Notes
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[*]
Nous tenons à remercier de leur précieux concours Gilbert Levine, Cindy Caron, Chad Futrell et les autres membres du Landscape Transformations Working Group de l’Université Cornell. Une version élargie et quelque peu différente du présent article est disponible, sous forme de document de travail, sur le site Web du groupe à l’adresse suivante : http://www.einaudi.cornell.edu/about/workshops.asp?go=article4. Nous sommes également reconnaissants à Chuck Geisler et Shelley Feldman de leurs commentaires sur les précédentes versions de notre travail.
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[1]
Ainsi, la Commission internationale des grands barrages (cigb) les définit comme étant ceux qui dépassent une hauteur de 15 mètres. Cependant, vu la diversité des topographies physiques et des systèmes hydrologiques dans lesquels s’inscrivent de tels ouvrages, des barrages moins élevés peuvent être considérés comme de grands barrages s’ils satisfont à d’autres critères tels que la longueur de la crête et la capacité de l’évacuateur et du réservoir (Palmieri, 1998).
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[2]
La place centrale que nous donnons à la transformation du paysage appelle un bref commentaire. Selon la notion européenne de paysage, l’observateur se situe à l’extérieur de son propre champ de vision. Les concepteurs de mégaprojet cherchent souvent à avoir une maîtrise globale d’un paysage et à le rendre lisible en se distanciant par rapport à celui-ci et en éliminant ou en déplaçant les populations et les éléments humains et non humains de leur champ de vision.
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[3]
Les tenants de la théorie de l’acteur-réseau (Latour et Callon par exemple) utilisent le terme « actant » pour opérer un « nivellement » conceptuel des acteurs humains et non humains et pour souligner que toute action résulte des interactions entre les réseaux dont font partie tels ou tels actants.
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[4]
Cette définition s’appuie sur l’explication structurale qu’a donnée Bunker (1985) de deux processus connexes : la dégradation environnementale de l’Amazone et l’appauvrissement progressif de la région.
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[5]
Ces pressions ont conduit à la création de la World Commission on Dams. Les projets préparatoires du vaste plan Puebla-Panama au Mexique et en Amérique centrale prévoient des réunions avec des représentants des ong.
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[6]
Ce problème est amplifié lorsque les prêts sont accordés aux gouvernements plutôt qu’aux autorités responsables du projet. Dans ce cas, les bailleurs de fonds déterminent la viabilité en se fondant sur la capacité globale de remboursement de la dette du gouvernement emprunteur plutôt que sur la viabilité financière du projet lui-même.
Introduction
1Les barrages, les routes, les ports, les complexes urbains, les pipelines et les usines pétrochimiques, les mines et les vastes plantations industrielles reflètent et illustrent à la fois les grands projets sociaux du colonialisme, du développement et de la mondialisation. En concentrant notre attention sur les mégaprojets, nous sommes mieux à même de percevoir les relations entre ces processus abstraits et la transformation biogéophysique et sociale de certains paysages. Les mégaprojets s’inscrivent dans un espace et entraînent par leur nature même des déplacements. Pour reprendre la terminologie de Schumpeter (1947), nous dirons que les mégaprojets sont un processus de « destruction créatrice » au sens matériel du terme : ils transforment les paysages de façon rapide et radicale, en déplaçant les sommets montagneux, les cours d’eau, la flore et la faune ainsi que les communautés humaines.
2Nous soutenons que le déplacement est inhérent aux mégaprojets et qu’il s’agit dans les deux cas de phénomènes socionaturels. Les idéologies qui conditionnent la mise en œuvre des projets et aident à comprendre la persistance des déplacements sont le fait de « communautés épistémiques », groupes restreints d’acteurs appartenant aux organismes publics, aux organismes internationaux donateurs et bailleurs de fonds ainsi qu’au secteur privé. Les membres de ces groupes considèrent les déplacements induits par un mégaprojet comme un facteur externe qu’il convient soit d’ignorer, soit de traiter par des mesures correctives, ce que contestent fermement les groupes transnationaux de militants.
3Pour comprendre comment se produisent les déplacements induits par les mégaprojets et pourquoi ils demeurent aussi répandus, nous définirons tout d’abord les mégaprojets et les déplacements qu’ils suscitent. Nous procéderons ensuite à une description d’un ensemble de déplacements socionaturels primaires et secondaires. En troisième lieu, nous tenterons de montrer que les idéologies et les partis pris culturels des communautés épistémiques façonnent la mise en œuvre des projets sous des formes qui favorisent les déplacements. Enfin, nous tenterons de déterminer quels sont les groupes pour lesquels les mégaprojets ont des effets positifs ou bien destructeurs.
Définition des mégaprojets et redéfinition des déplacements
4Les définitions qui sont données des mégaprojets varient sensiblement. La plupart sont inexactes et s’appliquent à certains types particuliers de projets [1]. De manière générale, nous définirons les mégaprojets comme des projets qui transforment le paysage de façon rapide [2], intentionnelle et profonde sous des formes très visibles, et qui nécessitent l’intervention coordonnée du capital et de la puissance étatique. Ils mettent en jeu du matériel lourd et des technologies perfectionnées, généralement importés du Nord, et mobilisent des flux coordonnés de capitaux internationaux (Strassman et Wells, 1988). Les sociétés multinationales de travaux publics, les institutions financières privées et intergouvernementales et les administrations chargées du domaine des travaux publics constituent des « communautés épistémiques » transnationales qui sont autant de groupes de pression puissants en faveur des mégaprojets, en particulier dans les pays en développement (Haas, 1989 ; Goldman, 2001).
5Aux fins de l’analyse, les mégaprojets peuvent être classés en quatre catégories : i) infrastructures (par exemple, ports, voies ferrées, réseaux urbains d’adduction d’eau et d’assainissement) ; ii) industries extractives (par exemple, minerais, pétrole et gaz) ; iii) production (par exemple, plantations forestières industrielles, zones franches pour les industries d’exportation, parcs industriels) ; iv) consommation (par exemple, grands complexes touristiques, centres commerciaux, parcs de loisirs à thèmes et grands projets immobiliers). Cependant, les mégaprojets combinent généralement plusieurs catégories. Les voies ferrées installées sur les plantations industrielles de canne à sucre servent à transporter la canne jusqu’aux raffineries ; les projets de barrage s’accompagnent de la construction de routes et de lignes électriques. Un grand nombre de responsables de mégaprojets construisent des logements pour les travailleurs, les bénéficiaires du projet ou les personnes déplacées. Inversement, un seul type d’activité peut être associé à de multiples mégaprojets : ainsi, les complexes de production d’aluminium à partir de la bauxite englobent les mines, les routes et les voies ferrées, les centrales électriques qui fournissent l’énergie pour l’affinage, et les affineries (Barham, Bunker et O’Hearn, 1994).
6Nous nous efforcerons ici d’élargir les définitions purement économiques du déplacement, qui postulent en principe une indemnisation chiffrée de victimes objectivement définies. Michael Cernea (2000), critique interne au sein de la Banque mondiale, énumère une série de facteurs négatifs d’ordre économique et culturel qui constituent des dimensions du déplacement conduisant à un appauvrissement. Vandergeest englobe dans sa définition des personnes effectivement déplacées dans un contexte de choix limités. Nous préconisons une définition du déplacement qui inclut simultanément les dimensions naturelles ou matérielles et les dimensions sociales. En second lieu, nous considérons le déplacement comme un processus dialectique continu. Pour mieux comprendre le déroulement de ce processus dans l’espace et dans le temps, nous faisons la distinction entre déplacement primaire (direct) et déplacement secondaire (indirect). En troisième lieu, nous estimons que l’étude du déplacement social primaire devrait être élargie de façon à englober les populations qui se déplacent pour participer à la mise en œuvre des projets.
7Le tableau 1 présente plusieurs dimensions du déplacement, regroupées dans un tableau à quatre cases. Le tableau fait apparaître une dualité entre les dimensions sociales et les dimensions naturelles, qui a une certaine valeur heuristique pour l’analyse des déplacements primaires mais qui s’estompe quelque peu lorsqu’il s’agit des déplacements secondaires (d’où les pointillés plutôt que la ligne continue pour séparer les dimensions biogéophysiques des dimensions sociales).
Dimensions du déplacement
Dimensions biogéophysiques | Dimensions sociales | |
---|---|---|
Déplacement primaire (direct) | – submersion du réservoir – détournement de cours d’eau et autres changements hydrologiques – compactage du sol et asphaltage – excavation des reliefs montagneux et remblayage du lit des cours d’eau (à l’aide de gravas) – réduction/épuisement d’un certain nombre de minéraux et d’espèces – déforestation – création d’obstacles à la migration des espèces | – éviction planifiée et réinstallation de population – camps d’hébergement de travailleurs – perte de ressources dans la zone du projet en raison des travaux de construction et/ou de submersion |
Déplacement secondaire (indirect) | – glissements de terrain, inondations et séismes (provoqués par les barrages) – baisse de la qualité de l’eau – sanalisation du sol – diminution (ou accroissement) des peuplements de poissons et d’espèces sauvages – modification des écosystèmes causant des problèmes phytosanitaires ou des maladies – perturbation de l’aquifère causant des problèmes en amont – disparition d’espèces de poisons conduisant à la disparition d’espèces d’oiseaux migratoires | – perte de l’accès aux ressources (et aux terres) – chômage après achèvement du projet – tensions psychosociales – création de nouvelles identités – urbanisation avec pérennisation des camps de travailleurs – pratique d’une agriculture non viable dans les zones de réinstallation, conduisant à une érosion des sols – conflits ethniques dus à la réinstallation |
Dimensions du déplacement
Le déplacement en tant que processus socionaturel
8Tout mégaprojet déplace le sol et le sous-sol, contribuant ainsi à modifier sensiblement les caractéristiques biologiques, géologiques et physiques du paysage. Des montagnes sont excavées pour combler le lit de cours d’eau, des ports sont creusés et protégés par des digues artificielles, des rivières et des aquifères sont détournés, des terrains sont défrichés, nivelés et plantés de rangées d’arbres. Les modifications intervenues dans les caractéristiques des sols, les formes du relief et l’habitat se traduisent par des changements dans la composition des espèces, avec des conséquences à long terme sur les plans économique, culturel et sanitaire. C’est pourquoi, lorsque nous parlons de déplacements induits par des mégaprojets, nous devons raisonner au-delà du sort des personnes déplacées du fait de la construction de routes, de l’installation de mines ou de la surélévation de plans d’eau, et prendre en considération : 1) le déplacement de volumes importants de roche et de terre ; 2) le déplacement des processus hydrologiques ; 3) le déplacement d’habitats naturels et la création de nouveaux habitats (par exemple, des bassins d’eau stagnante qui retiennent les moustiques, ou des terrains ouverts sur des bases militaires) ; 4) le déplacement d’espèces et de populations végétales et animales, qui accompagne le déplacement des niches écologiques ; 5) la disparition consécutive de moyens d’existence pour des communautés tributaires de ces ressources.
9Ceux qui conçoivent, définissent et transforment les paysages provoquent des changements importants dans l’environnement biogéophysique, lesquels influent à leur tour sur l’organisation sociale, les valeurs, les perceptions et les comportements. L’une des grandes difficultés pour les spécialistes des sciences sociales est de mettre au point des schémas d’analyse qui permettent de rendre compte de ces interactions dans un cadre bâti (pour des exemples sur ce point, voir Freudenburg et al., 1995 ; Swyngedouw, 1999 et Bunker, 1985). Les activités anthropiques entraînent des changements biogéophysiques inattendus, qui peuvent avoir des effets secondaires imprévisibles sur le milieu « naturel » et des répercussions de grande portée sur la vie des êtres humains et leurs moyens d’existence. Les grands déplacements de population et l’imposition de nouveaux modes d’habitat contribuent à modeler ou remodeler le paysage.
10Nous qualifions de « socionaturels » ces processus complexes. L’emploi de ce terme (Gellert, 2002) s’appuie sur la problématique de l’acteur-réseau et sur les travaux de Swyngedouw (1999, p. 445), selon lequel « les conditions et processus naturels ou écologiques ne fonctionnent pas indépendamment des processus sociaux et […] les conditions socionaturelles qui existent à un moment donné sont toujours la résultante de transformations complexes de configurations préexistantes qui sont elles-mêmes intrinsèquement naturelles et sociales ». En considérant la nature et la société comme les produits d’une création conjointe, nous identifions certains éléments de la nature à des « actants [3] » puissants de la transformation des paysages et des déplacements. Ainsi, le déplacement renvoie aux modalités selon lesquelles les éléments humains et biogéophysiques du paysage interagissent et se modifient du fait de la mise en œuvre des mégaprojets.
Déplacement primaire et secondaire
11Le déplacement primaire fait partie intégrante du processus même du projet. Le déplacement secondaire est une conséquence indirecte de la mise en œuvre du projet, plus éloignée dans le temps et/ou dans l’espace. Les déplacements primaires sont davantage prévisibles ; on peut à tout le moins estimer leur ordre de grandeur. En principe donc, les planificateurs du projet peuvent en atténuer les effets les plus négatifs. Les déplacements secondaires sont caractérisés par une incertitude beaucoup plus grande. Les déplacements primaires et secondaires peuvent être de nature biogéophysique ou sociale, et le plus souvent combinent les deux éléments.
12Les déplacements primaires provoqués par l’aménagement de retenues d’eau ou la construction de routes ont été largement étudiés (voir, par exemple, McCully, 1996 ; Dai Qing, 1998 ; Berman, 1983). Cependant, il est fréquent que les spécialistes des sciences sociales ne prennent pas en compte dans leurs analyses la destruction de la flore, de la faune et de l’habitat occasionnée par l’aménagement de retenues d’eau ni les effets du compactage du sol et de la construction de routes sur les cours d’eau. Même si, théoriquement, les changements socionaturels se produisent à ce stade, nombre d’effets biologiques, géologiques et hydrologiques ne sont pas immédiats et devraient plutôt être considérés comme des déplacements secondaires.
13Les déplacements primaires n’incluent pas seulement les transferts de population en dehors de la zone où est mis en œuvre le projet, mais également l’afflux de travailleurs dans les zones où la demande de main-d’œuvre pour le projet excède l’offre locale. Il est arrivé que de grandes entreprises de travaux publics engagent jusqu’à 15 000 personnes pour un seul projet (Linder, 1994, p. 152). Ces grands déplacements de population interviennent dans un contexte d’inégalité structurelle. La décision d’aller travailler sur le site d’un projet obéit à un besoin économique, mais tous n’ont pas la liberté de choix. Au Pérou, ce sont des travailleurs transplantés de force qui ont construit des canaux et des routes et extrait l’étain depuis la période précoloniale jusqu’au xxe siècle, des Egyptiens astreints au travail forcé qui ont creusé le canal de Suez (Linder, 1994) et des prisonniers qui ont construit le Transsibérien (Michaelsen, 1899) et des routes dans le sud de l’Amérique ; au Myanmar (ex-Birmanie), un gazoduc aurait été construit grâce au recours au travail forcé. De même, des forces armées régulières et, de plus en plus, des groupes paramilitaires et des mercenaires sont mobilisés pour protéger et aussi mettre en œuvre des projets.
14Les relations sociales sur le lieu de travail sont hiérarchisées, la différenciation entre les catégories de travailleurs étant renforcée par les stéréotypes ethniques, nationaux, sexuels et/ou raciaux. Ces relations inégales s’inscrivent dans la géographie des villes « fermées » (organisées autour d’une seule entreprise) et des camps d’hébergement pour travailleurs (Linder, 1994 ; Finn, 1998 ; Clark, 1998 ; Lawless et Seccombe, 1993). Certains travailleurs migrants vivent dans des lotissements aménagés par l’employeur, dans lesquels existe une ségrégation selon le type d’emploi et l’appartenance ethnique (Carstens, 2001). Les règles en vigueur dans ces camps reproduisent et souvent accentuent les inégalités existant dans le pays d’origine des entreprises. D’autres migrants s’installent dans des habitations de fortune près du lieu du projet, à la limite de l’illégalité, comme par exemple les favelas brésiliennes, où vivent ceux qui construisent les voies urbaines, les tunnels et les hôtels pour touristes.
15Le caractère socionaturel du déplacement primaire est illustré par les problèmes sanitaires rencontrés par les travailleurs migrants. Des travailleurs qui ont construit des voies ferrées en Equateur (et dans d’autres régions tropicales) sont tombés malades lorsqu’ils ont traversé des zones infestées d’agents pathogènes endémiques (Clark, 1998). Les activités de compactage du sol le long du canal de Panama et les chantiers de construction bordant la route panaméricaine ont donné naissance à des nappes d’eau qui ont attiré des moustiques vecteurs du paludisme et de la fièvre jaune. Plus récemment, des chantiers de construction au Brésil et au Lesotho sont devenus des foyers de transmission du vih (McCully, 1996). Selon un processus d’auto-renforcement, les mégaprojets peuvent créer un terrain propice à la propagation des maladies, et les maladies elles-mêmes et les efforts faits pour les juguler tendent à remodeler l’environnement du projet.
Déplacement secondaire
16Le déplacement secondaire peut être perçu comme un phénomène ondulatoire : à la périphérie du site du projet, les personnes et les paysages subissent ses répercussions avec retard et de façon atténuée, le risque de déplacement étant inversement proportionnel à l’éloignement dans le temps et dans l’espace. Cependant, cela ne se passe pas toujours ainsi. Aussi définirons-nous le déplacement secondaire comme le produit d’interactions politiques et/ou socionaturelles qui suscitent des phénomènes « path-dependent » (tributaires de la trajectoire suivie), où les directions et l’intensité des perturbations qui causent les déplacements sont rarement prévisibles [4]. Il s’agit d’un processus socionaturel continu qui prend de multiples formes et qui peut se développer tout près ou dans un rayon assez éloigné du site du projet. Étant entouré d’une plus grande incertitude que le déplacement primaire, il est plus difficile à maîtriser.
17Le phénomène désigné sous le nom de « malédiction des ressources naturelles », qui vise les distorsions causées dans les économies nationales par l’essor des industries extractives, est encore amplifié si l’on y ajoute les dommages biogéophysiques causés concrètement par la mise en œuvre des projets. Ainsi, dans la zone de Cotuí, en République dominicaine, l’extraction de l’or a, dans un premier temps, créé des richesses mais, au milieu des années 1990, alors que se sont accumulés les résidus de la mine et que se sont développés les effets toxiques, les petits paysans se sont plaints amèrement de la destruction du sol et de la contamination de l’eau. De même, en Colombie, la ville de Yopal a bénéficié rapidement d’importantes retombées d’un mégaprojet pétrolier. Sa population a triplé en cinq ans et les compagnies pétrolières ont asphalté les routes et installé l’électricité dans toute la zone. Avec le temps, les réseaux locaux de distribution d’eau et d’assainissement sont devenus inadéquats et la zone a connu une montée de la criminalité et une hausse des loyers (ted, 2002). Nous pensons souvent que les mégaprojets profitent aux villes au détriment des campagnes, mais les schémas de déplacement sont plus complexes. S’il est vrai que les projets mis en œuvre dans les zones rurales, tels que les activités extractives, créent de nouveaux paysages urbains et périurbains, les projets d’aménagement de transports urbains, de distribution d’eau et d’assainissement et les complexes immobiliers déplacent également les communautés humaines, les biotes et les caractéristiques géophysiques.
18Des mégaprojets ont également généré des transformations géologiques non prévues qui ont eu des effets en termes de déplacement. On peut prédire que la sédimentation tendra à réduire l’utilité des barrages avec le temps, mais McCully (1996, p. 114) cite 70 cas où des réservoirs hydrauliques ont produit des effets sismiques ; ainsi, ces effets ont joué un rôle dans l’effondrement du barrage de Konya au Maharashtra – un accident qui a fait 180 morts, 1 500 blessés et qui a laissé des milliers de personnes sans abri. Les mutations biophysiques secondaires produisent des déplacements secondaires sur le plan social : lorsque des terres irriguées deviennent incultivables du fait de la salinisation, il en résulte souvent un phénomène de dépeuplement. Les déplacements secondaires se produisent dans des lieux qui peuvent être très éloignés des mégaprojets : c’est le cas par exemple lorsque l’on déplace contre leur gré des populations qui sont réinstallées sur des terres déjà exploitées ou occupées (Qing, 1998).
19Même s’il n’y a pas de transfert physique, un déplacement des moyens d’existence peut se produire pour des communautés tributaires des ressources locales lorsqu’un mégaprojet a pour effet de réduire la biodiversité, par exemple lorsque des forêts sont rasées et remplacées par des monocultures. L’un des derniers projets de l’ancien président Suharto, qui visait à convertir un million d’hectares de marais tourbeux en rizières dans le sud de Kalimantan, en Indonésie, a suscité l’opposition de militants car on ignorait les effets potentiels sur le recyclage des nutriments et la régularisation des crues des tourbières.
20Les déplacements secondaires peuvent également avoir un effet d’appauvrissement sur les travailleurs engagés dans les projets. La demande de main-d’œuvre diminue lorsque les projets sont achevés. La plupart des ingénieurs et des cadres s’en vont à la fin des travaux de construction. Le fonctionnement des mines, des plantations et des ports traditionnels demande souvent beaucoup de main-d’œuvre, mais les centrales hydroélectriques, les pipelines ou les ports à conteneurs requièrent moins de travailleurs. Lorsqu’ils cessent leur activité, certains travailleurs sont engagés par les entreprises pour de nouveaux projets, d’autres restent sur le site dans l’espoir de créer de nouvelles communautés et de trouver de nouveaux emplois. Ainsi, les ouvriers qui ont participé à la construction de Brasilia se sont installés dans des villes satellites, ce qui a rendu plus difficile une urbanisation rationnelle (Holston, 1989).
21En bref, même s’il est possible de mesurer l’ampleur et le rythme de certaines formes de déplacement liées à des mégaprojets, les conséquences socio-économiques au sens large des mégaprojets ne peuvent être évaluées objectivement car il n’est pas possible d’estimer dans sa totalité l’impact de la détérioration de l’environnement ni de prédire les transformations du paysage et des crises écologiques. Dans ce contexte, les définitions de déplacement deviennent des instruments de lutte politique.
Pourquoi se produisent les déplacements : idéologie et pratique
22Les déplacements apparaissent inévitables du fait des pratiques et des idéologies de la modernisation associées au colonialisme, au développement (dans le cadre du système capitaliste ou du socialisme d’État) et, plus récemment, à la mondialisation. Les mégaprojets servent les intérêts concrets des puissants acteurs qui interviennent dans le processus – accumulation du capital, s’agissant notamment des institutions financières et des entreprises de travaux publics, et ambitions de modernisation et de territorialisation s’agissant des États. Ces intérêts imprègnent et reflètent tout à la fois les idéologies des communautés d’acteurs engagées dans la mise en œuvre des projets. Ces idéologies contribuent à façonner une culture optimiste de la décision qui favorise les changements massifs et rapides du paysage et exclut du processus décisionnel les populations susceptibles d’être touchées par ces changements. Globalement, ces idéologies et ces pratiques tendent à rationaliser certaines formes de déplacement et à en occulter certaines autres.
Idéologies de la modernisation et déplacement
23Si le substrat matériel des mégaprojets peut être la modification des relations de propriété ou la « commodification » de manière générale, certains projets sont sous-tendus par des idéologies de la modernisation. Trois composantes des idéologies de la modernisation communes aux États coloniaux, socialistes et capitalistes favorisent directement le déplacement. La première est l’idée selon laquelle les individus doivent se sacrifier à l’intérêt général, qui est fondé sur la notion économique d’utilité individuelle moyenne. Cernea (2000) reconnaît que les mégaprojets induisent nécessairement des déplacements et soutient qu’ils ne sont pas justifiables s’ils ne contribuent pas sensiblement à l’élimination de la pauvreté. Cependant, il s’appuie sur la notion d’intérêt général pour affirmer que certains grands projets valent la peine d’être entrepris et se dit d’avis que leurs effets négatifs peuvent être minimisés grâce à des mesures correctives adéquates.
24La seconde composante renvoie à la définition du progrès comme une « évolution vers l’urbanisation ». Le déplacement induit par le développement qui crée des migrations des zones rurales vers les zones urbaines et « libère » les travailleurs de la terre est considéré comme souhaitable car il encourage les individus à participer plus largement à l’économie nationale ou mondiale (voir par exemple Goldman, 2001). La troisième composante est liée à l’idée de la maîtrise rationnelle de la nature combinée à l’hypothèse selon laquelle la technologie peut atténuer sinon annuler les pires effets du déplacement, qu’ils soient d’ordre social ou naturel. Considérés globalement, ces différents éléments de l’idéologie des mégaprojets interprètent la séparation réelle et ontologique de l’« homme » et de la « nature » comme une évolution progressive.
25Des formes criantes ou subtiles de discrimination raciale et autre viennent brouiller les idéologies de la modernisation : les populations autochtones, leurs moyens de subsistance et leurs valeurs à l’égard des paysages sont systématiquement dépréciés, au mépris des idéaux d’équité et de participation. Ainsi, les idées modernisatrices d’égalité et de progrès poussaient à libérer les paysans des chaînes de la servitude afin qu’ils aillent travailler dans la construction et l’industrie. Par ailleurs, on a pu voir un État s’appuyer sur une idéologie de type racial pour empêcher des travailleurs, par des mesures coercitives, de quitter des sites de projets (Clark, 1998). Des contradictions analogues entre progrès et égalité, d’une part, supériorité raciale (et urbaine), d’autre part, subsistent dans le traitement accordé aux travailleurs migrants (Carstens, 2001) et aux populations touchées par la construction de barrages (Goldman, 2001).
Les « communautés épistémiques » et la mise en œuvre des projets
26Les groupes d’acteurs – à géométrie variable – qui conçoivent et dirigent des mégaprojets dans des secteurs donnés – et même ceux qui s’y opposent – constituent des « communautés épistémiques » (Haas, 1989). Ces communautés partagent à l’égard de ces projets une culture définie par les éléments idéologiques décrits ci-dessus : notion d’intérêt général, progrès, rationalité et préjugés raciaux. La culture de la communauté épistémique façonne les valeurs de ses membres et détermine dans une large mesure ce qu’elle percevra et ne percevra pas dans le paysage socionaturel.
27Les principaux membres de la communauté épistémique sont les bailleurs de fonds – multilatéraux, publics et privés ; le secteur des travaux publics ; les consultants et, au tout premier chef, ceux qui produisent les études d’impact sur l’environnement (eie) ; les bureaucraties d’État et, à la marge, les ong et autres acteurs de la société civile. L’organisme de financement sans doute le plus visible qui soit engagé dans la mise en œuvre des mégaprojets est la Banque mondiale. Cependant, alors même que cette dernière adopte une position plus prudente à l’égard des investissements dans les mégaprojets, d’autres bailleurs de fonds publics et privés prennent le relais (Palmieri, 1998). Une deuxième série d’acteurs, moins en évidence, est constituée par les entreprises de travaux publics. Les sociétés multinationales sont d’importants « agents de pénétration du tiers monde », dont la réussite est liée au financement du développement international (Linder, 1994). Elles jouent un rôle essentiel dans la mesure où elles procèdent au transfert de technologies à forte intensité de capital vers les pays en développement, influencent les politiques des États, favorisent les migrations de main-d’œuvre et définissent les orientations du développement économique dans les pays où elles opèrent.
28Les États et leurs institutions constituent la troisième composante des communautés épistémiques. Aux niveaux national et infranational, les sociétés multinationales participant à la mise en œuvre de mégaprojets ont eu un grand impact sur la gouvernance. Au niveau interne, les divers acteurs étatiques ont des intérêts et des attentes spécifiques à l’égard des mégaprojets et leur poids varie très sensiblement. Tous ne sont pas engagés dans la mise en œuvre des projets, mais les ministères s’occupant des travaux publics, des finances et des ressources naturelles ont été très puissants dans les pays en développement, et les grands projets sont souvent délégués à des organismes spéciaux qui sont à l’abri de l’autorité de tutelle ou du contrôle législatif. Avec la multiplication des prêts au titre de l’ajustement structurel et la privatisation croissante des secteurs de l’énergie et des infrastructures, les États jouent de plus en plus un rôle de facilitateur plutôt qu’un rôle directif dans la mise en œuvre des mégaprojets. C’est ainsi que, pour la mise en valeur hydroélectrique du Mékong et la construction d’un complexe portuaire et pétrochimique dans le Gujarat, le Gouvernement laotien et le Gouvernement indien ont créé des conditions politiques et financières favorables à l’investissement étranger.
29Les communautés épistémiques sont souvent propres à certains secteurs et sont fréquemment dominées par des experts provenant d’universités, d’organismes de développement, de cabinets de consultants et de sociétés d’ingénierie du Nord, qui opèrent dans l’ensemble du globe. Ils établissent des relations de contrepartie avec les bureaucrates, les ingénieurs et les scientifiques du pays hôte, qui ont été le plus souvent formés dans les mêmes universités du Nord. Ces experts conseillent les représentants d’organismes d’assistance bilatérale, de fondations, de la Banque mondiale et d’organismes publics nationaux qui font également partie de la communauté épistémique. Certains membres ont mis leurs compétences au service des communautés locales ou de groupes écologiques, qui ont davantage de chances d’être associés aux discussions relatives aux projets s’ils ont pu établir leur crédibilité scientifique.
30Les communautés épistémiques sont rarement égalitaires. S’agissant par exemple des projets d’irrigation, les ingénieurs du génie civil jouissent d’un plus grand prestige que les ingénieurs agronomes et les hommes ont davantage de poids que les femmes (Lynch, 1993). Les spécialistes des sciences sociales et des sciences de l’environnement sont généralement moins considérés que les ingénieurs et les économistes, mais l’inverse peut être vrai. Les ong locales et les groupes communautaires sont généralement exclus.
31L’influence des différents membres de la communauté épistémique dans les décisions concernant les projets dépend du moment auquel ils interviennent dans le processus lui-même. Ceux qui sont introduits à un stade précoce du projet sont mieux placés pour soulever des questions sur la valeur d’un projet ; cependant, la phase de gestation est dominée par un personnel technique convaincu, dont la plupart sont des ingénieurs. Les économistes sont quant à eux chargés d’effectuer des analyses coûts-avantages qui pourraient servir à classer des projets concurrents, quoique comparables, mais qui sont le plus souvent utilisées pour justifier un projet. Ce n’est que lorsqu’un soutien politique et financier est garanti que l’on fait intervenir les spécialistes des sciences sociales et naturelles, afin de procéder à des évaluations d’impact social et environnemental. Lorsque les ong et les groupes communautaires sont associés en qualité de « parties prenantes », ils le sont généralement à un stade avancé du projet et dans une position relativement faible. Cependant, comme suite à l’action de militants réclamant une plus grande participation au processus de décision et une meilleure prise en considération de l’impact environnemental et social, les bailleurs de fonds ont commencé à solliciter les avis des ong et des responsables communautaires dans des phases plus précoces du processus [5].
Risque, incertitude et ignorance des obstacles
32L’influence relative et les intérêts respectifs des acteurs d’une communauté épistémique peuvent varier avec le temps mais, abstraction faite de leurs orientations idéologiques, nous trouvons certaines constantes dans leur culture, à savoir des hypothèses sur leur rôle qui privilégient l’action, même au risque de susciter certains déplacements. En premier lieu, dans un secteur donné à un moment donné, les membres de la communauté ont tendance à penser que ce sont eux qui connaissent la meilleure façon de mener à bien des projets et à supposer que, une fois conçu, un mégaprojet est inévitable étant donné que « si nous ne le faisons pas, quelqu’un d’autre le fera » (Gray, 1998). En d’autres termes, en allant de l’avant, les experts de la communauté épistémique se perçoivent comme étant les mieux placés pour réduire au minimum les risques.
33Le second aspect est ce que l’économiste Albert O. Hirschman (1967) a appelé le principe de « la main qui cache ». Selon lui, si les responsables d’un projet pouvaient prévoir à l’avance toutes les difficultés qu’ils rencontreront pour le mener à bien, le principe de précaution les empêcherait d’entreprendre le projet. Hirschman estimait que l’ignorance des obstacles était un facteur de progrès. Malheureusement, l’ignorance peut non seulement susciter un optimisme indu quant à la faisabilité d’un projet, mais elle peut également contribuer à masquer des risques pourtant prévisibles sur le déplacement et amener des ingénieurs à passer outre au principe de précaution face aux incertitudes sur les phénomènes qui induisent les déplacements.
Big is beautiful
34La foi dans la technologie et le credo de la maîtrise de la nature qui sont au cœur de l’idéologie de la modernisation amènent les organismes internationaux de financement, les entreprises de travaux publics et les États interventionnistes à nourrir un préjugé favorable aux projets à grande échelle. Le matériel lourd, que Linder (1994) appelle « les équipements fixes mobiles », permet de déplacer rapidement d’immenses volumes de terre, ce qui accroît d’autant la gravité potentielle des déplacements secondaires. Ainsi, les nouvelles papeteries à forte capacité, dont le coût avoisine un milliard de dollars, ont provoqué des coupes claires dans d’immenses étendues de forêts en Asie du Sud-Est, d’où certains groupes de population tiraient leur subsistance (voir Sonnenfeld, 2000).
35Les préjugés favorables aux projets à grande échelle forment un cercle vicieux. En premier lieu, l’accumulation du capital et la logique institutionnelle des organismes internationaux de financement tendent à favoriser les prêts importants, même au regard des préoccupations exprimées quant à l’environnement, aux déplacements, aux droits de l’homme, voire à l’utilité même d’un projet. En second lieu, les organismes internationaux de financement n’appuient que les projets susceptibles de faire l’objet d’appels d’offres internationaux, de sorte que les projets doivent être suffisamment importants pour intéresser les sociétés multinationales de travaux publics. Vu la longueur du processus de gestation d’un projet, les coûts de transaction liés à l’identification du projet, aux études de faisabilité ainsi qu’aux études techniques et économiques, et les coûts associés à la préparation et à l’adoption des textes législatifs d’habilitation n’ont que peu de rapport avec la taille du projet [6]. Ces pressions tendant à la mobilisation de montants importants alimentent la croissance des grandes entreprises, lesquelles à leur tour sollicitent les investissements gouvernementaux et internationaux de façon à pouvoir utiliser constamment leur stock de matériel lourd hautement spécialisé en le déplaçant d’un site à l’autre.
36Certains émettent des doutes quant à l’avenir des mégaprojets ; la baisse de leur nombre, qu’elle soit due à l’accent mis sur la flexibilité de la production, dans le cadre de la mondialisation, aux mouvements de contestation sociale ou à l’épuisement des sites potentiels, semble en effet indiquer que la préférence pour le gigantisme appartient au passé. Cependant, malgré les obstacles et les retards, les travaux de construction des barrages de la Narmada (en Inde), des Trois Gorges (en Chine) et de Bakun (en Malaisie) se poursuivent et la taille des ports à conteneurs, des installations pétrochimiques et des projets d’urbanisation ne cesse d’augmenter. L’excavation des reliefs montagneux dans les Appalaches, aux fins d’extraction minière, et les plans d’aménagement d’un « canal sec » et d’exportation d’énergie en Amérique centrale tendent à montrer que les grands projets continueront d’être privilégiés à l’avenir. Cette préférence devrait également prévaloir dans le secteur financier : dès lors que les prêts privés deviennent des sources de plus en plus importantes de financement des mégaprojets (Palmieri, 1998), le rendement rapide des investissements devient un facteur primordial. Cette tendance favorise les investissements dans le matériel lourd de construction qui permet d’accélérer la mise en œuvre des projets.
37Des mouvements et associations ont préconisé la mise en place de projets plus modestes, dont les effets de déplacement seraient plus faciles à maîtriser ou à corriger. Cependant, lorsque la réduction d’échelle n’est pas possible et que les déplacements secondaires sont inévitables, la démocratisation de la communauté épistémique pourrait être de nature à donner à ceux qui risquent le plus d’être touchés par les déplacements induits par des mégaprojets un plus grand poids sur le contour des différentes options qui s’ouvrent à eux.
38En résumé, les idéologies de la modernisation qui influent sur la politique des projets justifient le déplacement en tant qu’il constitue un « progrès », dissocient les individus de la nature et excluent le paysage du processus de planification. Ces idéologies façonnent la culture des communautés épistémiques rattachées à certains secteurs, lesquelles orientent le processus des projets sous des formes qui occultent et rationalisent les déplacements. Ces communautés hiérarchiques partagent un certain optimisme face au risque, de sorte que les projets ont de fortes chances d’être mis en œuvre même si des effets de déplacement sont à prévoir. Elles ont également en commun un préjugé favorable aux projets à grande échelle, qui trouve sa source dans la technologie et les pratiques des institutions financières internationales. Cette préférence aboutit à des transformations rapides et profondes du paysage, qui se traduisent par des déplacements multiples.
Conclusion : répartition des déplacements
39Dans le présent article, nous avons soutenu que le déplacement était inhérent à la mise en œuvre des mégaprojets et que les puissantes forces de l’accumulation du capital, des intérêts étatiques et de l’idéologie de la modernisation se conjuguaient, par l’entremise des communautés épistémiques, pour favoriser la prolifération de ces mégaprojets. À la différence de ceux qui considèrent le déplacement comme une donnée et se demandent comment en atténuer les effets négatifs, nous appelons l’attention sur le contexte plus large des interrelations historiques, sociales et naturelles qui caractérisent le déplacement et tentons de répondre au préalable à la question de savoir ce qui produit le déplacement. Nous avons examiné le processus qui fait apparaître que les mégaprojets sont le fruit d’une combinaison d’intérêts matériels et de pratiques idéologiques et montré que les communautés épistémiques guidaient le projet dans des directions qui amenaient à des déplacements, dont les effets étaient inégalement répartis.
40Ceci nous ramène à notre question initiale : pour qui les déplacements induits par les mégaprojets ont-ils des effets positifs et pour qui ont-ils des effets négatifs ? Même si, historiquement, les situations varient, on peut discerner certaines tendances structurelles. Il est vraisemblable que les États forts capables de guider le processus d’un projet en tireront un plus grand parti que les États faibles qui se contentent de jouer un rôle de facilitateur auprès des acteurs du secteur privé. De même, toutes choses égales par ailleurs, les déplacements touchent moins, en règle générale, les communautés nanties et les membres des groupes ethniques dominants. En revanche, les sociétés éloignées des centres de pouvoir risquent davantage de pâtir des déplacements primaires et secondaires, même si la militance autochtone et les réseaux associatifs transnationaux ont contribué à surmonter les obstacles de l’isolement physique. Les préjugés à l’égard du progrès et de l’affranchissement du travail de la terre qui sont inhérents à l’idéologie de la modernisation sont préjudiciables aux sociétés qui dépendent le plus du statu quo écologique pour leurs moyens d’existence, aux emplois considérés comme « primitifs » ainsi qu’aux individus qui sont les moins à même de se déplacer. Enfin, si nous introduisons les travailleurs dans nos analyses, nous pouvons constater que le racisme associé à l’idéologie de la modernisation fait que les effets des déplacements sont également ressentis de façon inégale.
41Tout compte fait, si nous prenons en considération les dimensions biogéophysiques des déplacements, nous pouvons être amenés à conclure que tous ceux qui sont situés sur un site remodelé par un mégaprojet sont « perdants », alors que tous ceux qui sont à l’extérieur de ce site, soit ne sont pas touchés, soit risquent d’être « gagnants ». Cela étant, les mégaprojets peuvent ouvrir de nouvelles perspectives économiques et créer de nouveaux espaces sociaux à la place des anciens, et les modifications du paysage entraînées par les mégaprojets peuvent donner lieu à de nouvelles formes culturelles et à de nouvelles interactions socionaturelles. Les études empiriques des déplacements – dans le cas spécifique de mégaprojets intégrant à la fois leurs caractères socionaturels et leurs dimensions primaires et secondaires – peuvent nous aider à identifier les gagnants et les perdants. À un niveau plus large, la compréhension de l’histoire et de la logique épistémique des mégaprojets peut aider les spécialistes des sciences sociales – et, il faut l’espérer, les autres également – à percevoir les déplacements multiples induits par ces mégaprojets.
42Traduit de l’anglais
Références
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Notes
-
[*]
Nous tenons à remercier de leur précieux concours Gilbert Levine, Cindy Caron, Chad Futrell et les autres membres du Landscape Transformations Working Group de l’Université Cornell. Une version élargie et quelque peu différente du présent article est disponible, sous forme de document de travail, sur le site Web du groupe à l’adresse suivante : http://www.einaudi.cornell.edu/about/workshops.asp?go=article4. Nous sommes également reconnaissants à Chuck Geisler et Shelley Feldman de leurs commentaires sur les précédentes versions de notre travail.
-
[1]
Ainsi, la Commission internationale des grands barrages (cigb) les définit comme étant ceux qui dépassent une hauteur de 15 mètres. Cependant, vu la diversité des topographies physiques et des systèmes hydrologiques dans lesquels s’inscrivent de tels ouvrages, des barrages moins élevés peuvent être considérés comme de grands barrages s’ils satisfont à d’autres critères tels que la longueur de la crête et la capacité de l’évacuateur et du réservoir (Palmieri, 1998).
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[2]
La place centrale que nous donnons à la transformation du paysage appelle un bref commentaire. Selon la notion européenne de paysage, l’observateur se situe à l’extérieur de son propre champ de vision. Les concepteurs de mégaprojet cherchent souvent à avoir une maîtrise globale d’un paysage et à le rendre lisible en se distanciant par rapport à celui-ci et en éliminant ou en déplaçant les populations et les éléments humains et non humains de leur champ de vision.
-
[3]
Les tenants de la théorie de l’acteur-réseau (Latour et Callon par exemple) utilisent le terme « actant » pour opérer un « nivellement » conceptuel des acteurs humains et non humains et pour souligner que toute action résulte des interactions entre les réseaux dont font partie tels ou tels actants.
-
[4]
Cette définition s’appuie sur l’explication structurale qu’a donnée Bunker (1985) de deux processus connexes : la dégradation environnementale de l’Amazone et l’appauvrissement progressif de la région.
-
[5]
Ces pressions ont conduit à la création de la World Commission on Dams. Les projets préparatoires du vaste plan Puebla-Panama au Mexique et en Amérique centrale prévoient des réunions avec des représentants des ong.
-
[6]
Ce problème est amplifié lorsque les prêts sont accordés aux gouvernements plutôt qu’aux autorités responsables du projet. Dans ce cas, les bailleurs de fonds déterminent la viabilité en se fondant sur la capacité globale de remboursement de la dette du gouvernement emprunteur plutôt que sur la viabilité financière du projet lui-même.