Couverture de RISS_176

Article de revue

Mobilité durable. Enjeux, possibilités et conflits. Le regard des sciences sociales

Pages 201 à 205

1Le terme mobilité durable désigne en raccourci tout ce qui est en jeu dans les tentatives que l’on fait de nos jours pour rééquilibrer les coûts et les avantages dans le secteur des transports. Il marque une rupture avec la démarche traditionnelle de la planification des transports, qui concevait le transport comme une demande dérivée et comme une infrastructure d’appui pour la croissance économique, au profit d’une démarche décisionnelle éclairée par les faits et l’évaluation des risques et qui n’ignore pas les écueils d’une expansion sans frein.

2Sur le fond, la mobilité durable est un projet qui a beaucoup fait pour changer la réflexion et même, bien souvent, amener aussi les décideurs et les principales parties prenantes à changer de position. Des objectifs comme la protection de l’environnement et des idées comme la démocratie participative, auxquels, il n’y a pas si longtemps, planificateurs et experts des transports n’auraient jamais songé, figurent désormais en bonne place parmi les préoccupations gouvernementales en la matière, et même ceux qui dénient au discours du développement durable toute pertinence dans le cas des transports et de la mobilité se trouvent forcés d’admettre qu’il fait aujourd’hui partie intégrante des règles du jeu. Quels que soient les autres succès ou échecs que l’on attribue à la mobilité durable, c’est très probablement là sa plus grande réussite jusqu’ici.

3Quand on passe aux mesures objectives de la performance, le bilan de cette stratégie est beaucoup moins brillant. Comme la demande de transport continue de progresser à peu près au même rythme que l’économie dans son ensemble – autrement dit, comme il n’y a pas le moindre « découplage » entre l’essor des transports et la croissance économique –, le fait que les modes de transport dominants – le routier et l’aérien – sont aussi ceux qui contribuent le plus à la pollution de l’environnement ne rapproche guère les objectifs de mobilité durable du monde des réalités tangibles. Le peu d’empressement que les administrations publiques ont montré à investir dans les nouvelles infrastructures des transports respectueuses de l’environnement, vu leurs coûts élevés et la modicité des budgets nationaux, a eu tendance à aggraver la situation et a nettement restreint l’éventail des choix publics. La force des groupes de pression des transports routier et aérien par rapport aux organisations beaucoup plus faibles représentant les intérêts du rail et du transport par mer n’a fait qu’ajouter aux difficultés déjà nombreuses dans la voie du progrès.

4L’une des principales raisons qui expliquent cette force des groupes de pression du transport aérien et du transport routier par rapport aux autres réside dans le fait qu’ils ont réussi à s’adapter à l’idéologie du marché et de la concurrence qui domine le secteur des transports depuis le milieu des années 1980. La libéralisation du marché des transports est assurément l’événement le plus remarquable des dernières années en ce qui concerne l’évolution de la politique des transports. Outre qu’elle a introduit le secteur privé dans l’exploitation des services de transport, la déréglementation a cherché à utiliser la concurrence pour stimuler les réformes de la gestion, les gains d’efficience et les innovations technologiques. Elle y a en partie réussi, mais en partie seulement. Tendance très significative, la déréglementation des marchés du transport a plus souvent joué en faveur des oligopoles qu’elle n’a entraîné de véritable concurrence. Cela tient sans aucun doute à la nature du secteur des transports, secteur à forte intensité d’investissement et qui recouvre un large éventail de services d’intérêt général. Il s’ensuit que la privatisation n’est pas possible, telle qu’on l’entend ordinairement, ou pas souhaitable, car elle pourrait se solder par d’énormes pertes en ce qui concerne la qualité du service ou par de très fâcheux compromis du côté de l’internalisation des coûts externes. Il est généralement admis que l’économie des transports est ou devrait être différente de l’économie classique, et pourtant l’action publique n’est pas toujours en phase avec les avis des spécialistes.

5Concrètement, l’instauration de la mobilité durable passe par la production d’une expertise bien précise, dont elle dépend au plus haut point. Cette expertise diffère de l’expertise traditionnelle en matière de transports, qui, tout naturellement, s’appuyait sur les sciences de l’ingénieur et la planification, mais qui, de nos jours, s’inspire beaucoup plus de l’économie que d’aucune d’entre elles. Autre différence encore, l’expertise de la mobilité durable présente un caractère interdisciplinaire beaucoup plus marqué – l’évaluation environnementale y occupe une place tout aussi importante que la connaissance du développement spatial/régional et des processus de décision.

6Son caractère distinctif, par comparaison avec les formes antérieures d’expertise du transport, ressort clairement du choix d’articles réunis dans ce numéro de la Revue internationale des sciences sociales. En effet, leurs auteurs ont beau, en majorité, ne pas venir du monde des sciences sociales, ce sont des thèmes classiques de ces sciences qu’ils traitent lorsqu’ils étudient des problèmes ou questions qui présentent de l’intérêt pour leurs activités courantes de conseil ou d’évaluation concernant la politique des transports.

7L’une des préoccupations majeures qui se dégagent de la quasi-totalité de ces articles est la question de la gestion, la coordination et l’analyse des processus de décision complexes. De nos jours, les processus d’élaboration des politiques de transport se caractérisent par une ouverture et une participation plus poussées. Les nouvelles parties prenantes sont des entités infranationales (autorités locales ou municipales), des acteurs privés et non gouvernementaux (entreprises de transport, organisations de la société civile), ainsi que des instances de décision supranationales (comme l’ue et l’omc, entre autres). Même un secteur comme le transport aérien, qui se caractérise par des réseaux relativement fermés, se trouve forcé d’étendre son rayon d’action et de laisser pénétrer aussi bien de nouveaux joueurs que de nouveaux problèmes à l’intérieur de ses frontières, ce qui rend celles-ci plus mouvantes. Il en va de même du secteur urbain – qui est au cœur de l’analyse au niveau européen d’Egmont et al. –, où l’on peut observer le renforcement aussi bien des administrations publiques des villes que des opérateurs privés. Un cadre réglementaire qui favorise la concurrence, tout en garantissant une certaine qualité de la prestation des services publics, donnerait, semble-t-il, de meilleurs résultats, à la fois à l’entrée – la décision – et à la sortie – la politique –, qu’un modèle privilégiant la seule déréglementation. Cela dit, la prise de décision dans un cadre caractérisé par une déréglementation régulée exigera nécessairement un apprentissage, et une certaine prudence s’impose si l’on veut éviter de réinventer des réseaux bâtis sur le modèle du « monopole syndical », qui ne laissent guère de possibilité de les surveiller et de leur demander des comptes.

8Le lien étroit entre la durabilité, d’une part, et la démocratie, de l’autre – et, à son tour, la justice ou l’équité – est d’autre part mis en avant avec force par Patrice Salini, qui réfléchit ici sur la politique européenne des transports, ainsi que par David Banister dans son examen à mi-parcours du péage urbain mis en place à Londres. Les problèmes de transport contemporains demandent à être abordés suivant la démarche de la dynamique des systèmes, mais cela ne peut se faire sans une extension des possibilités de participation aux processus de décision. Joseph Szyliowicz, s’interrogeant sur la nécessité de promouvoir l’intermodal, y voit là ce qu’il appelle un nouveau paradigme. Le transport intermodal oblige à recentrer l’analyse des transports sur la chaîne de transport depuis l’origine jusqu’à la destination et exige la mise en œuvre de stratégies qui rendent cette chaîne plus fluide et moins sujette aux frottements, à l’aide de services logistiques facilitant le passage d’un mode à un autre.

9Comme on le sait déjà depuis les tout débuts de la pratique du conseil de gestion dans ce domaine, l’un des secrets de la durabilité de l’environnement est de mieux organiser des processus distincts, quoique interdépendants. C’est pour cette raison que le transport intermodal est jugé prometteur, tant pour dégager des gains d’efficience dans l’ensemble du système de transport que pour réduire des coûts externes comme les effets négatifs sur l’environnement. Cela dit, pour penser dans l’optique intermodale, il est nécessaire de penser dans celle des réseaux, démarche qui est encore assez étrangère au transport organisé en secteurs.

10L’axe des interrelations est aussi ce qui manque le plus aux indicateurs de la mobilité durable mis au point par diverses organisations internationales. Il ressort de l’article de Henrik Gudmunson que ce qui fait le plus défaut aujourd’hui, ce ne sont pas les données – elles sont plus que suffisantes en nombre, même si elles ne sont pas toujours comparables –, mais bien des cadres d’interprétation utiles pour l’analyse. La question pertinente pour l’action publique n’est pas de savoir ce qu’il y a comme données, mais ce qu’elles disent de la performance du paradigme du développement durable au niveau des agrégats et, ce qui importe davantage, de celle de certaines politiques ou de l’impact de certaines mesures.

11La nécessité de reconsidérer les processus de décision dans les transports, tant pour la planification que pour l’analyse, procède d’une autre source encore, à savoir les demandes d’intégration transsectorielle entre les transports et les autres domaines d’action. C’est un thème que l’on retrouve dans cinq des articles de ce numéro. Étudiant le lien étroit, dépendant du chemin pris dans l’histoire, entre l’urbanisme et la conception des réseaux locaux de transport, Ralph Henson et Stephen Essex montrent que la planification des transports a été influencée par l’urbanisme, et réciproquement, et que, de nos jours, il faut qu’elle tienne compte des défis que les villes modernes doivent relever et essaie de corriger au lieu de répéter les erreurs du passé. L’article de Marianne Vanderschuren et Galaria Sirin sur la ville sud-africaine de l’après-apartheid illustre bien la difficulté de redresser les erreurs du passé et d’assurer durablement la viabilité dans les grandes métropoles du présent.

12L’influence que l’emplacement et l’accessibilité exercent sur le choix du lieu de résidence ou du logement tend à reproduire les caractéristiques de l’insertion et de l’exclusion au sein de la ville. À ce propos, les besoins des personnes âgées en matière de mobilité devraient retenir particulièrement l’attention, étant donné les tendances au vieillissement de la population des sociétés postindustrielles avancées. La part que les transports ont à l’exclusion sociale (ou à l’insertion sociale) mérite cependant un débat de plus grande portée, vu l’écart qui se creuse entre les groupes socio-économiques au sein de certaines sociétés, d’une part, et entre les pays ou les continents, d’autre part. Pour ces derniers, il faudrait s’intéresser non seulement à la mobilité des personnes, mais encore à celle des marchandises (le transport de fret). Il est indubitable que, du point de vue de la durabilité, le transport facilite et même crée certains des phénomènes les plus absurdes que l’on observe sur le marché mondialisé. C’est le cas, par exemple, du transport d’un pays ou d’un continent à un autre de marchandises destinées à y être transformées, avant d’être réimportées dans le pays d’origine pour y être mises sur le marché et vendues. Que la chose soit possible s’explique à la fois par les différences de coûts de main-d’œuvre entre les pays et par la faiblesse des coûts de transport. Ces courants de mobilité posent un problème en créant une demande de transport supplémentaire en volume, mais aussi parce qu’ils reproduisent les modèles géographiques et sociaux d’inégalité et de dépendance.

13De même, ce sont souvent les considérations économiques, et non les conditions de vie, qui sont prépondérantes dans la politique d’aménagement du territoire, avec laquelle la politique des transports est intimement liée. Dominic Stead comme Vincent Kaufmann et Christophe Jemelin appellent de leurs vœux une coordination plus poussée entre ces deux secteurs de l’action gouvernementale, mais ils demandent aussi que ceux-ci soient repensés par rapport au développement socio-économique. Là encore, il s’agit d’une nécessité qui ne se fait pas sentir seulement dans le contexte européen ou dans le cadre urbain, mais qui s’impose aussi à l’échelle mondiale. Surtout lorsqu’on réfléchit à partir du paradigme de la mobilité durable, il importe de pouvoir aller et venir entre le mondial et le local et de faire la liaison entre les deux de manière continue.

14Ce numéro a été établi à la suite d’un appel à communications ouvert. La réaction à cet appel mérite doublement d’être commentée.

15La première remarque à faire a trait, j’y ai déjà fait allusion, aux disciplines auxquelles les auteurs appartiennent. Bien qu’il s’agisse d’une revue de sciences sociales et que l’invitation ait aussi été distribuée parmi eux, les spécialistes de ces sciences sont en minorité dans ce numéro. J’ai déjà fait quelques observations sur ce que cela semble indiquer à propos du discours sur la mobilité durable, à savoir que sans être dominé par les spécialistes des sciences sociales, il représente cependant un programme interdisciplinaire qui se nourrit de thèmes propres à ces sciences. Il est regrettable qu’une minorité seulement des chercheurs qui sont des spécialistes en titre desdites sciences travaillent sur ce sujet, et cela prouve que ces derniers sont souvent très éloignés de l’analyse décisionnelle et de la recherche appliquée intéressante pour les décideurs. Bien que cet intérêt pour les décideurs ne soit pas – et ne doive pas nécessairement être – au cœur de l’investigation dans ces sciences, il n’est pas normal pour autant que la communauté des chercheurs en sciences sociales soit à ce point coupée de ces travaux orientés vers l’application.

16L’autre angle sous lequel la réaction à l’invitation peut être commentée est celui des thèmes qui ne sont pas abordés. Pour me répéter à nouveau, les thèmes de la prise de décision et de l’intégration transsectorielle sont bien représentés, de même que l’exclusion/équité sociale, à un moindre degré, il est vrai. En revanche, il n’y a eu qu’une seule proposition consacrée à la perception et la représentation symboliques des phénomènes liés aux transports (celle de Wolfgang Schade sur le bruit) et une seule également, non reprise ici, traitant des perspectives d’innovation technologique dans le secteur des transports – et d’ailleurs, ce qui est assez significatif, du point de vue de la diffusion plutôt que de la création de nouvelles technologies (l’adoption par les entrepreneurs de transport par autobus de véhicules fonctionnant au gaz naturel).

17La sous-représentation de ces thèmes dans les articles réunis ici indique bien la faiblesse des liens qui peuvent exister entre le discours sur la mobilité durable et la psychologie (sociale), d’une part, et le développement et la prospective technologiques, de l’autre. Quand bien même ces deux champs ne sauraient à bien des égards être plus différents, ce qu’ils ont en commun est très révélateur. Tous deux ont quelque chose à dire sur ce que pourrait être un « point de vue de l’utilisateur » sur le discours de la mobilité durable. De fait, la prospective technologique, bien qu’elle soit solidement ancrée dans les stratégies de transport, ignore dans une large mesure ce que les gens pensent des transports ou comment ils perçoivent la politique des transports ou le savoir et l’innovation technologiques. Ce sont là des domaines de recherche qu’il y aurait lieu d’explorer dans le souci de mieux les relier au discours de la mobilité durable, et peut-être en vue d’ériger ce dernier en programme politique.

18Pour finir, un mot de la répartition géographique des contributions à ce numéro. Malgré la qualité des articles qu’on y trouvera, il est regrettable de constater qu’en majorité ils viennent d’Europe et/ou font appel à des exemples européens pour illustrer leurs thèses ou faire valoir leurs arguments. J’espère néanmoins que les thèmes évoqués ici offrent de l’intérêt pour un lectorat qui ne s’arrête pas aux frontières de l’Europe et je profite de l’occasion pour inviter les spécialistes des transports des autres régions, ainsi que les chercheurs en sciences sociales pour qui les questions de transport éclairent les problèmes généraux de régulation politique, sociale et économique, à réagir à la discussion lancée avec ce numéro et à faire connaître leurs observations. Le rédacteur en chef de la Revue internationale des sciences sociales et moi-même serons heureux de poursuivre ce débat dans d’autres numéros.

19Traduit de l’anglais


Date de mise en ligne : 01/07/2007

https://doi.org/10.3917/riss.176.0201

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