Couverture de RISS_177

Article de revue

Éditorial

Pages 417 à 424

Notes

  • [1]
    Je traduis ici le titre original (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy). Pour des raisons obscures de propriété intellectuelle, l’édition française est désormais diffusée sous le titre Le Guide galactique, Paris, Denoël, 1982.
  • [2]
    The Restaurant at the End of the Universe, traduit en français sous le titre Le dernier restaurant avant la fin du monde, Paris, Denoël, 1982.
  • [3]
    Ma traduction. Celle éditée en France présente de nombreuses approximations et fait en outre le choix discutable de traduire les noms propres (ainsi : Arthur Dent devient Arthur Accroc et Ford Prefect devient Ford Escort). Il est vrai que les jeux de mots de Douglas Adams sont souvent intraduisibles.
  • [4]
    Nice Work, 1988, p. 329 (traduction française : Jeu de société, Paris, Rivages, 1990, p. 353-354). Traduction modifiée.
  • [5]
    En théorie, il faudrait ajouter à cette affirmation une nuance qui ne peut l’objet ici d’une discussion détaillée. Supposons un projet de transformation défini exclusivement par l’élimination d’une forme de domination sociale, et supposons que le savoir s’applique uniquement à l’érosion du fondement conceptuel et idéologique de celle-ci. Il est alors possible en principe que le savoir en question soit de nature purement interprétative. Quant à savoir si un tel projet de transformation purement négatif pourrait être politiquement efficace et fonder une obligation morale, c’est évidemment une question fort différente.
  • [6]
    En restant dans les thèmes de science fiction de cet éditorial, il est intéressant de noter l’échec de l’une des tentatives littéraires les plus systématiques d’imaginer une science sociale transformative, à savoir la « psychohistoire » qui est au centre du cycle Fondation d’Isaac Asimov. Cette psychohistoire échoue dans ses propres termes, et ne réussit qu’en s’appuyant sur une élite cachée de gardiens bienveillants. Or, compte tenu de ce qui nous occupe ici, les raisons de cet échec sont particulièrement intéressantes : d’une part, la réflexivité (la théorie n’est valable que pour autant que les acteurs qu’elle décrit en ignorent l’existence) ; d’autre part le chaos (les systèmes sociaux sont sensibles, de manière significative, à des fluctuations arbitrairement faibles de leurs variables constitutives).

1Au premier degré, la « trilogie en cinq tomes » de Douglas Adams Le Guide du routard galactique est souvent hilarante, mais l’humour a également une profondeur qui n’apparaît pas toujours de prime abord. Le plus souvent, ce sont les philosophes, les mathématiciens, les physiciens qui sont raillés, mais certains points doivent aussi retenir l’attention des sciences sociales [1]. Dans le tome II, Le Restaurant aux confins de l’univers (chapitre 24) [2], on tombe sur une digression. Il se trouve que celle-ci est en réalité au cœur de l’intrigue, mais les raisons ne peuvent en être développées ici. Toujours est-il que Arthur Dent, l’anti-héros terrien, et Ford Prefect, le tchatcheur natif de Betelgeuse, rencontrent un vaisseau spatial avec un équipage minimal et, dans ses cales, quinze millions de passagers cryogénisés. Le moment venu, le commandant explique :

2

« – Vous voulez dire que vous avez une cale remplie de coiffeurs cryogénisés ?, dit Arthur.
– Ah oui, dit le commandant. Par millions. Des coiffeurs, des producteurs de télévision fatigués, des courtiers en assurance, des responsables de ressources humaines, des vigiles, des cadres de relations publiques, des consultants en management, tout ce que vous voulez. Nous partons coloniser une autre planète. […] Nous ne sommes que l’un des vaisseaux de la flotte de l’Arche. Nous, c’est l’Arche “b”, voyez-vous. […] Ce qui s’est passé, voyez-vous, c’est que notre planète, le monde d’où nous venons, était pour ainsi dire condamné. […] Du coup, tout le monde s’est dit : embarquons toute la population dans des vaisseaux spatiaux géants et partons nous installer sur une autre planète. […] L’idée, c’était que dans le premier vaisseau, le vaisseau “a”, iraient tous les dirigeants brillants, les scientifiques, les grands artistes, vous savez, tous ceux qui réalisent de grandes choses ; et puis dans le vaisseau “c”, le troisième, on mettrait tous les gens qui bossent, qui fabriquent des choses et font des choses, et dans le vaisseau “b” – donc, nous – partiraient tous les autres, les intermédiaires, n’est-ce pas ?
Il leur sourit béatement.
– Et c’est nous qu’on a fait partir en premier, conclut-il [3]. »

3On s’aperçoit bientôt – le lecteur l’aura deviné, même si l’équipage n’avait jusqu’alors rien compris – qu’il n’y a jamais eu de flotte de l’Arche. Les « histoires fallacieuses de destruction imminente [avaient simplement] permis aux habitants de Golgafrincham de se débarrasser d’un bon tiers, totalement inutile, de leur population » (chapitre 25).

4Les professionnels des sciences sociales doivent, bien sûr, se demander où eux se situeraient dans cette histoire. Faute de référence explicite, nous ne pouvons que deviner – quoique les « consultants en management » nous mettent peut-être sur la voie. Vraisemblablement, la plupart des gens seraient plutôt heureux, si on les consultait, d’embarquer les politologues, les économistes, les psychologues et tous les autres avec les techniciens de propreté téléphonique et de leur souhaiter tendrement et irréversiblement bon voyage. Aux coiffeurs, en revanche, on accorderait peut-être bien un sursis. Sans doute tous ceux dont les sciences sociales sont le métier ont-ils été confrontés à la question agaçante de leurs parents ou amis : « Qu’est-ce que tu fais ? ». Quelle que soit la réponse, elle tourne rarement autour de « grandes réalisations » et de « choses fabriquées ».

5En disant cela, on ne donne pas raison à ceux qui doutent que les sciences sociales « servent » à quelque chose. Bien au contraire, les « scientifiques du social » – pour transposer de l’anglais l’expression commode social scientist – ont raison de penser que ce qu’ils font compte, comme le présupposent toute la logique rédactionnelle de la Revue internationale des sciences sociales et l’engagement de l’unesco dont elle bénéficie. Dans cet éditorial, j’aimerais me pencher sur certaines des raisons et des implications de cet engagement. Cela dit, il reste vrai que les sciences sociales ont, au minimum, un problème d’image. Morris Zapp, le professeur californien de littérature anglaise imaginé par David Lodge dans ses romans universitaires humoristiques, n’est pas connu pour sa modestie. Même lui, pourtant, quand il se vante de son contrat devant ses collègues britanniques, reconnaît à regret sa véritable place dans la hiérarchie intellectuelle.

6

« – J’ai un contrat avec Euphoria qui stipule que personne d’autre en lettres ou en sciences humaines ne peut être payé plus que moi […].
– Pourquoi se limiter aux lettres et sciences humaines, Morris ?, dit Swallow.
– Il faut être réaliste, dit Zapp. Les types qui peuvent guérir le cancer ou faire sauter la planète méritent un peu plus que les critiques littéraires comme nous [4]. »

7Encore les sciences humaines peuvent-elles s’abriter sous la bannière générique de la culture pour se défendre un peu de l’accusation qu’elles « ne servent à rien ». Aux sciences sociales, même ce recours fait défaut. Si l’on admet, à juste titre, de considérer la guérison du cancer et la destruction de la planète comme réalisations paradigmatiques de la technologie scientifique, force est de constater que les sciences sociales ne boxent pas dans la même catégorie. Mais il n’est pas moins vrai que les tentatives de définir un critère concurrent de « réalisation » n’ont pas eu un impact profond sur les sociétés contemporaines.

8L’histoire de Golgafrincham n’est pas tout à fait terminée, cependant. L’« Arche B », on s’en douterait, est en pilotage totalement automatique : elle est programmée pour s’écraser sur une planète quelconque, afin d’éliminer une fois pour toutes les intermédiaires. Certains, pourtant, survivent. Parmi eux, quelques-uns, avec grande difficulté, s’accrochent à leur nouvelle planète, qu’ils parviennent, en fin de compte, à coloniser. Leur succès a d’ailleurs une conséquence indirecte et malheureuse : l’extinction des hominidés indigènes de la planète, qui se trouve être la Terre à l’ère paléolithique. C’est essentiel pour l’intrigue d’Adams, mais nous ne pouvons nous en préoccuper ici. Inversement, de façon très logique, l’extermination des techniciens de propreté téléphonique et des cadres de relations publiques se retourne contre ceux qui l’ont planifiée. « Les deux autres tiers [de la population de Golgafrincham] restèrent fermement chez eux et vécurent pleinement, riches et heureux, jusqu’à ce qu’une maladie hautement contagieuse transmise par les téléphones sales les élimine jusqu’au dernier. » Heureusement, personne ne sait quelle parcelle du savoir humain se révélera utile, ni comment ou quand.

Le déficit de crédibilité des sciences sociales

9Au moment où je reprends la direction d’une revue comme celle-ci, qui a une histoire longue et riche, mon principal défi est tout simplement de maintenir le cap et la qualité assurés par mon prédécesseur David Makinson. Quiconque est familier de l’édition scientifique peut aisément imaginer la charge que représentent les tâches quotidiennes d’une publication qui paraît dans six langues et accepte les manuscrits dans trois d’entre elles. Cependant, ce numéro, le premier qui ait été entièrement conçu et réalisé sous ma direction, offre aussi l’occasion de réfléchir de manière plus générale à la raison d’être de la Revue internationale des sciences sociales. Or, dans la mesure où la riss vise à diffuser les sciences sociales, entendues dans un sens à la fois international et interdisciplinaire, et à promouvoir ainsi aussi bien de nouvelles recherches que l’utilisation des recherches existantes dans les politiques publiques et l’action sociale, on ne peut réfléchir sur la revue sans penser par la même occasion à la nature des sciences sociales elles-mêmes. C’est pourquoi j’ai choisi ici une entrée en matière quelque peu indirecte. L’aimable satire de Douglas Adams et David Lodge peut paraître frivole, mais elle nous dit quelque chose d’important. Les sciences sociales souffrent d’un déficit de crédibilité, et qui souhaite les promouvoir doit forcément, d’une manière ou d’une autre, combler ce déficit.

10Dans ce bref éditorial, il est hors de question de traiter ces questions en profondeur. Cependant, il convient de souligner deux points qui, en combinaison, compliquent singulièrement la tâche de rendre utiles les sciences sociales sérieuses. Le premier point concerne la compréhension qu’ont les sciences sociales d’elles-mêmes ; le second le contexte social dans lequel elles prennent place.

11L’« idée d’une science sociale » – pour emprunter le titre d’un ouvrage de Peter Winch – appartient à une période dans l’histoire sociale de l’épistémologie qui, à bien des égards, est close. Il y a de réelles difficultés du fait que les praticiens des sciences sociales, telles qu’elles sont institutionnellement définies, sont souvent mal à l’aise par rapport au bagage historique dont le terme est encombré ; et de surcroît l’interprètent de manières très différentes selon leur discipline, leur origine nationale, leur génération et leur engagement paradigmatique. D’ailleurs, nombre d’anthropologues et de sociologues, en particulier, se comprennent d’une manière qui est explicitement hostile à l’idée de la « science » qui continue à régir les découpages institutionnels de l’analyse sociale universitaire – y compris dans le titre de cette revue et le nom du secteur de l’unesco où sa rédaction est située. En d’autres termes, pour réitérer quelque chose de trop bien connu pour mériter une longue discussion, le déficit de crédibilité dont souffrent les sciences sociales est en relation interne avec une faille historique et épistémologique non résolue. Les conceptions contemporaines des sciences sociales restent sous l’emprise de la configuration historique du discours, y compris son arrière-plan métaphysique méconnu – par l’epistémé, pour emprunter à Michel Foucault un raccourci commode – des Idéologues, de l’économie politique ricardienne-marxienne, de la sociologie de Comte et de Durkheim. Pour les besoins de cette analyse, on peut résumer cette configuration de façon un peu grossière par la croyance que le sens du mot « science » n’est pas fondamentalement modifié selon l’adjectif – « physique », « naturelle », « sociale » – par lequel on le qualifie. Aujourd’hui, cette croyance est peu répandue. Au minimum, l’argument herméneutique selon lequel les Geisteswissenschaften sont scientifiques dans un sens spécifique a eu une profonde influence ; d’ailleurs, il est souvent considéré définitif. De surcroît, l’analyse sociale contemporaine est plus sensible aux soubassements idéologiques qui échappent à l’examen, ce qui remet en cause les prétentions à la validité de toutes les formes de science, et donc aussi le statut des Geisteswissenschaften comme spécifiquement scientifiques. Ce qui est important, cependant, est qu’au lieu de faire émerger une vision alternative cohérente de la nature et de la raison d’être des sciences sociales – éventuellement rebaptisées –, ces critiques se sont superposées à l’interprétation traditionnelle, avec laquelle elles coexistent de façon malaisée. Preuve en est, de manière très pratique, l’absence de nom alternatif crédible pour ce que la sociologie, l’économie, l’anthropologie, la psychologie… ont en commun.

12En d’autres termes, aux doutes des profanes quant à l’« utilité » des sciences sociales répondent des incertitudes chez les professionnels : comment reconnaîtrait-on de « bonnes » sciences sociales et comment apprécierait-on leur « importance » ? Chacun de ces thèmes est suffisamment important pour mériter en lui-même une discussion de fond : la riss reviendra sur les questions d’évaluation et d’excellence dans son numéro 180 (juin 2004) et aux questions d’impact dans son numéro 179 (mars 2004). Il suffit de noter ici que la compréhension d’elle-même qui caractérise habituellement la science n’est ni directement applicable aux sciences sociales ni manifestement sans rapport avec elles. On pourrait résumer de manière très grossière la logique scientifique dans son interprétation « standard » par un triangle, dont les sommets – étiquetés « modéliser », « expliquer » et « prévoir » – représentent les étapes, en interdépendance dynamique, d’un processus toujours inachevé. Ces sommets sont par ailleurs en relation, également dynamique, avec un point situé sur un plan perpendiculaire (celui de la technologie) et étiqueté « transformer ». Sans doute les tentatives de singer les sciences naturelles dans une version qui serait propre aux sciences sociales de cette pyramide à quatre faces n’ont-elles obtenu le plus souvent que des résultats peu convaincants. Au niveau théorique, il n’a pas été possible de produire l’équivalent de la mécanique des fluides ou de la génétique ; pas plus que, à un niveau pratique, quelque chose d’analogue au moteur à réaction ou aux transplantations cardiaques. Pourtant, bien après la disparition du positivisme ou du scientisme au sens strict, les sciences sociales persistent à rechercher des résultats de ce type. Ce serait une erreur d’y voir simplement une sorte de gueule de bois épistémologique. Ce qui est en jeu, c’est le potentiel de transformation de l’analyse sociale. Prenons ne serait-ce que quelques exemples dans des domaines d’intervention politique qui concernent l’unesco. Éradiquer la pauvreté, promouvoir l’éducation pour tous, reconstruire la science, l’éducation et la culture dans des sociétés ravagées par la guerre : voilà des ambitions de transformation qui exigent une connaissance fine du fonctionnement spontané des processus sociaux et des possibilités de les infléchir à dessein au service d’objectifs jugés souhaitables. Cela ne veut évidemment pas dire que les sciences sociales aient nécessairement partie liée avec la transformation sociale progressiste. Au contraire, de façon frappante, la crainte qu’on puisse abuser des sciences sociales constitue un thème littéraire majeur. Ainsi, dans la satire de George Orwell 1984, l’hégémonie du Parti intérieur est explicitement décrite comme produit d’une expérience réflexive d’ingénierie sociale appuyée sur toute la gamme des sciences du social. De même, la satire de la criminologie « progressiste » que propose Anthony Burgess dans Orange mécanique présuppose une relation étroite entre science sociale et contrôle social. Parmi les illustrations du présent numéro, certaines ont été retenues précisément pour rappeler ce point : qu’il s’agisse de choses apparemment banales (le marketing), supposées sans risque (le recensement de la population), ou à l’ostentation sinistre (des fichiers de police anthropométriques). Il reste vrai, néanmoins, que, sans que le savoir restreigne les usages que l’on peut en faire, le projet d’une transformation sans savoir est tout à fait oiseux [5].

13Encore faut-il que le genre de savoir applicable qu’exige la transformation sociale, aussi progressiste soit-elle, soit effectivement disponible. Les sciences sociales contemporaines se comprennent, de ce point de vue, de manière ambivalente ; et, de fait, il y a des raisons théoriques fortes de penser qu’elle est principiellement inconcevable.

14Chacun sait que ceux qui sont étudiés par les sciences sociales peuvent leur répondre ; ils le font souvent, et peuvent même contester les termes de l’analyse qui leur est appliquée. Certes, Bruno Latour a souligné que, dans un sens fort, ce n’est pas moins vrai des quarks, des écosystèmes ou des huîtres : rappel salutaire du fait que, n’en déplaise aux plus herméneutes, les sciences sociales ne rompent pas si radicalement que cela avec les sciences tout court. Il n’en reste pas moins une différence importante. En aucun cas les huîtres ne font de la biologie marine. Les sciences sociales, en revanche, traitent de questions humaines dans le langage ordinaire – aussi encombré de jargon technique soit-il parfois. Chacun parle plus ou moins « science sociale » ; chacun, dans un sens assez strict, est sociologue amateur. Comme les huîtres, en d’autres termes, les êtres humains sont des « actants » (des entités susceptibles d’entrer dans des rapports réciproques, dans le jargon de Latour) ; à la différence des huîtres, toutefois, ils sont également capables de se théoriser et, en principe, de comprendre les théories conçues pour les objectiver. Il en résulte une accentuation du déficit de crédibilité que les clivages internes des sciences sociales leur imposent de toute manière déjà. C’est précisément parce que les sciences de la société sont à première vue plus accessibles que celles de la nature qu’on peut douter de leur pertinence. Les détails de la physique des particules, de la chimie organique ou de la biologie moléculaire sont peut-être hors de portée même de la plupart des personnes les plus cultivées mais, comme l’a noté de manière concise et drôle Morris Zapp, on n’a aucun mal à saisir pourquoi il faut compter avec ces disciplines.

15Cette comparaison suggère également que l’essentiel ici n’est pas la nature technique du langage théorique des sciences sociales, tel que les professionnels l’ont élaboré et mis en œuvre. Sans doute croit-on, dans certains secteurs, que les sciences sociales peuvent se sortir de ce qui ressemble à un piège en devenant plus spécialisées, plus mathématiques, plus formelles. L’économie est peut-être particulièrement exposée à cette tentation. Mais ce qui en résulte peut n’être qu’une « science » qui a simplement cessée d’être « sociale ». On pourrait alors prédire les comportements de l’homo economicus et concevoir des systèmes à la mesure de cette étrange créature, mais le prix à payer serait la perte de tout sens de la relation qu’elle entretient avec les êtres humains concrets. D’ailleurs, même à supposer que ce ne soit pas le cas, cela ne changerait pas grand-chose [6]. Si les sciences sociales ne doivent pas rester purement académiques, elles doivent être appliqués, mais en étant appliqués à des sociologues amateurs, et par eux, elles doivent nécessairement se reformuler dans les termes d’une théorie intermédiaire. En d’autres termes, on ne peut poser une cloison étanche entre le langage des sciences sociales et celui de la société elle-même qu’en ôtant aux sciences sociales toute pertinence. Non seulement le sens commun peut défier les sciences sociales sur leur propre terrain ; qui plus est, les sciences sociales, une fois diffusées et incorporées dans l’action, deviennent à leur tour une sorte de sens commun. C’est ainsi qu’émergent les difficultés particulières du rapport aux politiques publiques qui est nécessairement au cœur de toute aspiration pratique à la transformation sociale progressiste. Dans les recherches sur la pertinence pour l’action publique, on trouve très souvent la conclusion qu’il est difficile de bien distinguer un agenda politique d’un enjeu scientifique – ce qui n’implique bien sûr nullement qu’il ne soit pas impératif de le faire. Le risque auquel s’exposent les sciences sociales est alors de se contenter de reproduire un ordre du jour politico-administratif pré-construit ; et si les choses se passent ainsi, on peut difficilement attribuer à l’action publique la moindre capacité autonome d’influencer le changement social. Le monde bouge, pourrait-on dire, sous l’effet des évolutions structurelles du climat, de la démographie, de la technologie, et ainsi de suite, et l’action politique ne peut qu’y faire écho.

16Le déficit de crédibilité est donc tel que, dans le pire des cas, les sciences sociales et humaines pourraient se retrouver dans une situation où nul ne comprend leurs questions, et nul ne se soucie de leurs réponses. On peut, bien sûr, embrasser cet état de fait. Puisque personne ne sait véritablement ce qui fait la cohérence des sociétés humaines, chacune de leurs composantes serait également précieuse. D’ailleurs, une telle réponse est parfaitement respectable, même s’il est permis de douter de son efficacité dans la défense des crédits de la recherche en sciences sociales. Mais ce n’est pas une réponse qui fait bon ménage avec le mandat de la riss et, en l’occurrence, il y a de bonnes raisons de principe d’être sceptique quant à l’existence d’une véritable alternative entre la qualité des sciences sociales et leur utilité.

Sociales et scientifiques

17Supposons que l’on puisse se mettre d’accord sur ce que serait une « meilleure » société – ou, de manière plus vraisemblable, sur les aspects de la société actuelle qui sont indéfendables. A-t-on la moindre garantie qu’il y ait un sens à appliquer le savoir des sciences sociales à la conception d’une telle société ? Certains courants de la théorie sociale récente ont répondu « non », et les décideurs, méfiants à l’égard du potentiel critique des sciences sociales, se sont empressés d’exprimer leur accord. Comme je l’ai suggéré ci-dessus, la question sous-jacente est de savoir s’il est possible de distinguer clairement sciences, politiques et transformations sociales. Je défends ici la thèse que l’on peut, en tout cas dans le domaine pratique, et qu’il est important de le faire. Ce qui est en jeu peut, semble-t-il, se résumer par trois principes fondamentaux.

18De bonnes sciences sociales peuvent permettre aux humains de donner un sens au monde social. Précisément parce que le monde social est linguistique, les phénomènes sociaux n’ont pas une existence indépendante des noms qu’ils portent. Le fait que les sciences sociales utilisent le langage – y compris, de manière incontournable, le langage « ordinaire », pour les raisons déjà données –, tout en s’appliquant à des « choses » enchâssées dans le langage, est à la fois une force et une faiblesse. La force que les sciences sociales tirent du langage est celle de traiter précisément des objets qui leur sont propres ; est source de faiblesse, en revanche, l’impossibilité d’élaborer un vocabulaire technique qui soit protégé contre la contamination par les intérêts ou les valeurs – éventuellement tout à fait inconscients – de ses producteurs ou des utilisateurs de ses résultats. Or, les « utilisateurs » des sciences sociales sont, à la limite, tous ceux qui s’en donnent la peine. On doit à Anthony Giddens l’expression « double herméneutique des sciences sociales » pour désigner cette caractéristique des sciences sociales de faire partie de la réalité même qu’elles s’efforcent d’analyser. On se méprend souvent sur ce que cela implique. Comme nous l’avons vu, une croyance persiste, bien que sa fausseté soit plutôt transparente, que les sciences sociales pourraient gagner en scientificité en devenant moins sociales. L’erreur symétrique, cependant, n’est pas moins répandue : la croyance que le caractère social des sciences sociales fait entièrement barrage à leur « scientificité ». On pourrait d’ailleurs soutenir que ce point de vue est actuellement dominant. En réalité, les sciences sociales peuvent accéder à la scientificité, mais en tant qu’activité sociale, à savoir une activité qui se situe non pas derrière ou au-dessus de l’activité humaine ordinaire – à la manière de la fête des dieux utilisée ici pour illustrer l’évaluation critique, due à Ronald Pohoryles, des programmes européens de recherche en sciences sociales –, mais en son sein. C’est précisément parce que chacun, en tant qu’usager du langage, est sociologue amateur qu’il existe un besoin spécifique de professionnels : de personnes spécialement formées pour faire la même chose, mais en réponse à des critères plus exigeants. Certes, il ne suffit pas de donner un sens au monde social pour résoudre ipso facto tous ses problèmes. On peut même penser que nombre de problèmes paraîtront d’autant moins solubles qu’on les comprendra mieux. En revanche, un monde qui ne signifie rien est un monde où, par construction, aucun problème ne se pose.

19En mettant les idées, les peurs, les intérêts, les valeurs, les relations des êtres humains au cœur des processus sociaux qu’ils reflètent et qu’ils moulent, des sciences sociales de qualité sont, par nature, à la fois participatives et démocratiques. C’est un autre point qui s’expose au malentendu. La science est souvent considérée comme élitiste par essence, parce qu’elle suppose une formation spécialisée rigoureuse, et comme non démocratique parce qu’elle exprime le « savoir » plutôt que l’« opinion ». Pourtant, une fois reconnu le caractère linguistique des sciences sociales, de telles oppositions se révèlent oiseuses. Sans doute les sciences naturelles peuvent-elles fonctionner de manière élitiste et non démocratique : le problème est plutôt de savoir si elles devraient le faire. Pour les sciences sociales, au contraire, c’est tout simplement impossible. L’enjeu dépasse d’ailleurs l’épistémologie, puisque les problèmes qui concernent les sciences sociales engagent, le plus souvent, à la fois la compréhension et l’action. Ce n’est pas, bien entendu, que chaque professionnel des sciences sociales doive être un décideur politique, ou vice versa. Il n’en demeure pas moins que les termes d’une compréhension de la pauvreté (par exemple) – comme violation des droits humains – sont les mêmes que les termes dans lesquels des réponses politiques peuvent être envisagés. Il en résulte que, parce que l’action publique obtient des résultats en influençant des configurations de comportements humains, la compréhension sociale des phénomènes sociaux est une composante intrinsèque des phénomènes eux-mêmes. En tout cas pour les sciences sociales, la « tour d’ivoire » ne constitue pas un modèle d’organisation scientifique qui serait techniquement efficace, quoique peut-être moralement douteux. Elle résume bien plutôt une perversion de la nature et de l’objet d’une science de la société en tant que telle. Dans l’idée de la tour d’ivoire se reflète la quête, consciente ou inconsciente, d’une science non sociale du social qui, par essence, ne saurait être atteinte.

20En prêtant insuffisamment attention aux sciences sociales – fût-ce en réaction compréhensible à leurs propres insuffisances –, on fait apparaître les problèmes humains comme étant hors de portée des humains eux-mêmes. En insistant sur le caractère accessible par nature des sciences sociales, il ne s’agit évidemment pas de prétendre que le sens commun soit doté d’une scientificité inhérente. Bien au contraire, la ressemblance entre le sens commun, n’eût-il d’autre fondement que le préjugé ou la superstition, et les sciences sociales pose à ces dernières un problème pratique majeur. Par exemple, prétendre que les pauvres manquent, en moyenne, d’initiative et de dynamisme, c’est faire une affirmation qui pourrait en principe être vraie, et pourrait sans doute être vérifiée si elle était formulée de manière plus précise. Mais justement, elle ne saurait être plus précise ; elle n’est pas formulée pour être vérifiée, mais pour écarter toute possibilité de validation empirique. Une telle affirmation sert à faire disparaître par construction un problème en le rapportant à une donnée nécessaire de l’univers naturel. De fait, la confrontation avec le sens commun pseudo-scientifique pose aux sciences sociales des problèmes sérieux. Il y a une réticence compréhensible chez les professionnels à réfuter les préjugés, ce qui suppose déjà de les prendre au sérieux, et tout autant à répondre aux questions telles qu’elles émergent du débat public. Le risque, toutefois, est qu’en établissant entre sciences sociales et préjugés du sens commun un cordon sanitaire, les professionnels se trouvent simplement exclus entièrement du débat public. Au contraire, l’autonomie accrue des sciences sociales – leur capacité de poser leurs propres questions et d’élaborer leurs propres critères de pertinence et d’excellence – peut contribuer directement au désenchevêtrement du changement social et de la politique sociale. C’est par ce biais que ceux qui sont confrontés au changement peuvent y réfléchir, et prendre en considération la part éventuellement inconsciente qu’ils y ont, au lieu d’être simplement emportés par lui. C’est ainsi, aussi, que les décideurs peuvent réfléchir aux évolutions sociales au lieu de s’en faire simplement l’écho. Au prix d’une telle réflexivité, il pourrait être possible de distinguer la transformation sociale, comme projet collectif, du changement social comme destin collectif.

21Pour la riss, le défi se niche au cœur même des mots sciences sociales. Une science qui se couperait du monde social serait sans pertinence parce que nul n’y prêterait attention. Une activité sociale qui abandonnerait toute aspiration à la rigueur scientifique serait sans pertinence parce qu’elle ne changerait rien. Il s’agit ainsi d’ouvrir les sciences sociales sans pour autant les niveler : de les rendre, en d’autres termes, à la fois plus sociales et plus scientifiques.

La matérialité du regard

22Il n’est pas utile d’insister sur la modicité de la contribution qu’apporte ce numéro de la riss au programme qui vient d’être esquissé. Issu d’un colloque international sur « Les sciences sociales et les politiques sociales au xxie siècle », qui s’est tenu à Vienne en décembre 2002 sous l’égide du Conseil international des sciences sociales, ce numéro se contente d’un coup de projecteur sur certains aspects des enjeux qu’appelle la promotion d’une science sociale plus sociale et plus scientifique. Dans la perspective de débats à prolonger dans de futurs numéros, il s’agit ici principalement de questions de données et de programmation, ainsi, notamment dans articles hors thème, de certaines des dynamiques disciplinaires mises en jeu par de nouveaux sujets et des priorités transformées.

23La perspective s’élargit également ici en jouant sur l’un des aspects les plus inhabituels de la riss : ses illustrations. Le principe de la revue est que, à côté des illustrations retenues par les auteurs – tableaux et graphiques, mais aussi, le cas échéant, photographies et dessins – la rédaction choisit également un ensemble d’illustrations (une par article, plus une pour la couverture et une pour la deuxième de couverture) qui éclairent le thème général du numéro ainsi que des aspects des différentes contributions. Le plus souvent, ces illustrations ne font l’objet d’aucun commentaire ; on peut espérer, cependant, qu’elles attirent l’attention du lecteur sur des points qui, autrement, pourraient passer inaperçus. Dans ce numéro, les illustrations sont porteuses d’un message systématique : les sciences sociales, pour le meilleur et pour le pire, engagent un certain genre de regard, qui s’encastre dans les techniques par lesquelles sont relevées, enregistrées, archivées et transmises des images de l’activité humaine et de l’existence sociale. Les images peuvent être, ou non, figuratives au sens strict : ce qui importe, c’est qu’elles sont les produits d’une certaine façon de regarder sur laquelle elles sont indexées. Narcisse n’est certes pas l’archétype du sociologue, mais ce mythe, représenté ici en couverture, peut servir de métaphore de l’auto-référentialité (ou « double herméneutique ») par laquelle les sciences sociales sont à la fois empoisonnées et enrichies. Inversement, on nous rappelle – dans la réinterprétation du thème par Magritte, ou dans les angles insaisissables d’un rétroviseur – qu’il n’y a pas d’« image parfaite », quelle que soit la force avec laquelle nos théories ou nos protocoles de recherche empirique nous la font désirer. De même, un regard ne se réduit pas à un trait incident d’une réalité sociale autonome, mais constitue bien plutôt un aspect d’une dynamique sociale complexe. Ainsi, l’exposition coloniale représentée ici en dit long sur la manière par laquelle les choses deviennent des objets du regard, comme le souligne Grandville en renversant l’image. C’est bien sûr dans l’archive physique que la matérialité du regard des sciences sociales s’exprime de la manière la plus saisissante. Tel est l’objet du dossier thématique introduit par Ekkehard Mochmann, où les illustrations servent toutes à souligner, de manières assez différentes, à quel point l’archivage est une activité intentionnelle. De même que le mur le mieux construit mérite d’être démoli s’il entoure un camp de concentration (comme le dit Orwell dans ses « Notes sur Salvador Dali »), de même l’archive la mieux conservée pourrait mériter d’être brûlée, selon les données qu’elle contient et l’objectif qu’elle sert. À l’inverse, une archive sans objet remplie de données que personne n’utilise cesse en dernière analyse d’être une archive, pour n’être plus qu’un tas de papier – un jouet pour un singe.


Date de mise en ligne : 01/07/2007

https://doi.org/10.3917/riss.177.0417

Notes

  • [1]
    Je traduis ici le titre original (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy). Pour des raisons obscures de propriété intellectuelle, l’édition française est désormais diffusée sous le titre Le Guide galactique, Paris, Denoël, 1982.
  • [2]
    The Restaurant at the End of the Universe, traduit en français sous le titre Le dernier restaurant avant la fin du monde, Paris, Denoël, 1982.
  • [3]
    Ma traduction. Celle éditée en France présente de nombreuses approximations et fait en outre le choix discutable de traduire les noms propres (ainsi : Arthur Dent devient Arthur Accroc et Ford Prefect devient Ford Escort). Il est vrai que les jeux de mots de Douglas Adams sont souvent intraduisibles.
  • [4]
    Nice Work, 1988, p. 329 (traduction française : Jeu de société, Paris, Rivages, 1990, p. 353-354). Traduction modifiée.
  • [5]
    En théorie, il faudrait ajouter à cette affirmation une nuance qui ne peut l’objet ici d’une discussion détaillée. Supposons un projet de transformation défini exclusivement par l’élimination d’une forme de domination sociale, et supposons que le savoir s’applique uniquement à l’érosion du fondement conceptuel et idéologique de celle-ci. Il est alors possible en principe que le savoir en question soit de nature purement interprétative. Quant à savoir si un tel projet de transformation purement négatif pourrait être politiquement efficace et fonder une obligation morale, c’est évidemment une question fort différente.
  • [6]
    En restant dans les thèmes de science fiction de cet éditorial, il est intéressant de noter l’échec de l’une des tentatives littéraires les plus systématiques d’imaginer une science sociale transformative, à savoir la « psychohistoire » qui est au centre du cycle Fondation d’Isaac Asimov. Cette psychohistoire échoue dans ses propres termes, et ne réussit qu’en s’appuyant sur une élite cachée de gardiens bienveillants. Or, compte tenu de ce qui nous occupe ici, les raisons de cet échec sont particulièrement intéressantes : d’une part, la réflexivité (la théorie n’est valable que pour autant que les acteurs qu’elle décrit en ignorent l’existence) ; d’autre part le chaos (les systèmes sociaux sont sensibles, de manière significative, à des fluctuations arbitrairement faibles de leurs variables constitutives).

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