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Article de revue

La formation de l'État et de la nation bengalis : la partition et les déplacements revisités

Pages 121 à 132

Notes

  • [*]
    Le présent article s’appuie sur des travaux sur le terrain menés au Bangladesh au printemps 1999, avec l’aide de l’American Institute of Bangladesh Studies. Mes remerciements vont en particulier à Chuck Geisler et Louise Silberling, qui ont participé à mon séminaire d’études supérieures sur la théorie de l’État ainsi qu’à un séminaire sur les déplacements, pour leur réflexion enrichissante sur les questions du nationalisme, de la formation de l’État et des déplacements.
  • [1]
    Le territoire appelé Pakistan oriental était le Bengale oriental avant 1947 et est devenu le Bangladesh indépendant en 1971.
  • [2]
    Pour une exception, voir Chatterjee (1990) et Ghosh (1998).
  • [3]
    Il est important de souligner que le passage du nationalisme au communautarisme, c’est-à-dire à la « différence communautaire », s’est opéré par l’intermédiaire d’un ensemble de pratiques qui étaient étendues à la « communauté tout entière » puis utilisées pour justifier le changement institutionnel.
  • [4]
    Je ne veux pas dire par là que la contradiction a été résolue avec la formation des deux nations, logiquement construites selon la « théorie des deux nations » de Jinnah ; je veux plutôt montrer comment cette théorie a été légitimée – en tant que solution à ce qu’on pensait être l’incompatibilité inhérente à la différence religieuse.
  • [5]
    Le lien entre être indien et être hindou est étudié par Chatterji (1996) et Pandey (1999).
  • [6]
    Selon Radha Kumar, la partition peut être considérée comme « la toile de fond de la guerre plutôt que comme son aboutissement dans la paix » (Kumar, 1997, p. 26) étant donné qu’elle situe les affrontements qui n’ont cessé de marquer les relations entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947, puis la lutte qui a conduit le Bangladesh à devenir indépendant du Pakistan (occidental) en 1971.
  • [7]
    Le présent article ne dit rien d’autres communautés tribales, ethniques et religieuses dans la région, comme les shantals, les maghs, les chakmas, les biharis et les chrétiens, qui contribuent pourtant de manière décisive à la compréhension de la formation de l’État et de la nation.

1La migration entre l’Inde et le Pakistan qui a suivi la partition de 1947 demeure l’un des plus importants mouvements de population de l’histoire puisqu’on estime à 15 millions le nombre des personnes qui ont traversé à cette occasion la nouvelle frontière entre les deux pays. On voit habituellement dans cet extraordinaire déplacement de population une réaction logique à la création d’un Pakistan musulman, scindé en Pakistan oriental et Pakistan occidental, et d’une Inde à prédominance hindoue. Cette période se caractérise par des violences ethniques inouïes conjuguées au traumatisme du franchissement précipité de la frontière avec un Panjab désormais divisé et au flux, plus lent et plus régulier, des Hindous qui quittaient le Pakistan oriental [1] pour l’État indien du Bengale occidental. Héritage du projet colonial, la partition de l’Inde obéissait non pas à un souci de paix et d’autodétermination, mais au besoin de la Grande-Bretagne de se retirer rapidement du sous-continent (Kumar, 1997). Il en a résulté l’établissement de deux États indépendants, la naissance de deux projets de développement distincts et la création de deux imaginaires nationaux différents et des identifications qui s’y attachent.

2Le présent article donne un bref aperçu des concepts, des conséquences et de la nouvelle problématique issus de la partition du Bengale vue sous l’angle des déplacements. Prenant la partition pour cadre et pour point de départ, nous mettons en lumière des thèmes cruciaux jusqu’ici très méconnus dans la réflexion sur les formes particulières de migration et de réinstallation qui accompagnent la partition d’une nation. Ces thèmes soulèvent également des questions qui sont éludées ou négligées dans les études sur les migrations et les déplacements. Par exemple, la recherche sur la partition est souvent liée aux mouvements subnationaux et s’intéresse moins aux expériences de migration et d’éclatement qu’à la guerre ou à des différences ethniques irréconciliables. Dans d’autres cas, les partitions et autres formes de désintégration sont analysées d’abord et surtout pour la contribution qu’elles apportent à la compréhension et à la résolution des problèmes qui accompagnent la réinstallation et la réadaptation (voir, par exemple, les études de Cernea et Kanbur dans ce numéro).

3Certes ces domaines enrichissent la réflexion de recherche, mais une analytique des déplacements nous invite à examiner les questions complémentaires de la construction de l’identité, de l’État et de la nation dans un contexte postcolonial de modernité qui se mondialise. Les circonstances de la partition et le moment de l’histoire où elle intervient pour que la rationalisation nationaliste menace les règles de la raison et provoque des incongruités et des contradictions dans les processus de construction de l’État et de la nation ainsi que des conflits d’identité chez les citoyens. La solution a consisté à donner la priorité à la stabilité des frontières et des États dans le contexte de développement qui a suivi les Accords de Bretton Woods. Une analyse de la partition du Bengale met en lumière ces processus en jetant le doute sur une conception de la partition des États qui en fait un aboutissement juridique sur le résultat de décret et en la rattachant plutôt aux contradictions de la modernité et aux mouvements de populations.

4Par ailleurs, une analytique des déplacements attire notre attention sur les tensions provoquées par la partition, puisqu’elle remet en question ce qui avait fini par devenir un « fait établi » après l’annulation de la première partition du Bengale en 1905, à savoir que « le Bengale était un et indivisible, malgré la pluralité religieuse », idée « qui façonnait la notion que territoire et culture étaient indissociablement liés dans une sorte d’“histoire naturelle” de la nation » (Chatterjee, 1997, p. 37). C’était en outre une histoire naturelle bâtie sur le discours d’une Inde distinctement hindoue, mais née de l’association fraternelle entre hindous et musulmans ainsi qu’un nationalisme linguistique qui valorisait l’unité culturelle du Bengale. Le migrant bengali hindou est donc une piste fondamentale pour comprendre la formation de l’État, de la nation, du citoyen et du sujet.

5Notre analyse est organisée autour de trois thèmes centraux. Nous commençons par un bref résumé de la signification et du contexte de la partition, autrement dit des antécédents des déplacements ou des conditions qui ont précédé immédiatement l’émergence d’un État postcolonial. Dans la seconde partie, nous mettons l’accent sur une série de concepts fondamentaux qui sont mis à mal par le déplacement des Bengalis hindous de ce qui était devenu le Pakistan oriental vers le Bengale occidental, en particulier vers Calcutta. Il s’agit par là d’analyser les conceptions généralement admises du déplacement, en particulier dans ses rapports avec la formation de l’État. L’étude du troisième thème montrera comment la problématique de la réinstallation éclaire les projets de construction de l’État et de la nation. Cet aspect est particulièrement important s’agissant de différencier État et nation et de comprendre que le terme « État-nation » masque souvent ce qui distingue chacun de ces projets sociaux. Cette partie fera une large place aux questions de classe et de temporalité, l’expérience des migrants qui ont quitté le Bengale oriental pour le Bengale occidental mettant en lumière des tensions en matière de citoyenneté, d’identification et de sentiment d’appartenance. Notre propos n’est pas ici d’enrichir le débat sur les migrants, mais de resituer les conceptions actuelles de la partition et des déplacements.

Partition : antécédents et contexte

6La partition s’est accompagnée d’une lutte anticolonialiste contre les Britanniques, qui a suscité un sentiment de déplacement complexe et prolongé, même chez ceux qui n’ont pas été techniquement déplacés d’un côté à l’autre de la frontière nouvellement établie entre les deux États. Il en a découlé un processus compliqué de (re)composition des communautés chez les habitants de longue date et les migrants dans les nouveaux territoires qui navigaient à l’intérieur du système interétatique de l’administration postcoloniale. C’est dans le contexte de ces migrations et de ces éclatements in situ qu’une place s’est négociée entre les immigrants et ceux qui sont restés « chez eux ». Au Bengale, la distinction entre Est et Ouest est particulièrement révélatrice étant donné que la manière dont se rencontrent religion, identification ethnique et lieu complique les projets de construction de l’État et de la nation. Dans le cas des Bengalis de l’Est qui ont choisi de s’installer à l’Ouest, les déplacements soulignent la confluence particulière des diverses significations de la « bengalité » en tant que moyen d’aborder la manière dont les communautés nationales se transforment et passent d’une nation et d’un patrimoine culturel communs, que résume la formule « nous sommes tous indiens », à une construction de la différence, de l’étranger et de l’Autre.

7À ce jour, les interprétations de la partition de l’Inde en 1947 sont fondées sur la séparation entre hindous et musulmans, sur un ensemble de rapports définis principalement pour ce qui s’est passé au Panjab. Dans cette région, la partition a été synonyme de viols, de meurtres de masse, de pillages et d’actes de torture gratuits à l’encontre des membres du groupe ethnique opposé (Aiyar, 1995 ; Moon, 1998). L’histoire du Panjab est rapportée sous l’angle de la « haute politique » (Jalal, 1985), du monde des affaires et des élites (Chatterji, 1995), dans les mémoires de ceux qui l’ont vécue et dans des récits personnels, des poèmes et des romans relatant l’horreur de cette expérience douloureuse (Sidhwa, 1988 ; Bhalla, 1994 ; Devi, 1995 ; Zaman, 1999). Plus récemment, et avec la distance que le temps apporte souvent, le travail ethnographique et l’histoire familiale ont rendu compte du point de vue des femmes qui ont souvent vécu la partition dans leur chair (Menon et Bhasin, 1998 ; Butalia, 1998).

8Ces récits, souvent brillamment évocateurs, donnent à penser que les relations qui s’instauraient entre l’Inde et le Pakistan, précisément sur la question de l’intégration d’un grand nombre de migrants dans un nouveau pays, sont souvent insuffisamment analysées alors même qu’elles contiennent des indices cruciaux sur la manière dont elles ont été vécues. Les débats sur les déterminants de la partition, les rapports sur le travail de la Commission de démarcation de la frontière et les analyses des politiques et des programmes qui ont défini les modes de réinstallation et de réadaptation, tendent eux aussi à éluder une conceptualisation des pratiques quotidiennes de ceux qui ont quitté le Bengale oriental pour s’installer à Calcutta, dans d’autres régions du Bengale occidental ou ailleurs en Inde [2]. Rien n’est dit non plus des processus de négociation et de compromis qui ont façonné les rapports d’intégration ou d’exclusion des nouveaux arrivants dans le pays.

9Très logiquement, de nombreux Bengalis hindous qui ont émigré à Calcutta ou dans ses environs entretenaient depuis longtemps des contacts avec les institutions de la ville et ses habitants. Calcutta était en effet le centre de la culture et des arts, des services de santé et de l’éducation pour nombre d’habitants des villes de province et de la campagne, y compris au Bengale oriental. La division entre Pakistan oriental et Bengale occidental, en particulier pour la bhadralok (classe moyenne bengalie instruite) au Bengale oriental, qui se considérait comme l’incarnation de la culture indienne et défendait la réforme sociale, le progrès et la modernité, a donc souvent signifié une rupture de l’histoire et de l’expérience partagées avec des frères ainsi que de l’interdépendance institutionnelle avec ceux qui habitaient en dehors de la ville mais qui, autrefois, vivaient dans le même pays.

10Qui vivait le 14 août 1947 dans une Inde non divisée et partageait une conception d’un projet national auquel il s’identifiait, la lutte pour l’indépendance, vivait le 16 août soit au Pakistan, soit en Inde, distinction qui, pour certains, touchait au non-sens, à l’absurde et à l’incongru, comme Manto s’en est brillamment fait l’écho dans son ouvrage Toba Tek Singh (1994). Pour ceux qui avaient choisi de partir après cette date, il ne s’agissait plus simplement de changer de domicile, par exemple de déménager dans une autre ville pour des raisons d’emploi ou d’études, mais de courir le risque d’être considérés comme des immigrants ou des réfugiés dans un lieu qui, la veille encore, faisait partie d’un espace national commun, leur patrie. En outre, étant donné que l’exigence de la partition et sa réalisation étaient fondées sur la différence de religion, on pouvait logiquement considérer que les Hindous qui quittaient l’Est du Bengale pour l’Ouest s’installaient dans un lieu auquel un sentiment d’appartenance les liait.

11Pourtant, ce sentiment d’appartenance, et les droits et privilèges qui s’y rattachent, était dans les faits dénié aux réfugiés hindous. Cette déstabilisation, qui s’étendait à l’identification avec une communauté religieuse et ethnique conduit à remettre en question la manière dont les nations, considérées comme distinctes des États, sont construites, puisque se posent des problèmes juridiques liés non seulement à la citoyenneté – dans les cinq premières années, la frontière était perméable, le passeport n’était pas exigé pour les déplacements entre l’Inde et le Pakistan et la citoyenneté était accordée facilement – mais aussi à la signification donnée à l’identification avec la communauté et aux droits de toute nature qui s’y rattachent. Ici, les distinctions tracées entre Hindous, Bengalis de l’Est et de l’Ouest mettent en lumière l’hétérogénéité de ce qui, à première vue, semble être un seul marqueur de l’appartenance, la religion, et font bien apparaître l’intersectionnalité des déterminants de l’appartenance à tout groupe social.

12Si, en tant qu’hindou, un Bengali choisissait de rester à l’Est, il devenait alors membre d’une population minoritaire qui dépendrait de plus en plus d’une notion de pluralisme – le sécularisme – pour la défense de ses droits et de ses libertés de citoyen. Ce nouveau rapport au lieu allait redessiner le paysage politique et social et reconfigurer les rapports de pouvoir et de hiérarchie, mais d’une manière autre que ce Bengali était considéré comme un (im)migrant. Il est intéressant de noter que le nouveau statut de la bhadralok comme minorité politique au Pakistan oriental faisait apparaître au grand jour des rapports de classe que la religion et ses expressions séculières et pluralistes avaient en partie occulté dans le discours plutôt que dans les faits.

13Décrit comme l’illustration d’un rapport symbiotique entre les propriétaires terriens, les usuriers et les marchands, d’une part, et les fermiers et les métayers, d’autre part, le Bengale oriental d’avant la partition était le grenier d’une grande partie de l’économie régionale de plus en plus marquée par la monétisation de sa base agraire. La longue crise des années 1930, « l’implacable exploitation des marchands de céréales en 1943 » et les divers efforts de mobilisation des partis politiques en faveur d’une transformation de l’agriculture ont contribué à redessiner ces rapports (Bose, 1986), de même que les émeutes qui ont embrasé Noakhali et Tripura en 1946. Bose (1986) est d’avis que ces émeutes s’expliquent par la situation politique du moment et par l’inégalité économique entre les deux communautés dans certaines régions. Il prend soin de préciser toutefois qu’à l’époque ces troubles n’étaient pas considérés comme le « soulèvement d’une communauté tout entière contre l’autre » (Bose, 1986, p. 227-299, citant The Statesman du 30 octobre 1946). Mais ces rapports et ces incidents ont conduit à passer du nationalisme à un communautarisme naissant qui a modifié le paysage politique juste avant le décret de 1947. Ce n’était pas un point de tension établi et déjà fixé entre deux groupes religieux ou sociaux homogènes [3] (Feldman, 2001).

14C’est également au cours de cette période, et après la partition, que le mouvement paysan-populiste Krishak Proja conduit par Fazlul Huq est devenu une importante force politique qui a contribué à transformer l’Islam en un puissant instrument de solidarité et de justice dans le monde agricole. Au Bengale oriental, le manque de liens organiques entre le gouvernement et ses électeurs a également favorisé ce phénomène. Comme Chatterjee (1994, p. 259) le note, « lorsque des conditions structurelles favorables caractérisent le monde organisé du conflit entre éléments des classes dirigeantes, la distance perceptible crée un espace dont le populisme et des politiciens charismatiques se servent à des fins de manipulations ». Cette mobilisation est intervenue à la suite de l’appel lancé par Jinnah en 1940 en faveur de l’unité musulmane et d’une solution binationale et à un moment où le Parti du Congrès s’appuyait de plus en plus sur la tradition hindoue-aryenne et sur un nationalisme linguistique valorisant l’unité culturelle du Bengale. Ce discours politico-religieux en est venu à façonner un discours régional qui a joué un rôle critique dans la croissance d’un sentiment d’insécurité parmi les communautés religieuses minoritaires vivant au sein de populations majoritaires et a ouvert la voie au transfert de populations entre l’Inde et le Pakistan en 1947 (Chatterjee, 1997, p. 38-39).

L’après-colonie : catalyseurs et mouvements de population

15On estime que 5 millions de personnes au moins sont passées de l’Est à l’Ouest du Bengale de 1947 à 1970 (Haque, 1995). En 1951, 26,4 % des habitants de Calcutta avaient émigré du Pakistan oriental (Chatterjee, 1990). Ce déplacement massif d’Hindous du Pakistan oriental au Bengale occidental allait faire partie d’un exode constant, quoique irrégulier, d’Hindous vers l’Ouest, migration qui s’explique par des différends précis ou par des événements récents au Pakistan comme en Inde. Ces événements catalyseurs ont modifié la « communauté imaginée » de l’Est comme de l’Ouest et brisé pour toujours les rapports entre membres d’une même famille.

16Pour certains, les catalyseurs de la migration ont été la violence de la Journée d’action directe à Calcutta et les émeutes de Noakhali au Bengale oriental en 1946, même si ces incidents n’ont pas amené les Bengalis de l’Est à partir en grand nombre pour l’Ouest. La migration la plus importante – on avance un chiffre estimatif de plus de 2,5 millions de personnes – s’est produite de 1948 à 1950 à la suite des violences communautaires qui ont éclaté à Hyderabad, en Inde, et à Khulna et Barisal, au Pakistan oriental (rapport de la Commission d’examen de l’action de réinsertion au Bengale occidental cité dans Chatterji, 2001, p. 102 et 103). Il y a lieu de noter à ce propos les rapports entre les troubles en Inde et au Pakistan, et de comprendre qu’ils ont chacun suscité suffisamment de peur et d’insécurité pour encourager la migration du Pakistan oriental vers le Bengale occidental. Pour d’autres, cependant, la migration faisait suite à de nouvelles politiques, notamment à celle qui rendait obligatoire le passeport et le visa pour voyager entre les deux pays, ce qui empêchait le libre franchissement de la frontière (Gouvernement du Bengale occidental dans Chatterji, 2001, p. 103).

17Cette époque était aussi celle de la lutte nationaliste contre les Anglais et de la haute politique qui avait conduit à la décision de partager le pays pour créer deux nations et deux États indépendants, lesquels avaient pour prémisses deux projets contradictoires. Le premier, la lutte pour l’indépendance, dépendait de manière cruciale de l’édification d’une conscience nationaliste partagée, et non pas fragmentée, et du caractère inséparable du territoire et de la culture dont le Parti du Congrès se faisait le champion en Inde en proclamant son attachement au pluralisme et à la fraternité – au sein d’une hiérarchie qui comprenait tant les frères hindous « naturels » que ceux dits « adoptés » du Bengale oriental (Mukhopadhyay dans Chatterjee, 1997). L’édification d’une conscience nationaliste était illustrée par le succès et la portée du Mouvement swadeshi fondé par Gandhi.

18Au contraire, la partition voulue par les Anglais avait pour but de faire voler en éclats cette unité. Comme Samaddar (1996, p. 1) le fait observer, la partition était une forme particulière de décolonisation qui assurerait « l’existence résiduelle du mode colonial de pouvoir », affirmerait la domination de la bourgeoisie dans la région et freinerait les « masses radicales anticolonialistes ». H. H. Risley, un administrateur-ethnographe anglais de l’époque, évaluait de la même façon le partage du Bengale en 1905 : « Le Bengale uni est une puissance ; le Bengale divisé ira à hue et à dia… l’un de nos principaux objectifs est de le partager, affaiblissant ainsi de solides opposants à notre domination » (Chatterjee, 1997, p. 36).

19Autrement dit, la création d’un puissant mouvement anticolonialiste ne fait pas bon ménage, quand elle n’est pas contradictoire, avec une nation fondée sur des incompatibilités religieuses [4] étant donné que le succès du premier projet repose sur une volonté de surmonter les différences dans la lutte contre l’État colonial. C’est pourtant la rencontre de ces deux événements – la lutte nationaliste et la partition – qui a façonné et favorisé les divergences religieuses plutôt que la fraternisation, et l’inimitié plutôt que la solidarité dans la différence, avec, en toile de fond, l’intérêt que la Grande-Bretagne portait au sous-continent en tant que site stratégique et militaire. De là la possibilité d’envisager les rapports entre les déplacements de population et la partition sous des angles intéressants, en contestant l’hypothèse d’une nation et d’une forme d’État sans problème, et en remettant en question l’interprétation courante d’un État toujours et déjà existant, et une conception cohérente, quoique sans cesse mouvante, de la nation et du sentiment national. Cette contestation remet aussi en question la fixité de l’État en tant qu’entité ayant les mêmes limites que celles de la nation et nous invite à examiner les pratiques que nous associons avec chacun d’eux, en tant que projets distincts.

20En contestant l’hypothèse de « l’État-nation » invariable, la perspective partition/déplacement appelle l’attention sur la signification et l’expérience des déplacements de population, qu’ils soient forcés ou librement consentis, lesquels dépendent à leur tour de négociations complexes qui s’articulent sur les questions d’identification et de droits de toute nature. Deuxièmement, et peut-être plus près de ce qui nous occupe, ces imaginaires contradictoires compliquent les notions d’appartenance et de statut de migrant/de réfugié dans un endroit comme le Bengale où être originaire du Bengale occidental signifie nécessairement être hindou [5]. Cette hypothèse définit non seulement l’Autre, c’est-à-dire l’hindou du Bengale oriental à Calcutta, mais aussi l’autre Autre, le musulman, celui qui est l’incarnation et l’illustration de la différence entre la nation aryenne-hindoue qu’est l’Inde et le Pakistan musulman.

Le déplacement vu sous un nouvel angle

21Avec la partition, la religion est devenue le critère déterminant de l’appartenance à une communauté et un moyen utile d’analyser la manière dont cette appartenance se construit. Elle permet de poser des questions sur l’intégration – qui peut être considérée comme faisant partie de l’État pakistanais ou de l’État indien – et l’exclusion – les critères utilisés pour dénier des droits au sein d’un État donné et la manière dont ils sont conférés différemment aux réfugiés, aux exilés et aux migrants. Dans le premier cas, l’intégration renvoie aussi bien à ceux qui peuvent intégrer la communauté, qu’elle soit définie par une frontière étatique officiellement contrôlée ou par des normes socialement acceptées, qu’aux rapports entre l’appartenance et les droits. Envisagée sous cet angle, la religion en tant que déterminant de l’identité ou de l’identification montre comment les notions d’État et de nation sont constituées politiquement et socialement. Il est donc important de décrire comment la religion est utilisée dans la pratique pour définir l’identité d’une personne ou la manière dont elle s’identifie. Ces processus peuvent à leur tour faire apparaître de nouvelles contradictions dans les significations différentes attribuées aux notions de « foyer », citoyenneté et droits. Au Bengale, cette définition est encore compliquée par une identification ethnique (être bengali) et spatiale partagées.

22L’expérience du déplacement des hindous du Bengale oriental au Bengale occidental est illustrée, par exemple, par la nécessité de redéfinir l’habituel « nous sommes Bengalis et partageons une langue et une tradition » à la lumière de ce qui allait devenir des différences enracinées dans des distinctions spatio-culturelles entre, par exemple, les citadins et les paysans/ruraux, les instruits et les non-instruits/arriérés, les démunis et la classe moyenne ou les nantis. Ainsi, bien que la frontière soit tracée sur la base de différences religieuses (une démographie religieuse), tous les Hindous n’ont pas choisi d’aller au Bengale occidental et bon nombre sont restés au Pakistan oriental, ce qui a compliqué la construction du sujet national indien en Bengali hindou. La partition n’a pas non plus constitué un fossé culturel étant donné que la culture et l’identification bengalies ont traversé la frontière. Ces circonstances montrent bien comment le Bengali, en tant qu’ethnicité et pratiques culturelles partagées, les significations complexes d’une religion commune aux migrants et aux habitants de longue date et une lutte anti-colonialiste partagée contribuent, de manière contradictoire, à la formation d’un sujet national. Ainsi, alors même que la culture aryenne-hindoue associée à l’Ouest était au centre du projet visant à rendre « autres » ceux qui étaient originaires de l’Est (par opposition aux Pakistanais musulmans), les personnes déplacées ne se sont pas coulées facilement dans ce moule et leur différence – dont témoigne en partie la nostalgie du passé à l’Est – joue un rôle crucial dans le processus d’insertion à l’Ouest (Mitra, 1990 ; Chakrabarty, 1995). Ces circonstances reconfigurent le déplacement et la problématique de la réinstallation, font apparaître les processus de formation d’un sujet dans toute leur complexité – la nécessité de faire une différence à partir du familier pour constituer la nation – et viennent compléter l’importance déjà donnée à la place et à l’assimilation de la différence dans l’étude des réfugiés (Malkki, 1995).

23Ce caractère complexe de l’identité et de la formation du sujet a trois particularités qu’il convient de noter. La première tient à l’utilisation du terme déplacement pour signifier être au mauvais endroit au moment de la partition ; autrement dit, pour certains, être né hindou au Pakistan oriental signifiait automatiquement devoir partir au moment de la partition. Il est important de le relever, ce concept fait du déplacement une condition liée au fait d’être hindou comme si être hindou était une condition existentielle, au Bengale oriental ou ailleurs (Ghosh, 1998, p. 33). Vu la lenteur manifeste de la migration vers l’Ouest, on est en droit de penser que tous les Hindous n’ont pas vécu immédiatement le sentiment d’appartenance à l’Est comme un déplacement ou comme une menace à leurs préférences et pratiques religieuses, mais que ce sentiment s’est imposé peu à peu sous l’effet des troubles et des affrontements ultérieurs. Ce qui suppose un changement des rapports entre les gens et les lieux ou les conditions locales et certains réalignements politiques, c’est-à-dire avec des expériences particulières qui peuvent à la fois provoquer diverses formes d’insécurité affective, physique, économique ou sociale et en découler. L’accent mis sur l’insécurité, d’une part, et l’existentiel, d’autre part, diffère d’une troisième manière de voir les choses qui montre qu’« en dehors de nous-mêmes, de nous-mêmes et de nos racines, il existe un autre nous-mêmes, parce que nous avons émigré, parce que nous sommes réfugiés » (Minha-ha dans Soguk, 1999, p. 7).

24La deuxième complication tient au déplacement in situ qui lui aussi est lié à l’expérience de la menace, du danger, de l’insécurité et souvent, de la perte matérielle. Au Bengale, on peut identifier trois grands types de déplacement in situ. Le premier concerne ceux qui ont choisi de rester au Pakistan oriental mais qui ont vécu une perte de statut et peut-être d’opportunité, même s’ils ont conservé leurs biens ou leur emploi. Ce phénomène s’expliquait par un marché du travail plus compétitif à mesure que les musulmans se voyaient offrir des postes qui leur étaient autrefois inaccessibles et que de nouveaux droits leur étaient accordés, ainsi que par la perte ou la vente forcée de propriétés terriennes. Ces changements ont affecté le sentiment de sécurité des familles hindoues qui restaient et modifié la hiérarchie sociale dans le pays.

25Le second type de déplacement in situ concerne les 32,2 % d’habitants de Calcutta (en 1951) qui étaient nés dans la ville et qui, comme leurs homologues à l’Est, ont dû renégocier les nouvelles exigences qui résultaient d’une pression accrue sur les ressources urbaines, notamment le logement, de la densité croissante de la population et d’un marché du travail de plus en plus compétitif, chacun de ces éléments contribuant à expliquer l’instauration d’un contexte politique défavorable aux droits des immigrants. Pour eux, le problème se posait de la manière suivante : les réfugiés du Bengale oriental étaient essentiellement des Bengalis de la classe moyenne, de l’élite zamindar, des universitaires ou des fonctionnaires qui comptaient parmi les plus instruits du Bengale oriental et qui étaient donc parfaitement en droit de prétendre aux plus hautes fonctions sur le marché du travail une fois installés à Calcutta. Nombre d’entre eux n’étaient pas étrangers à la ville et y disposaient de solides réseaux sociaux, professionnels et familiaux pour faciliter leur réinstallation. Les immigrants n’ont donc pas été les seuls à être déplacés à Calcutta, les résidents l’ont été aussi dans la mesure où ils ont utilisé leur position et cette occasion pour articuler de façon particulière le fait d’être autre et la différence.

26De plus, craignant que la migration ne soit un phénomène à long terme, les habitants se sont employés à minimiser et limiter l’appui aux réfugiés dans l’espoir de dissuader d’autres de s’installer à l’Ouest pour de bon (Chatterjee, 1990). L’aide était considérée seulement comme une mesure visant à parer au plus pressé et l’intégration permanente n’était pas jugée nécessaire. On s’est en outre efforcé de persuader Dhaka d’entreprendre une action psychologique pour rétablir la confiance au sein des minorités hindoues de la ville afin d’atténuer la peur qui encourageait la migration (Chatterji, 2001). Au fil du temps, l’accès à l’aide de l’État a été restreint en limitant au maximum dans le temps la période pendant laquelle les nouveaux arrivés pouvaient obtenir le statut de citoyen ou de résident qui leur permettrait de pouvoir prétendre à une aide, en excluant les hommes en bonne santé et en exigeant la présentation de documents que ne pouvaient souvent pas se procurer ceux qui avaient quitté le Bengale oriental en hâte ou qui comptaient y retourner à l’avenir.

27Un troisième type de déplacement in situ a trait à l’expérience des immigrants ou des réfugiés une fois arrivés à Calcutta ou dans d’autres régions de l’Inde. Ainsi, les Hindous du Bengale oriental qui ont choisi de s’installer à Calcutta, pensant y trouver une identité bengalie et religieuse partagées et un mode de vie urbain, se sont retrouvés en position inférieure par rapport aux Bengalis hindous de la ville, même s’ils n’étaient pas nécessairement sans revenus, sans biens ou sans emploi. Parmi les premiers migrants, en effet, nombreux étaient ceux pour qui des biens avaient été vendus au Bengale oriental et d’autres achetés à Calcutta ou aux environs afin de remédier à une perte potentielle de ressources matérielles. Ce groupe, pourtant à la fois bengali et hindou et appartenant à l’origine à la classe bhadralok qui se considérait comme « l’incarnation de la culture et de la nationalité indiennes » (Ghosh, 1998, p. 33), a été immédiatement identifié comme différent et défini comme udbasti, autrement dit sans foyer ancestral.

28Les Bengalis de l’Est qui sont allés à Calcutta croyaient s’installer dans un endroit où ils ne seraient pas menacés, un endroit auquel ils étaient censés « appartenir » et, paradoxalement, ils sont devenus les réfugiés emblématiques. La différence faite entre les Bangals (Pakistanais de l’Est) et les Ghotis (Bengalis indiens) montre bien comment les processus d’intégration ont commencé à créer de nouveaux sujets qui ont fixé les règles de l’accès aux ressources et aux droits de toute nature. Cette marque de différence se manifesterait finalement dans la manière dont les migrants ont été acceptés dans la communauté de Calcutta et dont ils se sont politiquement organisés. Elle montre aussi comment les membres de la « nation indienne » – y compris une population bengalie qui n’était pas divisée et venait juste de se battre pour l’indépendance nationale – ont renégocié leur place au sein d’un État nouvellement indépendant mais divisé. Enfin, elle révèle comment les rapports créés par la réinstallation et les nouvelles réglementations (comme l’obligation d’avoir un passeport et les sanctions de plus en plus lourdes dont les contrevenants étaient passibles) ont créé un sentiment d’insécurité chez les Hindous, qu’ils choisissent de rester à l’Est ou d’émigrer (Feldman, 2001). Pour les Hindous, cette dernière forme de contrôle était à l’époque à la fois une menace et une incitation à quitter le Pakistan oriental.

29On peut donc dire que la partition du Bengale illustre le caractère irrégulier des processus de déplacement dans le temps et dans l’espace en appelant l’attention sur des mouvements de populations qui ne se sont pas toujours produits à la suite d’un événement catastrophique unique mais qui sont néanmoins étroitement liés à la manière dont nous interprétons les conséquences sociales et politiques de l’intervention de l’État et les relations d’exclusion qui sont apparues. En pareil cas, l’intervention de l’État, au lieu de se limiter à un décret ou à une mesure unique, comme les réinstallations forcées dans le cadre d’un mégaprojet, prend la forme d’une série de négociations qui contraignent ou encouragent la population à quitter son lieu de résidence ou l’abandonnent à son sort là où elle se trouve. On peut voir dans ces négociations le reflet de la nécessité ou du souhait de partir face à une insécurité réelle ou imaginée, où de la perte de la sécurité physique et de la protection qui était autrefois assurée. Tous ces facteurs sont entrés en ligne de compte, souvent au même moment, dans le processus spectaculaire et à long terme de déplacement des Hindous du Pakistan oriental au Bengale occidental.

Enraciner la formation de l’État et de la nation dans l’après-colonie

30Qualifiée de « sabordage honteux », la partition de l’Inde a eu lieu le 15 août 1947, dix semaines après avoir été annoncée [6] (Jalal, 1985). Le sabordage renvoie à la fois aux conséquences dramatiques d’une division fort mal préparée et à un processus de formation de l’État caractérisé par la répartition entre deux États différents d’un appareil administratif autrefois intégré. Paradoxalement, comme Jalal (1995, p. 10) le suggère, le projet colonial britannique a initialement réussi parce que la puissance colonisatrice avait pu négocier une « unité politique avec une souveraineté unique et indivisible […] entre populations distinctes vivant sur le territoire des chefs régionaux quasi souverains ». La division a fragilisé l’administration civile dans les deux pays, chacune ignorant ce qu’allaient faire les fonctionnaires qui avaient la possibilité de choisir leur lieu de résidence, alors que cette période de bouleversement et de désintégration exigeait la cohérence politique et l’ordre social. Pour remédier à cette fragilité, il fallait organiser toute une administration et sa hiérarchie, rationaliser l’allocation des ressources aux différents ministères et établir de nouvelles structures administratives, notamment celles qui allaient devoir régler les questions de la réinstallation et de la réadaptation.

31On remarquera que, pour certains, l’État du Pakistan (occidental) était en place dès lors qu’il était constitué en pays indépendant sous le nom de Pakistan. Mais il lui fallait encore devenir une nation (Ali, 1993). Le Pakistan oriental, au contraire, et en dépit des rapports coloniaux qui l’unissaient à la partie occidentale, devait pour se constituer en État, créer des institutions et organiser une administration avec des ressources extrêmement limitées, notamment mettre en place des élites politiques et professionnelles et assurer sa représentation auprès du gouvernement central. Trois grandes distinctions expliquent les différences à l’Est et à l’Ouest qui concernent notre propos. La première tient aux faibles ressources dont le Bengale disposait en raison de son éloignement du Pakistan occidental et donc de son isolement. Alors que le Pakistan oriental était le grenier du Pakistan tout entier, la partition l’a privé de base industrielle et a limité sa représentation à l’Assemblée constituante.

32La deuxième différence tient à l’absence d’un solide appareil administratif et institutionnel étant donné que bien des ressources qui devaient être partagées entre Dhaka et Calcutta ne sont jamais arrivées jusqu’à Dhaka et que de nombreux fonctionnaires ont opté pour l’Inde plutôt que de rester en province. Troisièmement, les Bengalis qui parlaient le bengali et s’identifiaient avec la culture bengalie en général considéraient l’effort de construction de l’État pakistanais et de création d’un projet national partagé comme une dénégation de leur identification « nationale ». D’où, presque immédiatement, des luttes entre l’Est et l’Ouest au sujet de la langue nationale et, finalement, un mouvement de libération que l’on peut facilement faire remonter à ces premiers affrontements autour de l’identification en tant que Bengali (Harun-or-Rashid, 1987 ; Umar, 1992). Cela a aussi conduit à des interprétations complexes de la signification d’une nation bengalie et à l’identification avec le Bengale et la Bengalité.

33Il est également intéressant que la frontière « créée » en 1947 par Sir Cyril Radcliffe et la Commission de démarcation de la frontière, qui devait « contenir » et distinguer un Pakistan musulman d’une Inde hindoue, soit généralement considérée au Bengale comme une division arbitraire de communautés, de villages, de familles, de clans et de ressources économiques (Hodson, 1985). Même s’il avait paru approprié de tracer la ligne de démarcation en fonction des zones à majorité musulmane, si bien que ces zones étaient « données » au Pakistan tandis que les zones hindoues étaient censées rester à l’Inde, les séparations ne sont jamais nettes et n’ont cessé de donner lieu à des négociations politiques, dont le différend au sujet du Cachemire est l’illustration aujourd’hui.

34On peut donc dire que les relations et les processus de formation de l’État et de la nation issus de la partition remettent en question les définitions qui font des États des entités déjà constituées et préformées ou le simple résultat de mouvements sous-nationaux. Ils militent au contraire pour une interprétation qui donne toute leur importance à l’établissement des structures institutionnelles, à l’organisation de la légitimité et à l’élaboration d’un projet hégémonique qui justifie l’État mis en place. Autrement dit, pour analyser les processus et les rapports que la formation de l’État implique, il faut étudier les pratiques sociales complexes qui se développent au fil des ans et aboutissent à la création d’une administration et d’un dispositif réglementaire.

35Sous cet angle, les États apparaissent comme la matérialisation d’espaces nouveaux qui s’excluent mutuellement, des unités territoriales limitées et fixes à l’intérieur de frontières et qui en viennent à incarner des pratiques institutionnelles et des formes de réglementation politique, sociale et morale distinctes. Les nations aussi sont une matérialisation, le produit d’une lutte pour une forme d’identification collective. Étant donné que, comme Max Weber le souligne, il n’y a pas correspondance entre une nation et la population d’un État, les nations sont elles aussi un espace socialement constitué qui établit une distinction entre ceux du dedans et ceux du dehors, « inventant des traditions » au moyen d’un processus (nationalisme) et d’un produit (État-nation) du pouvoir et/ou de la réglementation (Hobsbawm et Ranger, 1983) construit à l’intérieur de territoires hétérogènes.

Réflexions finales

36Au lieu d’analyser l’État en prenant pour point de départ sa création par décret et les pratiques institutionnelles qui ont suivies – comme on l’a souvent fait dans le cas de la partition du sous-continent indien en deux États indépendants, l’Inde et le Pakistan –, j’en ai examiné la formation en tant que processus socialement constitué et historiquement enraciné assorti de mécanismes spécifiques de formation de la nation. À cette fin, j’ai « dénaturalisé » l’État et utilisé une analytique du déplacement pour montrer comment ces processus et pratiques se développent. La partition de l’Inde en 1947, en particulier la division du Bengale en deux parties, orientale et occidentale, se prête particulièrement bien au déroulement de ces processus étant donné qu’elle marque un moment important dans l’histoire des migrations dans la région et s’articule avant tout autour d’interprétations spécifiques des parties et des éléments qui constituent tant l’État que la nation.

37Les relations entre les hindous au Bengale oriental et au Bengale occidental offrent aussi un domaine d’études empirique permettant d’analyser les identités complexes et hétérogènes qui constituent l’appartenance à une communauté et façonnent les relations d’intégration et d’exclusion. Je tiens que la formation de nations et de communautés dépend avant tout de la manière dont l’expérience de l’appartenance est interprétée, et que la notion d’appartenance n’est pas une revendication mais plutôt la matérialisation d’un ensemble de rapports historiques constitués aux niveaux local et transnational. La partition aide à mettre en évidence ce processus de marquage et d’appartenance en déterminant la place et la signifiance du migrant et du réfugié. Ce faisant, le placement du migrant (de l’immigrant) apparaît comme le résultat de rapports de pouvoir et d’inégalité qui compliquent le processus de formation de l’État et les concepts qui font la nation. Au Bengale non divisé, par exemple, la nation bengalie – composée de ce qui deviendrait finalement le Bengale et le Bangladesh – était censée partager, aussi complexes que soient les rapports entre divers groupements sociaux fondés sur la classe, la religion et l’ethnicité [7], des référents culturels particuliers, notamment la langue, la littérature et la poésie. Comme Samaddar (1997, p. 23) le fait observer, « pour nous mentir à nous-mêmes face à la souffrance due à la proximité, nous avons transformé des catégories en contraires : la migration devient l’infiltration, le commerce frontalier la contrebande, l’empathie l’ingérence […] et le voisinage est ce qui est “proche à l’étranger” ».

38Ce que révèle cette formulation de la construction de l’Autre est que, si la frontière a été tracée pour faire la distinction entre communautés religieuses, ceux qui ont émigré au Bengale occidental ont fait l’expérience d’une exclusion articulée sur la création d’une différence culturelle qui atténuait l’anxiété des résidents de longue date et ne faisait pas obstacle à leurs souhaits. Cette création de la différence est le cadre dans lequel se sont inscrites les politiques et pratiques institutionnelles relatives à l’accueil, l’insertion et la réinstallation des migrants dans les nouvelles communautés et enclaves.

39Enfin, une vue de la partition qui explique ces processus de formation des États, des nations et de la différence remet en question les versions élitistes de l’histoire de la période (en tant qu’événement), montre qu’il ne suffit pas de faire parler jusqu’aux voix les plus secondaires pour proposer une interprétation plus exacte, fait apparaître la manière dont le régime colonial continue de laisser son empreinte sur les rapports à l’intérieur de l’ancienne colonie et pose la nécessité d’un exposé des processus et des circonstances qui fait de la partition un événement décisif dont les conséquences, telles la violence ethnique en Inde et les tensions qui persistent entre l’Inde et le Pakistan, continuent de se faire sentir aujourd’hui.

40Traduit de l’anglais

Bibliographie

Références

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Notes

  • [*]
    Le présent article s’appuie sur des travaux sur le terrain menés au Bangladesh au printemps 1999, avec l’aide de l’American Institute of Bangladesh Studies. Mes remerciements vont en particulier à Chuck Geisler et Louise Silberling, qui ont participé à mon séminaire d’études supérieures sur la théorie de l’État ainsi qu’à un séminaire sur les déplacements, pour leur réflexion enrichissante sur les questions du nationalisme, de la formation de l’État et des déplacements.
  • [1]
    Le territoire appelé Pakistan oriental était le Bengale oriental avant 1947 et est devenu le Bangladesh indépendant en 1971.
  • [2]
    Pour une exception, voir Chatterjee (1990) et Ghosh (1998).
  • [3]
    Il est important de souligner que le passage du nationalisme au communautarisme, c’est-à-dire à la « différence communautaire », s’est opéré par l’intermédiaire d’un ensemble de pratiques qui étaient étendues à la « communauté tout entière » puis utilisées pour justifier le changement institutionnel.
  • [4]
    Je ne veux pas dire par là que la contradiction a été résolue avec la formation des deux nations, logiquement construites selon la « théorie des deux nations » de Jinnah ; je veux plutôt montrer comment cette théorie a été légitimée – en tant que solution à ce qu’on pensait être l’incompatibilité inhérente à la différence religieuse.
  • [5]
    Le lien entre être indien et être hindou est étudié par Chatterji (1996) et Pandey (1999).
  • [6]
    Selon Radha Kumar, la partition peut être considérée comme « la toile de fond de la guerre plutôt que comme son aboutissement dans la paix » (Kumar, 1997, p. 26) étant donné qu’elle situe les affrontements qui n’ont cessé de marquer les relations entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947, puis la lutte qui a conduit le Bangladesh à devenir indépendant du Pakistan (occidental) en 1971.
  • [7]
    Le présent article ne dit rien d’autres communautés tribales, ethniques et religieuses dans la région, comme les shantals, les maghs, les chakmas, les biharis et les chrétiens, qui contribuent pourtant de manière décisive à la compréhension de la formation de l’État et de la nation.
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