1« Le sixième programme-cadre de la Communauté européenne pour des actions de recherche, de développement technologique et de démonstration contribuant à la réalisation de l’espace européen de la recherche et à l’innovation (2002-2006) » a été lancé après de longues phases de planification et de préparation, par la décision n° 1513/2002/CE du Parlement européen et du Conseil (Journal officiel L232, 29 août 2002). Les consultations entre le Conseil européen, le Parlement européen et la Commission européenne sont une tradition ancienne en ce qui concerne le programme-cadre, mais les articles 163 et 164 du traité instituant la Communauté européenne tels que modifiés ont renforcé la position de la Commission européenne dans ce processus en faisant directement référence aux actions de la Communauté qui complètent les actions entreprises par les États membres.
2Le sixième programme-cadre (appelé précédemment le « nouveau programme-cadre ») a pour objectif ambitieux d’aller bien au-delà des activités précédentes : cela doit plutôt être compris en termes politiques et non comme concept scientifique. L’idée générale est la nécessité de créer un espace européen de la recherche, sur la base notamment des deux communications de la Commission européenne en 2000. Les objectifs sont définis dans des déclarations du Conseil en 2001 et 2002 : « dans une perspective de croissance économique durable, d’amélioration de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale, l’instauration rapide de l’espace européen de la recherche et de l’innovation a pour but ultime de permettre à l’Union de devenir, dès 2010, l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » (Décision, par. 6). En outre, « le sixième programme-cadre devrait avoir un effet structurant sur la recherche et le développement technologique en Europe, y compris dans les États membres, les pays candidats et les autres pays associés et contribuer de façon significative à la mise en place de l’espace européen de la recherche et à l’innovation » (ibid., par. 9).
3D’autres dispositions ont trait à l’équilibre entre recherche fondamentale et recherche appliquée et à la participation des pays associés candidats (par. 12), à l’ouverture du programme, autant que faire se peut, aux entités internationales et mondiales de recherche (par. 15), au respect des principes éthiques (par. 17) et aux droits des femmes (par. 19). Toutefois, aucune référence n’est faite, du moins directement, aux communications de la Commission sur la science et la société ou sur la gouvernance européenne.
4Cette lacune est intéressante sur le plan politique : les communications de la Commission ont un fort accent démocratique. On y trouve des remarques critiques sur le rôle des experts et le manque de transparence dans leur sélection. Toutefois, le sixième programme-cadre de la Commission découle des travaux d’un groupe d’experts de haut niveau dont les membres ont été nommés d’une manière qui était loin d’être transparente. De plus, ce groupe d’experts a eu manifestement tendance à privilégier les intérêts de l’industrie européenne. La composition d’un tel groupe fait problème parce que le modèle de financement de la recherche est orienté de manière très spécifique : il reflète la nécessité de la recherche technologique appliquée, modèle qui peut difficilement être considéré comme raisonnable pour les sciences sociales.
5Comme indiqué ci-dessus, le préambule à la décision est le résultat d’un processus politique complexe et non un argument scientifique, qui ne peut être contesté que pour son caractère vague – et encore, cela pourrait se défendre comme étant de la rhétorique politique. On pourrait néanmoins s’étonner de l’accent qui est mis sur la « réalisation de l’espace européen de la recherche ». Il est vrai que les articles 164 et suivants du traité instituant la Communauté européenne définissent plus précisément le rôle de la Communauté dans la politique européenne de la recherche et donnent à la Commission un mandat explicite de coordination des politiques des États membres [1]. En soi, toutefois, cela ne constitue pas un changement radical. Le changement radical figure à l’annexe 1 de la décision : il s’agit des instruments à utiliser pour la réalisation de l’espace européen de la recherche. Limitons-nous toutefois, pour l’instant, à la réalisation de l’espace européen de la recherche avant d’examiner les instruments de son application.
La notion de « réalisation » et/ou d’« instauration » de l’espace européen de la recherche
6La notion d’« instauration » et encore plus celle de « réalisation » de l’espace européen de la recherche implique évidemment une critique : étant donné que le sixième programme-cadre a eu cinq prédécesseurs dont l’objectif majeur était de stimuler et d’encourager la recherche européenne, un appel à la réalisation d’un espace européen de la recherche signifie soit que les communautés de la recherche ne se sont pas acquittées de leur tâche de façon raisonnable, soit qu’il y a eu des erreurs conceptuelles au sein des programmes eux-mêmes ; ou, pire encore, que les communautés de la recherche et la Commission européenne ont échoué.
7À la lecture de la décision du Parlement européen et du Conseil, et des communications de la Commission sur lesquelles elle repose, on ne trouve pas de critiques directes. Il n’y a pas d’explication spécifique indiquant pourquoi les programmes précédents ne sont pas jugés efficients et efficaces. En fait, la recherche empirique existante sur les précédents programmes-cadres semblerait prouver le contraire (Pohoryles et Cvijeti?, 2002).
8Des études récentes suggèrent plutôt que l’espace européen de la recherche est une réalité qui est déjà bien en place et non une notion abstraite, et que les cinq premiers programmes-cadres européens ont beaucoup contribué à le rendre viable. Les données suggèrent en outre que le système européen de recherche – pour utiliser un autre terme moins marqué sur le plan idéologique – a été essentiellement construit en partant de la base, et repose sur la coopération scientifique en cours entre organismes de recherche et chercheurs, d’une part, et entre les communautés de recherche, les industries et les acteurs politiques, de l’autre. Sans le soutien financier accordé à des groupements ayant franchi le cap des appels à propositions, conformément aux programmes-cadres, leurs activités auraient pu ne jamais déboucher sur des projets de recherche pleinement opérationnels ; nombre de ces groupements dépendaient toutefois de réseaux qui existaient déjà avant la présentation d’un ou de plusieurs projets et leur financement par la Commission européenne.
9Les appels à propositions au titre du programme-cadre ont en fait augmenté et déterminé les activités de recherche. De plus, dans de nombreux cas, ces appels ont permis d’augmenter le nombre des acteurs impliqués dans les réseaux ; en d’autres termes, le succès obtenu lors d’un appel à propositions a permis à des aspirations de devenir réalités tout en précisant la taille et le champ d’application des activités de recherche. La non-sélection d’une proposition n’a toutefois pas arrêté les réseaux, mais semble plutôt avoir inspiré de nouvelles activités, y compris – le cas échéant – une nouvelle présentation, couronnée de succès, de propositions modifiées. Les réseaux liés à la recherche construisent leurs propres noyaux de base. Ces groupes de base semblent prévaloir quel que soit le résultat concret des propositions. Le profil typique des réseaux européens de recherche – considérés aussi bien dans leurs succès que dans leurs échecs – doit être compris comme une caractéristique d’un espace européen de la recherche qui existe déjà.
10Certes, la stabilité et la planification à long terme sont nécessaires pour accroître la qualité de la recherche. Il y a deux façons de stimuler cette stabilité : la compétitivité partant de la base qui repose sur une coordination horizontale entre les acteurs de la recherche, contexte dans lequel les programmes-cadres ont opéré jusqu’à maintenant ; et l’intégration plus verticale que nous qualifierons de type eurostat par souci de simplification, reposant sur une « usine » centrale de recherche européenne et des « centres d’excellence » nationaux, c’est-à-dire une intégration verticale.
11La première approche a jusqu’à maintenant caractérisé les programmes-cadres. Elle associe des procédures traditionnelles d’évaluation par des pairs et les intérêts des sociétés européennes, des États membres et des pays candidats associés et, en fait, l’économie. Cette approche est garantie par l’élaboration tout à fait impressionnante d’un consensus que suppose la préparation des programmes-cadres, et elle semble être en conformité avec la communication de la Commission européenne sur la gouvernance européenne.
12La deuxième approche semble avoir les faveurs de certains acteurs politiques. Associée à une augmentation de l’externalisation au-delà de l’évaluation des propositions (par exemple évaluation et audit des projets, etc.), cette approche est censée réduire la charge de travail (et la responsabilité) de la direction générale de la recherche de la Commission (dg-Recherche), assurer une politique de recherche plus cohérente entre les États membres, favoriser la capacité de pilotage et de coordination de la Commission européenne et donc mettre en œuvre une véritable compréhension de la subsidiarité telle qu’elle figure dans les traités européens.
13Cette approche pose cependant quelques problèmes majeurs. Ce modèle est peut-être approprié pour eurostat étant donné sa mission (la plupart des statistiques pertinentes sont encore collectées au niveau national, et eurostat a aussi pour mandat strict de « comparer les nations »), mais une telle approche ne correspond pas à la réalité de la recherche transnationale et internationale dans le contexte européen, qui tend à être plus interdisciplinaire que strictement comparative. De plus, une grande part de l’excellente recherche européenne est élaborée par des organismes qui ont une grande réputation internationale mais une portée nationale moindre. À l’autre extrême, il existe des « centres d’excellence » nationaux qui n’ont aucune présence dans la recherche coopérative internationale, du fait de leur mission et/ou de l’influence politique des gouvernements nationaux. Il va sans dire que ces établissements de recherche sont favorables à l’internalisation des ressources et ont une préférence pour l’intégration hiérarchique et verticale.
Instruments anciens et instruments nouveaux – efficients, efficaces ?
14Si la structure du programme-cadre, pour ce qui est de la définition des priorités thématiques et des activités spéciales, est dans l’ensemble comparable à celle des programmes précédents, les instruments ont quant à eux évolué de manière tout à fait nette. Deux nouvelles catégories d’instruments ont été créées : les « réseaux d’excellence » et les « projets intégrés ». La différence entre les deux, comme entre les « réseaux thématiques » et les « projets de recherche » des programmes antérieurs, est qu’un réseau se définit en premier lieu par les relations institutionnelles qu’il permet de construire et d’encourager entre ses membres, tandis qu’un projet se définit avant tout en fonction d’objectifs et de produits concrets. Ce qui est nouveau, par contre, c’est qu’ils ont d’abord pour objet de prendre en charge certaines des fonctions de gestion assumées auparavant par la commission elle-même et, ensuite qu’ils sont, par définition, « de grande taille ». En fait, outre la « valeur ajoutée européenne » (qui est au centre de toutes les politiques de recherche de la Communauté européenne), les objectifs de « masse critique » et de « simplification de la gestion » leur sont explicitement attribués par les documents de programme.
15Il est intéressant de constater que si les prétendus « nouveaux instruments » sont simplement énoncés à l’annexe 1 de la décision, encore que d’une façon assez détaillée, on ne trouve dans le préambule qu’une seule référence explicite aux « vieux instruments » : le paragraphe 13 souligne l’importance des projets spécifiques ciblés et des actions de coordination « pour faciliter l’accès aux activités du présent programme-cadre des participants plus modestes à la recherche répondant aux critères de l’excellence scientifique, y compris les pme ainsi que des participants des pays associés candidats ». Cette fonction de facilitation a été mentionnée, lors des phases antérieures de préparation du programme-cadre, comme constituant des « échelles vers l’excellence ». Mais il en résulte une certaine contradiction. Étant donné les succès remportés par les acteurs de la recherche jusqu’à maintenant, pourquoi faut-il concevoir des instruments spécifiques pour « des participants plus modestes à la recherche répondant aux critères de l’excellence scientifique » à utiliser comme des « échelles vers l’excellence » ? S’ils sont déjà excellents, où vont donc les mener ces « échelles » ? Il convient de noter que la version finale du sixième programme-cadre ne fait plus mention de la notion « d’échelles ». Mais il est clair que les soi-disant « vieux instruments » ne seront plus utilisés dans le sixième programme-cadre après le premier appel (décembre 2002), à titre de compromis avec ceux qui partageaient les préoccupations exprimées dans le présent article, en particulier le Parlement européen.
16Les incidences de cette modification de la structure du financement stratégique de la recherche au niveau européen ne sauraient être uniformes quels que soient les disciplines et les domaines de recherche. Dans les pages qui suivent, afin d’être plus explicite, je m’attache surtout à l’examen du sixième programme-cadre dans le domaine des sciences sociales.
17Le sixième programme-cadre est, sur le plan financier, plus important que tous les précédents. Toutefois, il faut aussi tenir compte du processus d’élargissement, qui fera entrer de nouveaux acteurs dans l’arène. Bien que les pays candidats associés aient déjà eu la possibilité de participer au cinquième programme-cadre, on peut s’attendre à ce que leur participation s’intensifie dans le sixième programme-cadre car ils connaissent mieux les procédures. Le programme est divisé en trois grandes sections :
181. Concentrer et intégrer la recherche communautaire :
- priorités thématiques (sept domaines, dont un est défini par référence spécifique aux sciences sociales) ;
- activités spécifiques (politiques de soutien, actions horizontales, coopération internationale) ;
- activités non nucléaires menées par le centre commun de recherche.
- recherche et innovation ;
- ressources humaines et mobilité ;
- infrastructure de recherche ;
- science et société.
19Dans la tradition des programmes européens de recherche, les priorités thématiques se définissent non par discipline mais en fonction des actions pertinentes. Cela a stimulé la recherche interdisciplinaire et permis de surmonter le hiatus traditionnel entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Les exigences respectives des différentes disciplines devraient s’équilibrer au sein du groupement.
20En ce qui concerne les sciences sociales, on a l’impression que la définition des priorités thématiques est beaucoup plus étroite que dans les anciens programmes-cadres. Malgré l’affirmation générale selon laquelle tous les groupements de recherche peuvent inclure des partenaires s’intéressant aux questions sociales, la définition des actions de recherche est avant tout technologique. Cela est surprenant si l’on considère que la recherche des années passées, par exemple dans les sciences du comportement, ont montré que les sciences sociales peuvent contribuer à des thèmes de recherche tels que les sciences de la vie, la société de l’information, les processus de production, la qualité des aliments et le développement durable. La façon dont les programmes respectifs sont décrits n’est pas sans rappeler les utopies technocratiques des années 1960.
21Le seul domaine majeur de recherche en sciences sociales est celui qui traite des citoyens et de la gouvernance. C’est de loin le domaine le plus réduit, avec un budget de 225 millions d’euros sur un total de 11 285 millions d’euros. On peut y ajouter les 80 millions d’euros prévus pour le programme « Science et société » dans le domaine « Structurer l’espace européen de la recherche », qui est ici encore le budget le plus réduit dans ce domaine. Dans l’ensemble, les sciences sociales n’ont pas un rang particulièrement élevé dans la hiérarchie des valeurs des bureaucraties de la recherche européenne.
22Reste la préoccupation principale, qui n’est pas tant la faiblesse du budget alloué aux programmes thématiques des sciences sociales – dont les résultats sont de toute façon pour la plupart négligés par les décideurs – mais l’ignorance du potentiel des sciences sociales dans les domaines d’intérêts principaux : sciences de la vie, société de l’information, nanotechnologies (et leurs incidences sociales), développement durable, etc.
23Dans le contexte de la présente contribution, nous ne pouvons pas examiner les contenus du sixième programme-cadre plus en détail. Les remarques critiques ci-dessus doivent suffire. Je me tournerai maintenant vers l’autre sujet de préoccupation, « les nouveaux instruments », à savoir les « réseaux d’excellence » et les « projets intégrés » comme mentionné plus haut, qui seront utilisés pour l’exécution du sixième programme-cadre.
24La décision du Parlement européen et du conseil accorde la plus haute importance à l’application des nouveaux instruments pour les domaines thématiques prioritaires. Conscients, toutefois, des risques que comportent ces nouveaux instruments, un intérêt de pure forme est accordé aux « pme et autres petites entités » : la taille des projets n’est pas un critère d’exclusion. De plus, le recours aux projets spécifiques de recherche ciblés et aux actions de coordination sera maintenu et, en 2004, une évaluation indépendante devra apprécier l’efficacité des nouveaux instruments. En ce qui concerne les autres activités, « structurer l’espace européen de la recherche » et « renforcer les bases de l’espace européen de la recherche », les instruments traditionnels subsisteront. Ces activités, toutefois, ne représentent qu’environ 3 milliards d’euros sur un total de 16 milliards 270 millions d’euros.
25Lorsqu’on examine de près les concepts de « réseaux d’excellence » et de « projets intégrés », on voit immédiatement que l’idée sous-jacente n’est pas d’encourager les « petites entités » à y participer. L’objectif est plutôt d’externaliser les responsabilités qui étaient auparavant assumées par le secteur public, c’est-à-dire la Commission européenne, au profit de grandes sociétés de gestion de la recherche dans le secteur privé ou dans les instituts publics de recherche. Les modalités de financement sont telles qu’elles encouragent ces entités à prendre en charge les tâches de coordination : si les activités de réseaux et les projets intégrés doivent recevoir 25 et 50 % des financements respectifs, la gestion des groupements sera prise en charge à 100 %. En outre, la Commission veut lancer et soutenir des programmes entrepris par plusieurs États membres sous leur contrôle. L’orientation du sixième programme-cadre est évidente : externaliser autant que possible et décharger le personnel de la Commission. Plus les responsabilités concernant les activités de recherche sont prises en charge par des instituts de recherche publics nationaux (comme c’est le cas avec les « réseaux d’excellence » et les « projets intégrés »), mieux c’est. Lorsque les États membres prennent en charge la programmation et le financement (notamment avec les projets relevant de l’article 169), cela signifie moins de responsabilités pour la Direction générale de la recherche.
26Dans le contexte des conditions de travail des services de la Commission, et de la Direction générale de la recherche en particulier, cette attitude est tout à fait compréhensible. Le nombre de projets que doit gérer chaque fonctionnaire est impressionnant et bien au-delà des moyens disponibles. Le problème est ici un sujet tabou dans tous les débats sur la réforme : ne serait-il pas souhaitable de permettre à la Commission de recruter suffisamment de personnel pour s’acquitter de ses tâches de manière efficace, tant sur le plan qualitatif que quantitatif ? En fait, les États membres ont régulièrement esquivé ce débat. Prisonniers de leurs égoïsmes nationaux, les États membres fixent des limites très étroites aux institutions européennes, en essayant de réduire leur influence et de contrôler leur budget. Ce conflit constant a débouché en fin de compte sur une situation dans laquelle les programmes politiques cohérents dirigés par la Commission sont fragmentés par l’externalisation, dominés par de grands groupes, et contrôlés par les grands États membres, ce qui compromet l’indépendance de la recherche scientifique.
27Si l’on examine la description des nouveaux instruments, on voit immédiatement que l’affirmation selon laquelle la taille des projets n’est pas un critère d’exclusion, est de pure forme. Déjà, dans les programmes-cadres précédents, les rapports d’évaluation faisaient état de préoccupations concernant la participation « des petites entités » : les nouveaux instruments ne sont certainement pas conçus pour répondre à ces préoccupations. La renationalisation des programmes, tout à fait apparente dans les projets relevant de l’article 169 et implicite dans toute la philosophie du programme, aura également pour effet de favoriser les grands organismes de recherche.
28Étant donné que les acteurs de la recherche dans les anciens programmes-cadres n’étaient généralement pas dans de grandes institutions telles que des universités ou des centres nationaux de recherche – à l’exception du Royaume-Uni et des pays nordiques –, on peut se demander si la philosophie du nouveau programme peut vraiment atteindre son objectif. Elle semble au contraire apporter un soutien aux acteurs les moins dynamiques, dont la taille et les avantages acquis sont importants dans leurs environnements nationaux, mais qui n’ont guère fait parler d’eux jusqu’à maintenant dans les activités de recherches internationales. Le danger est manifeste.
29L’innovation repose sur des idées nouvelles ; cette affirmation peut sembler banale, mais il faut bien en comprendre toutes les conséquences. Baser un programme de recherche sur les acteurs nationaux traditionnels et le rendre inaccessible aux innovateurs, qui ont beaucoup contribué au succès des programmes-cadres européens précédents, c’est faire un pas en arrière. Dans la plupart des États membres, le débat sur les politiques scientifiques est centré sur la question de la réforme du système public de la recherche. En vertu des règles du programme-cadre, les organisations de recherche novatrices sont confrontées à des conditions difficiles à remplir. Les institutions inertes pourront peut-être le faire, mais elles se sont montrées plutôt réticentes jusqu’à maintenant à assumer un rôle de chef de file dans la création de l’espace européen de la recherche.
30L’indépendance de la science et de la recherche est l’un des principes fondamentaux dans les communautés scientifiques, principe commun aux démocraties libérales. Jusqu’à maintenant, les programmes-cadres européens ont soutenu ce principe en accordant des financements à des communautés de recherche indépendantes. Le sixième programme-cadre a bouleversé la donne : les nouvelles règles appuient plutôt les institutions publiques de la recherche qui sont le plus souvent directement dépendantes de l’État, du moins pour ce qui est de leur financement, ainsi que les institutions privées de la recherche, qui sont financièrement solides, mais sous l’influence de l’industrie, qui assure leur financement. Étant donné l’influence croissante des partis populistes de droite dans les États membres européens (Autriche, Italie, Danemark, Pays-Bas, etc.), la menace est claire.
31Reposant sur les programmes-cadres européens, les communautés de recherche ont jusqu’à maintenant été en mesure d’élaborer des projets indépendants et donc d’offrir des avis raisonnables concernant les politiques, au-delà des conceptions étroites d’intérêt national. L’application des nouvelles règles du sixième programme-cadre pourrait fragiliser la position des acteurs indépendants de la recherche et donc d’évaluer les résultats. Un indice en ce sens est donné par l’orientation thématique du programme lui-même. Il néglige les connaissances en sciences sociales dans les domaines des sciences de la vie et de la santé, de la société de l’information et du développement durable et compte seulement sur des solutions technologiques. La structure manifeste de pouvoir à l’œuvre dans cette programmation des politiques est un autre sujet de préoccupation.
32Les nouveaux instruments ont un autre impact décisif qui ne doit pas être négligé. Étant donné les considérations de masse critique qu’ils supposent, ils encouragent la constitution de monopoles exclusifs à l’étape de l’élaboration des propositions. Si le principe de la compétition en matière de recherche a toujours été accepté par les communautés des sciences sociales, cette compétition n’a pas nécessairement entraîné l’émergence de cartels et de monopoles : dans le même domaine de recherche, différents groupements pouvaient élaborer des projets conçus sous des angles différents. Avec ces nouveaux instruments, qui n’autoriseront qu’un seul projet ou réseau par domaine spécifique, celui qui emporte le marché acquiert le pouvoir de définir la recherche dans le domaine visé tandis que les autres chercheurs en sont exclus. La logique des appels d’offres ne permet pas d’inclure des équipes de recherche de haut niveau dans plusieurs offres. Même si, théoriquement, l’inclusion d’institutions de recherche qui ne faisaient pas partie de la proposition initiale reste possible à un stade ultérieur, la participation d’institutions qui ont concouru dans un autre groupement est hautement improbable. Dans le monde réel de la compétition, la participation d’organismes de recherche dans une équipe concurrente diminue les chances des groupements respectifs répondant à l’appel – il est donc improbable que le vainqueur invite le perdant à coopérer à un stade ultérieur après avoir décroché le contrat. Au lieu de mettre en place un espace européen de la recherche intégrateur, les mécanismes utilisés contribueront à la constitution de réseaux monopolistiques et oligopolistiques et, en fin de compte, une frange importante d’acteurs très créatifs de la recherche sera évincée au niveau européen.
Conclusions
33Les programmes-cadres ont suscité un nouveau type de recherche dépassant la dichotomie traditionnelle « recherche appliquée/recherche fondamentale ». On pourrait dire de cette recherche qu’elle est multidimensionnelle et véritablement interdisciplinaire, qu’elle privilégie les actions spécifiques et qu’elle repose sur d’excellentes unités de recherche indépendantes, souvent en collaboration avec des organismes publics de recherche ou des universités et des utilisateurs potentiels. On peut constater que les sociétés de conseil jouent également un rôle intéressant ; elles se considèrent souvent comme des intermédiaires entre les utilisateurs et les chercheurs et, le plus souvent, elles ont de l’influence sur la gestion des réseaux de recherche. Dans les meilleurs cas, cela aboutit à d’excellents travaux de recherche gérés de manière efficace – à des degrés variables selon les sujets – et applicables et/ou pertinents du point de vue des politiques.
34Cela ne signifie pas qu’il faut oublier le mandat de la Commission concernant la coordination des politiques nationales de recherche, fonction activement renforcée par diverses campagnes de comparaison en cours. Cette tâche doit toutefois être comprise comme une fonction distincte de la conception de programmes de recherche européens et internationaux tels que les programmes-cadres. Les programmes de recherche européens et la recherche pour l’Europe sont à maints égards distincts des politiques et programmes nationaux de recherche.
35L’expérience des programmes-cadres donne toutefois des points de repère pour une meilleure exécution.
- Pour accroître la compétition, la Commission a déjà donné un important soutien aux infrastructures pour la présentation des propositions. Diverses réunions d’information ont été organisées concernant les appels d’offres spécifiques, et les dossiers d’information semblent efficaces et détaillés. Étant donné la quantité de travail qu’entraîne la préparation d’une proposition et le risque encouru, la Commission pourrait cependant envisager un soutien financier pour les présentations, par exemple, sous la forme de montants forfaitaires. Ces montants pourraient être accordés à des projets qui atteignent un certain seuil dans le processus d’évaluation. Un autre critère possible pourrait reposer sur une procédure en deux temps en vertu de laquelle la Commission retiendrait des idées de projets qui seraient ensuite subventionnées pour mettre au point des propositions en bonne et due forme.
- Il est pertinent de noter ici que certains États membres ont déjà mis au point de telles procédures. Les problèmes sont évidents : d’une part, cela crée des conditions différentes et inégales entre équipes de recherche de différents pays ; d’autre part, il y a des risques de pressions politiques. L’Autriche, par exemple, a récemment introduit de nouvelles règles selon lesquelles ces fonds de préparation ne peuvent être accordés que si les dossiers ont été présentés à une organisation centrale qui doit obtenir l’approbation des ministères respectifs – contradiction manifeste avec les principes de l’indépendance de la recherche.
- Les interactions entre les communautés de recherche et l’administration de la Direction générale de la recherche sont, dans l’ensemble, tout à fait satisfaisantes. Elles reposent sur la règle qui veut que l’évaluation des propositions et l’évaluation des projets s’effectuent sans intervention directe de la Direction générale de la recherche, par exemple sur une évaluation par des pairs. Cela montre bien qu’une externalisation plus poussée ne serait pas appropriée.
- Toutefois, la Direction générale de la recherche manque clairement de personnel – cela pourrait être l’une des raisons pour lesquelles les nouveaux instruments sont considérés comme une solution aux problèmes administratifs. Dans l’ensemble, une grande partie des débats sur les partenariats entre le privé et le public et sur l’externalisation découlent des carences au sein des services publics. Il reste à savoir si ces solutions sont efficaces en ce qui concerne la recherche. Il y a des raisons de craindre que ce processus n’entraîne une intégration plus hiérarchique qu’horizontale, avec des relations spécifiques de pouvoir et des déclarations douteuses d’indépendance à l’égard des autorités nationales.
- L’utilisation des connaissances nécessite de rendre publics les résultats de recherche, les instruments mis au point et les données obtenues. Jusqu’à maintenant, rien n’oblige à rendre publics les résultats ; il n’existe pas de bases de données à partir desquelles on pourrait accéder aux résultats (par exemple les rapports et autres produits) des projets européens de recherche ; et c’est aux chercheurs qu’il appartient de définir si un rapport ou autre produit est public, d’accès limité ou confidentiel (et donc absolument inaccessible pour les communautés de recherche intéressées). À l’évidence, il est urgent d’adopter des règles claires à ce niveau. D’une manière générale, les produits devraient être disponibles et accessibles puisque ce sont des fonds publics qui ont permis la production des connaissances, des outils et des données. Dans des initiatives en coût partagé (lorsque la Commission n’a assuré qu’une partie du financement), l’accès à ces documents devrait au moins être possible à un coût raisonnable. Et il devrait exister une base de données centrale offrant de manière systématique des informations sur les projets et leurs produits.
- En ce qui concerne les bases de données, il faut développer les activités. Outre les ensembles de données disponibles à eurostat, des ensembles de données ont été mis au point par certains projets. Ces données seraient souvent utiles pour d’autres projets, pourtant elles sont difficiles à obtenir. Elles sont donc sous-utilisées. Pour que ces ensembles de données soient mis à la disposition des utilisateurs externes (dans le format adapté et avec une documentation facile à utiliser) un retraitement est souvent nécessaire. Il faudrait trouver une solution à ce problème.
36Le fonctionnement des programmes-cadres a jusqu’à maintenant permis d’assurer le caractère durable des réseaux de recherche sans créer de « chasses gardées », et les communautés de recherche sont à la fois conscientes des réformes en cours et prêtes à exprimer leur avis à ce sujet – un engagement clair à appliquer les principes de la « gouvernance » tels qu’affirmés dans la communication pertinente de la Commission européenne.
37On peut certes envisager des ajustements, et il ne fait pas de doute que certaines innovations sont nécessaires à l’appui des « réseaux d’excellence ». Les orientations possibles de la réforme peuvent se résumer comme suit :
- combler les écarts entre les démarches scientifiques et les besoins de la société par voie d’appels d’offres, organisés et évalués selon des principes scientifiques (évaluation par les pairs, indépendance des travaux de recherche de toute influence non scientifique) ;
- assurer la qualité de la recherche et son organisation efficace en encourageant l’existence d’une communauté de recherche pluraliste et interdisciplinaire et en garantissant une compétition loyale et efficace ;
- ouvrir ainsi les marchés de la recherche dans une perspective régionale et institutionnelle et garder le marché ouvert à tous les participants qualifiés par souci de cohésion sociale.
Bibliographie
Références
- Pohoryles, R.J. 2002. « The European Research Area : bureaucratic vision vs academic mission ? » Innovation – The European Journal of Social Science Research, 15(4), p. 389-395.
- Pohoryles, R.J. ; Cvijeti?, S. (2002). « Internationalization of research » Innovation – The European Journal of Social Science Research, 15(4) p. 381-388.