscite un engagement important de la part des acteurs de la politique.

8– Il appartient d’étudier le cadre institutionnel de l’arène d’action publique considérée car il contribue à définir le problème dans le cadre plus général de l’architecture institutionnelle de l’État-providence néerlandais.

9– Dans une telle perspective, se limiter à l’identification d’un projet ou programme de recherche unique n’a aucun sens. L’attention doit plutôt se porter sur un ensemble de cas.

10Affirmer que la prise en compte du contexte historique et institutionnel est importante lorsque l’on souhaite comprendre l’utilisation qui est faite de la connaissance tirée de la recherche n’a, en soi, rien de révolutionnaire. Carol Weiss a elle-même été très claire à ce sujet lors d’un récent entretien : « Les différences culturelles qui pourraient affecter la résistance à l’utilisation de la recherche dans la formation des politiques ne m’ont pas frappée. Je pense qu’il y a des différences historiques qui tiennent pour une large part au degré de développement des sciences sociales […] Ce qui compte, pour que la recherche soit utilisée, est la situation institutionnelle de ces dernières, ainsi que les modalités de leurs relations avec les gouvernements » (Harvard, gse, 1998). L’importance des facteurs historiques et institutionnels est également apparue dans nos propres travaux (Cross et al., 2000). Un projet de comparaison internationale a ainsi fait apparaître que les spécificités du cadre institutionnel néerlandais ont des conséquences inattendues en termes de possibilité d’application d’un schéma conceptuel commun. Ceci étant dit, les ajustements auxquels nous avons dû par conséquent procéder ont leurs propres mérites.

11L’approche que nous avons adoptée en vue de la réalisation de la présente étude est fondée sur quatre choix méthodologiques. Nous nous sommes tout d’abord intéressés à un problème majeur et qui est demeuré tel, tant du point de vue du public, de la politique que de l’action publique, pendant au moins deux décennies. La loi portant sur l’assurance invalidité (wao) correspond de manière étroite à notre définition de la relation symbiotique qui peut exister entre la recherche et l’action publique. Le développement, la mise en œuvre et les ajustements qui ont été apportés à cette politique ont été accompagnés d’un considérable effort de recherche. Nous avons ensuite choisi, dans le cadre de cette problématique générale, de nous concentrer sur une question dont l’importance est demeurée constante, tant du point de vue de sa visibilité dans le débat public que des interventions dont elle pouvait facilement faire l’objet en termes d’action publique. Il s’agit du critère utilisé pour établir le degré d’incapacité au travail du demandeur et, donc, son droit aux prestations de l’assurance invalidité. Lorsque nous demandions aux protagonistes de citer un aspect de cette politique qui avait été influencé par la recherche, le critère évoqué était mentionné. En troisième lieu, nous avons décidé que le point de départ de notre analyse ne serait pas constitué par des projets ou programmes de recherche mais plutôt par des changements ou ajustements importants en termes d’action publique. La sélection des cas étudiés a enfin été guidée par deux hypothèses. (a) Les cas de recherche dont l’analyse apporterait le plus seraient ceux dont la structure est caractérisée par l’existence de conditions qui favorisent l’influence sur l’action publique. On songe ici au poids institutionnel de leurs responsables, à la relation qui existe a priori entre leur objet et un ajustement particulier de la politique d’assurance invalidité. (b) Le même raisonnement s’applique pour justifier la sélection de cas qui, aux yeux des chercheurs compétents et des décideurs, constituent des exemples de bonne pratique en terme d’utilisation de la recherche portant sur l’action publique dans ces domaines. En d’autres termes, s’il s’avère que les cas de projets de recherche choisis en raison de la forte chance qu’ils avaient d’influencer la politique n’en ont pas eu, les conclusions de l’analyse pourront à bon droit être appliquées à tous les autres.

12L’approche qui vient d’être définie ne permet certes pas de conduire une analyse de cas détaillée. La multiplicité des exemples choisis autorise en revanche la comparaison de cas particuliers dans un contexte national et dans une arène d’action publique qui demeurent identiques. Notre conviction est que la valeur ajoutée apportée par la possibilité d’effectuer des comparaisons dans le même contexte l’emporte sur l’inconvénient que constitue le manque de profondeur. Nous sommes également convaincus que la prise en compte de plusieurs cas autorise une compréhension en profondeur de la relation qui peut exister entre l’architecture institutionnelle d’une part et, d’autre part, l’interface entre la recherche et l’action publique. Il pourrait à ce titre être considéré que l’analyse conduite est plus instructive que si elle n’avait porté que sur un seul exemple.

13Last but not least, il appartient de fournir quelques renseignements à propos de la méthodologie utilisée ainsi que des étapes de déroulement du projet. Les trois ajustements de la politique d’assurance invalidité choisis comme point de départ de notre analyse ont conduit à l’étude de sept cas de recherche. Le projet a été conduit en deux phases successives. Durant la première, les choix méthodologiques qui viennent d’être explicités et la sélection des cas ont été effectués sur la base d’une enquête bibliographique ainsi que d’entretiens conduits avec des informateurs placés dans des positions clés tant dans le mode de recherche qu’au sein de la communauté formée autour de la politique d’assurance invalidité. Outre les pré-entretiens et les communications téléphoniques visant l’obtention d’informations complémentaires, des interviews en profondeur ont été réalisées auprès de dix-huit informateurs. Leur implication dans la question de l’assurance invalidité était forte et ancienne (entre 10 et 25 ans, 20 en moyenne). Dix de ces derniers avaient exercé au sein de différentes institutions, connaissant des carrières marquées par la mobilité entre postes de recherche et d’action. Nous disposions donc, au total, de plus de trente « perspectives » ou « rôles » différents.

Le cadre général : le modèle d’État-providence corporatiste dit « des polder »

14De la « maladie » au « miracle », l’État-providence néerlandais a connu tous les qualificatifs. Aussi est-on en droit de s’interroger sur les particularités en termes d’organisation de la démocratie et de la décision publique qui ont permis aux Pays-Bas de faire figure de modèle de réussite dans la presse internationale. Il s’agit, en d’autres termes, de s’interroger sur le contexte général (performance socio-économique, institutions, action publique) de la débâcle de l’assurance invalidité.

15Polysémiques, les termes de « maladie », « miracle » et « modèle des polders », souvent employés en relation les uns avec les autres, privilégient tous certains aspects du système néerlandais au détriment d’autres. En saisir les caractéristiques distinctives requiert donc une clarification. Commençons avec le « modèle des polders ». Devenue un lieu commun aussi bien dans les analyses nationales qu’étrangères (voir également Groot, 2001), cette dénomination a pour mérite de faire référence à la fois aux aspects institutionnels et à la substance de l’État-providence néerlandais. Du premier point de vue, le terme renvoie à une tradition d’organisation administrative fortement enracinée, fondée sur le consensus et le compromis, la confiance mutuelle et la décentralisation des responsabilités. C’est dans une deuxième acception, historiquement plus récente, que la formule « modèle des polders » est le plus fréquemment utilisée et donne lieu à des réflexions élaborées sur la substance ainsi que sur les caractéristiques des politiques économiques du pays. L’histoire, désormais bien rôdée, est celle de la transformation du « modèle des polders ». D’abord assimilé à la maladie d’un pays où des dépenses publiques, insoutenables à terme, reposent de manière excessive sur des richesses non renouvelables, en l’occurrence le gaz naturel, il va devenir synonyme de miracle à partir de 1982. L’accord de Wassenaar sur la modération salariale et la réduction du temps de travail précède alors des coupes budgétaires, un alignement de la parité du florin sur celle du mark allemand, la mise en œuvre d’une meilleure structure d’incitations au sein du système de sécurité sociale et, enfin, un train de mesures destinées à améliorer le fonctionnement des marchés, telles les privatisations et la déréglementation. Quinze ans plus tard, l’accumulation de ces réformes porte ses fruits. Avec un taux de croissance élevé et une réduction du chômage obtenus sans avoir à sacrifier une protection sociale de haut niveau, les performances de l’économie néerlandaise apparaissent supérieures à celles de la plupart des autres pays de l’ocde et, en tout cas, de l’Union européenne.

16Une partie du « miracle » repose cependant sur des réussites moins éclatantes. Ainsi, les trois-quarts des emplois créés depuis le début des années quatre-vingt sont à temps partiel, assez peu qualifié et concernent, pour l’essentiel, le secteur des services qui demeure largement à l’abri de la concurrence internationale. Ajoutons en outre que la possibilité de recourir à une main-d’œuvre à bas coût n’incite pas forcément à l’innovation (Steffen, 1998). L’aspect de la performance néerlandaise qui suscite le plus de débats est cependant la relativement faible utilisation du potentiel de main-d’œuvre présent dans le pays. Un grand nombre d’individus, qui n’a que peu évolué depuis le début des années quatre-vingt, continuent à dépendre des prestations sociales et ont des difficultés à trouver un emploi même en période de forte croissance [3]. Au sein de cette catégorie générale de bénéficiaires des prestations sociales, un groupe retient réellement l’attention lorsque l’on se place dans une perspective internationale. Il s’agit des retraités précoces et plus particulièrement des victimes de handicaps professionnels qui reçoivent une pension d’invalidité. Ainsi, en dépit de ce que l’on peut dire du « miracle néerlandais », les Pays-Bas sont le pays où la proportion de salariés répertoriés comme inaptes au travail est la plus importante dans le monde. On en comptait 950 000 à la fin de l’année 2000, soit un sixième de la population active. Un tel chiffre est bien plus élevé que ce qui peut être observé dans les autres pays de l’ue alors qu’aux alentours de 1970, la proportion de bénéficiaires d’une pension d’invalidité était similaire aux Pays-Bas, en Suède et en Allemagne (Aarts et al., 1992 ; van het Kaar, 1999).

17Pour qui souhaite comprendre pourquoi la véritable « maladie » que constitue la wao s’est avérée, à l’inverse d’autres problèmes économiques, résistante à la pharmacopée offerte par le « modèle des polders », il appartient de prendre en compte la dimension institutionnelle de ce dernier. Le système de gouvernance néerlandais a des racines historiques profondes. Sa forme moderne dérive toutefois de la combinaison des processus de modernisation et de démocratisation qui sont intervenus dans la seconde moitié du xixe siècle pour produire une configuration spécifique dénommée « démocratie consociative » dans la littérature qui lui est consacrée (Lijphart, 1968). De 1917 aux environs de 1970, un large accord sur les règles de procédures ainsi que sur les conceptions du jeu politique a autorisé un équilibre civique fondé sur le partage du pouvoir gouvernemental au sein d’une élite reflétant ce que l’on a pris l’habitude de qualifier de « piliers » (catholique, protestant, socialiste et libéral) de la société néerlandaise. Ceux-ci ont depuis subi une érosion liée à la sécularisation, à la mobilité sociale et à la désaffiliation institutionnelle. Le système électoral néerlandais, proche de la proportionnelle intégrale, demeure néanmoins très ouvert. Il autorise donc l’existence de nombreux partis politiques dont aucun n’a jamais véritablement approché l’obtention d’une majorité au sein du Parlement. Le jeu politique demeure donc dominé par la recherche de coalitions susceptibles de gouverner tandis que l’arène parlementaire, loin d’être le théâtre de vifs débats susceptibles d’éveiller l’intérêt, constitue plus un lieu de délibérations sans éclat. Les élites du « consociativisme » ont certes dû s’adapter à de nouvelles réalités sociales, en particulier l’émancipation politique de leur électorat ou l’influence de média de masse devenus beaucoup plus agressifs. Dans un système qui demeure cependant fondamentalement consensuel, la gouvernance passe toujours par la médiation des conflits, réalisée au travers d’une multitude d’organismes consultatifs.

18L’enracinement de la tradition des « polders » se retrouve également dans la forme et l’évolution propres du corporatisme au Pays-Bas. Le rôle de l’État y est prééminent. La culture du consensus qui le caractérise reflète celle qui transparaît au travers des interactions proprement politiques comme d’une bonne part de la société néerlandaise. « L’organisation relativement unifiée et centralisée du capital et du travail […], la faible distance idéologique qui les sépare et, enfin, une conception socialement forte de l’intérêt public ou commun » constituent, ainsi que le résume Uwe Becker (2001, p. 15), les conditions qui rendent un tel corporatisme possible. Celles-ci sont, selon toutes probabilités, plus souvent réunies dans le cas de petites nations qui, exactement à l’instar des Pays-Bas, se caractérisent par une économie ouverte, l’absence d’un passé absolutiste ainsi qu’une longue période de domination de la philosophie chrétienne sociale au détriment de visions du monde plus étatistes et individualistes.

19Dans l’histoire générale de la transformation de la « maladie » en « miracle », la philosophie du consensus et du compromis constitue l’élément qui établit la relation entre les dimensions institutionnelles et la substance (les politiques économiques) du « modèle des polders ». Comme dans tous les cas où une analyse culturelle à long terme est effectuée, l’influence de la philosophie évoquée peut certes facilement être exagérée au détriment de dynamiques opérant à plus court terme. Lorsque des problèmes d’action publique concrets tels que les politiques socio-économiques (Becker, 2001), l’intégration des migrants (Fermin, 1997), les politiques d’éducation (Peschar & Wesselingh, 1995 ; Sturm et al., 1998) ou d’environnement (Leroy & Nelissen, 1999) sont considérés, une impression se dégage néanmoins avec certitude à propos des Pays-bas. L’image qui domine est celle d’un jeu politique caractérisé par les accommodements mutuels plutôt que par la polarisation des positions.

20La dernière question traitée dans la présente section est cruciale. Il s’agit du rôle joué par les « experts » et par la recherche dans le consensualisme néerlandais. Celui-ci apparaît très important, même lorsqu’une comparaison est effectuée avec d’autres états corporatistes au sein desquels les experts jouissent d’un grand respect (Katzenstein, 1985, p. 88). Pour Ben Crum et Jeroen Bos (2001), la recherche portant sur l’action publique peut être conçue comme un lubrifiant qui contribue au bon fonctionnement des institutions consultatives au sein desquelles le consensus se construit. Elle contribue en effet à l’émergence de définitions des problèmes, de cadres de discussion communs à l’ensemble des protagonistes et facilite la dépolitisation de positions dont les fondements peuvent être idéologiques. Le rôle que joue ainsi la recherche constitue, de nombreux exemples l’attestent, une caractéristique consubstantielle du mode de gouvernement et de la culture de l’évaluation néerlandaise. On observera que la communauté des chercheurs spécialisés dans les questions économiques et sociales tend, de manière corrélative, à orienter ses travaux de telle manière qu’ils s’appliquent à l’action publique. Les éléments évoqués constituent à maints égards une spécificité du cas néerlandais ainsi qu’en témoignent de manière saisissante le rôle consensuel que jouent les statistiques ainsi que le respect qui les entoure dans le domaine politique.

Le contexte spécifique : le système de sécurité sociale néerlandais et l’assurance invalidité (wao)

21Nous allons, dans cette section, résumer un siècle d’histoire du système de sécurité sociale néerlandais. Les développements qui sont intervenus après 2002 ne seront toutefois pas pris en compte. Il sera ainsi possible de situer les acteurs directement impliqués dans la débâcle de l’assurance invalidité au sein du cadre institutionnel plus large qui a été esquissé dans la précédente section. L’histoire de la sécurité sociale néerlandaise peut être découpée en trois phases : une longue période de mise en place progressive, une phase d’expansion plus courte mais spectaculaire et, enfin, le processus de retrait et de restructuration qui fait suite aux chocs pétroliers des années soixante-dix.

22Les premières prestations de sécurité sociale datent de la loi relative à l’assurance professionnelle (ow) promulguée en 1901. La couverture offerte par cette législation ne concernait au départ que les usines dangereuses et les accidents du travail. Le système a ensuite connu une expansion graduelle avec la loi de 1919 portant sur l’invalidité d’ordre non professionnel (iw) et celle de 1930, qui porte sur la maladie (zw). Après une phase initiale de contrôle étatique, la mise en œuvre en a été confiée à des caisses d’assurance dont les conseils d’administration, formés par les syndicats et les organisations d’employeurs, géraient chaque branche professionnelle. Un conseil supérieur du travail (Hooge Raad van der Arbeid) a parallèlement été mis en place en 1919. Siégeant au sein de cet organisme consultatif tripartite, les syndicats et organisations d’employeurs étaient en mesure d’avoir une influence sur la législation ainsi que sur sa mise en œuvre. Le conseil supérieur du travail a ainsi été à l’origine de nombreuses lois relatives aux relations sociales telles celle qui porte sur les accords collectifs (cao en 1927) puis, dix ans plus tard, celle qui détermine l’application universelle de la première (avv). De même, la recherche de positions consensuelles à propos des questions relatives à l’assurance sociale ou du système d’apprentissage s’effectuait au sein du conseil tripartite. Si le perfectionnement de la sécurité sociale a fait l’objet d’un soutien croissant, peu d’avancées sont toutefois intervenues durant les années trente. La première phase a donc été caractérisée par de longues discussions à propos de l’architecture du système ainsi que de la répartition des responsabilités entre l’État et les partenaires sociaux.

23Le large soutien dont le projet de création d’un filet de protection couvrant l’ensemble de la population a finalement abouti en 1952 à la promulgation de la loi d’organisation de la sécurité sociale. Le contenu de cette dernière a été fortement influencée par la Fondation du travail, une organisation bipartite réunissant organisations patronales et syndicats depuis 1945. La surveillance des caisses d’assurance professionnelle était ainsi attribuée à un nouveau Conseil de la sécurité sociale (svr) complètement autonome vis-à-vis du gouvernement et placé, de fait, sous le contrôle des partenaires sociaux. Le système d’assurance sociale a ensuite été développé avec la mise en place d’une couverture destinée aux personnes âgées (aow, 1957), aux conjoints survivants (aww, 1959). Les allocations familiales (akw), gérées par une Banque des assurances sociales également placée sous contrôle tripartite et surveillée par le Conseil de la sécurité sociale, s’y sont ajoutées en 1963. Enfin, la loi relative à l’assurance sociale universelle (abw, 1965) a autorisé la mise en place d’un minimum social pour tous les citoyens, dont la mise en œuvre était confiée aux autorités locales sous le contrôle du ministère des Affaires sociales et de l’Emploi.

24Alors que la législation relative à l’invalidité était la plus ancienne, elle fut la dernière à faire l’objet d’une réforme. La wao de 1967 intégrait les risques couverts par la loi portant sur les accidents (professionnels) ainsi que celle relative à l’invalidité (d’ordre non professionnel) et offrait à son bénéficiaire une allocation équivalant à 80 % de son salaire, sans limite dans le temps. La gravité de l’invalidité était déterminée en relation avec les capacités de gains d’autres individus en bonne santé dont le profil était équivalent tant en termes de niveau de formation que d’expérience professionnelle, puis exprimée à travers une échelle comportant sept niveaux, de l’invalidité la plus légère (15-25 %) à la plus complète (80-100 %). Compte tenu de l’ambiguïté du critère ouvrant droit à la prestation, problème encore aggravé par la complexité du système de classification, une Agence médicale commune (gmd) fut mise en place afin d’évaluer les demandes des individus tout en prenant en compte leurs capacités de gains après qu’ils soient devenus invalides.

25La wao prévoyait dès le départ que l’évaluation de la gravité de l’invalidité devrait prendre en compte le fait que les demandeurs d’emploi partiellement handicapés ne séduisent guère les employeurs, principe traduit dans le terme « d’escomptabilité » [mesure dans laquelle un demandeur peut « escompter » retrouver un emploi – ndt]. Cet aspect de la loi, dont les répercussions seraient profondes, constituait l’aboutissement de longues délibérations conduites au sein du Conseil économique et sociale (ser) que le gouvernement doit obligatoirement consulter à propos de tous les problèmes de cet ordre qui ont une importance. Dès lors que les partenaires sociaux présents au sein de cet organisme ont trouvé un accord il est très difficile pour le gouvernement de ne pas en tenir compte. Après avoir consulté le Conseil de la sécurité sociale et l’Agence médicale commune, la Fédération des caisses d’assurance professionnelles proposa une définition opérationnelle de la disposition évoquée. Le principe de « l’escomptabilité » signifiait que l’invalidité devait être considérée comme la cause du chômage touchant les personnes partiellement handicapées. Il découlait de cette interprétation que la plupart des personnes partiellement handicapées recevraient une allocation d’invalidité complète, ce qui revenait, dans une certaine mesure, à transférer une partie du chômage caché dans les comptes de la wao.

26C’est en 1969, lorsqu’un salaire minimum fut mis en place et utilisé comme étalon pour déterminer le niveau des prestations universelles et assurantielles que l’État-providence néerlandais atteint son apogée. Il s’apparentait alors à une hybridation des systèmes « à la Beveridge » et « à la Bismarck ». Le premier est fondé sur l’impôt et la solidarité nationale, le second sur des contributions salariales et vise à la reproduction de l’ordre social existant. Le système néerlandais qui offrait des prestations liées au salaire était, par comparaison avec d’autres, très généreux. Le qualificatif s’applique au cas de la compensation de l’invalidité plus qu’à tout autre puisqu’elle agrégeait les risques professionnels et non professionnels, était attribuée indépendamment de la carrière du demandeur tandis que l’ouverture des droits, généreusement calculés en fonction du principe « d’escomptabilité », requérait peu d’efforts.

27Les défauts du système apparurent néanmoins rapidement. Du point de vue de la réglementation et de la mise en œuvre, le système de sécurité sociale était devenu à la fois complexe et incontrôlable. Il avait été conçu sur la base du principe traditionnel selon lequel l’homme est le soutien de famille, en décalage complet avec les changements qui affectaient de manière accélérée la vie des foyers néerlandais ou encore avec les directives européennes relatives à l’égalité des chances. La conception de la couverture vieillesse universelle (aow) tout comme la structure de mise en œuvre de la wao signifiaient que cette dernière serait affectée par le vieillissement de la population. Le système apparaissait, l’un dans l’autre, trop généreux. Il mettait fortement l’accent sur la garantie d’un revenu par opposition au travail. Il était facile d’y accéder, mais difficile d’en sortir. À partir de la première moitié des années soixante-dix, le nombre de bénéficiaires d’allocations chômage a commencé à augmenter. Le phénomène était toutefois encore plus prononcé en ce qui concerne l’accroissement des demandes en vue de l’obtention de la couverture invalidité. Du fait de la générosité des prestations offertes, ce dispositif était désormais devenu l’option privilégiée par les employeurs et les salariés lorsqu’il s’agissait de mettre en place un plan social destiné aux personnels les plus âgés et les moins productifs. Le graphique 1 fournit une illustration de la spectaculaire augmentation évoquée qui, en 2002, échappait toujours à tout contrôle.

Graphique 1

L’évolution du recours à l’assurance invalidité (wao)

Graphique 1

L’évolution du recours à l’assurance invalidité (wao)

28Durant la dernière phase, l’assurance invalidité est en état de crise permanente. Sur une période de trente ans, durant laquelle neuf gouvernements se succèdent, la législation, la structure de contrôle et de mise en œuvre de la wao font l’objet de plusieurs révisions. L’objet de la prochaine section est de fournir une description de trois importants changements qui, pendant cette phase, ont affecté la politique de l’assurance invalidité. Nous nous intéresserons plus particulièrement au rôle joué par la recherche dans la genèse des modifications de cette action publique, la forme qu’elles ont prise et, enfin, les effets qu’elles ont eu. Nous présenterons, en conclusion, une synthèse générale du processus de restructuration et de ces résultats. Jusqu’au milieu des années 1970, le gouvernement a cherché à contenir la récession en appliquant des recettes keynésiennes, en particulier l’augmentation des dépenses publiques. L’opposition politique, des spécialistes en sciences sociales ainsi que le ministère des Finances ont été les premiers à tirer la sonnette d’alarme à propos du chômage caché, des dysfonctionnements de la mise en œuvre et enfin du coût prohibitif de l’assurance invalidité. Leurs avertissements ont toutefois été ignorés. Confrontés à des problèmes socio-économiques croissants, les gouvernements suivants se sont attachés à récupérer la maîtrise de l’accroissement du nombre de bénéficiaires dépendant de l’assurance invalidité. Cette dernière n’était cependant toujours pas perçue comme un problème mais faisait plutôt office de « solution », autorisant un ralentissement de la hausse graduelle des chiffres du chômage. Les répercussions financières du principe d’escomptabilité étaient certes admises sans qu’il soit toutefois estimé qu’elles justifiaient une intervention.

29La persistance du déclin économique favorisa l’émergence d’un agenda néo-libéral dans le cadre duquel l’accent était mis sur la restructuration de l’action et des dépenses publiques, le renforcement du secteur marchand ainsi que la lutte contre le chômage, y compris dans sa dimension invisible. Si cette politique contribua à la création d’emplois, la plupart étaient à temps partiel, concernaient surtout le secteur des services et bénéficiaient pour l’essentiel aux nouveaux venus sur le marché du travail. Parallèlement, le mouvement de restructuration du secteur industriel se poursuivait avec son cortège de plans sociaux, contribuant ainsi à une augmentation du nombre de bénéficiaires des allocations de chômage et d’invalidité. Le gouvernement se devait donc d’intervenir dans le fonctionnement de la sécurité sociale. Il le fit en réduisant le niveau des prestations sans toutefois accroître la difficulté d’accès aux droits ou se préoccuper de la réintégration professionnelle des individus concernés. Il en résulta certes une diminution de 25 % du pouvoir d’achat des bénéficiaires de la wao entre 1980 et 1985, mais leur nombre continuait à augmenter.

30À ce moment, la situation devint suffisamment insoutenable pour qu’il ne soit plus possible de reporter une véritable restructuration du système. La « modification du système », par opposition à son simple « ajustement », intervint finalement en 1987, à l’issue de plusieurs années de consultations bi- et tripartites. L’accès au dispositif, et non pas simplement le niveau des prestations qu’il offrait, faisait, pour la première fois, l’objet d’une attention explicite. Le principe d’escomptabilité fut aboli. L’espoir était qu’ainsi 50% du chômage caché pris en charge par l’assurance invalidité serait transféré à l’assurance chômage dont les prestations sont moins généreuses ce qui contribuerait à réduire à la fois le nombre total des bénéficiaires et le coût du dispositif. Si les changements évoqués provoquèrent de vives controverses, leurs effets furent décevants. Une diminution du nombre de bénéficiaires de la prestation complète fut certes observée. Elle était toutefois moins importante que ce qu’attendu tout en étant plus que compensée par le nombre de nouvelles entrées dans le système.

31La perspective dans laquelle les protagonistes de l’assurance invalidité étaient considérés au départ, c’est-à-dire celle de victimes de circonstances macro-économiques, commença alors à changer. L’accent était désormais mis, dans une visée plus micro-économique, sur la possibilité d’effectuer des choix en vue d’une action à laquelle les parties prenantes avaient intérêt. La liberté dont les partenaires sociaux jouissaient dans la mise en œuvre de la wao était perçue comme faisant obstacle, en pratique, à tout changement de la politique d’assurance invalidité. De ce changement de perspective découle un glissement en faveur d’une action publique visant la modification, leurs positions et responsabilités. Une loi ayant pour objectif de réduire le poids représenté par l’invalidité (tav) fut adoptée au début de 1992, à l’issue d’une âpre lutte politique. L’objectif devait être atteint par le biais de mesures de réintégration des bénéficiaires et de dissuasion financière à l’encontre des employeurs. Une autre loi, aux conséquences encore plus importantes, suivait en août 1993. Celle-ci, la tba, restreignait le niveau aussi bien que la durée des prestations tout en durcissant le critère d’accès au dispositif. Cette loi fut la première à avoir un effet notable sur le nombre de bénéficiaires de la wao, ainsi qu’en témoigne le graphique 1.

32Il devenait néanmoins de plus en plus clair que les changements juridiques ne suffisaient pas. Une restructuration des pratiques de mise en œuvre de la législation s’avérait nécessaire. Une enquête parlementaire (voir infra) contribua à lever le tabou qui faisait obstacle à un débat sur le détournement de la wao. Le « problème de la législation relative à l’invalidité » y était redéfini comme relevant des modalités de son « application ». La mise à distance des partenaires sociaux en ce qui concerne la mise en œuvre de la wao ainsi que son contrôle fut alors sérieusement envisagée par le gouvernement. Deux réformes successives concrétisèrent cette nouvelle volonté en 1995 et 1997. Le Conseil de la Sécurité sociale (svr), tout d’abord, fut remplacé par un Conseil de surveillance (ctsv) qui était en fait un organisme administratif semi-autonome, et excluait les partenaires sociaux. Toutes les tâches effectuées par les caisses d’assurance professionnelles bipartites, qui étaient auparavant responsables des structures de mise en œuvre, revenaient à un Institut national de l’assurance sociale (lisv) organisé de manière tripartite. Les fonctions de l’Agence médicale commune (gmd), dissoute, étaient enfin assurées par des organismes de mise en œuvre distinct. Seul le rôle consultatif du Conseil économique et social demeurait intact.

33Bien que le nombre de bénéficiaires de la wao ait recommencé à augmenter depuis 1997, aucune autre réforme n’a été envisagée. La raison essentielle en est que les hommes politiques se sont révélés très sensibles à l’hostilité que la loi de 1993 (tba) a suscité au sein de l’opinion publique. Le débat politique s’est focalisé sur des propositions plutôt incohérentes de privatisation ou encore sur l’adoption de mesures de prévention et de réintégration professionnelle. Différentes initiatives des deux derniers types ont certes vu le jour depuis 1994, tandis qu’un retournement s’est opéré en 1999 dans le débat relatif à la privatisation. Dans le nouveau système de sécurité sociale (suwi, opérationnel depuis janvier 2002) la mise en œuvre des législations relatives au chômage et à l’invalidité constitue désormais une responsabilité du secteur public. Dans le même temps toutefois, le nombre de bénéficiaires continue à augmenter, en termes absolus plutôt que relatifs cependant, tandis que la wao demeure l’un des abcès de fixation de la politique néerlandaise.

34Avec le recul, il apparaît que la restructuration manquée de la politique néerlandaise d’assurance invalidité s’est étalée sur plusieurs décennies. L’évolution de l’action publique en la matière semble avoir été déterminée par la situation (ou la crise) économique et politique, ainsi que par la diversité des intérêts des acteurs qui en avaient la responsabilité de sa mise en œuvre et de son contrôle. Le tout est à l’image de l’histoire de la sécurité sociale néerlandaise qui s’apparente à une bataille continue opposant les acteurs institutionnels qui y sont impliqués. Dans le même temps, l’interdépendance qui unit ces derniers est telle que les relations qu’ils entretiennent aboutissent souvent à des impasses.

35La question à laquelle nous souhaitons répondre concerne le rôle qu’a joué, ou non, la recherche de type socio-économique dans l’histoire qui vient d’être contée.

36La relation entre sciences sociales et formation de l’action publique dans le domaine de la sécurité sociale aux Pays-Bas est à la fois très institutionnalisée et très fragmentée. Les acteurs des politiques publiques, ministères, organismes administratifs, autorités locales, disposent tous de leur propre budget de recherche tandis que la coordination se montre inexistante ou est mal organisée. En ce qui concerne le problème de l’invalidité, la plupart des projets de recherche importants sont initiés et financés par trois organisations. Il s’agit tout d’abord du ministère qui en a la responsabilité politique, celui des Affaires sociales et de l’emploi. On trouve ensuite l’organisme chargé du contrôle des structures de mise en œuvre, le Conseil de la sécurité sociale – svr - jusque dans les années quatre-vingt-dix, puis le Conseil de surveillance de la sécurité sociale – cstv – et aujourd’hui l’iwi – Inspection du travail et du revenu. Un troisième organisme, l’Institut national de l’assurance sociale (lisv, aujourd’hui uwv) finance également des projets d’étude important.

37Le ministère des Affaires sociales et de l’Emploi tout comme le svr/ctsv/iwi disposent de leur propre service de recherche. Au sein du ministère, celui-ci sous-traite généralement les travaux à des universitaires ou à des sociétés de conseil. Les services recherche de l’organisme de contrôle de la sécurité sociale (svr/ctsv/iwi) fait en revanche réaliser la plupart des études en interne. Dans la mesure où, jusqu’en 2002, chacun de ces deux acteurs institutionnels avait son propre agenda en matière de politiques publiques et que ceux-ci étaient partiellement opposés, les résultats des recherches effectuées étaient rarement en adéquation avec les priorités de l’un et de l’autre. Il en découle qu’une grande partie des recherches effectuées à l’instigation ou au sein de ces deux organisations, c’est-à-dire la majeure partie des travaux consacrés à la wao, peuvent être considérées comme prêtant à controverse du point de vue politique. L’uwv produit pour l’essentiel des travaux de suivi d’activité qui sont assez descriptifs.

38Bien que la majeure partie des études soient produites par les acteurs qui viennent d’être évoqués, l’activité de recherche des autres protagonistes institutionnels n’est nullement insignifiante. On songe par exemple à l’enquête parlementaire qui sera discutée plus loin. La production des organismes consultatifs concernant la wao n’est, par ailleurs, pas très importante mais a certainement eu une influence, ne serait-ce que parce que le gouvernement, contraint de réagir officiellement, ne peut totalement ignorer ces rapports. Pour résumer, il serait possible de dire que tous les membres du dense réseau d’acteurs institutionnels jouent la carte de la recherche dans le jeu consultatif.

Les études de cas

39Trois cas empiriques distincts concernant l’influence de la recherche sur l’action publique vont être décrits dans la présente section. Tous concernent les ajustements (dans le sens d’un durcissement) du critère d’invalidité qui détermine l’ouverture des droits du demandeur. Cette question a été, d’une manière constante, au centre des débats relatifs à la réforme de la wao. Le projet concernant les déterminants de la wao, première étude d’ampleur consacrée au problème, sera d’abord abordé. Ce travail de recherche à long terme, initié en 1976 et achevé au début des années 1980, a influencé plusieurs ajustements de la politique d’assurance invalidité opérés entre 1980 et 1990. Les deux autres cas envisagés concernent également la relation qui peut être établie entre l’action publique et la recherche en ce qui concerne d’autres modifications du critère d’invalidité intervenues entre 1990 et 2000.

Premier cas : le projet relatif aux déterminants de la wao

40Ce projet a été initié à un moment où la recherche sur la sécurité sociale était encore peu développée aux Pays-Bas. L’initiative principale n’en revient pas à un acteur institutionnel, mais plutôt à un groupe d’individus, chercheurs universitaires pour la plupart. Le projet a été financé par et a trouvé son inscription institutionnelle au sein de l’administration de la sécurité sociale. Au moment de son lancement, en 1976, le problème posé par la wao s’amplifiait rapidement mais les propositions d’explication des causes du phénomène étaient limitées. En 1970, 215 000 personnes environ avaient droit à l’allocation d’invalidité. Six ans plus tard, ce chiffre avait plus que doublé puisque 475 000 personnes étaient dans ce cas. Il était assez clair que les salariés comme les employeurs « profitaient du système » en jouant sur le principe « d’escomptabilité ». La façon dont le phénomène opérait concrètement, qu’il fallait absolument comprendre pour formuler des propositions d’action efficace, demeurait en revanche une énigme.

41La principale question à laquelle ce projet devait répondre touchait les déterminants réels de l’invalidité professionnelle et de sa reconnaissance institutionnelle. Il s’agissait d’une recherche multi-niveaux, centrée sur les clients du dispositif et, en particulier, l’étude de 3 000 personnes en arrêt longue maladie. Les premières mesures étaient effectuées après cinq mois, les secondes après douze. À cette époque, les salariés bénéficiaient des droits à l’assurance maladie pendant les douze premiers mois de leur arrêt et avaient ensuite la possibilité de demander à bénéficier de la wao. La période d’un an constituait donc un seuil psychologique important dans le processus au terme duquel les salariés devenaient « invalides » ou cherchaient à entrer à nouveau sur le marché du travail. L’étude prenait également en compte un groupe témoin de 2 000 salariés en bonne santé et couverts par l’assurance invalidité. Les chercheurs ne se contentaient pas d’interviewer les employés et leurs patrons, ils inspectaient également leurs lieux de travail tout en discutant avec les médecins et les experts du monde du travail qui étaient concernés.

42L’un des facteurs qui explique la longueur du projet est la façon dont les structures de mise en œuvre de l’assurance invalidité ont fait obstacle à la collecte des données. Les premiers résultats, publiés en 1981, étaient toujours formulés de manière « non compromettante ». Intégré en 1982, le concept de « chômage caché » permettait de désigner de manière appropriée les dysfonctionnements qui touchaient la wao. Ce n’est qu’en 1987 que les résultats finaux ont été publiés. Les chercheurs avaient entre-temps publiés différents articles et contributions ainsi qu’une dizaine de monographies. Leur principale conclusion était que les demandeurs entraient dans le dispositif d’assurance invalidité pour des raisons socio-économique et non pas simplement médicales. La plupart des nouveaux venus étaient des hommes plus âgés que la moyenne avec un faible niveau de qualification, en position défavorable sur le marché du travail et en relativement mauvaise santé. Ils avaient longtemps occupé des postes offrant des conditions de travail pénible et sans véritables perspectives de carrière. Outre l’évaluation professionnelle effectuée par un médecin, la perception que les clients de l’assurance invalidité avaient de ce qui restait de leur capacité de travail jouait également un rôle important dans le processus. Les travailleurs plus âgés étaient, en particulier, très pessimistes à ce sujet et les patrons qui souhaitaient se débarrasser d’eux les renforçaient dans cette attitude. L’importance des facteurs non physiologiques dans les déterminants du recours au dispositif constituait un révélateur du fait que celui-ci offrait des possibilités, non prévues par ses concepteurs, aux employeurs et à leurs salariés. Les chercheurs estimaient qu’entre 29 et 49% de ces derniers étaient en fait capables de continuer à exercer une activité professionnelle correspondant à leur niveau de formation et d’expérience professionnelle. Ils suggéraient de recourir à quatre types d’instruments d’action publique ou d’incitation visant à réduire le nombre de nouveaux bénéficiaires de l’assurance invalidité dans le futur : la réduction des prestations, l’amélioration de la situation de l’emploi, l’application de critères d’entrée ou d’ouverture des droits plus sévères et l’amélioration des conditions de travail dans les ateliers.

43Ainsi que l’on pouvait s’y attendre, leurs conclusions à propos du chômage caché éveillaient les sensibilités politiques, lorsqu’elles n’étaient pas contestées, en particulier par les syndicats. Les organisations responsables de la mise en œuvre de l’assurance invalidité – le Conseil de la sécurité sociale (svr), qui en assurait la surveillance et le Conseil économique et social, organisme consultatif – réagirent cependant également de façon négative. Seul l’accueil du ministère des Affaires sociales et de l’Emploi était positif, en particulier après le changement de gouvernement de 1982, année à la fin de laquelle le nombre de personnes considérées juridiquement comme invalide avait franchi la barre des 700 000. « Traduites » par le gouvernement, les estimations des chercheurs aboutissaient à un taux de chômage caché de 50 %. Avec de tels chiffres et compte tenu du contexte, le problème de l’assurance invalidité, reformulé en termes de chômage caché, se trouvait propulsé au sommet de l’agenda politique. La voie était ouverte pour la préparation de mesures qui permettraient de modifier le système. En conséquence, le parlement décida en 1985 de réduire le niveau des prestations qui passèrent de 80 % à 70 % de la dernière rémunération. En 1987, l’article relatif à « l’escomptabilité » était abrogé, tandis qu’une définition plus stricte du critère juridique d’invalidité était adoptée. Dans le même temps, et en partie pour facilité l’acceptation des ajustements opérés au plan politique, le gouvernement accéda aux demandes de mise en place d’un dispositif d’évaluation a posteriori de l’efficacité des nouvelles mesures. Si le projet de recherche portant sur les « déterminants » était régulièrement invoqué pour renforcer la légitimité politique des changements introduits dans le domaine de l’assurance invalidité, l’usage qui en était fait était sélectif et les mesures adoptées ne reflétaient qu’une partie des recommandations qu’il contenait. Il est néanmoins possible, avec le bénéfice du recul, d’estimer que le projet de recherche consacré aux déterminants du recours à l’assurance invalidité a eu un impact significatif. Il a non seulement favorisé un accroissement de l’effort de recherche portant sur ce domaine de l’action publique mais a, en outre, été à l’origine d’un débat politique important sur la wao, qui est toujours d’actualité.

Deuxième cas : une nouvelle réduction des entrées dans la wao obtenue par le biais de la loi tba

44Le fait que les réformes de 1987 n’avaient pas permis de réduire le nombre d’entrées dans le dispositif de la wao devint rapidement évident. Le profil des nouveaux entrants faisait néanmoins apparaître d’importants changements. Les femmes et les jeunes salariés étaient plus nombreux ainsi que les personnes se plaignant de problèmes psychologiques tels que le stress ou le syndrome d’épuisement professionnel. Les évolutions évoquées reflétaient les changements structurels intervenus dans le domaine de l’emploi aux Pays-Bas, en diminution dans le secteur manufacturier mais en augmentation dans celui des services. Un glissement s’opérait dans l’attention politique, désormais moins portée sur le chômage caché comme facteur d’explication de la montée en puissance de la wao et plus attachée au rôle joué par les marges de décision discrétionnaire qu’autorisait l’infrastructure de mise en œuvre de la loi dans la détermination du statut d’invalide. À la fin de 1989, le nombre d’individus considérés comme invalides au sens juridique du terme avait atteint la barre des 844 000 tandis que, dans le même temps, les chiffres du chômage atteignaient des sommets. La situation économique défavorable créait un sentiment d’urgence qui conduit le gouvernement à mettre en place un ensemble d’incitations financières destinées à encourager les employeurs à améliorer leurs politiques de prévention. Lorsque cette réglementation dite du « bonus-malus » adoptée en 1991 s’avéra elle aussi insuffisamment efficace, une nouvelle loi, venant compléter la législation existante en matière d’invalidité, fut appliquée en 1994. La bta introduisait des changements à la portée significative dans plusieurs domaines :

45En ce qui concerne le critère d’invalidité : la perte de capacité de gains ne serait plus désormais déterminée qu’en fonction de l’état de santé objectif du demandeur.

46En ce qui concerne la définition juridique des activités professionnelles alternatives : les demandeurs devaient désormais accepter une gamme beaucoup plus large de possibilités, même si cela signifiait que l’emploi occupé correspondait à des niveaux de formation, d’expérience ou de rémunération inférieurs.

47Les experts en matière de travail devaient désormais utiliser un logiciel dénommé Système d’information sur les fonctions (fis). L’évaluation des capacités de gain subsistantes des demandeurs effectuée par ce programme était désormais fondée sur trois, et non plus cinq, niveaux d’emplois représentant un total de trente professions.

48Tous les demandeurs allaient devoir se soumettre à des réévaluations périodiques (après un an, puis tous les cinq ans) qui seraient réalisées sur la base du nouveau critère d’invalidité ;

49Le niveau de la prestation offerte par la wao était revu à la baisse et désormais calculé en fonction de l’âge pour les nouveaux entrants. Les plus jeunes de ces derniers recevraient désormais une allocation plus faible, sur une durée plus courte.

50Ces mesures furent à l’origine d’une relative diminution du nombre de bénéficiaire de la wao qui passa de 921 000 en 1993 à 855 000. L’accroissement du niveau de chômage était, dans le même temps, significatif.

51Le rôle de la recherche avait été, en ce qui concerne l’ensemble de mesures contenues dans la tba, limité. Quelques-uns des résultats à l’issue du projet consacré aux déterminants de la wao avaient certes été utilisés, par exemple afin de légitimer le rétrécissement des marges d’action discrétionnaire dont médecins et évaluateurs des capacités de travail jouissaient jusque-là. Aucun nouveau projet de recherche ne fut initié afin de préparer l’élaboration de la nouvelle législation. Or, compte tenu de la nature des changements apportés à la politique d’invalidité, on aurait pu au minimum s’attendre à ce que des évaluations soient effectuées afin de mesurer les effets potentiels de mesures telles que le raccourcissement de la durée de perception de l’allocation. Il en découle que le contenu de la tba a, pour l’essentiel, été déterminé par le résultat de négociations d’ordre politique, conduites dans un climat où l’urgence qu’il y avait à contenir tout nouvel accroissement du nombre de bénéficiaires potentiels était ressentie avec acuité.

52Un rapport très critique à l’encontre de la façon dont le Conseil de la sécurité sociale (svr) contrôlait les structures de mise en œuvre avait cependant été publié en 1992 par la Cour des comptes (Nationale Rekenkamer), institution indépendante et très respectée [4]. Deux comités appartenant à la chambre basse du parlement, celui des Affaires sociales et de l’Emploi ainsi que celui des Finances, décidèrent qu’il leur revenait d’agir car ni le ministère ni le Conseil de la sécurité sociale ne le feraient. Un groupe de travail conjoint, puis un sous-comité de la chambre basse, furent d’abord mis en place avec pour objectif de procéder à une investigation concernant la sécurité sociale. Celle-ci devait de manière plus précise porter sur la mise en œuvre des dispositifs, le contrôle dont elle faisait l’objet et, enfin, sur les effets des procédures alors utilisées sur le nombre de chômeurs de bénéficiaires de l’assurance invalidité. Ce processus aboutit finalement à la mise en place d’une véritable enquête parlementaire disposant de son propre budget de recherche et du pouvoir d’interroger des témoins sous serment. Deux sociétés de conseil extérieures procédèrent à un total de 430 entretiens tandis que le comité interrogeait 79 protagonistes à huis clos. Les conclusions du rapport publié par le comité au début de septembre 1993 avançaient que toutes les parties prenantes – des décideurs aux acteurs de la mise en œuvre en passant par ceux qui étaient chargés de contrôler cette dernière – avaient failli à leurs devoirs. Il ne s’agissait pas là d’une véritable découverte, mais le poids politique du comité d’enquête était tel que le tabou pesant sur les abus dont la sécurité sociale faisait l’objet fut levé. Pour autant, aucune des recommandations détaillées formulées par les auteurs du rapport ne furent reprises. Trois propositions de restructuration du système furent adoptées à l’issue du débat parlementaire. Il s’agissait de la mise en place d’un contrôle indépendant ; d’une structure de mise en œuvre régionale plutôt que sectorielle et, enfin d’une mise à l’écart des partenaires sociaux en ce qui concerne l’évaluation des demandes dont ils n’auraient plus la responsabilité. La réforme qui fut ensuite lancée s’inscrivait dans l’esprit de ces propositions même si, au final, le contrôle de la mise en œuvre dépendait plus du ministère que le comité d’enquête ne l’aurait souhaité. Il est possible d’affirmer que ce dernier joua un rôle important dans la mesure où il contribua à un glissement conceptuel du débat public dans lequel les déficiences de l’infrastructure de mise en œuvre, et non plus le chômage caché, était désormais considéré comme la cause principale de la faillite de la wao.

53Il serait bien sûr possible de se demander si les travaux du comité s’apparentent à de la « recherche ». Le recours aux enquêtes parlementaires n’intervient que lorsque les procédures d’évaluation et de recherche existantes échouent en raison de la complexité politique des questions traitées. Bien qu’il soit effectué par des consultants – chercheurs rémunérés à partir d’un budget destiné à la collecte et à l’analyse de l’information – le recueil des données demeure sous le contrôle des parlementaires qui font partie du comité d’enquête. Il peut néanmoins être affirmé que, dans le contexte de la relation particulière qui unit la recherche et la formation de l’action publique aux Pays-Bas, l’enquête parlementaire constitue un exemple supplémentaire du phénomène qui nous intéresse. Un acteur des politiques publiques, en l’occurrence le parlement, institutionnalise la production et l’utilisation de la « connaissance » issue de la recherche. Le cas qui vient d’être évoqué a également permis de voir le rôle que peut jouer un autre acteur institutionnel dans le domaine de la recherche. Il s’agit de l’auditeur général [équivalent du Président de la Cour des comptes française – ndt].

Troisième cas : adoucir l’impact de la mise en œuvre de la réforme

54L’émotion suscitée par la tba apparaissait clairement au lendemain de sa mise en œuvre. Nombreux étaient les demandeurs qui craignaient de voir leurs droits amputés par comparaison avec ce qu’ils auraient été dans la période précédente. Les organisations de clients de l’assurance invalidité commencèrent à exercer une pression politique croissante sur le gouvernement qui, après un temps, se montra disposé à les entendre. La souplesse dont le pouvoir faisait désormais preuve tenait à une raison essentielle. La réforme législative avait permis de faire passer le nombre d’invalides de 921 000 à la fin de 1993 à 855 000 en 1996 tandis que, parmi ces derniers, la proportion de bénéficiaires d’une allocation complète avait, par opposition à celle des bénéficiaires d’une prestation partielle, également diminué. La mise en œuvre de la tba coïncidait en outre avec la tenue des travaux du comité d’enquête parlementaire.

55La mise en œuvre de la nouvelle loi déclencha immédiatement la mise en route de projets de recherche dans le domaine social. Ceux-ci étaient pour une part financés par l’Union nationale des groupes régionaux de clients de l’assurance invalidité et, pour une autre part, par l’institution responsable du contrôle de la mise en œuvre, le conseil de surveillance de la sécurité sociale. Trois de ceux-ci, les plus importants, vont retenir notre attention et seront abordés par ordre chronologique.

56La première étude (Rietbergen, 1994a) portait sur les récriminations des clients de la wao et a été publiée en février 1994. Le nombre de plaintes enregistrées par les groupes régionaux avait commencé à croître presque immédiatement après l’introduction de l’ensemble de mesures contenues dans la tba. La majeure partie des récriminations visait trois types de problèmes : la crainte de perdre le bénéfice d’une allocation complète, le caractère désormais plus strict des évaluations médicales qui pouvait se traduire par l’attribution d’un pourcentage d’invalidité plus faible en termes juridiques et, par conséquent, des prestations moindres, et enfin, l’abrogation de la règle autorisant les bénéficiaires de la wao à obtenir des revenus venant compléter leur allocation.

57Le projet de recherche permit de confirmer que les récriminations évoquées étaient fondées et mit en lumière plusieurs effets pervers des mesures contenues dans la tba, en particulier en ce qui concerne la réintégration sociale des travailleurs handicapés. Aussi le rapport publié contenait-il un certain nombre de recommandations spécifiques. Parmi celles-ci figuraient la mise en place de compensations financières à destination des ouvriers handicapés les plus âgés, le report – dans certaines circonstances – des réévaluations prévues dans la loi, l’accroissement du nombre d’emplois alternatifs utilisés comme base d’évaluation de la capacité de gain subsistante du demandeur et, enfin, une meilleure information des demandeurs à propos du système d’information sur les fonctions (fis). Aucune de ces propositions n’eut un impact sur la politique d’assurance invalidité.

58La deuxième étude (Rietbergen, 1994b), qui parut en novembre 1994, constituait en fait une suite de la première et avait d’ailleurs été initiée par la même Union nationale des groupes régionaux de clients de l’assurance invalidité. La recherche portait, cette fois-ci, sur des plaintes très spécifiques. Des demandeurs avaient, dans de nombreux cas, été déclarés aptes au travail de manière injustifiée. Le verdict reposait en effet sur des exemples d’emplois atypiques ou inexistants fournis par le logiciels fis. Parmi ceux-ci figuraient notamment les professions de préparateur de rouleaux de printemps ou de cultivateur de bonsaïs. Le programme informatique fis contenait également des emplois dont il était impossible, en raison des capacités physiques qu’ils requéraient, qu’ils soient occupés par des personnes handicapées. Il paraissait évident que le programme informatique utilisé était affecté de défauts significatifs. La recherche visait à comprendre de manière aussi exacte que possible ce qui se passait pendant la procédure d’évaluation effectuée par des experts du travail qui utilisaient fis. Le chercheur procéda donc à une simulation avec ce programme et compara ses résultats avec ce qu’ils auraient officiellement dû être.

59Cette étude permit d’identifier les éléments du programme qui étaient responsables des résultats « bizarres » et de formuler des recommandations spécifiques en vue de l’amélioration du système. L’application de telles modifications aurait accru la marge de décision discrétionnaire dont disposent les experts du travail dans les évaluations auxquelles ils procèdent. Il leur aurait par conséquent été plus difficile de se cacher derrière le fis, alors présenté comme un système de décision plus ou moins objectif.

60Ce projet de recherche eut un résultat immédiat au parlement où certains députés adressèrent des questions au secrétaire d’État et au ministre des Affaires sociales et de l’Emploi. La première réaction de ce dernier fut cependant de passer commande de deux autres études afin de vérifier les conclusions de Rietbergen (Knegt et al., 1995, l’autre enquête fut réalisée par la société de conseil kpmg). Ces deux projets confirmèrent à nouveau les résultats obtenus auparavant. Ce n’est toutefois qu’après la publication d’une troisième étude que le gouvernement se décida enfin à entrer en action.

61Celle-ci (Koehler et al., 1995) avait été conduite sous la direction du Conseil de surveillance de la sécurité sociale. Il s’agissait d’une évaluation du critère juridique d’entrée dans le statut d’invalide après son ajustement. Le projet confirma l’impact positif de l’ensemble de mesures contenues dans la tba sur le nombre total de demandeurs de pensions d’invalidité mais était en revanche beaucoup plus critique à propos de la qualité des procédures administratives mises en œuvre. Les constats effectués dans les précédentes études quant au caractère arbitraire et injuste de la gestion des cas d’invalidité étaient renouvelés. Il s’avérait que la souplesse et le pragmatisme qui caractérisaient auparavant les procédures d’évaluation avaient pratiquement disparu. Les critiques contenues dans cette étude attirèrent immédiatement l’attention des média et devinrent un problème public. Avant même la publication des résultats de la recherche conduite sous la direction du Conseil de surveillance de la sécurité sociale, le secrétaire d’État avait envoyé une lettre au parlement dans laquelle il dressait la liste de dix-sept ajustements spécifiques « susceptibles d’atténuer les souffrances ». Les mesures contenues dans la tba étaient adoucies de plusieurs manières. Les « règles d’évaluation » subissaient une modification, appliquée en février 1996, de manière à intégrer une plus large gamme de professions. Une partie des emplois les plus improbables étaient éliminés du système d’information sur les fonctions. Les salariés âgés de plus de 45 ans n’avaient plus à subir de réévaluation de leur statut. Enfin, dernier exemple, on accrut l’harmonisation des procédures d’évaluation de l’invalidité appliquées par les médecins des assurances.

62Affirmer que le projet de recherche du Conseil de surveillance de la sécurité sociale fut à l’origine des modifications apportées à l’ensemble de mesures contenues dans la tba procèderait d’une simplification abusive. Une appréhension plus réaliste de la situation conduit à souligner que plusieurs études confirmaient ce qui s’apparente à un noyau de conclusion dont la portée était critique. L’impact des résultats de ces évaluations s’est joint à celui du soutien de l’opinion publique en faveur des ajustements recommandés pour ouvrir la voie à des changements dont certains étaient étroitement liés aux résultats contenus dans les rapports. La recherche a donc joué un rôle au plan de la conceptualisation et de la facilitation des modifications apportées à l’action publique dans un contexte qui était, en outre, favorable. Il était plus facile pour le gouvernement d’accepter quelques changements au moment où une diminution significative du nombre de demandeurs d’allocations invalidité pouvait être observée. Ceci est d’autant plus vrai que la portée des ajustements considérés, souvent superficiels, demeurait modeste alors que leur impact politique était considérable. Les changements apportés avaient une dernière vertu. Tout en faisant chuter la tension au plan politique, ils faisaient disparaître la nécessité de nouvelles évaluations.

Conclusions

63L’objet de cet article était d’identifier l’éventuelle valeur ajoutée qu’a apporté l’important effort de recherche consenti en termes d’amélioration de la politique d’assurance invalidité et de sa mise en œuvre. La question était en particulier de savoir si les travaux effectués ont contribué à contenir le problème de la wao ou n’ont, au contraire, eu qu’un impact négligeable sur l’action publique et sur les pratiques. Il s’est agi, pendant vingt ans, d’un problème majeur comportant des implications significatives du point de vue de la politique et de l’action publique. Il a par ailleurs fait l’objet d’un effort de recherche considérable de ce dernier point de vue. Le critère d’entrée dans le statut d’invalidité a en outre défini de manière constante le cadre dans lequel la question était posée. Compte tenu des éléments qui viennent d’être évoqués, l’approche la plus pertinente consistait à considérer des exemples de recherches dont la structure est caractérisée par l’existence de conditions qui favorisent leur influence sur l’action publique. On songe ici au poids institutionnel de leurs responsables, à la relation qui existe a priori entre leur objet et un ajustement particulier de la politique d’assurance invalidité. Le même raisonnement s’applique, nous l’avons également vu dans l’introduction de cet article, pour justifier la sélection de cas qui, aux yeux des chercheurs compétents et des décideurs, constituent des exemples de bonne pratique en termes d’utilisation de la recherche portant sur l’action publique. En d’autres termes, notre plan de recherche – qui prenait en compte tous les exemples de recherche mentionnés par nos informateurs et pas seulement ceux qui ont été analysés de manière détaillée ici – était conçu de manière à maximiser les probabilités de détection de l’influence des études réalisées sur la politique sociale. Nos conclusions touchent deux points essentiels, « l’utilisation du savoir » d’une part et, d’autre part, la relation qui existe entre l’architecture institutionnelle et l’interface recherche-action publique.

L’utilisation du savoir

64Aux Pays-Bas, les analyses de politique publique visant à rendre compte du problème de l’assurance invalidité sont relativement peu développées. De ce point de vue, le projet relatif aux déterminants de la wao, à l’origine de la « tradition » des études conduites dans ce domaine, constitue une exception remarquable. La plupart des recherches effectuées sont en effet de type évaluatif ou descriptif et n’intègrent pas l’étude des solutions envisageables. La demande de travaux descriptifs fournissant, de préférence, une information statistique à propos de la situation qui prévaut alors, est permanente. Ce constat semble confirmer l’hypothèse formulée à propos du cycle de l’action publique. Celle-ci suppose en effet que l’objet et l’utilisation des recherches varient en fonction des différentes phases qui caractérisent le processus des politiques publiques, lors même qu’il apparaît clairement que ce type de fluctuations n’autorise ni une production, ni une utilisation optimales de la connaissance. « Lorsque les décideurs se mettent en quête d’une aide à la résolution d’un problème dont la résolution leur échappe, les chercheurs de terrain se voient souvent donner carte blanche. Leur contribution est alors souvent d’ordre conceptuel et leurs travaux sont susceptibles d’avoir une influence sur la configuration de l’agenda de l’action publique. Lorsque, en revanche, la politique devant faire l’objet d’une évaluation est déjà bien établie, le mandat confié aux analystes recrutés est souvent fixé de manière détaillée. Il n’est pas attendu de l’évaluation qu’elle remette en cause les présupposés qui fondent l’action publique et il est d’ailleurs assez rare qu’elle ait une influence sur cette dernière. » (Cross et al., 2000, p. 36).

65Le problème de la wao a, de ce point de vue, fait l’objet de son lot d’évaluations, ce qui constitue d’ailleurs une exigence explicite lorsqu’une nouvelle législation est mise en place. Les évaluations effectuées sont néanmoins le plus souvent de type global, le projet relatif aux déterminants de la wao constituant une nouvelle fois une exception de ce point de vue. Leur impact est en général annulé par les changements qui interviennent dans les orientations et priorités de l’action publique après que la mesure censée être évaluée ait commencé à être mise en pratique. Ce constat particulier en recoupe un autre, d’ordre plus général, et confirme un lieu commun dans le domaine de l’utilisation du savoir. La façon dont les problèmes sont définis dans les projets de recherche a une influence déterminante sur les résultats obtenus et, par conséquent, sur les recommandations effectuées en termes d’action publique. Le travail du temps peut s’effectuer dans deux directions. Il est possible que les recommandations contenues dans les évaluations soient « reprises » avec un décalage important, à l’instar de ce qui se produit dans le cas du projet portant sur les déterminants de la wao. Il peut toutefois aussi signifier que les propositions formulées à l’issue des analyses effectuées deviennent obsolètes. Les protagonistes de l’action publique peuvent de fait délibérément chercher à obtenir un tel résultat, par exemple en passant commande de nouveaux travaux de recherche plutôt que d’entreprendre une action ou alors en entravant l’effort de recherche en cours.

66Les débats, tout comme les interventions sur la politique d’assurance invalidité, doivent être analysés en relation avec l’accroissement du nombre de demandeurs, en particulier quand la situation socio-économique s’avère problématique dans d’autres domaines, par exemple celui du chômage lorsque les chiffres officiels sont élevés. L’impact de la recherche, qu’il soit appréhendé en termes de renforcement d’un changement de perspective de l’action publique, de propositions de mesures concrètes ou d’ajustements incrémentaux de celles qui existent, semble alors dépendre largement de la façon dont les recommandations formulées s’ajustent aux caractéristiques politiques et institutionnelles pré-existantes de l’arène de la wao. Plus les résultats obtenus sont sensibles, plus les risques d’interventions du commanditaire de l’étude sont grands. Celui-ci peut alors par exemple entraver le processus d’investigation, influencer la présentation de ses résultats ou encore initier une nouvelle étude afin d’obtenir une seconde opinion.

67Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le rôle de la recherche est négligeable. Sa valeur peut, au plan conceptuel, être considérable. Nous souhaitons simplement souligner que la conformité, plus que la validité, des résultats obtenus ou des recommandations effectuées avec les intérêts des acteurs des politiques publiques qui sont en place, importe. Le même type de remarque s’applique d’ailleurs en ce qui concerne la rigueur méthodologique ou même le coût des études effectuées. Ainsi, alors que le projet relatif aux déterminants de la wao était très solide de ce point de vue, ses résultats n’ont été repris qu’après un long délai, au moment où ils entraient en conformité avec le climat politique. En revanche, les résultats des études concernant la façon dont les clients de l’assurance invalidité percevaient les mesures contenues dans la tba après leur mise en œuvre, bien que beaucoup moins fiables du point de vue méthodologique, ont été intégrés immédiatement. Leur mérite était en effet de contribuer à faire chuter la tension. Il apparaît d’autre part que les probabilités d’utilisation directe d’une recherche au plan pratique s’accroissent lorsque son objet touche des questions techniques qui concernent la vie quotidienne des usagers. La publicité accordée à un travail de recherche constitue enfin un facteur important de médiation de son impact. Des facteurs tels que l’autorisation de publier les résultats, la façon dont ceux-ci sont mis en valeur ou, au contraire, minimisés par le commanditaire, ou encore la façon dont ils sont présentés entrent en ligne de compte. La couverture médiatique d’un rapport comportant une dimension humaine significative sera beaucoup plus importante que celle d’une étude très technique fourmillant de données quantitatives.

68Il apparaît, dans cette mesure, que le contexte politique est le principal déterminant en ce qui concerne ce qu’il advient des résultats des recherches effectuées. Un tel constat correspond assez à notre hypothèse de départ. En dépit des importants investissements dont la recherche a fait l’objet dans le domaine de l’assurance invalidité, son impact sur la formation et la mise en œuvre de l’action publique a été assez limité. Il appartient néanmoins de ne pas sous-estimer l’influence des travaux évoqués au plan conceptuel. Si la recherche ne constitue pas habituellement la première origine des signaux indiquant que des changements sont nécessaires, elle contribue néanmoins à les faciliter d’un point de vue pratique parce qu’elle fournit un ancrage aux glissements qui affectent la perception du « problème ». Une analyse des tendances en termes de recherche et d’action publique dans le domaine de l’assurance invalidité effectuée par ailleurs aboutit à des conclusions similaires. Celle-ci suggère que, dans ce domaine au moins, « la recherche n’offre guère de prises tangibles aux décideurs. Le développement de l’action publique dépend avant tout des choix politiques que ces derniers effectuent ainsi que de leurs intuitions, pas de la compréhension scientifique des problèmes » (Aarts et al., 2002, p. 197).

La relation entre l’architecture institutionnelle et l’interface recherche-action publique

69Nos conclusions s’apparentent donc à celles des études classiquement consacrées à l’utilisation du savoir. L’influence que peut avoir la recherche consacrée aux politiques publiques comporte une dimension pratique très limitée et intervient également, dans une certaine mesure, au plan conceptuel. Elle se manifeste essentiellement lorsque les évolutions de l’agenda politique ou les changements de perspective qu’elle vient renforcer sont déjà « dans l’air ». Il est rare qu’elle contribue à l’émergence d’un nouvel agenda. Un tel verdict peut apparaître dérangeant. Il faut toutefois garder à l’esprit que la question posée était de savoir si la recherche avait un quelconque rôle que ce soit. Notre description du modèle des polders a permis d’identifier le rôle de « lubrifiant » joué par les experts et les chercheurs dans le système. La douloureuse histoire de la politique d’invalidité néerlandaise confirme-t-elle cette proposition ? La wao constitue-t-elle un cas offrant la possibilité d’une compréhension en profondeur de la relation qui existe entre l’architecture institutionnelle et l’interface recherche-action publique ? La réponse est, à notre avis, positive. Le fait d’être un acteur institutionnel dans cette arène de politique publique implique en effet de commanditer ou d’effectuer des travaux de recherche substantiels. Les « cadres » de perception générale des problèmes doivent, de manière évidente, être soutenus par une production intellectuelle de ce type pour s’imposer au plan politique. De même, les glissements qui interviennent dans les cadres de perception évoqués sont souvent associés à l’existence de données qui sont issues de la recherche et les « confirment ». Ce rôle de la recherche qui, faute d’un meilleur terme peut être qualifié de « systémique » est bien difficile à identifier concrètement.

70Une telle proposition se vérifie y compris lorsque les changements qui interviennent dans l’action publique s’apparentent clairement à une rupture, par exemple lorsqu’une nouvelle loi est promulguée. Il est ainsi difficile d’apprécier l’importance du rôle joué par la recherche dans le cas de la tba. Les études réalisées n’ont certainement pas déterminé directement les mesures contenues concrètement dans cette loi. Il est en revanche possible d’argumenter qu’elles ont eu une influence sur la perception du problème de la wao que ce changement se retrouve dans la loi. Ceci n’est pas seulement vrai en ce qui concerne le projet relatif aux déterminants de l’assurance invalidité qui apparaît, dans les souvenirs de nos informateurs, comme un document important. La même réflexion pourrait en effet être appliquée à d’autres études réalisées au début des années 1990 (Aarts et al., 2002, p. 304). Le degré auquel la recherche contribue à renforcer le glissement intervenu dans les politiques d’invalidité dans les années 1990 correspond exactement à ce qui peut être anticipé dès lors que l’on considère que cette production intellectuelle opère à la façon d’un lubrifiant dans les relations entre acteurs institutionnels.

71Nous nous proposons, pour mettre un point final à cet article, de revenir à notre proposition initiale. Nous avions en effet suggéré que l’existence de relations étroite et institutionnalisée entre les domaines de la science et de l’action publique possède un caractère qui n’est pas moins exceptionnel que le consensualisme néerlandais. Nous avons procédé à une description de l’infrastructure de connaissance institutionnalisée qui participe de la constitution l’arène des politiques d’assurance invalidité. Celle-ci suggère certes que l’utilisation de la recherche aux Pays-Bas est, conformément aux schémas habituels, peu directe, voire indirecte. Un tel constat, aussi dérangeant soit-il, peut cependant être tempéré lorsqu’il est observé que la recherche constitue un facteur de première importance dans le fonctionnement de l’arène des politiques d’assurance invalidité. De ceci découle la question de savoir s’il faut se féliciter de cette utilisation « systémique » de la connaissance ou, au contraire, être critique à son encontre. L’interrogation peut prendre la forme de l’alternative suivante. Il pourrait être considéré que les relations qui existent entre la recherche et l’action publique contribuent à des adaptations plus graduelles, souples et rationnelles des régimes de protection sociale. Il pourrait cependant également être argumenté que ces relations représentent une contrainte qui affecte les possibilités de réalisation de travaux de recherche fondamentale en toute indépendance et conduisent, de manière concomitante, à ce que le potentiel des sciences sociales soit négligé. L’adoption d’une perspective comparative est indispensable pour formuler des hypothèses concernant l’impact de la relation entre l’infrastructure institutionnelle et l’interface recherche-action publique en termes de performance et d’adaptabilité des politiques sociales. Le moins que nous puissions faire ici est de suggérer le cadre qui pourrait être adopté pour procéder à ce type d’analyse comparative. Un niveau d’analyse, jusqu’ici négligé par les travaux consacrés à « l’utilisation du savoir », devra être pris en considération quels que soient les résultats des évaluations de la situation néerlandaise qui seront effectuées dans le futur. Nous sommes en effet convaincus que la question de l’interaction « systémique » entre recherche et action publique est importante et se pose également dans d’autres pays.

72Pour caractériser le modèle des polders néerlandais, nous nous sommes jusqu’ici contentés d’un seul attribut, le consensualisme, ce qui s’avère bien sûr insuffisant dès lors que l’on souhaite procéder à une véritable comparaison internationale. Il est possible, pour résoudre ce problème, de se reporter aux travaux consacrés aux « styles » nationaux de formation et de mise en œuvre des politiques publiques. Ceux-ci permettent en effet d’identifier des schémas conceptuels prometteurs. Dans une enquête qu’il a récemment conduite, Frans van Waarden (1999, p. 306-307) distingue par exemple plusieurs aspects dans les « styles de politiques publiques », le consensualisme ne constituant que l’un d’entre eux :

73L’importance de l’intervention de l’Etat ou de la réglementation dans la société et l’économie. À l’intérieur de cette dimension spécifique du style d’action publique deux types de distinctions peuvent en outre être effectuées. La première concerne les mécanismes de résolution des problèmes (recours à l’Etat, au marché ou à la société civile) qui sont privilégiés. La seconde touche la nature des interventions qui peuvent être actives ou réactives.

Tableau 1

Comparaison internationale des « styles » de politiques publiques

Tableau 1
Dimension États-Unis Royaume-Uni France Allemagne Pays-Bas I. Mode et intensité de l’intervention étatique Ia. Origine dominante de la régulation Marché Marché État Association Association idéologie associée Libéralisme Libéralisme Étatisme Corporatisme Corporatisme importance relative de la réglementation 2 1 5 3-4 3-4 étatique Ib. Intervention active ou passive Modérément Modérément Position sur l’échelle d’activité Active Réactive Active active active (de 5 à 1) 5 1 4 2 3 Ic. Intégration/fragmentation Planification/ Planification Planification/ Position sur l’échelle de planification Fragmentation Fragmentation intégration modérée intégration (de 5 à 1) 1 2 5 3 4 II. Processus de formation des politiques : relations au sein de la société civile IIa. Antagonisme/consensualisme Antagonisme Consensualisme Paternalisme Consensualisme Consensualisme Position sur l’échelle du formalisme 5 2 4 3 1 (de 5 à 1) IIb. Formalisme/non formalisme Non Non Formalisme Position sur l’échelle du formalisme Formalisme formalisme formalisme modéré Formalisme (de 5 à 1) 5 1 2 3 4 III. Mise en œuvre et application de la loi IIIa. Légaliste/pragmatisme Légalisme Position sur l’échelle du légalisme Légaliste Pragmatique modéré Légaliste Pragmatique (de 5 à 1) 5 2 3 4 1 Score total gouvernement interventionniste » 23 9 23 20-21 16/17 Référence : van Waarden (1999, p. 339).

Comparaison internationale des « styles » de politiques publiques

74Le degré d’intégration de la politique étudiée, par opposition à son éventuelle fragmentation.

75Les modes de formulation, de prise de décision, et d’opérationnalisation des politiques publiques. Plusieurs distinctions sont alors établies de ce point de vue, entre « modes » fondés sur l’autorité ou la collaboration ; en fonction de « l’étiquette » (privilégiant l’antagonisme, le paternalisme ou consensualisme) prévalant dans le domaine de l’action publique et, enfin ; en ce qui concerne les « manières » – formalisme, ouverture ou exclusivité.

76Les modes de mise en œuvre des politiques, d’application de la loi et de sanction, une distinction étant ici effectuée entre le légalisme strict et le pragmatisme souple.

77Dans le tableau comparatif élaboré par van Waarden, le cas néerlandais obtient le meilleur score en termes d’attributs du consensualisme, l’exemple britannique suivant de peu. Ceci implique que le modèle des polders, ainsi que les relations particulièrement étroites entre recherche et action publique qui le caractérisent, ne doit pas être défini uniquement en relation avec le consensualisme (extrême) mais également avec (certains) autres attributs. Le tableau 1 fait apparaître que la caractérisation du modèle néerlandais passe au minimum par la prise en compte simultanée des attributs suivant : consensualisme et pragmatisme extrêmes, formalisme prononcé.

78Nos suggestions concernant les travaux de recherche à venir ne contribuent certes pas directement à une amélioration de la compréhension des facteurs qui sont susceptibles de faciliter ou d’entraver les efforts de recherche individuels. Nous pensons cependant qu’une telle orientation serait prometteuse, particulièrement en qui concerne l’analyse globale de la signification qu’acquiert l’ensemble de la production intellectuelle consacrée à un problème dans une arène d’action publique donnée. À une époque caractérisée par la « surcharge d’information » et, de manière corrélative, par une besoin de « gestion de la connaissance » nous croyons que c’est dans cette direction que les investigations devraient s’orienter.

79Traduit de l’anglais

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    La « première vague » des pays engagés dans l’évaluation des politiques publiques au début des années soixante comprenait les Etats-Unis, le Canada, la Suède et l’Allemagne. Le nombre des pays participant à la « seconde vague » s’est accru à partir de la fin des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt pour inclure la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Finlande et la France (Boyle et al., 1999).
  • [2]
    Pour un exemple intéressant, se reporter à « A Canadian social experiment on strategies to make work pay », in Henke (2000, p. 12-13).
  • [3]
    En 1998, le pourcentage de la population active (les individus âgés de 15 à 65 ans) occupant un emploi représentant une durée de travail inférieure à 35 heures hebdomadaires était de 30%. Le pourcentage d’individus dépendants de prestations sociales (allocations de chômage, de maladie ou d’invalidité) était de 22%. Seuls 6,4% des chômeurs retrouvaient un emploi chaque mois alors que la proportion était de 23,3% au Danemark (Ministry of Economic Affairs, 2000). Le « taux de chômage réel » tel qu’il est mesuré par l’ocde inclut les chercheurs d’emploi qui sont en cours de formation, les préretraités ou individus pris en charge par d’autres programmes sociaux. De 1984 à la fin des années quatre-vingt-dix, celui-ci est resté à un niveau stable de 27% aux Pays-Bas (Henning & Weber, 1998).
  • [4]
    Le choix de cet objectif est une pure coïncidence. La Rekenkamervenait juste de se voir reconnaître le droit légal d’auditer les organismes administratifs autonomes. L’un des membres de son personnel, qui venait d’être recruté, a porté son choix sur le Conseil de sécurité social (svr) comme objet de la première évaluation pilote tout simplement parce qu’il connaissait bien cette arène d’action publique.
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