1Ce qui est arrivé à la politique en matière d’infrastructures est un sujet de préoccupation majeur. En l’absence d’une politique judicieuse et prospective en ce domaine, aucun pays digne de ce nom ne peut prétendre améliorer ses résultats économiques. La mise en place d’infrastructures appropriées et de bonne qualité est le plus sûr moyen d’attirer les investissements. Dans le monde moderne, marqué par la libéralisation, les infrastructures sont évidemment vitales.
2Sur ce point, la politique de l’Inde a été pour le moins timide. Qu’il s’agisse de routes, de ports ou même d’électricité, l’élaboration de principes d’action reste sommaire ; elle manque de clarté et de vision d’ensemble. On retrouve là, semble-t-il, l’irrésolution qui caractérise les tentatives des gouvernements pour libéraliser l’économie de leurs pays. Mais se pose aussitôt la question de savoir ce que devrait être la période limite pour définir une politique en matière d’infrastructures. C’est, à mon avis, une question extrêmement importante, qui mérite un examen immédiat.
3On a observé dans le passé que les pays en développement allouaient leurs ressources, précieuses mais limitées, à des politiques populistes improductives et mal orientées. Abstraction faite de l’immaturité politique et administrative, la lutte pour le pouvoir, sous ses formes les plus mesquines, a gravement limité la perspective de la gestion des affaires publiques. Le corps politique ne s’était pas suffisamment imprégné des valeurs démocratiques. Les processus politiques s’en sont trouvés profondément altérés : « … le processus démocratique est non seulement essentiel à l’un des plus chers de tous les biens politiques – le droit des gens à diriger leurs propres affaires –, mais c’est en soi un riche ensemble de biens fondamentaux » (Dahl 1989 ; voir aussi Dahl 1982, Goldsmith 1985, Kjellberg 1995).
4De graves crises économiques ont obligé ces pays à restructurer leurs économies en accordant une place de choix à la discipline fiscale et aux investissements stratégiques. Un des domaines concernés par ces investissements était celui du développement des infrastructures. Une importance particulière était également accordée à la « bonne gouvernance ». Il n’en reste pas moins vrai que la force économique d’un pays repose avant tout sur la qualité de ses infrastructures. Si l’on ne considère que les installations et les services, la tâche est déjà immense. Et le niveau d’investissement requis a de quoi donner des cauchemars aux planificateurs. Prenez, par exemple, le cas de l’Inde. Il a été estimé que pour moderniser les infrastructures de façon à répondre aux normes internationales, le Trésor public devrait débourser de 1,5 à 2 millions de crores (un crore, c’est 10 millions de roupies, ou 100 lakhs de roupies). Un dollar des États-Unis vaut environ 42,47 roupies indiennes.
5Aucun gouvernement, si efficace soit-il, ne peut espérer dégager une somme pareille. C’est ainsi que ce qui aurait dû être réalisé de façon progressive au fil des ans est devenu une tâche presque impossible. Dans le passé, les planificateurs n’ont jamais donné un degré de priorité élevé au développement des infrastructures. Le moment est venu d’accorder à ce secteur une attention prioritaire. Il y a, heureusement, en Inde unanimité sur ce point, car le pays en est encore au stade du décollage économique. Trouver les moyens financiers de relever le défi du siècle, c’est, pour ce pays, le nœud du problème.
6Depuis les années cinquante, durant lesquelles furent lancés les plans quinquennaux, la part du budget total affectée au secteur de l’infrastructure a toujours avoisiné 10 %, ce qui est peu. Pourtant, au cours de cette même période, la production et la croissance industrielles indiennes ont été tout à fait impressionnantes – de l’ordre de 3 à 4 % du pib. Cela ne s’explique que par la vigueur et le dynamisme propres aux entreprises indiennes. 1991 marque le début du programme de libéralisation de l’économie indienne. Depuis lors, les planificateurs ont toujours visé un taux de croissance élevé mais réaliste de 7 à 8 % par an dans le secteur industriel. Accélérer le processus de développement en vue d’égaler en très peu de temps les pays industrialisés, telle était la ligne directrice. Le processus de mondialisation imposait cette politique. Les entreprises indiennes devaient être compétitives, sur le plan de la qualité comme sur celui de la variété. Les pratiques commerciales des sociétés multinationales s’imposèrent, et les sociétés indiennes durent modifier leur stratégie sans tarder. Tous ces facteurs exercèrent une formidable pression sur les infrastructures déjà existantes.
7Le gouvernement avait évoqué très tôt le rôle essentiel de l’infrastructure dans le progrès économique. Mais il s’en était tenu là : aucune politique concrète n’avait été arrêtée, aucun programme fixé. Il avait fallu se contenter de vagues déclarations : on allait se préoccuper davantage des infrastructures (notamment des routes, des ports, de l’électricité et des télécommunications) puisqu’elles attiraient les investissements. La nature de ces investissements n’était pas précisée, pas plus d’ailleurs que leur niveau, peut-être à cause du flou qui caractérise la pensée des responsables de l’élaboration des politiques. Depuis lors, on a fait beaucoup de chemin. À l’heure qu’il est, le gouvernement indien parle de suivre une politique en matière d’infrastructure qui vise à stimuler la croissance industrielle.
8Le modèle d’investissement est un des facteurs déterminants de la réussite d’une politique infrastructurelle et du développement des infrastructures. Le gouvernement de l’Inde a essayé divers modèles d’investissement pour s’attaquer au problème du financement de ce secteur. Ces modèles rentrent dans trois catégories : investissement autonome, investissement en coalition, investissement en partenariat. C’est essentiellement le domaine et le niveau de l’investissement qui détermine le choix du modèle. Par exemple, s’il s’agit d’entretenir un grand jardin public, l’investissement autonome est tout à fait indiqué, étant entendu que le gouvernement apportera un soutien de caractère général. En revanche, l’enlèvement des déchets solides en milieu urbain peut très bien être confié à une organisation non gouvernementale ou à une association locale. En ce cas, on peut envisager un système de bail ou une initiative indépendante de style revenue venture qui opérerait dans le cadre de la politique générale. On peut appeler cela « modèle d’investissement sous forme de coalition ». Le « modèle d’investissement sous forme de partenariat » est une entreprise conjointe (joint venture) associant les pouvoirs publics et le secteur privé, où les responsabilités et les profits sont également partagés. Le partenaire privé peut même se voir attribuer une part et un rôle plus importants : tout dépend de son niveau de participation. Dans le modèle « en partenariat », l’investissement privé est presque toujours exploité au maximum. En d’autres termes, ce modèle se prête à des investissements importants et à une longue période de gestation. À l’inverse, le fait qu’il faille attendre longtemps les rendements produits par ce mode d’investissements a un effet dissuasif sur le financement privé. Les dépenses publiques servent donc à augmenter le ratio d’endettement de ces capitaux privés, ce qui rend le montage financier plus intéressant et plus lucratif. L’extension du réseau routier offre le meilleur exemple de ce type d’investissements en partenariat.
9Ces trois modèles constituent un processus de partenariat sans solution de continuité, dont le modèle « autonome » marque le début. À l’intérieur d’un vaste réseau d’intérêts, ces partenariats s’établissent selon deux grands axes : 1. Élargissement de l’assise financière ; 2. Adoption des meilleures pratiques commerciales du secteur privé dans l’intérêt même du projet. Il reste que, dans toute tentative de partenariat, le facteur le plus important est l’accord de la population locale concernée. Il est normal que cette population soit partie prenante dans la formulation et la réussite des projets de partenariat. Sa participation, qui découle du partenariat entre secteur public et secteur privé, est l’élément qui assure à la fois la spécialisation et la durabilité des projets. Dans un contexte politique démocratique, la coalition d’intérêts divers exige de telles entreprises.
Projets de partenariat
10Les précédentes tentatives pour mettre sur pied des projets de partenariat en Inde s’étaient développées dans le cadre du projet « Méga-Ville » (Mega City) pour les métropoles, mis en œuvre en 1994-1995 en application du huitième Plan quinquennal. Le montage financier prévoyait que le financement serait assuré pour moitié par des investisseurs institutionnels, notamment par des banques. Le gouvernement central et le gouvernement de l’État concerné devaient également assurer le financement de l’autre moitié ; 400 millions de roupies furent affectés à cette opération. Les projets furent élaborés par le gouvernement de façon quasi unilatérale, puis présentés tels quels au secteur privé pour qu’il y participe par le biais des investisseurs institutionnels ou des banques.
11Cette démarche présentait un inconvénient de taille : l’absence de tout mécanisme institutionnel permettant aux bailleurs de fonds privés de participer à l’élaboration du projet. D’où leur peu d’empressement à accorder une aide financière. S’ajoutait à cela l’incompétence manifeste des exécutants, à savoir les autorités municipales, incapables de prendre efficacement en charge des projets de cette nature, qui exigent des connaissances pratiques et théoriques particulières.
12Ces projets visaient pour l’essentiel soit à améliorer lès équipements collectifs de la ville concernée, soit à en mettre en place de nouveaux. Cette stratégie, manifestement absente des tout premiers projets de partenariat, était clairement affirmée dans les nombreux projets qui s’ensuivirent. Chacun de ces projets de partenariat prenait très clairement et très précisément en compte tout ce qu’impliquait la coentreprise (joint venture) entre les pouvoirs publics et le secteur privé. Différentes voies étaient proposées pour établir le partenariat, selon la nature et la portée des projets. La viabilité était un des principaux critères retenus pour leur mise en œuvre. On se préoccupait également de savoir dans quelle mesure la collectivité dans son ensemble tirerait avantage du projet. Les responsables faisaient grand cas de l’accueil réservé à ces joint ventures par la population locale : l’adhésion des intéressés au projet était à leurs yeux un des facteurs de sa réussite. C’est pourquoi la définition et la proclamation des objectifs prenaient en compte les paramètres axés sur le projet.
Politique en matière de partenariat : variantes
13Cinq variantes de partenariat sont présentées dans les documents directifs sur le partenariat entre secteur public et secteur privé dans la mise en place des infrastructures, documents rendus publics par le gouvernement indien :
- Contrat de bail ;
- Construction-exploitation-transfert (de propriété) (Build-Operate-Transfer – bot) ;
- Construction-exploitation-propriété-transfert (Build-Operate-Own-Transfer – boot) ;
- Construction-exploitation-propriété (Build-Operate-Own – boo) ;
- Construction-exploitation-bail-transfert (Build-Operate-Lease-Transfer – bolt).
14On a recours à d’autres variantes, comme bot, boot, boo ou bolt, quand des investissements importants et à long terme sont nécessaires. Cela concerne notamment les secteurs suivants : les routes, les ports (et les aéroports), l’électricité, l’énergie, les télécommunications. La propriété privée du projet couvre habituellement une période de trente à quarante ans. L’importance de l’investissement effectué par l’opérateur privé exige une durée de cet ordre. On a calculé qu’au terme de la période de propriété, le rendement des capitaux investis par l’opérateur devrait être suffisant ; après quoi, l’actif, amorti, serait transféré aux pouvoirs publics. La politique actuelle du gouvernement indien, en ce qui concerne le réseau routier, les installations portuaires ou le secteur de l’énergie (notamment, la politique en matière de routes nationales) se fonde sur ces principes. En règle générale, un protocole d’accord est signé, de façon à officialiser les joint ventures. En Inde, l’accueil réservé à ce mode de partenariat entre secteur public et secteur privé a été plutôt encourageant. De nombreux projets de ce type sont en cours de réalisation. Certains d’entre eux ont déjà été mis en œuvre avec succès. On devrait voir à l’avenir bien plus de partenariats réussis entre secteur public et secteur privé.
Programme de villes durables
15Le Programme de villes durables (Sustainable Cities Programme – scp), lancé au plan mondial en 1990 avec le soutien du Programme des Nations unies pour le développement (pnud), est certainement un des meilleurs modèles de partenariat entre secteur public et secteur privé dans le domaine des infrastructures. (Ce programme était en fait le bras opérationnel du Programme de gestion des services urbains, lancé sous les auspices du pnud.) Le Programme de villes durables visait essentiellement à doter les autorités municipales, et leurs partenaires des secteurs public, privé et associatif, de capacités renforcées en matière d’aménagement et de gestion de l’environnement. Ce programme porte essentiellement sur la gestion de l’environnement : si l’environnement urbain continue, en effet, de se dégrader dans les villes du tiers-monde, des catastrophes sont à craindre. La dégradation de l’environnement à l’intérieur et à la périphérie de ces villes en expansion rapide ne permet pas une croissance économique soutenue. Elle a de surcroît des effets négatifs sur les conditions de vie et de travail des populations, en particulier des populations les plus pauvres. Le Centre des Nations unies pour les établissements humains (cnuhe, institution spécialisée des Nations unies chargée du logement, de l’urbanisme et de l’aménagement urbain) et le Programme des Nations unies pour l’environnement (pnue, institution spécialisée chargée des programmes environnementaux) financent conjointement cette initiative de protection de l’environnement et de gestion.
16La ville de Chennai (Inde) a été incluse dans le Programme de villes durables en 1995. C’est la première ville de toute l’Asie méridionale à y être intégrée. Le Programme en est désormais à un stade de réalisation avancée. Il est dorénavant clair dans les esprits que la tâche définie au titre du scp à Chennai ne peut être réalisée par les seuls pouvoirs publics. Tout projet dans le cadre de ce programme doit en effet associer :
- Le secteur public, dont les efforts portent plus particulièrement sur le niveau local ou métropolitain et qui associe tous les organismes, autorités et départements compétents, ainsi que les responsables politiques et l’administration ;
- Le secteur privé, c’est-à-dire tous les acteurs économiques, tant « formels » qu’« informels », qui œuvrent dans l’industrie, le transport, le commerce et les services ;
- Les associations locales, y compris les ong compétentes et les groupes de pression communautaires similaires.
- Amélioration des réseaux d’assainissement dans les quartiers pauvres et les banlieues ;
- Nettoyage des canaux urbains ;
- Réduction des encombrements sur les routes de la zone métropolitaine de Chennai.
Dispositifs institutionnels
17Le projet de Chennai peut attirer des fonds à la fois par des projets de démonstration et en suscitant l’intérêt des banques, en même temps que permettre de mieux coordonner l’investissement des fonds obtenus par d’autres institutions partenaires. Le gouvernement a pris une initiative importante de promotion des infrastructures au niveau national en constituant l’Infrastructural Development Finance Corporation, au capital de quinze milliards de rs. Neuf institutions financières internationales, dont la Société financière internationale (sfi, groupe de la Banque mondiale) et la basd (Banque asiatique de développement) ont investi dans ce projet. Des institutions financières et des banques nationales ont également placé des fonds importants, le gouvernement indien participant pour sa part à hauteur de 60 %. Bien que cette coentreprise entre pouvoirs publics et secteur privé (ce dernier représenté par des banques et institutions financières) n’ait qu’un an, elle n’a pas tardé à énoncer très clairement ses priorités et procédures de financement et d’investissement. L’accent est mis sur le développement du secteur routier et du secteur portuaire ainsi que sur l’énergie et les télécommunications. Il faut espérer qu’à l’avenir cet organisme jouera un rôle déterminant dans le développement des infrastructures du pays. Les autorités politiques soutiennent également cette initiative. Le gouvernement envisage activement de créer un ministère des infrastructures distinct, chargé de mener à bien les projets relatifs aux infrastructures du pays.
Conclusion
18Le partenariat entre les secteurs public et privé en tant que stratégie managériale et fiscale pour répondre au besoin considérable de développement des infrastructures en Inde n’en est qu’à ses premiers pas, mais il est clair que l’actuel gouvernement doit montrer la voie si l’on veut qu’il se passe quelque chose de valable. Le niveau d’investissement requis pour les infrastructures est si important qu’il faut pour cela une campagne de promotion vigoureuse et offensive de la part des pouvoirs publics. En Inde, les circonstances semblent être favorables à pareille campagne.
19Traduit de l’anglais
Bibliographie
Références
- Dahl, R. A. 1989. Democracy and its critics, New Haven ct, Yale University Press.
- Dahl, R. A. 1982. Dilemmas of Pluralist Democracy : Autonomy vs. Control, New Haven ct, Yale University Press.
- Goldsmith, M. 1995. « Autonomy and city limits », dans Theories of Urban Politics, sous la direction de David Judge, et al., Londres et Thousands Oaks ca, Sage Publications.
- Kjellberg, F. 1995. « The changing values of local government », Annals of the American Academy of Political and Social Science, n° 540 (juillet), p. 40-50.