Couverture de RISS_176

Article de revue

Prise de décisions, transport intermodal et mobilité durable : vers un nouveau paradigme

Pages 207 à 220

Note

  • [1]
    Dans les sections qui suivent, je m’inspire de plusieurs de mes ouvrages déjà publiés et à paraître, notamment Szyliowicz (2000, 2002), ma contribution à l’ouvrage collectif intitulé Denver International Airport : Lessons Learned (McGraw Hill, 1996), et « Decision making for sustainable development : towards a new paradigm », dans S. Nagel, dir. publ. Policy Making and Prosperity : A Multinational Anthology (Lexington Books, 2003).

Introduction [1]

1En ce début du xxie siècle, il apparaît de plus en plus clairement que les modes de transport utilisés actuellement à travers le monde présentent d’importantes faiblesses et qu’ils ne favorisent pas le développement durable. Chaque pays du monde est conscient du rôle central que les transports jouent dans la croissance économique et se sent contraint à satisfaire la demande de mobilité exacerbée par les pressions résultant de la mondialisation. En raison de l’intégration toujours plus étroite des économies nationales au sein d’un système mondial, les chaînes d’approvisionnement mondiales rapprochent de plus en plus les ressources des marchés, les échanges internationaux et les interactions économiques vont croissant et les systèmes en place se transforment progressivement sous l’effet d’une concurrence de plus en plus internationale. Il en résulte que ce sont les pays offrant des avantages concurrentiels qui attirent toutes les activités de production, d’assemblage et de sous-traitance. Ces marchés globalisés exigent de nouveaux types de systèmes de transport et il est de plus en plus évident que le développement national ne dépend plus uniquement de la façon dont les secteurs productifs opèrent, mais aussi de leur capacité à distribuer leurs produits rapidement et efficacement sur les marchés internationaux. Des systèmes nationaux de transport dotés d’infrastructures portuaires et autres modernes sont donc nécessaires pour acheminer les marchandises échangées dans le commerce international.

2Dans le même temps, les systèmes économiques modernes, confrontés à la nécessité impérative de réduire les coûts par une augmentation de la productivité et une réduction des facteurs d’inefficacité, sont bien obligés de considérer comment le transport est intégré au processus de production. Les fournisseurs doivent répondre aux besoins de leurs clients dans des conditions nouvelles qui souvent créent des demandes supplémentaires pour les systèmes de transport. Des innovations comme la production « en flux tendu » sont donc devenues monnaie courante car les entreprises cherchent à réduire leurs coûts de stock et les systèmes de transport doivent acheminer les marchandises dans des délais précis. Le transport des passagers subit lui aussi des pressions similaires, car les usagers exigent des services de transport toujours plus rapides, fiables et commodes.

3Partout la conscience sociale influe aussi sur la politique des transports, car partout les préoccupations qu’inspirent l’environnement et les coût sociaux des systèmes de transport existants sont évidentes. D’une manière générale, le transport est donc envisagé non pas simplement dans une étroite perspective économique conventionnelle, mais aussi sous l’angle de ses répercussions sur les systèmes environnementaux et écologiques, ainsi que sur la société dans son ensemble, et en particulier sur les groupes pauvres des régions rurales (Banque mondiale, 1996).

Durabilité et transport

4Bien qu’il existe de nombreuses définitions différentes de la durabilité, il a été suggéré que l’action dans ce domaine devait être fondée sur trois principes généraux (Daly, 1990) :

  • les ressources renouvelables ne doivent pas être utilisées plus vite qu’elles ne se renouvellent ;
  • les ressources non renouvelables ne doivent pas être utilisées plus vite que n’apparaissent des produits de remplacement ;
  • les émissions de polluants ne doivent pas excéder la capacité de l’environnement à les absorber.
Pourtant, le secteur des transports viole universellement tous ces critères.

5Tout d’abord, les systèmes de transport consomment des quantités énormes de matériaux de toutes sortes. Il faut des millions de tonnes de béton et d’acier pour construire des autoroutes, des aéroports et d’autres équipements, mais aussi des millions de tonnes de matières plastiques et de métaux ferreux et non ferreux pour construire les véhicules qui utilisent ces infrastructures. La proportion dans laquelle le secteur des transports consomme des ressources non renouvelables sous forme de combustibles fossiles, notamment de pétrole, est encore plus importante. À l’échelle mondiale, ce secteur consomme plus de 60 % du volume total de produits pétroliers disponibles dans le monde. Le pétrole représente aujourd’hui 98 % de toute l’énergie utilisée par les transports, ce qui signifie que la consommation a progressé de 92 % par rapport à 1960. À l’intérieur de ce secteur, le transport motorisé consomme plus de 80 % de tout le pétrole utilisé, l’aviation 15 % environ, le transport ferroviaire et maritime consommant le reste (ocde, 1996). De nombreux gouvernements ont essayé de concevoir des stratégies destinées à promouvoir l’utilisation d’autres sources d’énergie dans les transports, mais ces efforts n’ont manifestement pas été très fructueux, en dépit des potentialités offertes par les nouvelles technologies et diverses politiques comme l’adoption de normes de consommation et la gestion de la demande de déplacements.

6Étant donné que le transport autoroutier va continuer à dominer – tout en augmentant – dans les pays de l’ocde et connaître une expansion rapide dans les pays non occidentaux, il ne serait pas étonnant que la consommation de pétrole continue à croître de façon inexorable, alors que peu de nouveaux gisements sont découverts. Les experts s’accordent donc à reconnaître que, compte tenu des niveaux actuels de consommation, les réserves mondiales de pétrole sont en voie d’épuisement rapide : selon les estimations les plus optimistes, les ressources pétrolières mondiales permettraient de faire face à la consommation pendant encore 35 à 50 ans. De tels pronostics sont cependant discutables : en fait, le monde n’épuisera probablement jamais ses réserves de pétrole car la diminution des approvisionnements entraînera des hausses des prix, l’exploitation de gisements et de sources jusque-là non rentables (comme les schistes pétrolifères et les sables bitumineux) et le recours croissant à d’autres sources d’énergie. Il ne fait pas de doute cependant que le prix du pétrole augmentera. Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la gravité de la situation actuelle, car le pétrole provient généralement de régions instables du point de vue politique (notamment du Golfe persique qui possède les deux tiers des réserves mondiales connues), ce qui soulève d’importantes questions de sécurité nationale pour bien des pays. Or, on ne peut exclure que se reproduise la situation observée dans les années 1970 où la très grande instabilité des prix avait eu des perturbations sur les économies nationales.

7Cette utilisation massive du pétrole a également des conséquences environnementales importantes car elle est à l’origine d’une pollution considérable. Trois types de pollution sont particulièrement préoccupants. Le premier est la pollution atmosphérique due localement au monoxyde de carbone, aux hydrocarbures non brûlés et au plomb (dans les régions où l’essence au plomb est toujours utilisée) et à l’échelle planétaire aux émissions de dioxyde de carbone des véhicules motorisés. Des études ont démontré que le transport est responsable de près de 90 % des émissions de monoxyde de carbone et d’un pourcentage élevé des émissions d’autres polluants. Ce phénomène est particulièrement évident dans les grandes agglomérations du monde entier. Le second est la pollution sonore, qui a des conséquences psychologiques et physiologiques néfastes pour les individus. Le troisième est la pollution de l’eau qui est provoquée indirectement par les infiltrations de carburants et d’autres produits contaminants dans les aéroports, les garages, les stations-services et lieux similaires, et directement du fait de l’utilisation des cours d’eau (Dron et de Lara, 1995). De plus, ces effets ne sont pas géographiquement limités. Ils sont perceptibles au contraire aussi bien à l’échelle régionale qu’au niveau local, s’étendant souvent au-delà des frontières nationales pour endommager les forêts, les ressources en eau et les cultures bien loin de la source de pollution. Les effets cumulatifs de ces pollutions sont également ressentis au niveau mondial, car ils contribuent largement à l’épuisement de la couche d’ozone et au réchauffement de la planète.

8Les nombreuses autres incompatibilités entre les systèmes de transport existants et la durabilité méritent également d’être examinées. De vastes superficies sont occupées par les routes, les aéroports et les voies ferrées et de plus grandes encore par les parcs de stationnement, les usines et les installations d’entretien. Plus de 65 % du territoire de Los Angeles en est revêtu. En outre, l’automobile est responsable de l’étalement urbain, qui génère à son tour de nouvelles demandes de transport qui ne peuvent être satisfaites que par une augmentation du parc automobile. Le recours croissant à ce mode de transport a également des conséquences négatives pour la vie sociale. Si l’automobile est synonyme de liberté et de mobilité, il n’en est ainsi que pour ceux qui peuvent l’utiliser. Certains groupes, comme les personnes indigentes, âgées ou handicapées, peuvent aisément être marginalisés et exclus de la vie de la communauté si l’on ne met pas à leur disposition d’autres modes de transport. En bref, la conception des transports peut entraîner une mise à l’écart de certains groupes ou régions et des projets de construction d’autoroutes et d’autres infrastructures mal conçus peuvent couper en deux des communautés comme cela s’est produit fréquemment pendant la phase de construction des autoroutes inter-États aux États-Unis dans les années 1970. On ne peut pas non plus passer sous silence le nombre important d’accidents mortels ou matériels qui se produisent chaque jour sur les routes et les coûts très lourds de la saturation du trafic (ocde, 1996).

9Ce qui est particulièrement frappant, c’est que ces tendances négatives ne semblent nullement se modérer ; elles s’accentuent au contraire, confrontant à de graves dilemmes tous ceux qui ont à cœur de faire du développement durable une réalité. Les chiffres sont éloquents. À l’échelle mondiale, le nombre de personnes et le volume de fret transportés par route continuent d’augmenter. Bien que la proportion de déplacements en automobile soit restée constante dans les pays de l’ocde, la mobilité accrue se traduit par une augmentation considérable du nombre de déplacements en voiture particulière. Aux États-Unis, par exemple, les déplacements interurbains de passagers par ce mode de transport ont progressé de 57 % entre 1980 et 1996, alors que le trafic ferroviaire de voyageurs n’a augmenté que de 26 %. Dans le reste du monde, l’utilisation de la voiture particulière se développe très rapidement : ainsi, en Chine, sa progression annuelle est de 100 %. De même, le transport de fret se fait de plus en plus par la route. En Europe, la proportion de déplacements routiers de fret était de 51 % en 1970, alors qu’en 1990 elle atteignait 70 % (ocde, 1996).

10Manifestement, les systèmes de transport actuellement utilisés dans les pays développés ne sont pas durables et leur évolution présente a toutes les chances d’aggraver une situation qui est déjà dangereuse. En outre, les pays en développement reproduisent les schémas occidentaux, avec toutes leurs caractéristiques destructrices. À Sao Paulo, par exemple, le nombre de voitures est deux fois plus élevé que dans la ville de New York. Le Caire, Bangkok, Manille et Mexico, pour ne citer que quelques exemples, comptent parmi les villes les plus polluées et les plus encombrées du monde. Les conséquences de cette situation ont été décrites en des termes frappants :

11

« Il faut revoir complètement les priorités des politiques des transports dans le tiers monde si l’on veut que le développement permette de satisfaire les besoins humains et ne bénéficie pas uniquement aux groupes qui font actuellement partie de l’élite. Si nous ne parvenons pas à modifier les orientations des politiques des transports aujourd’hui, le prix à payer dans les décennies à venir sera une bien moindre qualité de la vie dans le monde entier. On peut prévoir que la croissance urbaine accentuera le décalage entre l’élite mobile et les groupes défavorisés qui ont un moindre accès à la mobilité et réduira notre capacité à résoudre les problèmes liés à la pénurie de capitaux, au poids insupportable du fardeau de la dette, à la pollution de l’air par des substances toxiques et au réchauffement climatique global. »
(Replogle, 1991, p. 7)

Le rôle du transport intermodal

12Les réformes nécessaires pour changer le système actuel, qui n’est pas viable, doivent s’inspirer d’une nouvelle vision du transport et s’appuyer sur de nouvelles approches théoriques et empiriques qui rendent possible la création de systèmes de transport durables. Ces systèmes doivent être fondés sur le principe du transport intermodal. Il est devenu évident ces dernières années que la combinaison de modes de transport non intégrés et non coordonnés n’est plus apte à répondre aux besoins économiques nationaux, sans parler des autres dimensions de la durabilité. Elle ne peut plus satisfaire les demandes croissantes de mobilité accrue des personnes et de transport de quantités toujours plus grandes de fret. En outre, comme il a été noté plus haut, ce système présente de graves goulets d’étranglement et se traduit pour les populations de tous les pays par de lourds coûts sociaux et environnementaux.

13C’est pourquoi il est indispensable de s’efforcer de concevoir des solutions de mobilité qui exploitent les avantages commerciaux et techniques de chaque mode afin de mettre en place un système intermodal qui réduit au minimum les impacts négatifs et améliore la productivité des systèmes de transport locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Un tel système se caractériserait par des liaisons efficaces, l’existence de plusieurs choix pour les passagers et les expéditeurs, une coordination entre modes et une coopération entre organismes gouvernementaux à tous les niveaux et au sein du secteur privé. Il serait profitable à toutes les générations, stimulerait l’économie et encouragerait le développement durable en offrant plus d’efficience, de sécurité, de mobilité et d’équité. Bien que des progrès importants aient été faits dans le transport du fret aux États-Unis et le transport de passagers en Europe, il reste encore beaucoup à faire avant que des systèmes de transport intermodal de passagers et de fret soient véritablement en place partout. La raison pour laquelle la transition vers le transport intermodal s’impose, a ainsi été résumée :

14

« À l’instar d’un système écologique qui est d’autant plus harmonieux que sa diversité et sa différenciation sont grandes, un système de transport est d’autant plus harmonieux et solide que ceux qui transportent des personnes ou des marchandises ont le choix entre divers modes. Un système de transport qui est tributaire de seulement un ou deux modes est beaucoup plus susceptible d’inefficience, de désorganisation et de défaillance qu’un système qui combine de nombreux modes différents. »
(Replogle, 1991, p. 2)

15L’intermodalité n’est pas cependant synonyme de durabilité. Dans le meilleur des cas, c’est une condition nécessaire mais non suffisante car on peut fort bien imaginer un système de transport intermodal qui soit véritablement efficace et à l’abri des défaillances, mais qui ne réponde pas à tous les critères de durabilité. Un système de transport durable doit être efficace du point de vue économique et reposer sur de saines bases financières. Il doit également ne pas porter atteinte à l’environnement, être fiable et sûr et contribuer au développement social. Chacun de ces impératifs comporte trois dimensions qui doivent être prises en compte si l’on veut qu’un système intermodal soit conforme à l’objectif de durabilité – à savoir la technologie, la planification et l’élaboration des politiques et l’éthique. Si l’on veut améliorer la fiabilité et la sécurité d’un système quel qu’il soit, par exemple, il faut étudier les technologies en cause, les processus de planification et d’élaboration des politiques, de même que de nombreuses questions éthiques. À partir d’un tel cadre, il est possible d’analyser les avantages et les inconvénients de chaque mode et comment on peut remédier à ces derniers de telle manière qu’un système de transport intermodal durable puisse être mis en place.

16De nombreux obstacles font qu’il est difficile de traduire cette vision dans la pratique. Surtout, chacun des modes de transport – aérien, maritime, ferroviaire et routier – qui a rendu possibles, par le jeu de la concurrence entre les modes, l’expansion de l’économie américaine et d’autres économies et la mondialisation des échanges mondiaux dans une mesure sans précédent, a acquis au fil des décennies sa propre infrastructure, sa propre culture et ses propres orientations. Dépasser les schémas traditionnels et les remplacer par de nouveaux n’est jamais une tâche aisée. Cela exige de nouvelles structures et approches de prise de décisions à différents échelons gouvernementaux. En outre, il ne faut pas escompter mettre en place un système de transport intermodal si le public n’est pas informé des perspectives intéressantes qu’il offre et n’a pas conscience de l’importance d’adopter les types de comportements requis pour que ce système voie le jour. C’est pour servir le public qu’un système de transport intermodal est conçu, c’est le public qui pèse sur les décisions relatives aux projets et aux politiques dans le domaine des transports et c’est le public qui déterminera l’efficacité d’un nouveau système de transport. Mais la sensibilisation du public et son soutien ne sont pas les seules conditions nécessaires. Un système de transport intermodal a aussi besoin de personnes qui savent ce qu’est l’intermodalité, qui possèdent les compétences requises pour aider à sa planification, sa gestion et son exploitation. Il est largement admis aujourd’hui que l’on manque de telles compétences ; la formation dispensée dans le domaine des transports en Amérique du Nord, en Europe et dans d’autres pays développés est toujours en grande partie axée sur le transport modal et la situation est bien pire dans les pays en développement. Peu de programmes, dans quelque région que ce soit, mettent l’accent sur l’intermodalité ou offrent la perspective d’ensemble qui est nécessaire (Sherry, Szyliowicz et Perl, 2001).

17Le besoin de formation se fait sentir aussi dans le domaine de la technologie. Les technologies ont déjà eu un impact considérable sur le développement du transport intermodal – les trains à deux étages, les supers porte-conteneurs, les avions gros porteurs, l’exploitation de sociétés innovantes comme ups et FedEx en sont des exemples – et il est très probable que les nouvelles technologies et les technologies émergentes, celles des communications par satellite en particulier et de l’information et de la communication en général, auront un impact du même ordre à l’avenir. Elles ont un rôle clé à jouer dans l’élimination des nombreux obstacles matériels qui entravent la circulation sans rupture des passagers et du fret. Dans bien des zones, en particulier en milieu urbain, la construction de nouvelles routes ne permet plus de réduire la congestion du trafic. On se rend compte de plus en plus que la diminution des superficies disponibles pour améliorer ces infrastructures et le phénomène de la « demande induite » rendent impraticable une stratégie consistant à se contenter de construire pour résoudre le problème de la congestion. C’est pourquoi on s’intéresse de plus en plus au développement et à l’exploitation de « systèmes de transport intelligents ».

18Le développement et l’utilisation des nouvelles technologies créent de nouvelles et lourdes responsabilités pour les systèmes éducatifs. Il faut des personnels dotés de nouvelles qualifications pour concevoir, planifier, exploiter et entretenir les réseaux de transport. En ce qui concerne les infrastructures, il y a aussi d’importants besoins à satisfaire. Pour que le transport intermodal de passagers fonctionne bien, par exemple, il ne suffit pas de construire des systèmes de transit ; il faut aussi prévoir des structures d’information appropriées qui permettent des déplacements sans rupture. Ce genre d’infrastructure existe pour les automobilistes qui ont à leur disposition des panneaux routiers, des cartes routières, des programmes de formation à la conduite automobile, des bulletins sur l’état du trafic, etc. Par contre, un usager des moyens de transports publics n’a pas de sources d’information aussi faciles à consulter. Il doit réunir les informations dont il a besoin en identifiant les nœuds de correspondance et en consultant un ou plusieurs horaires. Il manque souvent d’informations claires et précises sur la manière dont on passe d’un mode de transport à un autre. En ce qui concerne le fret, les perspectives offertes, tout comme l’incapacité à les concrétiser, sont similaires. En dépit des progrès technologiques remarquables accomplis par le secteur privé, les capacités d’échange électronique des données (eed) restent insuffisantes, essentiellement en raison de la coordination limitée entre modes de transport et des problèmes que pose l’absence de normes communes (Nault, 1998).

19En d’autres termes, tant pour les passagers que pour le fret, l’utilisation efficace des nouvelles technologies exige une coordination et une intégration très poussées des ressources. C’est là peut-être l’enjeu le plus important, du point de vue aussi bien des applications technologiques que de l’avenir du transport intermodal lui-même. Assurer la coordination d’activités n’est jamais une tâche aisée. Dans le domaine qui nous intéresse elle est particulièrement difficile en raison de la complexité de la coordination et de l’intégration requises, compte tenu de la diversité des acteurs publics et privés concernés. Mais elle est essentielle si l’on veut faire du transport intermodal une réalité du fait de la diversité des acteurs qui sont associés à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques et des projets de transport intermodal. Ce n’est à l’évidence pas chose aisée que de réunir les responsables gouvernementaux, le secteur privé, divers groupes d’intérêt et le public pour réaliser un consensus sur les projets et les politiques. Au niveau le plus élémentaire, une coordination est requise entre secteur public et secteur privé et aussi entre modes de transport. Elle est cependant difficile à réaliser en raison de la nature compétitive des relations et des mécanismes institutionnels en vigueur, qui constituent des barrières très difficiles à surmonter. Celles-ci revêtent des formes multiples. L’obstacle le plus fondamental est que les politiques et les budgets de répartition des ressources ne portent souvent que sur un seul mode ; il est rare qu’ils visent plusieurs modes. Comme la National Commission ou Intermodal Transportation des États-Unis l’a fait observer « la planification et les politiques, en particulier au niveau fédéral, n’encouragent pas et ne prennent pas en compte l’intermodalité… Les organismes publics fédéraux sont structurés par un mode, ce qui freine la planification et le développement d’un système de transport intermodal. » (National Commission, 1994, p. 12).

20Aux États-Unis, toutefois, ces barrières s’étendent bien au-delà des structures fédérales. En raison de son histoire propre, chaque mode de transport possède ses structures, sa culture, ses mandants et des groupes d’intérêt puissants, pour lesquels une approche modale est avantageuse. Les intérêts modaux sont également pris en compte par le Congrès et ses comités, qui sont à l’écoute des groupes en question. Il existe également des liens entre les instances au niveau des États et au niveau local et les intérêts modaux. Par conséquent, bien que chaque mode soit défendu par des forces puissantes, il existe peu de groupes représentant le transport intermodal qui ont un poids politique suffisant et le rapport de forces penche nettement en faveur des modes pris individuellement, en particulier le mode autoroutier. De plus, dans la plupart des organismes, notamment les départements des transports des États, chaque mode a sa culture propre qui y est profondément enracinée. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas des difficultés rencontrées pour amener tous ces acteurs et organismes à travailler ensemble afin de mettre en place un système intermodal efficace et efficient au niveau local, régional ou national. Compte tenu de ce passé, de la nature du secteur et de la structure gouvernementale aux États-Unis, il faudra beaucoup de temps pour surmonter ces obstacles (Alt, Forster et King, 1997).

21Il est certain que des évolutions significatives devront intervenir dans des domaines tels que la technologie, l’élaboration de politiques, la législation et la réglementation, les infrastructures et les ressources humaines pour qu’un système de transport intermodal durable puisse être mis en place. Spécifiquement, une meilleure coordination et l’élaboration de nouvelles normes nécessiteront la création de mécanismes d’intervention différents et la formation de personnels qui possèdent les compétences nécessaires pour constituer des coalitions et développer et appliquer les nouvelles technologies. Toutes ces évolutions ne sont possibles que si des systèmes d’élaboration des politiques de prise de décisions appropriés, qui impliquent une authentique participation du public, sont en place.

Les approches décisionnelles

22Malheureusement, il n’en est pas ainsi. Le public est peu au fait des questions en jeu et il est devenu de plus en plus évident que les mécanismes traditionnels de prise de décisions ne débouchent pas souvent sur des politiques et des projets qui encouragent la mise en place d’un système de transport intermodal durable. À l’approche modale évoquée plus haut s’ajoute le fait que les planificateurs et les décideurs dans le domaine des transports n’ont pas pour principale préoccupation de maintenir la flexibilité ou de garantir une authentique participation du public, par exemple. Leur logique reste dominée par le modèle d’action rationnelle, selon lequel la planification est envisagée comme un processus progressif et systématique, dont les étapes peuvent être la définition du problème, la mise en lumière des valeurs en jeu, le choix des objectifs, la formulation de solutions alternatives, l’évaluation de ces dernières et le choix et la mise en œuvre d’une ligne d’action. Les planificateurs et les décideurs doivent rassembler toutes les informations pertinentes. Toutes les alternatives possibles sont mises au point et analysées. La solution optimale est finalement retenue pour être mise en œuvre (Levy, 1994). Une démarche de planification rationnelle devrait se traduire par une optimisation de ses avantages et la réduction au minimum de ses coûts, mais il est souvent arrivé que ce ne soit pas le cas.

23Il est désormais largement admis que cette approche présente de graves imperfections et de nombreux chercheurs ont élaboré une large panoplie d’approches et de modèles de prise de décisions différents. Citons, entre autres, l’approche gradualiste, les approches fondées sur l’étude du comportement de satisfaction et du comportement organisationnel, les modèles fondés sur l’analyse comparée des stratégies des administrations, les modèles cognitif et cybernétique, ainsi qu’une multiplicité d’autres approches. Bien qu’ils présentent des différences significatives, tous ces modèles reposent sur l’idée fondamentale qu’il faut faire preuve de flexibilité, être à l’écoute et apporter des aménagements grâce à un processus d’apprentissage par l’expérience. Ils diffèrent donc fondamentalement du modèle rationnel, qui se caractérise par sa rigidité et exige des informations complètes et sans ambiguïté, beaucoup de temps et des financements importants, une maîtrise de l’environnement externe, des modèles causals précis et une méthode exhaustive et cohérente de classement des préférences, conditions impossibles à remplir en pratique. On peut donc commodément les regrouper dans une seconde famille d’approches de la planification et de la prise de décisions et les qualifier de modèles « stratégiques » ou « adaptatifs » (Szyliowicz et Goetz, 1995 ; Morone et Woodhouse, 1986).

24Les faiblesses du modèle rationnel transparaissent clairement dans le système de transports qu’il a contribué à créer, ainsi que dans les résultats de nombreux projets en matière de transport. L’histoire des transports abonde en exemples de projets qui n’ont pas réussi à atteindre leurs objectifs initiaux, ont coûté beaucoup plus que prévu et sont devenus opérationnels bien après l’échéance fixée. Les raisons expliquant cet état de choses sont nombreuses, mais la principale est que les projets se heurtent en général à des difficultés imprévues, dont certaines qui auraient pu être anticipées, mais les mécanismes et les approches décisionnelles ne permettent pas facilement d’éviter ou de corriger les erreurs. De ce fait, des projets tels ceux du tunnel sous la Manche et des aéroports de Montréal, Denver et Osaka font beaucoup parler d’eux à cause de la difficulté à les mener à bien. Si l’objectif de la planification est la durabilité, la situation est plus difficile car il faut prendre en compte beaucoup d’autres inconnues.

25Les modèles « adaptatifs » offrent manifestement des perspectives prometteuses pour formuler des plans et prendre des décisions qui encouragent le développement de systèmes de transport intermodal durables, compte tenu des obstacles qui doivent être surmontés. Ils n’imposent pas d’exigences irréalistes aux planificateurs et aux décideurs et ils offrent plus de possibilités de créer des organisations robustes et résistantes adaptables (capables de fonctionner plus efficacement dans des conditions nouvelles) et flexibles (capables de s’adapter à des conditions qui changent constamment). De plus, à la différence du modèle rationnel, qui est censé guider la prise de décisions mais sert surtout de prétexte pour légitimer les décisions que des coalitions politiques ou des dirigeants influents veulent appliquer, les modèles adaptatifs autorisent une véritable participation du public.

26Dès lors que l’on recourt à un « modèle adaptatif », cela ne signifie pas que la prise de décisions doit être « irrationnelle ». Le modèle rationnel garde toute son importance car c’est un idéal vers lequel il faut tendre. Sa principale qualité est qu’il offre un cadre formel à l’intérieur duquel les analyses (basées sur ses postulats) peuvent être conduites. Mais il ne faut pas y voir un modèle rigide devant être imposé à un processus qui fait intervenir d’autres raisonnements.

27L’idée qu’il existe différentes formes de rationalité a été explorée par de nombreux théoriciens ; la typologie de la rationalité la plus utile pour illustrer notre propos est tirée cependant de la théorie de la communication de Jürgen Habermas, qui permet de distinguer, comme l’a montré Khisty (1996), trois rationalités différentes, à savoir :

  • la rationalité instrumentale qui est au cœur du modèle d’action rationnelle ;
  • la rationalité communicationnelle pour laquelle les individus sont les sources ultimes de la connaissance et de la réalité ;
  • la réalité émancipatrice qui met l’accent sur la liberté, la participation et la réflexion personnelle.
En conséquence, toute nouvelle approche de la prise de décisions doit reposer sur une « logique communicationnelle », autrement dit une logique qui prône la rationalité instrumentale mais fait également intervenir les autres rationalités. Selon cette approche, le processus décisionnel doit remplir certains critères – il doit être transparent et sensible à certaines considérations comme l’irréversibilité et la responsabilité. Il accorde également au public (ainsi qu’aux autres principales parties prenantes) un rôle central, car la participation est la seule manière pour les individus de se libérer de l’exploitation.

28Il ne sera pas facile d’opérer un tel changement. Pour la plupart des planificateurs et des décideurs, le Saint-Graal de l’efficience optimale reste l’objectif à atteindre. Il importe de reconnaître qu’en se focalisant sur l’efficience optimale, on fait souvent de fausses économies ; il y a des avantages considérables à retirer de la redondance, de l’accroissement des marges et de la constitution de réserves, ainsi que de la mise en place de mécanismes qui permettent un retour rapide et précis de l’information et le développement d’une culture organisationnelle qui valorise l’apprentissage et l’adaptation et prend la participation du public au sérieux.

La participation du public

29Le rôle du public dans la mise en place d’un système de transports durable est manifestement décisif pour de nombreuses raisons. Au niveau le plus général, la participation du public donne une plus grande légitimité aux politiques et aux projets, les rend plus acceptables du point de vue politique et peut désamorcer les conflits potentiels. En outre, la participation de l’ensemble des membres de la collectivité et des parties prenantes peut améliorer la qualité des politiques et des projets en apportant des connaissances et des informations auxquelles les planificateurs n’auraient pas accès autrement. De plus, l’acte de participer a beaucoup d’effets très bénéfiques du point de vue individuel et sur le plan politique. C’est un processus de réalisation de soi qui responsabilise les citoyens et réduit leurs sentiments d’aliénation et d’impuissance face au système politique. Pour toutes ces raisons, et parce que le contexte actuel est marqué par l’agitation et le changement, une planification réussie doit être menée à bien « par les citoyens, pour les citoyens, et avec les citoyens » (Emery et Purser, 1996, p. ix).

30Bien que les analystes s’accordent à reconnaître qu’une large participation du public est hautement souhaitable et que des textes législatifs importants adoptés aux États-Unis, en Europe et dans d’autres pays la rendent souvent obligatoire, si l’on fait l’historique des initiatives en faveur de la participation du public ou s’aperçoit que les échecs ont été plus nombreux que les succès (Steelman et Ascher, 1997).

31C’est assurément le cas dans le domaine des transports où peu de progrès ont été accomplis ces dernières décennies. Il y a 25 ans la situation a été décrite en ces termes : « De toute évidence, les méthodes de participation des citoyens sont rudimentaires et souvent appliquées de manière inefficace » (Wachs, 1977, p. 108). Depuis lors, le Congrès, en adoptant en particulier l’Intermodal Surface Transportation Efficiency Act (istea, 1991) et récemment le Transportation Efficiency Act for the Twenty First Century (tea-21, 1997), a précisé la nature et l’ampleur de la participation du public en lui donnant un cadre formel. L’istea Act a transformé le processus de planification dans le domaine des transports en imposant une large participation du public à la planification tant à long terme qu’à court terme dans les grandes villes et le tea-21 Act est allé plus loin dans cette voie. Un expert qui a étudié ces nouvelles dispositions juridiques pour juger de leur efficacité dans le cadre d’un processus de planification idéal a conclu que, si elles étaient suivies, elles auraient des retombées positives (Hamburg, 1998). Pourtant, il en est rarement ainsi, si bien que la situation aujourd’hui n’est guère différente de ce qu’elle était il y a 20 ans (Schreibman, 1997) et « le pouvoir qu’ont les citoyens d’influer sur les choix en matière de transports n’est que marginalement plus important aujourd’hui qu’il ne l’était avant l’adoption de l’istea » (Khisty, 1996).

32La situation est similaire en Europe. Dans cette région aussi, les activités de participation du public n’ont guère donné de résultats satisfaisants. Il est difficile, naturellement, de généraliser à l’ensemble des pays, mais les observations dont on dispose sont éloquentes. Au Royaume-Uni, le processus semble fréquemment mener au conflit et à l’impasse. Au Danemark, pays bien connu pour la transparence de ses processus de prise de décisions, le projet de liaison fixe en mer Baltique, projet de grande envergure aux incidences économiques et environnementales considérables, a été accaparé par les milieux politiques et les milieux des affaires et le public n’y a été associé que tardivement et de façon limitée (Bruzelius, Flyvbjerg et Rothengatter, 1998). En France, bien que l’Institut de recherche sur les transports, l’inrets, s’occupe de cette question et que la législation française fasse de plus en plus entrer en ligne de compte la participation du public, une étude réalisée récemment par les pouvoirs publics a préconisé la formulation d’une nouvelle politique des transports qui serait fondée sur divers critères, l’un d’entre eux (au contour probablement encore flou) étant l’existence d’un débat national (Dron et de Lara, 1995).

33Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. La première est la confusion entre les concepts. La définition exacte de la « participation du public » ne fait pas l’unanimité. C’est un processus complexe qui peut revêtir de nombreuses formes et avoir des finalités diverses. Les théoriciens ont essayé de définir de diverses manières ces mécanismes, notamment Arnstein (1971) qui a identifié tout un éventail de modes de participation allant de la participation purement symbolique à la maîtrise totale du processus par les citoyens et Pateman (1970) qui a identifié quatre schémas – la participation « sans restriction », la participation « partielle », la « consultation » et la « pseudo-participation », en fonction du degré de partage du pouvoir et d’interaction entre acteurs. On peut aussi faire une distinction dichotomique entre participation « authentique » et participation « non authentique » (King et al., 1998). Quelle que soit la typologie adoptée, tous ces auteurs reconnaissent qu’il faut établir une distinction entre les formes de participation et que le but recherché doit être une authentique participation qui implique, à tout le moins, un véritable partenariat entre le public et les décideurs et le partage du pouvoir.

34En second lieu, le public peut ne pas posséder les connaissances ou la motivation nécessaires pour participer réellement parce que cela exige généralement beaucoup de temps, d’argent et d’autres ressources. Même si le public participe largement, ses choix peuvent être contradictoires et inconciliables, ne pas être rationnels, voire ne pas être conformes à la législation. En troisième lieu, pour parvenir à une « authentique » participation du public il faut aussi surmonter des obstacles organisationnels. Des investissements importants en temps, en argent et en autres ressources sont nécessaires, mais ils font parfois défaut. Les initiatives visant à associer le public à un projet ont trop souvent eu pour but de légitimer ce projet ou d’amadouer ses détracteurs potentiels ; il est rare que le public ait de vraies opportunités de collaborer à l’adoption des décisions fondamentales ou d’avoir de véritables relations de partenariat avec les planificateurs et les décideurs (Khisty, 1996 ; Hamburg, 1999). Même si ces conditions sont remplies, certains planificateurs et experts ne désireront peut-être pas changer les méthodes traditionnelles et beaucoup parmi eux peuvent ne pas avoir les qualifications nécessaires pour s’acquitter des rôles nouveaux exigés par une participation effective du public (Khisty et Leleur, 1997). En outre, les outils et les techniques utilisés dans la prise de décisions « rationnelle » peuvent aisément être détournés de leur fonction et utilisés pour limiter la participation (Hummel, 1982 ; Kweit et Kweit, 1987). Il existe bien d’autres facteurs qui font que le comportement organisationnel peut enrayer le processus, mais grosso modo on peut les résumer comme suit :

  • planification et conception médiocres du programme ;
  • manque d’expérience des décideurs et des planificateurs ;
  • carences institutionnelles, par exemple absence de stimulants et incompatibilité des buts et des normes ;
  • différences entre les perceptions du public et celles des participants privés ;
  • manque de sincérité de la part des organisateurs (Steelman et Ascher, 1997, p. 73).
Si une authentique participation du public dans le domaine des transports et d’autres secteurs s’est révélée être une tâche beaucoup plus difficile à réaliser que beaucoup ne l’avaient prévu, et s’il reste bien des obstacles à surmonter, il ne faut pas en déduire pour autant que c’est un objectif irréalisable. Cela prouve au contraire que les potentialités existent et attendent d’être réalisées.

35Malheureusement, le corpus important, et qui s’enrichit rapidement, de travaux publiés sur la participation du public est d’une utilité limitée. Aux États-Unis, on peut se référer à de nombreuses publications officielles, qui remontent au moins à 1977, date à laquelle le département des transports a publié un rapport en deux volumes décrivant les techniques disponibles et les programmes de divers États (usdot, 1977). Depuis cette date, ce département (ou les services qu’il coiffe comme la Federal Highway Administration et la Federal Transit Administration) a publié un grand nombre de manuels, de rapports et d’études de cas. Le Transportation Research Board a également publié récemment une vingtaine de rapports destinés aux professionnels ayant des responsabilités plus ou moins grandes dans le domaine de la participation du public. Son Committee on Public Involvement in Transportation a publié plusieurs monographies et études importantes visant à encourager la participation du public. Beaucoup d’entre elles peuvent être consultées sur son site Web (http://www.ch2m.com/trb_pi). Un grand nombre d’autres organisations et associations professionnelles et de départements des transports au niveau des États ont également publié des ouvrages et d’autres études de cas. Bien d’autres publications sont disponibles aussi auprès des instituts de recherche universitaire et d’autres organismes.

36En Europe, on observe une évolution similaire. Au Royaume-Uni, deux conférences récentes (Transport 2000 en 1995 et « Wheels of Change » en 1998) ont abordé, plus ou moins en détail, ce sujet. Les travaux publiés sont cependant assez limités et se composent en grande partie d’études de cas traitant de divers dossiers dans le domaine des transports et de « méga » projets comme le troisième aéroport de Londres, le tunnel sous la Manche et le projet de liaison maritime danois, où se pose la question de la participation du public, et de quelques autres publications traitant aussi du sujet (Hathway, 1997 ; Talvitie et Pearson, 1997 ; Nielsen et Hansen, 1997 ; Langmyhr et Sager, 1997 ; Truelove, 1992). Flyvbjerg (1998) a analysé comment une initiative ambitieuse de planification « rationnelle » des transports a été menée dans une collectivité danoise et il a cosigné un article démontrant les limites des mécanismes de participation existants dans la prise de décisions sur les « méga » projets au Danemark.

37Quantité ne rime pas avec utilité cependant. La plupart de ces publications sont soit des monographies descriptives et anecdotiques, soit des guides et des manuels conçus pour aider les fonctionnaires à dialoguer avec le public au sujet des politiques. Récemment, des auteurs comme Shaw (1996), Godschalk et al. (1994), Susskind et Field (1996) et Creighton (1992) ont publié des travaux plus ou moins spécialisés ; à de notables exceptions près, très peu d’auteurs ont procédé à des évaluations ou à des analyses comparatives, et encore moins à des études comparatives de pays. Il en résulte qu’en termes d’approfondissement théorique et de distinction entre les concepts, les études publiées restent assez primitives. Ces faiblesses, qui ne caractérisent pas seulement les travaux sur les transports, ont été fort bien résumées récemment par des spécialistes des questions environnementales :

38

« En premier lieu, pendant la dernière décennie, les communautés de chercheurs en sociologie ou en science politique ne se sont que modérément intéressées à la question… La plupart des publications récentes consistent essentiellement soit dans des études de cas spécifiques soit dans des manuels pour la mise en œuvre pratique d’activités. En second lieu, si les formes traditionnelles de participation du public – audiences et comités consultatifs – présentent un intérêt certain, elles sont incapables de répondre à la demande pour une large et authentique participation du public la prise de décisions en matière d’environnement. En troisième lieu, de nouveaux modèles de participation sont jugés nécessaires … En quatrième lieu, il n’existe aucun cadre systématique d’évaluation, sauf au niveau le plus abstrait. Un tel cadre est requis si l’on veut que ceux qui mettent en œuvre la participation fassent coïncider méthodes et objectifs. »
(Renn, Webler et Wiedemann, 1995, p. xiii-xiv)

Vers une prise de décisions plus efficace

39Il va sans dire qu’un important effort de recherche est nécessaire dans ce domaine. En particulier, les mécanismes de participation du public en vigueur doivent être analysés pour déterminer s’ils sont adaptés et efficaces pour les divers types de décisions à prendre et il faut inventer et utiliser de nouveaux mécanismes. Actuellement, « la plupart des techniques utilisées pour encourager la participation sont inadaptées. La plus inefficace est l’audition publique », pourtant c’est la solution recommandée – pour donner des moyens d’action aux citoyens, les éduquer en même temps que les administrateurs et transformer l’administration (King et al., 1998, p. 8-10) – tandis que beaucoup de ceux qui sont à l’avant-garde dans ce domaine négligent un aspect clé de la problématique de la participation publique : le choix du mécanisme et les techniques qui lui sont associées.

40Il est utile et nécessaire de bien distinguer les « mécanismes » et les « techniques » auxquels on peut avoir recours par exemple pour diffuser les informations, résoudre les conflits, choisir les participants, etc. Les mécanismes sont l’élément clé sur lequel repose toute initiative d’authentique participation du public (Fixdal, 1998, fait une distinction similaire), mais dans le secteur des transports aux États-Unis on s’intéresse beaucoup plus aux techniques qu’aux mécanismes, comme nous le verrons plus loin, bien que dans le cas des audiences publiques on confond souvent les deux. Comme tous les mécanismes, les audiences publiques peuvent être utilisées avec succès pour aborder certaines questions, si elles sont bien organisées. En l’espèce, il faut cependant bien savoir quels sont les mécanismes précis qui sont adaptés pour prendre telle ou telle décision et quelles sont les conditions à réunir pour que ces mécanismes fonctionnent de manière efficace.

41Si les théoriciens et les praticiens n’ont guère tenté d’approfondir la question, de nombreux mécanismes ont été mis en place aux États-Unis et, en particulier, en Europe. Citons, entre autres, « la négociation de règlements », les « panels de citoyens » en tous genres, « l’analyse participative » sous ses différentes formes, la « conférence de consensus », les « boutiques scientifiques », les « panels d’interprétation », « l’analyse des risques pour la collectivité » et « les ateliers de scénario » (Laird, 1993 ; Nichols, 1979 ; Sclove, 1995). Un auteur a identifié huit mécanismes de ce type, chacun d’entre eux pouvant faire appel à plusieurs techniques. Tous ces mécanismes se distinguent les uns des autres sur des points importants, qui sont notamment : 1) les types de participants concernés ; 2) les groupes sociaux dans lesquels ils sont recrutés ; 3) les catégories de problèmes auxquels ils s’intéressent ; 4) le but dans lequel ils sont utilisés ; 5) l’utilité de leur rôle dans une situation donnée (Fixdal, 1998, p. 2-15). L’auteur d’une étude britannique a identifié 14 « méthodes » (qui sont une combinaison de mécanismes et de techniques) et les a analysées en prenant en compte diverses variables comme leur origine, leurs objectifs, la nature du processus et les résultats (Sergeant et Steele, 1998). Ce qui est clair, c’est que chaque mécanisme est différent si l’on considère la mesure dans laquelle il favorise les processus démocratiques, engendre des décisions ayant une valeur technique, et légitime les résultats obtenus. Ce qui n’apparaît pas clairement c’est quels mécanismes produisent quels résultats, dans quels contextes et dans quelles conditions. Il est indispensable de parvenir à élucider ces points, car la participation du public est un instrument dont on a besoin dans des activités extrêmement diverses, des projets modestes jusqu’aux projets de grande envergure, voire la planification à long terme et il va de soi que certains mécanismes conviennent mieux que d’autres pour certaines tâches. Si ces points ne sont pas élucidés et si de nouveaux mécanismes de prise de décisions permettant une authentique participation du public ne sont pas élaborés, il est probable que dans une vingtaine d’années un observateur se dira que les progrès accomplis dans le domaine de la participation du public ont été bien modestes comme nous le faisons aujourd’hui lorsque nous regardons en arrière. Or, sans une participation efficace et authentique du public, des systèmes de transport durable ne pourront voir le jour.

Conclusion

42Le transport est indubitablement entré dans une nouvelle ère. Le sentiment qui domine aujourd’hui est qu’il faut l’envisager à l’aide d’un nouveau paradigme, car l’approche limitée qui a prévalu jusqu’ici a engendré un système qui n’est pas adapté aux besoins actuels et futurs. Ses infrastructures ont été conçues essentiellement pour répondre aux besoins économiques, définis dans un sens restreint. Les graves problèmes qui touchent durement les États-Unis et bien d’autres pays ne peuvent être résolus de manière efficace ou efficiente si l’on ne conçoit pas de nouvelles approches qui s’appuient sur les principes esquissés dans cet artcile. La première chose à faire pour relever ces défis est de veiller à ce que les élites et le public prennent conscience des insuffisances des pratiques en vigueur. Que ce soit pour mener des projets ou élaborer des politiques, il faut bâtir un nouveau consensus public. Une nouvelle vision ne pourra prendre corps tant que les valeurs des élites et du public n’auront pas évolué. Heureusement, on observe de nombreux signes qui donnent à penser que cette évolution est en cours, mais il reste encore beaucoup à faire dans tous les pays et au niveau international.

43Il est tout aussi important de mettre au point des outils théoriques plus puissants qui nous permettront de mieux comprendre et anticiper les processus de décision et qui seront plus utiles aux spécialistes et aux décideurs. À cet égard, les chercheurs en science politique ont une contribution importante à apporter, bien qu’à ce jour cette discipline se soit relativement peu intéressée à la question.

44Si les planificateurs et les décideurs continuent à utiliser le modèle d’action rationnelle, leurs efforts seront vains et ne contribueront guère à résoudre les graves problèmes auxquels le transport est confronté ou à transformer celui-ci en un secteur qui respecte les principes du développement durable. Il leur faut de nouveaux modèles où la flexibilité ait sa place et qui soient mieux adaptés aux réalités politiques et aux autres réalités de la planification des transports dans le monde moderne.

45La participation du public n’est pas une panacée qui permet de surmonter les nombreuses difficultés avec lesquelles les systèmes de transport sont aux prises aujourd’hui. Des problèmes sont inhérents à tout processus et même un processus satisfaisant peut conduire à un résultat qui ne l’est pas. Il se peut fort bien que le processus de participation pousse à sélectionner des projets ou des politiques très coûteux qui font en sorte de réduire au minimum les impacts pour les communautés et vont à l’encontre des analyses et avis des professionnels. Et la survenue de conflits est une menace qui plane en permanence sur le processus. D’ailleurs, le processus lui-même peut fort bien aggraver les conflits et provoquer leur extension.

46Pourtant, en dépit de toutes ces réserves, la participation du public est devenue incontournable. Partout, les citoyens exigent de mieux faire entendre leur voix au sujet des projets et des politiques qui ont un impact sur leur vie quotidienne. Répondre à ces attentes de manière satisfaisante constitue, vu l’état actuel de la participation du public, une entreprise très difficile du point de vue intellectuel et sur le plan pratique. Pourtant, sans faire preuve d’un optimisme béat, on peut affirmer qu’il existe de réelles opportunités de changer la situation actuelle et de créer des environnements grâce auxquels le public pourrait contribuer de manière constructive à la résolution de problèmes complexes qui suscitent des controverses. La démocratie n’en exige pas moins.

47Traduit de l’anglais

Références

  • Alt, R. ; Forster, P. ; King, J. 1997. « The great reversal : information and transportation infrastructure in the intermodal vision », dans National Conference on Intermodal Transportation Research Framework, Washington, dc, Transportation Research Board.
  • Arnstein, S. R. 1971. « Eight rungs on the ladder of citizen participation », dans Khan, E.S. et Passett, B.A. (dir. publ.), Citizen Participation : Effecting Community Change, New York, Praeger.
  • Banque Mondiale. 1996. Sustainable transport, Washington, dc, Banque mondiale.
  • Bruzelius, N. ; Flyvbjerg, B. ; Rothengatter, W. 1998. « Big decisions, big risks : improving accountability in mega projects », International Review of Administrative Sciences, 64(3), p. 423-440.
  • Creighton, J.L. 1992. Involving Citizens in Community Decision Making : A Guidebook, Washington, dc, Program on Community Problem Solving.
  • Daly, H. 1990. « Towards some operational principles of sustainable development », Ecological Economics, 2(1), p. 1-6.
  • Dron, D. ; De Lara, M.C. 1995. Pour une politique soutenable des transports, Paris, La Documentation française.
  • Emery M. ; Purser, R. E. 1996. The Search Conference, San Francisco, Josey-Bass Publishers.
  • Fixdal, J. 1998. Public Participation in Technology Assessment, thèse de doctorat non publiée, Université d’Oslo.
  • Flyvbjerg, B. 1998. Rationality and Power : Democracy in Practice, Chicago, University of Chicago Press.
  • Godschalk, D.R. et al. 1994. Pulling Together, Washington, dc, Urban Land Institute.
  • Goetz, A.R. ; Szyliowicz, J.S. 1997. « Revisiting transportation planning and decision-making theory : the case of Denver International Airport », Transportation Research, Part A : Policy and Practice, 31(4), p. 263-280.
  • Hamburg, J. 1999. Intermodal Transportation Planning and Public Involvement, document non publié.
  • Hathway, T. 1997. « Successful community participation in local traffic proposals », Journal of Advanced Transportation, 31(2).
  • Hummel, R.P. 1982. The Bureaucratic Experience, New York, St Martin’s Press.
  • Khisty, C. J. 1996. « Education and training of transportation engineers and planners public involvement », Transportation Research Record, n° 1552, Washington, dc, National Research Council.
  • Khisty, C.J. ; Leleur, S. 1997. « Societal planning : identifying a new role for the transport planner », Innovation, The European Journal of Social Sciences, 10(1), p. 17-36.
  • King, C.S. et al. 1998. « The question of participation : towards authentic public participation in public administration », Public Administration Review, 58(4), p. 317-326.
  • Kweit, M.G. ; Kweit, R.W. 1987. « The politics of policy analysis », in DeSario, J. & Langton, S. (dir. publ.), Citizen Participation in Public Decision Making, New York, Greenwood Press.
  • Laird, F. 1993. « Participatory analysis, democracy, and technological decision making », Science, Technology and Human Values, 18, p. 341-361.
  • Langmyhr, T. ; Sager, T. 1997. « Implementing the improbable urban road pricing scheme », Journal of Advanced Transportation, 31(2).
  • Levy, J.M. 1994. Contemporary Urban Planning, troisième édition, New York, Prentice-Hall.
  • Morone, J.G. ; Woodhouse, E.J. 1986. Averting Catastrophe : Strategies for Regulating Risky Technologies, Berkeley, ca, University of California Press.
  • National Commission on Intermodal Transportation. 1994. Toward a National Intermodal Transportation System, Washington, dc, National Commission on Intermodal Transportation.
  • National Research Council, 1996. Understanding Risk : Informing Decisions in a Democratic Society, Washington, dc, National Academy Press.
  • Nault, B. 1998. Information Technology for Freight Transportation Coordination. Policy Options for Intermodal Freight Transportation, Washington, dc, Transportation Research Board.
  • Nichols, G. 1979. Technology on Trial, Paris, oecd.
  • Nielsen, L.D. ; Hansen, L.G. 1997. « Involving citizens in sustainable development », Journal of Advanced Transportation, 31(2).
  • Organisation de Cooperation et de Developpement Économiques (ocde). 1993. Participation du public aux décisions nucléaires, Paris, ocde.
  • ocde, 1996. Prévention et contrôle de la pollution – Critères environnementaux pour des transports durables, Paris, ocde.
  • Pateman, C. 1970. Participation and Democratic Theory, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Renn, O., Webler, T. ; Wiedemann, P. 1995. Fairness and Competence in Citizen Participation, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers.
  • Replogle, M.A. 1991. « Sustainable transportation strategies for Third World development », Transportation Research Record, n° 1294, Washington, dc, National Research Council.
  • Schreibman, L. 1997. « Are we there yet ? Is there real public participation under istea ? », Planners Network Newsletter, n° 125. http://www.plannersnetwork.org/htm/pub/archives/125/awty.htm.
  • Sclove, R. 1995. Democracy and Technology, New York, The Guilford Press.
  • Sergeant, J. ; Steele, J. 1998. Consulting the Public, Londres, Policy Studies Institute.
  • Shaw, R. 1996. The Activist’s Handbook, Berkeley, ca, The University of California Press.
  • Sherry, P., Szyliowicz, J., Perl, A. 2001. Identification of Needed Intermodal Skills and Development of Required Training Programs, Rapport de recherche, Asia Pacific Economic Cooperation, Transportation Working Group.
  • Steelman, T. ; Ascher, W. 1997. « Public involvement methods in natural resource policy making : advantages, disadvantages and trade-offs », Policy Sciences, 30(2), p. 71-90.
  • Susskind, L. ; Field, P. 1996. Dealing with an Angry Public, New York, Free Press.
  • Szyliowicz, J. 2000. « Intermodalism : the challenge and the promise », Transportation Law Journal, été 2000.
  • Szyliowicz, J. 2002. « Measuring the effectiveness of public involvement approaches », TR News, 220, p. 35-38.
  • Szyliowicz, J. ; Goetz, A. R. 1995. « Getting realistic about mega project planning : the case of the new Denver International Airport », Policy Sciences, 28(4), p. 347-367.
  • Talvitie, A. ; Pearson, T. 1997. « Public participation in the Helsinki crosstown artery project », Journal of Advanced Transportation, 31(2).
  • Truelove, P. 1992. Decision Making in Transport Planning, Harlow, Longman.
  • us Department of Transportation (usdot) 1977. Public Involvement Techniques, 2 volumes, Washington, dc, Federal Highway Administration.
  • Wachs, M. 1977. « Transportation policy in the eighties », Transportation, 6 (2), p. 103-120.

Date de mise en ligne : 01/07/2007

https://doi.org/10.3917/riss.176.0207

Note

  • [1]
    Dans les sections qui suivent, je m’inspire de plusieurs de mes ouvrages déjà publiés et à paraître, notamment Szyliowicz (2000, 2002), ma contribution à l’ouvrage collectif intitulé Denver International Airport : Lessons Learned (McGraw Hill, 1996), et « Decision making for sustainable development : towards a new paradigm », dans S. Nagel, dir. publ. Policy Making and Prosperity : A Multinational Anthology (Lexington Books, 2003).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions