Couverture de RISS_175

Article de revue

Possession et déplacement dans le paysage ethnique de Kuala Lumpur

Pages 109 à 119

Notes

  • [*]
    Le travail sur le terrain a été mené en Malaisie entre juin 1994 et décembre 1996 et financé par la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research, le Southeast Asia Council of the Association for Asian Studies et l’Université de Californie à San Diego. Je tiens à remercier Jim Siegel, Suzanne Brenner, F. G. Bailey, Shelley Feldman, Chuck Geisler et Louise Silberling pour leurs observations, leur énergie et leurs encouragements.
  • [1]
    Les Tamouls représentent moins de 10 % de la population malaisienne. La communauté tamoule compte plus de 80 % d’Hindous (Rajakrishnan et Daniel, 1984). Plus de 90 % des Tamouls sont rattachés à la classe ouvrière, selon un rapport (insan, 1989).
  • [2]
    Pour un examen détaillé de l’idéologie du développement de Mahathir Mohammed, voir Khoo (1995).
  • [3]
    Bien des non-Malais de l’élite estiment que le Gouvernement n’a d’autre choix que « d’apaiser les fanatiques ». Ils sont donc disposés à voir leur statut social diminuer tant que la politique du laissez-faire règne dans la sphère économique.
  • [4]
    Le gouvernement fournit ce type de logement à certaines familles dont le squat a été détruit. Y ont généralement droit les familles qui ont habité longtemps (20 ans ou plus) dans le même logement et ont reçu régulièrement des factures d’eau et d’électricité.

1L’idéologie de développement de l’État malais trouve son expression concrète dans la capitale, Kuala Lumpur, dont l’élite politique au pouvoir a fait une ville où se conjuguent les gratte-ciels les plus modernes et les motifs décoratifs de l’Islam. L’idéologie de l’État s’articule autour de la ville iconographique qui devient le signe visible de la promesse de la modernité. Ce plan d’urbanisation, qui enrichit certains et leur donne le pouvoir, vise aussi à impressionner une clientèle étrangère et à créer un sujet national ethnique. La construction de l’identité malaise-islamique en tant qu’identité moderne de la nation a non seulement déplacé la minorité tamoule [1] (« les Indiens ») culturellement, politiquement et dans l’espace, elle a aussi favorisé chez les Malais une ambivalence au sujet de leur propre identité culturelle, ce qui est un déplacement d’un autre ordre. Une conséquence de cette approche moralisatrice du développement se manifeste sous la forme d’une conscience ethnique accrue. Dans le présent article, j’avance qu’une notion fétichiste et répressive de la modernité malaise-islamique rend étrange ce qui n’est pas moderne, comme le montre l’espace tamoul-hindou et l’altérité qu’il représente par rapport à l’idéologie nationale. Les Tamouls nient le stigmate qui marque de plus en plus leur culture au sein de l’enclave urbaine en affirmant leur valeur spirituelle. L’étude du revivalisme tamoul et de l’investissement ethnique qu’il suppose m’amène à analyser l’ambivalence de la résistance culturelle en partant des pratiques rituelles et des divisions qu’elles génèrent aux niveaux individuel et communautaire.

2S’il existe de nombreuses formes de déplacement (comme en témoigne le présent numéro), il faut aussi à mon sens étudier la manière dont des identités constituées par la société possèdent les sujets qui les ont produites, tout en générant des efforts de transcendance symbolique et une reconnaissance de la dépendance et des pouvoirs (et de l’identité personnelle) que seule la soumission crée. Dans ce radotage inconscient oscillant perpétuellement d’un extrême à l’autre (Hegel, 1991), par lequel le soi résiste au miroir aliénant que l’autre lui tend, et pourtant finit par se nier lui-même en cherchant à surmonter la dualité de son existence, se trouve, comme Hegel l’a compris, une « conscience malheureuse » et compulsive.

3Comme dans la lutte dialectique entre maître et esclave, cette condition existentielle est exacerbée au sein de l’image de soi interpolée d’un groupe assujetti – alors qu’il tente de nier le traumatisme de la signification, les pouvoirs de résistance sont circonscrits non seulement par le pouvoir matériel, mais aussi par la compulsion incessante de signifier, et donc de nier et transcender une identité interdite ou blessée, dont la répétition omniprésente est alimentée par la propre impossibilité (Freud, 1972).

Kuala Lumpur ou l’Islam moderniste réalisé

4L’islamisation malaise de l’espace urbain en Malaisie a été et continue d’être l’un des principaux objectifs du Gouvernement. L’importance économique accordée à l’industrialisation, et plus récemment à la technologie de pointe, et l’afflux simultané de capitaux étrangers par le biais de sociétés multinationales n’ont pas manqué de susciter des détracteurs chez les Malais instruits, en ville et à la campagne. Un mouvement islamique, et la montée en puissance d’abim (Mouvement islamique de jeunes), fournissaient un autre modèle de développement national qui s’opposait à la stratégie procapitaliste du Gouvernement, de plus en plus taxée « d’élitisme » occidentalisé (Khoo, 1995 ; Ackerman et Lee, 1988).

5Pour contrer la critique islamiste, le Gouvernement, sous la direction du premier ministre Mahathir Mohammad, a présenté son propre programme d’islamisation. Pour remédier à la pauvreté en Malaisie il a offert, entre autres choses, une assistance économique de l’État et des quotas spéciaux et prôné la nécessité d’institutionnaliser davantage le malais comme langue nationale. Les Malais, qualifiés de « faibles », paresseux et culturellement arriérés, ont été la cible d’un discours moderniste : la clé de la justice économique et sociale se trouve dans une interprétation et une application correcte du Coran. L’industrialisation rapide et le progrès scientifique s’expliquent par leur conformité avec l’Islam [2].

6Outre le discours, il fallait agir pour couper l’herbe sous le pied des Islamistes. Priorité a été donnée à l’obtention de résultats, sous la forme de gains économiques tangibles pour les Malais, et à la mise en œuvre et au financement de lois et d’une éducation islamique. On a empiété sur les activités et les droits non malais et non musulmans au nom de « l’Unité nationale » et de la préservation de l’alliance entre l’umno (United Malays National Organisation), la mca (Malaysian Chinese Association), et le mic[3] (Malaysian Indian Congress).

7Pour de Certeau (1980), la cité islamique-moderniste est une stratégie discursive qui vise à renforcer la fierté malaise tout en servant de « point de repère fédérateur et quasi mythique pour les stratégies socio-économiques et politiques… ». La ville elle-même devient le « sujet universel et anonyme » du discours de l’État. L’« utopie » de l’Islam, de la science et de la prospérité est l’apothéose de Vision 2020 de Mahathir – le plan établi par la Malaisie pour atteindre le statut de « nation pleinement développée ». Paradoxalement, donner à Kuala Lumpur une identité distinctement malaise-islamique est une entreprise qui exige énormément de capitaux étrangers et de capitaux chinois locaux, ainsi que de main-d’œuvre indienne. Néanmoins, la ville est aujourd’hui le bréviaire idéologique de la nation moderne. Elle possède non seulement les plus hauts bâtiments du monde, les tours Petronas, mais aussi plusieurs gratte-ciels récents ornés de motifs architecturaux islamiques. La transformation de l’espace symbolise la nouvelle nation constituée de Malais : une nation moderne et prospère qui préserve et encourage l’Islam. Des images et des chants patriotiques diffusés à la télévision plusieurs fois par jour familiarisent le reste de la nation avec ce paysage urbain et tout ce qu’il symbolise.

8En dépit des conséquences sociales « néfastes » d’une transformation urbaine rapide, de nombreux Malais m’ont dit qu’ils appuyaient le programme du Premier Ministre. J’ai entendu encore et encore que ce programme « prouvait » au monde combien une société musulmane pouvait être grande, contrairement à ce que les médias occidentaux laissaient entendre, thème auquel les médias malaisiens accordent aussi une grande importance. Le Premier Ministre fait valoir qu’un « recul du progrès » (probablement le programme de l’opposition islamique) reviendrait à plier sous « l’hégémonie américaine ». Le Gouvernement a donc l’obligation de pousser plus loin « le discours utopiste et urbanistique » et, comme le dit de Certeau (1980), de « réprimer toutes les pollutions physiques, mentales et politiques qui y nuiraient ». Ces « pollutions » sont étranges au sens où l’entend Freud précisément parce qu’elles exigent une répression des éléments culturels malais indianisés. Ainsi, le Pusat Islam (Centre islamique), qui fait office d’ulim national (interprète de l’Islam), prend pour cibles les aspects non islamiques de la culture malaise qui sont considérés comme « hindous » ou « animistes » (son discours les met souvent dans le même sac ou laisse au moins entendre que, théologiquement, les Hindous sont à peine plus « avancés » que les animistes).

9Les Malais qui pratiquent une forme d’islam jugée non agamique peuvent être accusés d’apostasie. Plus couramment, les pratiques culturelles malaises dont on soupçonne qu’elles sont d’origine indienne-hindoue sont la cible de réformes, voire de purges. Mahathir (1986, p. 19, cité dans Khoo, 1995, p. 52) lui-même a écrit : « L’hindouisme et l’animisme… ont façonné et dominé le psychisme malais avant l’arrivée de l’islam… Pour que les Malais deviennent musulmans, il faut effacer ces vieilles croyances et y substituer une foi islamique forte et claire. » On dit souvent que l’hindouisme se reflète dans une grande partie de la culture malaise et dans les croyances inconscientes de nombreux Malais. Un universitaire m’a expliqué que le Gouvernement voulait absolument supprimer l’hindouisme car il était « très près de la surface » de la conscience malaise.

10Nouveau lieu de l’altérité au sein du modernisme malais-islamique, l’identité de « l’Indien » ne peut se comprendre qu’à la lumière des discours raciaux coloniaux et des politiques de représentation ethnique dans la Malaisie de l’après-colonie, ce qui n’est pas notre propos (Kessler, 1991 ; Hirschman, 1986). Néanmoins, cette obsession de fixer et d’isoler l’influence « malaise véritable » de l’influence « hindoue » dément l’inexistence et l’incertitude de l’emprise de cette dernière sur le nouveau sujet malais de la classe moyenne. Une « réelle » menace indienne ne produirait évidemment pas pareille anxiété. Son caractère instable et impalpable sont un vide terrifiant qu’il faut combler avec du sens. Comme le dit Heidegger (1993), « Le fait que, dans le malaise de l’anxiété, nous tentons souvent de briser le vide du silence par un bavardage compulsif ne prouve que la présence du rien. » Mais l’idéologie est elle-même matérielle dans la pratique quotidienne.

11La transformation de Kuala Lumpur a, entre autres choses, déplacé physiquement un grand nombre de ses anciens habitants. Les quartiers ouvriers de la ville, habités essentiellement par des non-Malais, sont souvent la cible de projets de rénovation urbaine. Des communautés (souvent indiennes) ont vu et continuent de voir leurs habitations rasées par les bulldozers, moyennant de maigres dédommagements. Des taux de pauvreté et de chômage élevés sévissent dans les quartiers qui restent (insan, 1989).

Les Tamouls et la non-modernité

12En Malaisie, les « Indiens » (Tamouls) sont souvent présentés comme paresseux, sales et malhonnêtes. On dit à tort que les hommes ont tendance à boire, à battre leur femme et à se vanter et que les femmes sont des victimes et se laissent faire. Je dois ajouter que, bien souvent, les Tamouls propagent eux-mêmes ces stéréotypes. Autrement dit, le stigmate est internalisé. Les non-Indiens m’ont souvent mis en garde au sujet des « Indiens ». Un membre respecté de l’élite indienne est allé jusqu’à dire que « les Indiens deviennent rapidement les Noirs de la Malaisie », en pensant à la fois au profilage racial aux États-Unis et aux notions d’arriération raciale qui sont tacites en Malaisie. Il a ajouté : « Les Tamouls ont défriché la terre et enrichi la Malaisie… Les Malais et M. Mahathir n’ont rien fait… À la jet-set malaise immensément riche s’oppose le Tamoul miséreux des bidonvilles. » Manifestement, ces stéréotypes ne sont pas simplement le résidu du discours colonial, ils reposent aussi sur des interprétations toutes faites des pratiques culturelles tamoules d’aujourd’hui. Ces pratiques sont les plus visibles dans les enclaves urbaines.

13Des Indiens de la classe moyenne m’ont parfois dit leur peur des enclaves ouvrières tamoules. Un étudiant militant dans des organisations réformistes hindoues s’en est fait l’écho de manière assez brutale en disant « ces endroits ne sont pas fréquentables ». Un autre Indien, issu de l’élite, a observé : « Les Tamouls sont une sale race, vous avez choisi d’étudier la pire de toutes. » Ces attitudes renvoient à la fois aux problèmes socio-économiques auxquels les Tamouls pauvres se heurtent manifestement et à la notion de supériorité culturelle qui produit des distinctions spatiales et culturelles. Un sentiment de crise s’insinue alors dans les enclaves tamoules aiguisant la rivalité et l’envie, ainsi que, pour beaucoup, un sentiment de désespoir. Le taux très élevé des suicides et l’impression que l’alcoolisme et la délinquance font des ravages dans les enclaves tamoules sont peut-être des signes de l’insécurité qui règne chez leurs habitants (Gopa, 1995).

Procession et possession

14La popularité grandissante des rituels collectifs de possession est aussi le signe de l’anxiété ressentie par les Tamouls pauvres. Le plus important des rituels et pèlerinages tamouls en Malaisie est le Thaipusam, connu pour les formes de pénitence excessives que les pèlerins s’infligent. La plus populaire consiste à porter un kavadi, qui est un palanquin richement décoré surmonté de l’effigie de Lord Murugan. Il est fixé à la chair à l’aide de petits crochets ou, pire encore, de longues pointes acérées. En 1995 et 1996, les festivals de Thaipusam auraient attiré environ 1 million de pèlerins chacun, dont la quasi-totalité était des Tamouls de la classe ouvrière (Willford, 2002a). Les politiques malais d’origine indienne en ont en outre fait leur pré carré à des fins électorales (Lee, 1989 ; Collins, 1997).

15Adi Puram est un autre festival auquel les Hindous de Malaisie accordent une importance croissante. Parce qu’il n’a pas lieu à l’échelle nationale et que, contrairement au Thaipusam, les médias ne s’en font guère l’écho, il jette un éclairage plus local sur le ritualisme tamoul. Son importance tient au rôle qu’il joue dans la démarcation de l’espace « indien » au sein d’une topographie ethnique.

16Pendant l’Adi (juillet-août), lorsque l’étoile de Puram occupe une place particulière dans le ciel, Sakti, l’épouse du seigneur Shiva, descend sur terre. Le festival célèbre sa fertilité et a toujours été lié à la fécondité de la déesse.

17Sakti doit être adorée dans tous les temples qui lui sont consacrés. La veille du festival, l’image de la déesse est promenée soit dans la cour du temple soit dans les rues avoisinantes. Cette procession qui fait le tour du royaume de la déesse s’appelle l’urvalam ou le ratham (Hart, 1975). Le trajet suivi autour du temple est circulaire pour que la déesse voie dans toutes les directions. Cet acte de « voir » permet à ceux qui voient d’être bénis et, symboliquement, la déesse bénit tous les coins de la terre. Il représente aussi la revendication territoriale d’un souverain divin, et reproduit les rituels des processions royales en Asie du Sud qui permettent de revendiquer des territoires et de prendre possession spirituellement de l’espace. Cela n’est peut-être pas sans importance en Malaisie où les enclaves indiennes urbaines subissent la pression du développement.

18Le jour du festival est marqué par une cérémonie d’immersion de l’image de Sakti, puis par un bain rituel des fidèles. Certains d’entre eux, qui ont prononcé un vœu et se sont préparés spirituellement – généralement en suivant un régime végétarien, en jeûnant et en faisant abstinence – portent le kavadi en offrande à la déesse, ou Sakti, et à ses manifestations sous le nom de Kaliamman et Mariamman.

19J’ai assisté à deux reprises aux célébrations d’Adi Puram à Kuala Lumpur, dans un quartier connu pour ses squats, ses habitations bon marché et ses « longhouses », près d’une enclave indienne [4]. La veille de la fête, des centaines de fidèles se sont rassemblés dans l’un des deux temples entre lesquels la procession allait se dérouler. Après le puja (dévotion) à Kaliamman, le palanquin du temple portant une Kali ornée de guirlandes est allé en procession dans un autre temple de Sakti consacré à Mariamman, à quelques kilomètres. Traversant un champ à l’orée d’un petit kampung (village), environ 200 fidèles scandaient « Om Sakti, Jaya Sakti » (Seigneur Sakti, Victorieuse Sakti).

20Un groupe d’enfants était en tête de la procession. Ils portaient des drapeaux malaisiens en plastique. Je me demandais ce que cette manifestation de patriotisme avait à faire avec la déesse – indépendamment du fait que le festival a lieu à peu près au même moment que la fête nationale. Mais alors que nous entrions dans le kampung, j’ai remarqué que le public était composé en majorité de Malais ou de travailleurs migrants indonésiens. Mes informateurs indiens m’avaient dit que les Malais se méfiaient des festivals et des temples hindous, convaincus qu’ils attiraient une foule de « mauvais esprits ». Pourtant, nous avons pénétré dans ce qui semblait être un kampung malais, portant une image de Sakti, et scandant à tuetête « Jaya Sakti » – phrase que les Malais comprennent puisque Jaya est également un mot malais qui signifie victoire ou succès. Je soupçonnais que ce patriotisme ostentatoire avait peut-être pour but de prévenir toute réaction négative à la procession. Du moins, l’aspect provocateur du rituel était-il atténué par les drapeaux. Rétrospectivement, toutefois, la procession et ses drapeaux vus à travers le prisme sous l’angle du divin souverain hindou, affirment une présence et revendiquent un espace au sein de la nation et du territoire urbain de sa capitale. En tout état de cause, une douzaine de policiers étaient sur place pour « maintenir l’ordre ». Mais aucun incident ne s’est produit même si l’atmosphère paraissait quelque peu tendue lorsque les Malais regardaient les Hindous défiler.

21Ce village était une zone de réinstallation pour les squatters. Un grand nombre de Malais et d’ouvriers indonésiens, immigrants de fraîche date, sont venus au bord de la route pour voir la procession. Ils paraissaient fascinés mais mal à l’aise. Finalement, nous sommes arrivés à quelques maisons indiennes. La procession s’est arrêtée à chacune d’elles et les Pusaris (prêtres) ont béni les bébés et les enfants. Les familles présentaient en offrande à la déesse des plateaux d’argent garnis de fruits.

22Les fidèles se sont de nouveau réunis au temple de Kali à 7 heures le lendemain matin. Ils s’étaient préparés dans le calme aux rituels du kavadi et du pal kudam (pot de lait). Après une marche d’une demi-heure qui amenait à l’autre temple de Sakti, les kavadis ont été offerts à l’occasion d’un puja qui consistait à agiter une flamme-arati devant eux. Après un bain rituel, les femmes ont défait leurs nattes et laissé tomber leurs cheveux pour permettre à leur « pouvoir » de se libérer, la culture tamoule faisant des cheveux l’un des principaux sièges de l’énergie (Hart, 1975).

23Au son hypnotique des tambours, les fidèles sont progressivement entrés en transe. Après quelques halètements, ils se sont mis à danser de manière frénétique et pourtant stylisée en tirant la langue. Cette langue pendante indiquait la présence de Kali en reproduisant son attitude la plus célèbre et la plus féroce, celle de la destructrice assoiffée du sang de ceux qui affichent leur vertu. Quelques femmes sanglotaient hystériquement et d’autres semblaient agitées. Lorsqu’ils l’ont jugé « nécessaire », les prêtres ont fait sortir certaines femmes de leur transe en appliquant la vibhuti (cendre sacrée) sur leur front et en entonnant quelques mantras. Deux des prêtres se sont amusés du peu d’inhibition des femmes indiennes, normalement réservées. En réponse, j’ai entendu l’une d’elles les traiter de « vicieux ». Deux femmes m’ont expliqué que les prêtres n’étaient pas nécessairement « vertueux » et qu’ils aimaient regarder les jeunes femmes en transe. Les prêtres sont pourtant considérés comme des gens importants étant donné qu’ils sont les seuls à savoir les « mantirams » essentiels (mantras). Les femmes en transe qui portent les pots de lait sont jeunes et célibataires pour la plupart. Elles prononcent souvent des vœux, parfois sous la pression de leur famille, afin d’obtenir de la déesse suffisamment de bénédictions pour trouver un bon mari et fonder une famille. Une femme m’a dit : « Les Pusaris estiment qu’ils doivent donner une leçon aux filles qui se laissent trop aller. » Le fait que les prêtres, qui sont tous des hommes, peuvent mettre fin à une transe en appliquant la vibhuti est un signe d’autorité spirituelle, de hiérarchie entre les sexes et de contrôle des forces « féminines » dangereuses.

24Certaines femmes en transe ont offert leur langue aux prêtres et aux hommes de l’assistance (imitant ainsi Kali). Les prêtres leur ont alors percé la langue avec une Vel (lance). Ce geste symbolique unit Sakti et Shiva (les éléments masculin et féminin). Cette représentation iconographique marque le terme du processus de transformation en une manifestation de Sakti, l’épouse divine de Shiva. En même temps, c’est la lance qui symbolise Sakti, ou le pouvoir dont Shiva est investi. Les puissances incontrôlables et dangereuses associées aux femmes (Sakti), sont toutefois domestiquées au moyen de cette union et de l’acte de soumission à la « lance invincible » du Seigneur (Vel).

25La possession par Sakti est l’une des expressions culturelles codées de la prise de pouvoir par les femmes. L’idée tient manifestement son origine de films tamouls, principale source des modèles culturels pour la classe ouvrière tamoule de Malaisie. C’est une adaptation moderne des récits mythologiques dans lesquels Sakti détruit les hommes démoniaques (Fuller, 1992, O’Flaherty, 1975).

26En tant que Sakti-Kali, les femmes incarnent la rage de la déesse contre la vanité des hommes dans la société patriarcale. La langue qu’elles tendent et leur danse hystérique les cheveux dénoués est une « antistructure » mythologique. Les femmes dansaient, injuriaient les prêtes ou d’autres hommes, hurlaient, riaient hystériquement et sanglotaient. J’ai vu de jeunes femmes battre des femmes âgées, leur mari et des membres de leur famille. La croyance voulant que le comportement de la femme en transe ne lui « appartienne pas », tous les excès sont permis. La question de savoir si l’on peut y voir une « implosion herméneutique » (Dirks, 1994) de la hiérarchie entre les sexes, est toutefois plus complexe en ce que ces protestations se situent dans le cadre des modèles culturels disponibles. Le culte et la possession de Sakti représentent aussi un contre-discours critique, une représentation ironique de la soumission. Autrement dit, la déesse donne finalement le pouvoir à ceux à qui l’on fait le plus de tort, indépendamment de leur classe, de leur sexe ou de leur statut. Cette interprétation donne à penser que les rites consacrés à Sakti et à sa possession, qui sont de plus en plus populaires en Malaisie, en viennent à exprimer un signifié mouvant étant donné qu’ils dénoncent tour à tour la présence paternaliste de l’État et son discours de modernisme islamique et les valeurs indiennes patriarcales. Lorsque j’ai posé la question, la plupart des fidèles ont relevé que cette « renaissance » des rites était une réponse directe à l’empiètement de la présence urbaine malaise-islamique. Le signifié mouvant, ou le symptôme, pour utiliser le vocabulaire de Lacan, indique la qualité fétichiste du désir, une reconnaissance partielle de sa source ambivalente, et donc une soumission obsessionnelle au spirituel représenté par le sujet qui est double et est en position de soumission, aux sens à la fois matériel et symbolique.

27Les hommes qui se préparaient à porter le kavadi étaient assis tranquillement sur des tabourets, ou les jambes croisées sur le sol. Les prêtres ont appliqué la vibhuti (cendre) avant que les crochets de métal ne soient plantés dans le dos et la poitrine des fidèles. Certains avaient aussi des Vels fichées dans la langue ou même dans les joues et d’autres accrochaient des fruits et de petits pots de lait à leurs corps en offrande à la déesse.

28Les hommes étaient plus solennels que les femmes. Sous le soleil de midi, les kavadis et les pal kudams se sont ébranlés vers le lointain temple de Sakti où la procession avait commencé plus tôt. Ils ont quitté le temple, et traversé le village sous le regard des Malais et des Indiens qui étaient sortis de chez eux. Après avoir atteint l’autoroute menant à Kuala Lumpur, la procession a emprunté le bas côté de la route, observé par les automobilistes et les motocyclistes qui ralentissaient ou s’arrêtaient. Une grande partie de ceux qui regardaient le spectacle avec grand intérêt étaient, là aussi, des Malais. À mesure que les kavadis arrivaient l’un après l’autre au temple, des pots de lait étaient offerts à la déesse et renversés sur sa représentation. À l’intérieur du temple, les femmes dansaient avec abandon sur des chants sacrés alors que la nuit tombait. Beaucoup d’entre elles étaient encore en transe ou y retombaient. Un grand nombre de fidèles ont marché sur des braises au coucher du soleil. Ce rite se passant au bord de l’autoroute, une foule de motocyclistes malais s’étaient arrêtés et l’observaient assis sur leur engin ou debout à côté. Un jeune Indien m’a dit que les Malais « entraient en transe très facilement » et qu’il leur serait donc difficile de regarder longtemps. Il a cité un commentaire et une critique que le Pusat Islam (Centre islamique) venait de faire à propos de la « danse du cheval », danse malaise de l’État de Johore qui nécessitait une transe, pour prouver que la « transe » était « un état très naturel pour les Malais ». Mais, a-t-il ajouté, le pouvoir des dieux hindous était si grand qu’aucun Malais ne pouvait y résister.

29Étant donné les questions soulevées dans le présent article, nous devons maintenant nous demander ce que ce rite produit. Si un certain nombre de thèmes méritent d’être traités, ce sont les notions de pouvoir, d’ambivalence et de création de hiérarchie intra-ethnique et entre les sexes ainsi que de frontières interethniques (spatiales et symboliques) qui retiendront notre attention dans cette dernière section. Apparaît alors sous cet angle la problématique de la résistance en tant qu’objectif caché qui sert d’embryon de mobilisation politique (Scott, 1990).

30La quasi-totalité des fidèles à qui j’ai parlé ont souligné que la participation au rituel leur était inspirée par le formidable « pouvoir » qu’avait la déesse d’intervenir de manière tangible dans leur vie. Une femme médium, âgée et sans abri aux tresses emmêlées, que certains appelaient « nagamudi » (cheveux de serpent) était attirée par le pouvoir de Kali parce que son fils unique était emprisonné dans le couloir de la mort pour trafic de drogue. Les efforts qu’elle faisait pour transcender sa souffrance en communiant dans l’extase avec la divinité étaient empreints d’espoir et de désespoir. La rage que son sort lui inspirait trouvait son expression dans la colère de la déesse. Le personnage rageur et méprisant que sa transe libérait était la manifestation de l’ambivalence qu’elle ressentait envers les autres Tamouls. Les hommes, en particulier, étaient la cible de son mépris.

31Le culte de Kali et les transes qui y sont associées impliquent, d’une certaine façon, une inversion et une critique de la hiérarchie des sexes et de l’oppression, lesquelles prennent une forme étrangère et ambivalente dans ce rituel, à la fois dans la théologie de l’hindouisme tamoul et dans sa matérialisation par l’enclave sociale très marginale qui la crée. Prenons la transe elle-même : dans un espace contrôlé, les prêtres en déterminent le début et la fin au moyen de pratiques rituelles. Dans ce sens, le rite rétablit aussi la hiérarchie étant donné qu’il produit des sphères de rage et de désordre féminins que l’homme contrôle. Les rapports entre les sexes se sont normalisés, mais de manière ambivalente, à la fin du rituel. Cet exemple pourrait donc aller à l’encontre de la réflexion de Dirk (1994) pour qui le désordre dans la transe est toujours subversif et menace l’ordre symbolique. On pourrait dire dans le vocabulaire de Barthes (1993) que les signifiés dénotatifs de l’image rituelle, en possédant les participants, naturalisent le système du message connotatif, ou bien, selon la lecture que Zizek (1989) fait de Lacan, que le fantasme est une sorte de soumission à l’ordre symbolique (même dans sa transgression), et forclôt le véritable traumatisme générateur du fantasme.

32Une autre participante, « Padma », m’a dit espérer que la déesse l’aiderait à trouver un mari. Agée de 27 ans, ouvrière au bagage scolaire limité, elle n’avait que peu de chances d’attirer un mari. En outre, elle venait de prêter ses maigres économies à un ami qui s’était enfui, après avoir promis de l’épouser. Le malheur et la déception l’avaient conduite à devenir une fidèle adoratrice de Kali sous la conduite de sa tante, célibataire et médium elle-même. Toutes deux m’ont dit les sentiments ambivalents qu’elles éprouvaient pour les « Indiens ». La transe avait mis la tante dans une telle rage qu’elle avait dû être maîtrisée par des amis et des parents. La jeune femme avait commencé le rituel calmement mais, alors que d’autres autour d’elle entraient en transe, les esprits l’avaient soudain possédée.

33Plus tard, alors qu’elle se reposait après le rituel, ses cousins, neveux et nièces se sont amusés de la transe qui l’avait possédée, ce qui l’a plongée dans un profond embarras. En me racontant son expérience, elle s’est dite terrifiée du pouvoir qu’avait Kali de prendre possession d’elle et a exprimé l’espoir que cette « marbo » (folie) ne la saisirait plus. En outre, sachant que sa tante, qui était médium, était marginalisée dans la communauté tamoule, elle avait peur que le même sort lui soit réservé. Elle espérait bien ne pas devenir la proie des esprits régulièrement. Pourtant, elle a suivi le même chemin que sa tante l’année suivante. Sa marginalité, comme celle d’autres dans ce quartier ouvrier tamoul, a produit et représenté des expressions aliénées de pouvoir spirituel par l’intermédiaire du rituel.

34Le pouvoir de la déesse, qui se transmet à une communauté jusqu’alors impuissante, aide à reconstruire l’enclave tamoule en lui donnant une immanence spirituelle tout en reconstituant, avec ambivalence, l’identité de l’individu (doté d’un pouvoir spirituel mais néanmoins stigmatisé) et l’investissement psychique dans l’identité « indienne ». Curieusement, un certain nombre de Tamouls (comme l’homme dont j’ai parlé plus tôt à propos du rituel) m’ont dit que les Malais avaient peur des dieux hindous – en particulier de Kali – et que la vitalité avec laquelle Adi Puram renaissait et était célébré les perturbait. C’était pour cette raison, selon un autre Tamoul, que la police devait faire régner l’ordre – pour empêcher les Malais de « tâter » de l’hindouisme. Là, l’hindouisme stigmatisé dans le discours public malais-islamique était transformé par le rituel en siège du « pouvoir » tamoul. Si l’on pouvait voir dans cette négation symbolique une subversion, autrement dit des intentions cachées, c’est à mon sens une image plus complexe et bien plus « sombre » qui apparaît lorsqu’on part de prémisses phénoménologiques éclairées par des pratiques concrètes et spatiales.

35Comme je l’ai déjà dit, les quartiers urbains où vivent les Indiens de la classe ouvrière sont en pleine transformation. Ils occupent des terrains de choix, près du cœur même de la ville. Outre la précarité économique dans laquelle elle vit, la classe ouvrière indienne risque d’être expulsée et de voir son environnement détruit pour laisser la place aux projets que le Gouvernement considère comme nécessaires à la modernisation de la Malaisie (Willford, 2002b). Les enclaves indiennes, contrairement aux enclaves chinoise et malaise, ne peuvent guère exercer d’influence politique par l’intermédiaire de leurs représentants élus. Néanmoins, elles doivent absolument s’assurer un soutien politique pour survivre. De plus, pour les urbanistes islamiques modernistes, l’orientation très « indienne » de ces quartiers est synonyme de dégradation. Les Indiens de la classe ouvrière n’ont pas la même vision des choses.

36Un afflux de migrants malais dans la ville, conjugué à l’arrivée pendant les années 1980 de milliers de migrants et d’immigrants indonésiens dans les mêmes espaces, a créé des insécurités qui prennent une teinte ethnique et religieuse. Un hindouisme qui s’affirme et la renaissance des rituels de possession dans les zones marginalisées aiguisent la conscience ethnique. En outre, le mic se sert des insécurités ethniques en se faisant le champion des écoles et des temples tamouls dans ces enclaves. Sans ce soutien, un grand nombre de Tamouls redoutent une transformation anarchique de l’espace urbain. Le mic s’efforce en effet de promouvoir l’hindouisme et de faire officiellement enregistrer les temples squattés (dont un grand nombre sont voués à la démolition à Kuala Lumpur), tout en obtenant l’autorisation d’organiser des rituels. Les tensions entre squatters malais/indonésiens et Indiens font le jeu des partis politiques aussi bien indiens que malais qui tentent de faire la médiation mais qui, en fin de compte, défendent les intérêts de leur communauté. Le quartier décrit dans la présente étude, par exemple, est finalement allé à l’umno, alors qu’auparavant il était représenté par le mic. De ce fait, l’un des deux temples décrits ci-dessus a été détruit, de même que le village de « Longhouses ». Mais ce qui est peut-être plus intéressant pour notre propos, c’est la manière dont cette dynamique politique a aiguisé la conscience ethnique et retracé les frontières ethniques. Dans ce sens, le rituel est aussi un acte d’ethnicité qui trace une séparation spatiale et culturelle.

Résistance et déplacement

37La résistance ethnique est aussi caractérisée par l’ambivalence. Si le rituel permet l’inversion d’un stigmate, cette inversion reste partielle puisque nous avons constaté l’émergence de hiérarchies entre les sexes au sein du rituel lui-même. En outre, la reproduction culturelle de l’espace indien est aussi un lieu de stéréotypes et s’y prête, bon nombre de ces stéréotypes ayant été en partie internalisés par les habitants qui leur ont résisté (par exemple les hommes violents, l’arriération, l’irrationalité, le danger). De manière plus générale, la production des enclaves indiennes, et les rituels d’extase qui y sont organisés, sont associés à l’arriération dans l’idéologie du modernisme islamique. Il s’ensuit que les Indiens de l’élite se donnent beaucoup de mal pour se démarquer de la culture de la classe ouvrière et des rituels spectaculaires qu’elle organise. Dans cet espace, la possession, expression et symptôme du déplacement, favorise par sa négation l’aliénation et l’aversion mutuelles non seulement entre deux frontières ethniques, mais aussi entre des formes de différence fondées sur le statut et la classe.

38Vue sous cet angle, la référence de James Scott (1990) à des « objectifs cachés », qui sont les politiques occultes des faibles, mérite d’être nuancée. Scott fait valoir que ces objectifs cachés constituent une zone potentielle de résistance qui se situe en dehors du champ de vision et du contrôle directs de ceux qui dictent les objectifs publics, ou l’idéologie dominante. Il voit dans les rituels d’inversion, la déférence excessive, les chants, les bavardages et le discours oral une manière de tester les limites de « l’infrapolitique » qui, à son sens, peut constituer un embryon de révolution. Cette vision de la résistance pose un problème manifeste, dans la mesure où elle entraîne une analyse de la société à deux niveaux – les dominants et les dominés. Bien entendu, « l’infrapolitique » exprimée par les Tamouls dans le rituel doit aussi être lue comme étant de l’intrapolitique, autrement dit comme constituant une hiérarchie interne par le rituel lui-même et suscitant le dédain des Tamouls de la classe moyenne qui, à leur tour, sont, politiquement parlant, les subordonnés des Malais. Pour dire les choses simplement, le « milieu » est tout simplement passé sous silence dans l’analyse de Scott. La psychologie de la subordination, de la sujétion et du déplacement y est sous-développée, de même que les multiples façons dont la complicité se crée dans les sociétés multi-ethniques régies par un système ethnique de séparation. Son interprétation de l’hégémonie est strictement idéologique dans un sens non dialectique et se fonde donc implicitement sur le sujet rationnel que le présent article vise à mettre en question. Bien entendu, les Tamouls, dans l’exemple que j’utilise, ne souscrivent pas à l’idéologie du modernisme islamique prônée par l’État, ni n’acceptent consciemment le stigmate ou le racisme qu’ils vivent dans les stéréotypes quotidiens, mais cela ne signifie pas que la politique de l’identité n’agit pas de manière hégémonique ou fétichiste.

39Le rituel de l’Adi Puram, outre qu’il reproduit des hiérarchies de sexe, joue un rôle dans la reproduction des frontières ethniques – spatiales et idéologiques – au lieu de favoriser une coopération interethnique entre squatters. Dans ce climat de revivalisme ethnique et religieux, le seul parti socialiste véritablement multi-ethnique – le Partai Rakyat Malaysia – a perdu de sa popularité parmi les squatters et les pauvres des zones urbaines.

40Comme Lacan (1966) l’a montré, la production d’un soi social est toujours chargée d’ambivalence et de dualité. « L’image » est partiellement internalisée et produit un sujet nécessairement divisé. Les attentes des autres – les stéréotypes – deviennent partie de notre propre image. Autrement dit, le pouvoir, la classe, le statut et le poids idéologique qui s’y rattachent servent d’intermédiaires entre le Je et l’Autre. Ainsi, l’État-nation, propagateur et producteur principal d’idéologies culturelles, joue un rôle dans la création des identités sociales. Par exemple, les Indiens ont un vif sentiment d’ambivalence culturelle étant donné le discours de modernisme islamique dont l’État se fait le défenseur. Étant « Indiens », ils produisent aussi leur identité « indienne » en reflétant le stigmate associé à la culture de la classe ouvrière tamoule (et vice versa). En termes simples, les catégories ethniques créent des ambivalences. Le problème de l’ethnicité, fâcheux et tautologique, est le fléau de l’avenir politique de la Malaisie et la source de sa soumission pathologique actuelle à des idéologies ethniques. Si elles servent aujourd’hui les intérêts des politiciens de l’élite et de leurs commanditaires, ces idéologies restent instables et l’on reconnaît partiellement qu’elles soient vides de tout sens, ce qui alimente l’anxiété à mesure que les sujets sont habités par leur potentiel dangereux – qu’elles avancent à visage découvert, représentant ainsi une menace de classe pour le nationalisme « illégitime » prôné par l’élite, ou masquées, conduisant aux fantasmes ethnocides du Burundi ou de la Bosnie, par exemple (Appadurai, 2000). La conscience partielle de ce « réel » vide de sens alimente l’obsession de signifier – ne serait-ce que pour éloigner un peu les spectres de la violence et des troubles entre les classes.

41On pourrait rapprocher ce fétiche de l’ethnicité de la réflexion de Freud sur le déplacement répressif et la projection sur l’Autre de ce qui est à la fois étrange et désiré, ne serait-ce que pour maîtriser sa névrose par la méthode cathartique. Il est concevable, et je l’ai dit, que les Malais éprouvent de la répulsion et soient mal à l’aise mais fascinés lorsqu’ils assistent à des rituels qui ressemblent à ceux qu’une idéologie islamique prônée par l’État leur demande de purger de leur culture et de leur psychisme malais ; le tabou, conjugué à la reconnaissance de ce que l’Indien a de malais, étant source de désir. Mais cette lecture ne suffit pas si les conditions sociales de sa création restent méconnues. Une partie de l’habitus, je l’ai déjà dit, doit être située dans le système de représentation et de pouvoir politiques en Malaisie. La frontière quotidienne de l’ethnicité acquiert un caractère en partie naturel au moyen d’un investissement concret dans des formes ethniques d’éducation, dans des institutions religieuses et dans la répartition des emplois. Néanmoins, en ignorant la dimension psychique, comme certains économistes politiques ont tendance à le faire, nous ne pouvons pas comprendre les plaisirs obsessionnels et la culpabilité qui donnent aux fétiches leurs qualités corporelles, dont la transcendance est cependant méconnue. À cet égard, Freud peut venir à l’aide d’une critique marxiste de l’idéologie. De fait, affirmer l’indianité suppose un investissement psychique et matériel dans des formes ethniques de représentation politique et de mécénat qui, en fin de compte, contribue à orienter le problème de la souffrance des pauvres des zones urbaines dans la direction du communautarisme et du fétichisme ethnique.

42Traduit de l’anglais

Références

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Date de mise en ligne : 01/06/2007

https://doi.org/10.3917/riss.175.0109

Notes

  • [*]
    Le travail sur le terrain a été mené en Malaisie entre juin 1994 et décembre 1996 et financé par la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research, le Southeast Asia Council of the Association for Asian Studies et l’Université de Californie à San Diego. Je tiens à remercier Jim Siegel, Suzanne Brenner, F. G. Bailey, Shelley Feldman, Chuck Geisler et Louise Silberling pour leurs observations, leur énergie et leurs encouragements.
  • [1]
    Les Tamouls représentent moins de 10 % de la population malaisienne. La communauté tamoule compte plus de 80 % d’Hindous (Rajakrishnan et Daniel, 1984). Plus de 90 % des Tamouls sont rattachés à la classe ouvrière, selon un rapport (insan, 1989).
  • [2]
    Pour un examen détaillé de l’idéologie du développement de Mahathir Mohammed, voir Khoo (1995).
  • [3]
    Bien des non-Malais de l’élite estiment que le Gouvernement n’a d’autre choix que « d’apaiser les fanatiques ». Ils sont donc disposés à voir leur statut social diminuer tant que la politique du laissez-faire règne dans la sphère économique.
  • [4]
    Le gouvernement fournit ce type de logement à certaines familles dont le squat a été détruit. Y ont généralement droit les familles qui ont habité longtemps (20 ans ou plus) dans le même logement et ont reçu régulièrement des factures d’eau et d’électricité.

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