Couverture de RISS_176

Article de revue

Transport et démocratie durable : assentiment et dynamique des systèmes

Pages 389 à 400

Notes

  • [1]
    La Convention alpine est une convention cadre visant à assurer la protection et le développement durable de la chaîne alpine, été signée le 7 novembre 1991 à Salzbourg en Autriche par Autriche, France, Allemagne, Italie, Liechtenstein, Suisse et l’Union européenne. La Slovénie signa la convention le 29 mars 1993. Un protocole additionnel a permis l’adhésion de la Principauté de Monaco. La convention est entrée en vigueur le 6 mars 1995. Le « protocole transport » date de 2000.
  • [2]
    M. Paul Giacobbi, Assemblée de Corse, séance du 25/01/2002 : adoption du document d’orientation relatif au programme exceptionnel d’investissement.
  • [3]
    Le préambule du Schéma de services « transport » indique : « Institués par la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire du 25 juin 1999, les schémas de services collectifs de transport de marchandises et de voyageurs sont l’expression d’une nouvelle politique des transports en nette rupture par rapport aux dispositions antérieures. » Selon les termes de ladite loi, ces schémas « déterminent, dans une approche multimodale, les différents objectifs de services de transports aux usagers, leurs modalités de mise en œuvre ainsi que les critères de sélections des actions préconisées, notamment pour assurer la cohérence à long terme des réseaux définis pour les différents modes de transport et pour fixer leurs priorités en matière d’exploitation, de modernisation, d’adaptation et d’extension. »

Les paradoxes sont connus, les solutions difficiles

1L’histoire électorale de nos grandes démocraties le prouve : il est difficile de concilier véritablement les préférences individuelles et les choix collectifs. Les systèmes de vote, dont on connaît les limites objectives depuis Condorcet et Arrow, ne débouchent pas toujours sur des choix reflétant l’opinion majoritaire.

2Ces constats sont à l’origine d’expériences relatives aux modes de scrutin. Ainsi, le système de vote par assentiment a été testé récemment en France (Balinski, 2002). Son principe – la possibilité de retenir plusieurs candidats au lieu d’un seul – permettrait de déboucher sur une autre conception de la démocratie et des choix publics.

3Derrière cette approche, il y a l’idée qu’en réalité les préférences ne sont pas totalement exclusives, mais que chaque individu peut trouver dans des combinaisons variables de choix le sentiment d’être « représenté ». Le système préconisé et testé est en fait un vote « par assentiment ». Le résultat des tests opérés lors de l’élection présidentielle française montre que l’assentiment ne donne pas le même type de résultat que le vote « classique ». Il modifie en particulier l’équilibre relatif entre candidats et éventuellement leur ordre de classement. L’assentiment conduit en outre à faire ressortir certaines candidatures originales pénalisées par le traditionnel « vote utile ». Ainsi, la polarisation des votes changerait de nature pour mieux exprimer des idées, et moins des attitudes protestataires. L’intérêt d’une telle méthode de consultation est évident en matière de transports, où les oppositions apparentes entre politiques possibles sont fortes et où les attitudes protestataires sont souvent stigmatisées.

4La question urbaine fait partie des grands domaines générant de forts clivages politiques. Des logiques fortement différentes existent qui peuvent servir de base à des scénarios.

5On peut donc parfaitement imaginer que le débat démocratique local se structure autour des grandes logiques qui s’opposent pour aborder la question de la mobilité.

6À cet égard, Balinski (2002) aboutit à « quatre caricatures », qu’il propose de dépasser par un cinquième scénario, l’homo civis, dont il justifie ainsi l’intérêt : « Le scénario 5 est moins caricatural que les précédents. Il est explicitement construit pour être réaliste et accessible. À la différence des quatre premiers, volontairement réducteurs, il se veut plus convaincant » ; et plus loin « Il s’agit donc d’un scénario de sagesse. »

7Il reste que l’organisation du débat, et la prise en charge politique des éventuels scénarios, sont chose complexe : il faut souligner l’importance de la « transaction » urbaine, et singulièrement celle de la « médiation ». En effet, « la logique est collective car la responsabilisation des individus ne se fait pas de façon directe ». Cela implique une médiatisation qui « passe par l’expression, la confrontation et le compromis entre des besoins divergents exprimés non pas directement par les individus mais par les entités qui les représentent ».

8Il est clair, en effet, que les différentes composantes de la ville ou de l’agglomération n’ont ni les mêmes intérêts immédiats, ni les mêmes priorités. D’où l’idée de transaction. Mais celle-ci débouche instantanément sur une triple question de légitimité et la nécessité d’un éclairage :

  • légitimité des institutions et des découpages territoriaux, base d’une partie des arbitrages et des transactions ;
  • légitimité aussi des répartitions de compétences ;
  • légitimité enfin des « entités représentatives » qui viennent se surajouter aux représentations institutionnelles ;
  • enfin éclairage relatif aux interactions entre les actions ou décisions des collectivités concernées.
Si, en matière de transports urbains, les compétences locales sont assez faciles à justifier, et leur légitimité peu contestée – même si certains systèmes centralisés pèsent encore sur l’organisation effective des transports de voyageurs –, les choses sont moins évidentes en dehors du cadre urbain, et d’une manière plus générale en ce qui concerne le transport de marchandises. De plus, les interrelations sont évidemment fortes entre l’organisation des transports locaux de voyageurs et le transport de marchandises.

9La congestion, par exemple, ou encore la concurrence pour l’espace viaire ou les sillons ferroviaires, constituent des enjeux évidents de politique locale, et peuvent peser lourdement sur l’efficacité du transport de marchandises.

10Les contradictions éventuelles d’intérêts locaux, ou entre différents niveaux d’objectifs au sein d’une communauté, viennent ici se surajouter aux divergences d’opinion ou d’analyse. De ce point de vue, la « subsidiarité » n’est plus véritablement un simple « allant de soi » (au sens pris par ce terme en ethnométhodologie), c’est-à-dire qu’il ne constitue plus la base de la cohésion politique du « groupe ». Les différents niveaux de multirationalité peuvent en effet produire une parfaite indétermination, ou encore des décisions qui ne résolvent pas le problème posé, mais s’attachent à réduire des conflits partiels d’intérêts.

11Or, cette réalité complexe, aux multiples interrelations, est actuellement confrontée à une double tendance au sein de l’Union européenne.

12Il s’agit d’un côté de l’intégration européenne, et de l’autre de la montée de revendications locales et identitaires.

13Deux conclusions s’imposent donc.

  • D’une part des procédures de consultation ou de décision reposant sur l’assentiment plutôt que sur des choix exclusifs peuvent permettre de faire émerger des solutions meilleures pour la collectivité.
  • D’autre part, la prise en compte dynamique des nombreuses interrelations entre les acteurs et leurs choix est nécessaire à l’exercice de transactions « honnêtes » entre entités concernées.
Encore faut-il mieux saisir à cet égard la réalité de l’impact de l’évolution institutionnelle et politique de l’Europe.

Construction communautaire et revendications locales et identitaires

14Le double mécanisme de construction communautaire et de montée des revendications locales ou identitaires a un impact considérable sur les conditions du choix collectif en matière de transport.

15D’un côté, la construction européenne conduit progressivement à la croissance de règles et de pratiques communes. Les grands domaines du transport sont tous entrés dans l’ère du marché unique, ce qui ne fait que renforcer la légitimité d’une politique commune, et partant, d’une autorité commune. Technique, réglementaire, économique, fiscale, sociale, cette intégration est en train de devenir « sociétale » et culturelle. L’Europe devient en effet une réalité aussi bien pour le transport maritime qu’aérien, pour le transport routier que fluvial ou ferroviaire. Les questions posées aujourd’hui sont désormais celles de la nécessité d’une autorité communautaire, c’est-à-dire d’un exécutif intervenant directement (mais aussi et parallèlement d’une extension des domaines soumis à l’harmonisation des législations nationales). Naturellement, ces interrogations naissent d’abord de problématiques sécuritaires (navigation aérienne, contrôle et police des côtes et des navires…), puis débouchent sur les voies et moyens de mettre en œuvre des grands choix d’infrastructure cohérents, ou de défendre les intérêts de l’ensemble de la Communauté à l’extérieur (négociations aériennes, gestion des grands fleuves internationaux, etc.).

16De l’autre côté, les revendications identitaires ou locales ont repris une certaine force. L’une de ses origines tient, sans doute, à la sensibilité croissante aux problèmes environnementaux, ainsi qu’aux formes prises par la croissance urbaine, qui favorisent l’expression d’une légitimité locale. En outre, les trois-quarts des actes législatifs communautaires sont globalement mis en œuvre au niveau local ou régional. Il est donc logique que, dans les termes du Comité des Régions de l’Union Européenne (créé par le Traité de Maastricht conclu en 1992), « les représentants des collectivités locales et régionales aient leur mot à dire dans l’élaboration des nouvelles lois communautaires ». Mais une autre dimension existe. Elle tient à la perception d’une légitimité plus grande conférée à l’expression de politiques locales fortes, et au rejet de règles trop globales (qu’elles soient nationales ou européennes). Cette pression en faveur d’une décentralisation plus large est particulièrement visible dans un pays de tradition centralisatrice comme la France. Elle pose le principe d’une subsidiarité plus forte et du respect des identités régionales, qui peuvent elles-mêmes se présenter, à travers des mobilisations autonomistes ou indépendantistes, comme ayant vocation à devenir nationales.

17Ces deux mouvements puissants, portés par la rapidité de certaines transformations économiques, se traduisent par une crise de l’organisation institutionnelle, ainsi qu’une contestation politique « souverainiste » perceptible – avec, certes, une forte volatilité – dans les dynamiques électorales des différents États européens. L’idée qu’on ne « maîtrise » plus rien au niveau des gouvernements et des représentations nationales vient sans doute se surajouter – dans certains pays comme la France – à une organisation des pouvoirs publics donnant le primat au pouvoir exécutif. Dans le domaine des transports de marchandises, cette logique est d’autant plus sensible que l’intervention publique était essentiellement le fait des États centraux, et que les débats sur l’organisation des transports ou les grands projets d’infrastructures avaient, depuis longtemps et indépendamment de l’européanisation, déserté les instances parlementaires.

18Les grands textes législatifs et réglementaires constituant le socle de la régulation sectorielle sont désormais totalement dissous dans l’architecture unifiante de la Communauté. Les secteurs publics puissants articulés autour de monopoles naturels géographiques ou de grands services publics sont aujourd’hui contestés dans leurs fondements tant par la logique de la construction européenne que par les principes de non discrimination. Ils paraissent constituer des obstacles à la fois à la construction européenne, et, ce qui est plus grave, à la mise en œuvre de la politique commune.

19Bien qu’elle ait pu être dans le passé souvent plus virtuelle que réelle, l’implication des États nationaux est aujourd’hui en forte régression, alors que, dans le même temps, s’exprime une demande de plus en plus explicite en termes de politique ou d’autorité commune. Dans le domaine des transports routiers, le signe définitif de cette transition aura été l’Acte Unique européen de 1986, consacrant la disparition des frontières intérieures, et donc de toute logique bilatérale dans la gestion des transports routiers de marchandises.

20Le transport ferroviaire est aujourd’hui symboliquement au cœur des enjeux européens, non seulement parce qu’il est un maillon en crise et un secteur dont l’Europe souhaite qu’il joue un rôle plus important, mais parce qu’il ne parvient pas à sortir de sa logique nationale et de son corollaire : le bilatéralisme.

21D’autres signes de cette double évolution peuvent être trouvés dans la gestion des questions alpines et le « protocole-transport » de la Convention alpine, qui date de 2000 [1]. Il s’agit bien de l’affirmation – peu conséquente en termes d’organisation des pouvoirs – du mouvement indiqué plus haut : la communautarisation des problèmes (et donc leur européanisation) dans un contexte où la spécificité territoriale fonde une légitimité particulière. En d’autres termes, la « subsidiarité d’en bas » a besoin d’une forte légitimation communautaire.

22L’impact politique de ces évolutions ne doit pas être négligé. Un mélange de sentiment de complexité et de dissolution des repères et représentations sociales se fait jour sans pour autant que de nouvelles légitimités s’imposent avec force dans l’opinion publique.

23On voit donc bien ici tout l’intérêt qu’il y a à développer, notamment en matière de transports, de nouvelles formes de consultation des collectivités et des groupes sociaux, tout en permettant des éclairages plus globaux des réalités, susceptibles en particulier de mettre chacun en mesure de prendre en compte l’interactivité du système.

Les transports : quelle place dans le système Union - État - territoire ?

24Les transports sont en effet, à bien des égards, caractéristiques des problèmes politiques contemporains. Deux grandes dimensions sont ici à considérer.

La politique générale des transports

25Le niveau des orientations générales de la politique des transports – bien représenté par les « Livres blancs » communautaires – apparaît légitimement du ressort de l’Union européenne. Comme on l’a déjà souligné, au cours des vingt dernières années, la totalité de ces questions a été transférée à la compétence communautaire. Philosophie générale, principes d’action, cadre réglementaire et principes de droit, grands principes d’organisation ne semblent guère pouvoir relever de politiques nationales. Ainsi, c’est dans le mécanisme de « co-décision » entre le Conseil des Ministres (où siègent des membres des gouvernements des États membres de l’Union européenne) et le Parlement (où siègent des représentants élus par les électeurs desdits États) que réside désormais la véritable détermination des politiques de transport pour l’espace européen. La mise en œuvre, quant à elle, dépend principalement des administrations des États membres, qui transposent, adaptent, appliquent plus ou moins fidèlement ce qui est défini en commun.

26Or, l’évolution institutionnelle donne aux termes de cette architecture institutionnelle un sens différent et changeant.

27Le terme « en commun » renvoie naturellement aux mécanismes de décision du Conseil, qui regroupe des gouvernements. Mais l’institution de la codécision en change doublement le sens. « En commun » implique, en effet, la recherche d’un compromis entre les deux sources de légitimité européenne – Conseil et Parlement –, et désigne bien sûr le travail commun des Parlementaires. Ce nouveau mécanisme de décision déplace singulièrement le centre de gravité du système vers l’Union au détriment de la Communauté d’États.

28Le problème est finalement celui de l’effectivité et de la cohérence globale des politiques nationales dans ce contexte.

29L’exemple de la politique ferroviaire est sans doute caractéristique. L’écart entre les objectifs poursuivis au plan communautaire, les directives, leur transposition – parfois très tardive – et les politiques nationales effectivement mises en œuvre met en lumière de nombreuses contradictions, entraînant, au terme d’une longue boucle de rétroaction, un amendement des objectifs et des directives européennes. Cet exemple montre que l’acceptation formelle d’une orientation et de textes ne vaut pas mise en œuvre nationale, et, ce qui est très important, que les pouvoirs nationaux sont encore considérables. D’où un sentiment de crise et d’inefficacité. Cela montre en outre que le mode de gestion et de mise en œuvre des politiques communes n’est peut-être pas totalement cohérent avec l’organisation initiale du secteur.

30En fait, on sent bien que les solutions ne peuvent être trouvées en s’en remettant à la bonne volonté des États. Les obstacles politiques et syndicaux sont trop importants pour être dépassés. En fait, selon le traditionnel comportement de « résolution partielle des conflits » mis en lumière par la sociologie des organisations, tout se passe comme si, d’un côté, les gouvernements s’accordaient sur des principes (niveau européen) de manière à ne pas apparaître comme déviant ou être stigmatisés comme « anti-européens » ; alors que, de l’autre, ils ne les mettaient en œuvre que mollement, voire pas du tout, pour ne pas « affronter » les opposants nationaux.

31Il ne reste plus alors au discours politique qu’à « rationaliser » a posteriori cette posture irrationnelle. Par exemple, le discours officiel français dans la période 1997-2002 a tenté de concilier la construction européenne et le statu quo dans l’organisation des chemins de fer. Jean-Claude Gayssot, alors Ministre des Transports, déclarait ainsi, dans un entretien accordé à un magazine en mars 1998 : « Nous avons mis en place des corridors de fret ferroviaire répondant à une logique totalement différente de celle proposée par le livre blanc de la Commission. Il faut bien comprendre qu’en agissant ainsi nous relevons un vrai défi. Nous devons maintenant démontrer que cette orientation alternative marche et que nous sommes capables de développer le trafic ferroviaire européen. »

32Un tel mécanisme conduit à ce que Cyert et March (1963), suivant Herbert Simon, appellent l’utilisation du procédé de « rationalité partielle ». Dans notre affaire, il s’agit bien de tenir deux postures différentes, à Bruxelles et à Paris, Londres, Berlin ou Rome, répondant à deux objectifs distincts. Le problème, c’est que la conciliation des objectifs n’intervient qu’avec le temps, par un durcissement des textes européens ou un renforcement des pouvoirs supranationaux. Le « feedback » est long, mais on peut supposer qu’il tend à l’être de moins en moins au fur et à mesure de l’approfondissement de la politique européenne, qui limite les marges de manœuvre des États, et la prise en compte séquentielle d’objectifs de plus en plus antagonistes. Si notre analyse est juste, l’approfondissement de l’Union serait non seulement inéluctable, mais rendrait de plus en plus intenables les stratégies de résolution partielle des conflits. Mais le chemin est loin d’être aisé à parcourir.

33C’est une des raisons pour lesquelles le Livre blanc sur les transports (Commission européenne, 1996) fait cette remarque essentielle : « L’objectif de rééquilibrage du transport, qui n’a jamais pu encore être atteint, suppose non seulement la mise en œuvre, au titre de la politique commune des transports, du programme ambitieux de mesures envisagées d’ici 2010 par le Livre blanc, mais aussi que des mesures cohérentes soient prises dans le cadre d’autres politiques, au niveau national ou local. » Autrement dit, il faudra que les États jouent le jeu, et avec eux les pouvoirs publics locaux. C’est en effet lors de la déclinaison locale des politiques que se pose d’autres questions, plus sensibles à la population.

Les réalités locales

34Transposer des directives, réformer les sociétés de chemin de fer, modifier la fiscalité, ces tâches appartiennent généralement aux États, et passent par un travail politique, législatif et réglementaire parfois complexe. Et cela pose à l’évidence un problème majeur. Qu’est-ce que ce pouvoir politique dont la tâche principale est d’accommoder une politique définie « ailleurs », cet ailleurs étant d’autant plus lointain que certains estiment qu’il est politiquement astucieux de s’en éloigner ou de s’en désolidariser quasi explicitement ? Le pouvoir étatique fonde dès lors une grande partie de sa légitimité sur sa capacité de résistance.

35S’agissant des aspects nationaux, la Commission européenne délivrait, en 1996 déjà, un diagnostic sans appel. « La gestion des chemins de fer est largement responsable de leur déclin. Les problèmes rencontrés par les transports ferroviaires sont cependant largement dus aux relations entre l’État et les compagnies de chemins de fer. Les États ont généralement refusé aux compagnies de chemins de fer la liberté dont jouissent les entreprises commerciales. Outre des interférences politiques à des fins immédiates, les autorités ont eu tendance à exiger le maintien de services largement en dessous du seuil de rentabilité. Les investissements dans les chemins de fer ont souvent été inadéquats ou mal orientés, et ont donc pesé sur les finances publiques. Les gouvernements ont compensé les pertes par d’importantes subventions dénuées d’objectifs précis, tels que l’amélioration de l’efficacité. Par ailleurs, les objectifs financiers étaient souvent imprécis. »

36Un tel constat est extrêmement sévère. Il reflète un évident conflit d’intérêt, une incompatibilité fondamentale entre objectifs. Or, c’est de l’échec de la mise en œuvre des directives de 1991 que furent tirées une partie des recommandations de 1996, puis finalement que furent radicalisées l’analyse et les décisions en 2001.

37Le rapport au local est cependant plus complexe. Les transports s’organisent macro-économiquement, mais s’exécutent localement. Les voies de communications, les zones portuaires ou aéroportuaires, interfèrent avec un espace concret peuplé d’habitants concrets. La pollution, la congestion sont des phénomènes localisés. Or, si les problèmes généraux des transports semblent malheureusement trop souvent relever de l’art de gérer de manière séquentielle des objectifs contradictoires, les enjeux locaux répondent plus souvent au principe du « déplacement ». Il est en effet bien évident qu’un flux qui ne peut traverser le tunnel du Mont-Blanc trouvera nécessairement un autre chemin, qu’une mesure en centre ville affecte la banlieue, qu’une bonne opération fiscale et foncière dans une commune a des conséquences sur ses voisines. Le pouvoir de police du Maire est, in fine, l’un des régulateurs importants des grandes politiques européennes.

38Cela pose en conséquence le problème complexe de l’articulation des pouvoirs, de la prolifération de leur niveau et des rapports entre eux. Il n’est pas étonnant qu’un système complexe, comme le transport, ne puisse faire l’objet d’une stratégie cohérente explicite dans la mesure où précisément la complexité organisationnelle tient lieu de méthode pour permettre à des objectifs incompatibles de se réduire en des problèmes simples.

39Dans un pays comme la France, l’empilage de l’Europe, de l’État, de la région, du département, des communautés (ou syndicats) de communes et des communes produit des décisions sans doute « acceptables localement », mais éventuellement globalement inefficaces ou même absurdes. Et l’on débouche inéluctablement sur la question du degré de subsidiarité dans un domaine où les interdépendances spatiales sont fortes, et bien sûr sur celle des les méthodes appropriées de résolution des conflits.

40Tracé de routes, règles de circulation, investissements portuaires, protection de la nature impliquent nécessairement des arbitrages entre « niveaux » de communautés. Des négociations, des transactions politiques prennent nécessairement place entre groupes ayant de fait des intérêts contradictoires et complémentaires. Faut-il en limiter ou en définir le nombre ? Faut-il institutionnaliser ces communautés ? Faut-il édicter des règles d’arbitrage et établir des hiérarchies ? Faut-il s’appuyer essentiellement au contraire sur une logique de contrat ? Ces problèmes sont essentiels. Ils renvoient à la « légitimité » des différentes instances, et à celle des procédures d’évaluation des projets.

41Il n’est pas rare qu’un changement de majorité parlementaire se traduise par l’annulation, ou plus pudiquement la remise en cause, d’un grand projet. Ainsi, en 1997, l’une des premières décisions du gouvernement français nouvellement élu a été de revenir sur la décision de construire le canal « Rhin-Rhône ». De même, en 2002, l’opposition avait annoncé à la veille de sa victoire électorale que le « projet du troisième aéroport francilien fera(it) l’objet d’un réexamen “objectif et transparent” », remettant ainsi en cause le procédure relancée par le gouvernement précédent, qui avait lui-même inversé la décision de son prédécesseur. Sur ce choix d’infrastructure, deux décisions politiques furent ainsi inversées en cinq ans.

42On voit bien que c’est autour des infrastructures que se cristallise l’essentiel des décisions publiques visibles, et donc des débats politiques qui peuvent mettre en jeu le gouvernement lui-même. Ainsi, la réouverture du tunnel du Mont-Blanc aux camions a été abordé par certains candidats aux élections présidentielles françaises de 2002, avant d’animer, quelques semaines plus tard, les débats des élections législatives dans les Alpes.

43La prise en compte des débats relatifs aux infrastructures bute dès lors, à l’évidence, sur un problème institutionnel et sur celui de l’éclairage des choix et de l’évaluation des projets.

Pouvoirs, articulation des pouvoirs et structuration de la demande sociale

44On est ici face à un problème traditionnel de pouvoir et de structuration de la demande sociale. Un aéroport, par exemple, n’est jamais construit pour les riverains immédiats, bien au contraire, mais pour une large communauté. Cette réalité est celle, classique, des choix collectifs et des grands projets. Là où la théorie marginaliste des choix publics apporte une réponse relativement aisée, la réalité politique des transactions entre groupes sociaux lègue parfois un écheveau inextricable. Il est évident, en effet, qu’il ne suffit pas de comparer les avantages de la collectivité et les perturbations générées par un aéroport pour légitimer le choix public et donc introniser la légitimité de la collectivité « supérieure ». La prise en compte des objectifs de développement durable ne permet pas de réduire toutes les contradictions.

45On conçoit bien que les méthodes d’analyse et de concertation autant que l’organisation des pouvoirs jouent un rôle majeur. Mais il ne convient pas pour autant de négliger la question centrale de l’organisation des pouvoirs, particulièrement problématique dans un État à tradition « jacobine » comme la France.

46Si l’information des acteurs et la nature de l’évaluation socio-économique des projets sont essentiels, la question centrale du pouvoir et de la légitimité de la demande sociale est posée. On la comprend mieux à partir du cas d’école de la Corse, qui est au centre de bien des polémiques en France depuis le milieu des années 1990. Ce cas est doublement intéressant parce qu’il pose concrètement le problème des pouvoirs et de leur organisation en matière de transports, mais aussi parce qu’il traite, par conséquent, des capacités, des compétences permettant d’éclairer les choix et de structurer le débat entre l’État central et l’entité régionale. Mais il convient tout d’abord de revenir sur la loi et ses innovations.

47La loi du 22 janvier 2002 relative à la Corse comprend plusieurs dispositions importantes concernant le domaine des transports.

  • En premier lieu, elle institue un « Plan d’aménagement et de développement durable » qui est établi par le Conseil exécutif corse et adopté – après avis du Comité économique et social de l’île – par l’Assemblée corse. Ce Plan, qui est soumis à enquête d’utilité publique, exprime une stratégie « locale », mais doit « prendre en compte » les projets d’intérêt général ou les opérations d’intérêt national. Une fois approuvé, il peut naturellement donner lieu à la mise en place de rapports contractuels avec l’État central, et faire l’objet d’une demande de modification de la part du représentant de l’État afin de permettre la réalisation d’un projet d’intérêt national. Une procédure de modification directe par le gouvernement est prévue en cas de non aboutissement de la demande de l’État. Ce texte – qui offre à la collectivité territoriale des compétences plus larges qu’il n’est d’usage en France – met en lumière une ligne de partage assez claire. Aux autorités locales la planification, sous réserve qu’elle prenne en compte les projets d’intérêt national. Il va de soi que ce « partage » n’a de sens que s’il est accompagné d’une décentralisation des compétences.
  • Tel est précisément le sens de la loi, qui prévoit que la collectivité corse est libre d’imposer des obligations de services public aux transporteurs maritimes et aériens desservant l’île, d’instaurer ses propres aides sociales à la personne en faveur de certains passagers, et de conclure des délégations de service public. En outre, s’agissant des infrastructures, la collectivité a pleinement compétence en matière portuaire – sauf en matière de police, en ce qui concerne la création et l’aménagement d’aérodromes et en matière ferroviaire (le réseau ferré lui étant transféré).
Cette législation met en lumière ce qui relève assez naturellement du « pouvoir local ». Il s’agit de l’organisation des transports de voyageurs (en Corse le réseau ferroviaire est exclusivement utilisé pour les voyageurs) et des grandes infrastructures. Au contraire, on remarque que la régulation des transports de marchandises et la mise en œuvre et le contrôle des réglementations nationales et communautaires demeurent entièrement de la compétence des services de l’État (centraux ou déconcentrés). Ainsi, le « Plan » suppose implicitement que la collectivité territoriale n’a à sa disposition que les infrastructures pour donner un contenu à sa politique dans le domaine du fret.

48Il est donc intéressant de voir comment les élus corses comprennent cette architecture des pouvoirs, et surtout l’interprètent, à travers la discussion sur le programme exceptionnel d’investissement, mis en place en application de la loi (articles 53 et suivants). Pour les besoins de l’analyse, l’intervention d’un membre de l’Assemblée corse justifie une citation un peu longue [2]. Il expose tout d’abord : « Où sont les études préalables qui permettent d’écarter, par exemple, la création d’une ligne de chemin de fer en plaine orientale ? Quelles analyses techniques, financières, économiques fondent ce choix au moment où dans la France entière, dans l’Europe entière, on s’oriente vers un rééquilibre des modes de transport rail-route ? Où sont les études ? Où sont les calculs de rentabilité qui permettent d’affirmer en un détour de phrase qu’on fera un tunnel à Vizzavona, qu’il est rentable, qu’il est intéressant, alors même que l’on sait que les exigences actuelles de sécurité vont porter un tunnel bi-tube à un coût exorbitant, sans parler des frais de fonctionnement dont on ne dit pas un mot (équipes de secours et de contrôle vingt-quatre heures sur vingt-quatre) pour un trafic actuel et potentiel que l’on ne cite pas dans le document, mais qui passe à peine les 2 000 véhicules par jour, soit bien moins que la sortie sud de Bastia ? »

49En fait, l’élu résume parfaitement la problématique de l’État central dans un système décentralisé et celle de l’appropriation de compétences nouvelles par les collectivités territoriales. Il souligne à juste titre qu’en mettant en place un plan exceptionnel, l’État ne peut s’exonérer subitement des procédures qu’il respecte d’habitude. Aussi constate-t-il : « Moi, je rappellerai aux administrateurs de l’État, qui semblent espérer obtenir sans difficulté ce type de financement, puisqu’ils nous disent que ce ne sera pas un problème de ne pas avoir un fonds interministériel, que là, il faudra demander des sous au Ministère de l’Équipement, à la direction des routes, et que, jusqu’à preuve du contraire, les investissements routiers nationaux font obligatoirement l’objet d’une évaluation économique (circulaire du 20 octobre 1998) et que ce n’est pas une option, un raffinement d’économiste, c’est qu’on ne financera pas, je vous en garantis la certitude aujourd’hui, un projet routier dont le bilan économique, c’est-à-dire le bénéfice actualisé notamment, ne serait pas proche au moins d’être positif, voire ne serait pas positif. Cela dit, par ailleurs, quand bien même on financerait cela, ce dont je doute absolument, il sera très difficile d’obtenir une déclaration d’utilité publique, si nous avons un bilan économique et un bilan global qui ne sont pas satisfaisants. C’est pour cela que je crois qu’aujourd’hui, avant d’identifier des opérations majeures (c’est dit au titre de la convention), il faudra veiller à les justifier par le calcul et l’étude. »

50Chemin faisant, on voit clairement que le volontarisme d’un plan, et la mise en œuvre d’un transfert de compétence important, n’exonèrent pas, bien au contraire, de procédures rigoureuses d’évaluation et d’éclairage des choix. Et l’élu de conclure qu’il faut prioritairement dégager des moyens « […] qui sont à la fois autant financiers, mais aussi administratifs de mettre en place des équipes capables d’étudier, de préparer des choix réalistes, de les soumettre aux élus, de lancer le débat public qui doit aussi associer la société civile et la population. »

51Si l’on revient sur l’architecture et l’articulation des compétences, on voit bien que la réalité du pouvoir passe à la fois par la dévolution de ressources (revendication classique), mais aussi par la nécessité de disposer d’une capacité d’expertise – ne serait-ce que pour aborder convenablement la préparation des plans –, ainsi que de peser sur l’action du pouvoir central et le contenu des contrats entre l’État et les collectivités territoriales. Plus encore, on devine qu’il manque un outil de confrontation des expertises, des scénarios et des stratégies.

52Or, ce qui est déjà difficile dans le cas d’une économie insulaire, en raison du bornage géographique naturel, devient extraordinairement complexe quand il s’agit de collectivités « continentales », où se posent des problèmes considérables de localisation, de tracé et d’interrelations avec les régions voisines. Cette difficulté n’est pas spécifique à l’espace national. L’articulation des réflexions n’a aucune raison d’avoir des frontières. Pourtant, on peut noter que l’État français ne s’est pas concerté avec ses voisins à propos de « schémas de services [3] » qui se sont substitués aux classiques schémas d’infrastructures.

53Outil de cohérence, de coopération et d’expression commune d’une politique, l’Union européenne ne parvient ni à mettre en place ni à susciter les pratiques qui permettraient d’assurer à la fois une meilleure globalisation et une plus grande prise en compte des stratégies locales. Ce qui ne marche pas, ou qui marche mal, entre États ne marche pas nécessairement mieux (ou moins bien ?) dans le cadre d’États à tradition centralisatrice tâtonnant sur la voie de la décentralisation.

L’évaluation au cœur des interfaces et des arbitrages

54Or, si une part du problème relève bien de la culture politique et des institutions et de leur pratique, il est évident que la façon de mener les études d’évaluation est centrale. Cela repose à la fois sur la prise de conscience de la nécessité de disposer de compétences, et sur l’usage effectif et la maîtrise de méthodes permettant d’éclairer convenablement les choix. De ce point de vue, il n’est pas sûr que le « complexe » des élus locaux soit totalement justifié. Une récente enquête menée auprès de cadres dirigeants du Ministère français des Transports et de directeurs d’établissements publics du secteur, met en lumière un certain désarroi lorsqu’il s’agit de faire face aux grands enjeux du transport de fret, et d’assurer le rôle dévolu à l’État, tant dans ses rapports aux professions qu’aux élus territoriaux. Il y a en réalité un sentiment assez général d’inadéquation entre l’expertise, ou les compétences, et ce qu’on pourrait appeler la demande sociale.

55Rendre des arbitrages politiques, mener des transactions entre groupes sociaux, confronter des intérêts locaux et des politiques plus globales, définir et décliner des stratégies à moyen terme, et expliciter les enjeux environnementaux, économiques et sociaux de ces stratégies : autant d’enjeux qui requièrent des travaux d’évaluation. Pourtant, ceux-ci se révèlent difficiles à mener justement là où ils sont utiles, voire nécessaires. Ce qui était autrefois une simple difficulté de dépasser les logiques strictement sectorielles, modales, voire l’égoïsme d’entreprise (fût-elle publique) devient une difficulté générale à confronter des stratégies multiples et à construire une cohérence commune.

56L’évaluation des projets, traditionnellement maîtrisée par les firmes ou les services d’État, est rarement mise en œuvre de manière contradictoire et pluraliste. Cette situation ne peut perdurer au sein d’un système communautaire largement décentralisé sans générer de profondes frustrations. Ainsi, la construction communautaire, son approfondissement et le renforcement de la décentralisation imposent un développement considérable des travaux d’évaluation et d’éclairage des choix, dans un contexte pluraliste.

Approche systémique et plans stratégiques

57Au-delà de cette exigence pluraliste – celle des expertises comme celle des points de vue –, il est clair qu’il convient de promouvoir une approche résolument systémique (Karsky et Salini, 2000 ; Salini, 2000a, 2000b, 2001).

58Or, curieusement, peu de travaux d’évaluation ou d’éclairage fournissent aux « décideurs », et in fine aux élus, une vision globale, systémique et non linéaire de ce qui « peut se passer » sous différentes hypothèses. En réalité, un écueil majeur empêche les méthodes traditionnelles de fournir un éclairage convenable. Il s’agit de la non-prise en compte des nombreuses « boucles d’interrelation » ou « feedbacks » caractérisant les comportements du moindre des petits systèmes. C’est ce que nous appelions plus haut « l’interactivité » des décisions et des politiques. Prenons un exemple.

59Si nous nous intéressons aux politiques alpines, on peut légitimement s’attendre à ce que les élus nationaux et locaux des différents pays concernés souhaitent disposer d’outils d’évaluation de leurs politiques (modales, nationales, locales, etc.). Institutionnellement, les structures de décision, de concertation, etc. n’ont guère de raison d’être comparables ou cohérentes d’un endroit à un autre. Cependant, les décideurs peuvent souhaiter organiser une concertation avec leurs voisins, ne serait-ce que pour intégrer leurs hypothèses de travail et prendre en compte leurs stratégies probables. Avec quels outils ?

60Un examen rapide de ce qui peut « se passer » par exemple sur un tunnel ou un passage routier permet de toucher du doigt l’ampleur des problèmes.

61Pratiquement, on peut « résumer » le système alpin à la combinaison d’une vingtaine de sous-systèmes comparables à celui représenté dans la figure 1. Or, le seul petit système de cette figure comprend déjà de nombreuses boucles élémentaires. Certaines sont évidentes. La première est bien sûr celle qui est générée par l’excès de trafic et la congestion. Le mécanisme est connu. Le niveau de congestion augmente sous la pression du trafic, ce qui fait baisser la vitesse moyenne, et dissuade finalement des usagers d’emprunter le tunnel, ce qui, in fine, fait baisser le trafic. Cette « boucle », qui contrecarre l’effet de l’excès de trafic, met un temps relativement court à se manifester (s’il existe des itinéraires alternatifs).

Figure 1

Diagramme causal simplifié d’un « passage » routier

Figure 1

Diagramme causal simplifié d’un « passage » routier

62Les dispositifs de régulation du trafic influent par exemple directement sur la vitesse (moyenne, commerciale) des poids lourds, qui joue in fine sur l’attractivité du « tunnel », qui contribue à déterminer le trafic qui finalement jouera à nouveau sur la régulation. L’idée est qu’une intervention « régulatrice » permet d’augmenter la vitesse moyenne des véhicules. Cette intervention aurait tendance, toutes choses égales par ailleurs, à augmenter l’attractivité du tunnel en diminuant le temps de passage prévu. La figure 1 indique comment cette rétroaction, simple et assez rapide, prend place dans le système global d’interaction.

63D’autres mécanismes vont intervenir, telle la régulation du trafic dans le tunnel. Imaginons que le gestionnaire déclenche en fonction du niveau de congestion un processus de régulation permettant d’augmenter la vitesse moyenne des poids lourds. Une boucle (en haut à droite sur la figure 1) intervient alors pour compliquer la relation, précédemment analysée comme directe (boucle de gauche sur la figure 1). Par ce processus – il peut s’agir d’un système automatique ou d’une décision humaine –, la mesure de régulation induit in fine une augmentation de l’attractivité du tunnel et donc de son trafic. La régulation a finalement pour résultat d’amoindrir l’effet négatif qu’aurait eu la congestion sur l’attractivité du tunnel, mais augmentera la congestion.

64Or, en réalité, si l’on devait considérer la seule régulation des trafics, il est clair que, simultanément, les gestionnaires des autres tunnels (ou des axes concurrents) pourraient eux aussi prendre des décisions. Certains peuvent par exemple privilégier une gestion temporelle fine, d’autres, préconiser au contraire des ajustements plus rares. Nous sommes donc en présence, pour cette seule variable d’action, d’un système complexe mobilisant plusieurs boucles de rétroaction, suivant des rythmes différents en des lieux différents. Seule la simulation permet une certaine anticipation de ce qui pourrait se passer dans le temps en fonction des « routines » comportementales des uns et des autres.

65De surcroît, non seulement la réalité des mécanismes comportementaux fait intervenir de multiples variables intermédiaires, mais il existe à l’évidence de nombreuses variables d’action possibles que chaque acteur cherchera à manipuler pour tenter d’atteindre ses objectifs. Dans la figure 1, 16 boucles passent par la variable « trafic sur passage routier X ». Or, aucun d’entre nous n’est capable de se représenter la réalité de ces différentes boucles et leur impact dans le temps sur le trafic. Certes, certaines de ces boucles sont simples, mais, même dans ce cas, leur nombre et leur caractère simultané rend l’analyse complexe. En outre, certaines autres sont singulièrement plus longues.

66Imaginons maintenant qu’une augmentation du trafic implique une augmentation de la congestion. Cela affecte (diminue) la vitesse moyenne des poids lourds, et donc, in fine, la productivité des véhicules. Cette baisse induit une augmentation des coûts unitaires pour les transporteurs, donc celle des prix, ce qui réduit leur offre potentielle sur l’axe et finalement fait baisser le trafic. Comme on le voit, cette boucle est longue tant par le nombre de variables comportementales que par le temps mis pour « parcourir » le feedback.

67Ce qui est intéressant dans ces mécanismes longs, c’est qu’ils peuvent avoir des conséquences fortes alors même que leur origine a complètement disparu. Cela est particulièrement vrai lorsque ces boucles mettent en jeu des mécanismes d’investissement ou de désinvestissement. On sait que les crises de surproduction débouchent parfois sur des pénuries.

68Ces deux exemples mettent en lumière l’extraordinaire complexité d’un système « simple ». Pour en comprendre le comportement, et anticiper l’impact des décisions de tel ou tel acteur, il convient de se donner, en effet, une représentation systémique des choses et de recourir à la dynamique des systèmes pour le simuler. Ce qui est vrai pour un tunnel isolé l’est a fortiori pour 2, 5 ou 10 passages alpins compte tenu de la concurrence entre techniques routières et ferroviaires. L’évolution simultanée de plusieurs sites en interrelation ne peut faire l’objet d’aucune appréhension sérieuse sans simulateur, et les interactions ne peuvent être négligées sans que l’analyse perde toute pertinence.

69Sur l’arc alpin, on peut admettre sans grande difficulté que les acteurs (combien ?) disposent chacun d’une ou plusieurs des variables d’action imaginées dans la figure 1. Taxes, péages, règles de circulation, investissements, offres alternatives, sont au nombre des outils dont disposent ces acteurs, chacun poursuivant naturellement ses objectifs propres. Il est évident que l’analyse stratégique, la planification, la mise en œuvre des politiques des acteurs seront d’autant mieux éclairées que l’on disposera d’un outil permettant de simuler la dynamique du système « global ». Or, en pratique, ces outils ne sont pas (ou presque pas ?) utilisés. De ce fait, chaque acteur s’enferme dans des évaluations non dynamiques, aux raisonnements relativement linéaires, ce qui bien sûr empêche de comprendre les logiques globales en œuvre. Faire comme si ce qui se passe sur le Gothard n’affecte pas le Fréjus, le Mont-Blanc, voire le Brenner mais seul le San Bernardino et la route roulante, est bien sûr une erreur. Mais pour aller au-delà de cette idée, il faut disposer d’outils d’éclairage, et faire en sorte que les décideurs se les approprient, ce qui constitue non pas un mais deux obstacles majeurs.

Conclusion

70Cet article découle pour l’essentiel du constat d’une complexité croissante des modes de définition et de mise en œuvre des politiques, dès lors qu’elles interfèrent avec des enjeux locaux forts. S’il est évident que la réforme des institutions communautaires européennes est une nécessité, celle des institutions nationales l’est probablement dans de nombreux pays. Mais cette vision institutionnelle ne doit pas faire perdre de vue deux exigences.

71La première est celle d’une méthode de concertation et de choix. C’est en ce sens qu’il nous semble nécessaire de tester la mise en œuvre de modes d’expression non exclusifs, par « assentiment », de manière à exprimer avec plus de finesse les préférences des acteurs, en attribuant des votes d’estime ou d’encouragement, en votant « utile », et en rejetant les projets ou les scénarios les moins aimés.

72La seconde est celle d’une évaluation permettant de prendre en compte à la fois les évolutions et les interrelations dynamiques entre acteurs, projets, et comportements des différentes entités « autonomes » du système. Cette évaluation nécessite la mise en œuvre d’outils de simulation fondés sur la dynamique des systèmes.

73Aussi les conditions d’une démocratie plus durable, moins conflictuelle et plus éclairée seraient, semble-t-il, particulièrement réunies s’agissant des transports, que tout désigne pour être un domaine privilégié d’une réflexion globale et d’une mise en œuvre largement décentralisée.

Références

  • Balinski, M. 2002. « Le scrutin », Pour la science, 294, p. 46-51.
  • Commission européenne. 1996. Une stratégie pour revitaliser les chemins de fer communautaires, Bruxelles, Commission européenne.
  • Cyert, R.M. ; March J.G. 1963. Behavioral Theory of the Firm, New York, Prentice-Hall.
  • Karsky, M. ; Salini P. 2000. « Modèle de simulation dynamique des transports de marchandises : Un outil dédié à la prospective », Transports, 401.
  • Salini, P. 2000a. « La dynamique des systèmes : retour sur une expérience d’application aux transports de marchandises », dans Reynaud, C. & Poincelet, M. (dir.), Quelle cohésion au sein d’une Europe élargie et quel rôle pour les transports ?, Paris : Les Collections de l’inrets.
  • —. 2000b. « L’évolution de la demande de transport de marchandises : la prospective au secours des politiques », Transport, 404.
  • —. 2001. « L’éclairage des choix et le développement durable : de la critique à la dynamique des systèmes », Transports, 409.

Date de mise en ligne : 01/07/2007

https://doi.org/10.3917/riss.176.0389

Notes

  • [1]
    La Convention alpine est une convention cadre visant à assurer la protection et le développement durable de la chaîne alpine, été signée le 7 novembre 1991 à Salzbourg en Autriche par Autriche, France, Allemagne, Italie, Liechtenstein, Suisse et l’Union européenne. La Slovénie signa la convention le 29 mars 1993. Un protocole additionnel a permis l’adhésion de la Principauté de Monaco. La convention est entrée en vigueur le 6 mars 1995. Le « protocole transport » date de 2000.
  • [2]
    M. Paul Giacobbi, Assemblée de Corse, séance du 25/01/2002 : adoption du document d’orientation relatif au programme exceptionnel d’investissement.
  • [3]
    Le préambule du Schéma de services « transport » indique : « Institués par la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire du 25 juin 1999, les schémas de services collectifs de transport de marchandises et de voyageurs sont l’expression d’une nouvelle politique des transports en nette rupture par rapport aux dispositions antérieures. » Selon les termes de ladite loi, ces schémas « déterminent, dans une approche multimodale, les différents objectifs de services de transports aux usagers, leurs modalités de mise en œuvre ainsi que les critères de sélections des actions préconisées, notamment pour assurer la cohérence à long terme des réseaux définis pour les différents modes de transport et pour fixer leurs priorités en matière d’exploitation, de modernisation, d’adaptation et d’extension. »

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