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Article de revue

Les nouvelles politiques sociales de la Banque mondiale : le cas des pensions

Pages 589 à 603

Notes

  • [1]
    « État et politiques sociales ; contribution à une théorie néo-institutionnaliste », Sociologie du travail, n° 3, 1990, p. 27-51 ; « Les politiques publiques entre paradigmes et controverses », dans cresal (dir. publ.), Les Raisons de l’action publique, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 87-100 ; L’État-providence, Paris, puf, 1997 ; « Implementing major reforms of the Welfare State : France and Switzerland compared », dans S. Kuhnle (ed.) Survival of the European Welfare State, London, Routledge, p. 128-145.
  • [2]
    Nous avons analysé ces moments dans F.-X. Merrien, « Nouveau régime économique international et devenir des États-providence », dans P. de Senarclens (dir. publ.), Maîtriser la mondialisation, Paris, Presses de Sciences po, 2000, p. 77-113.
  • [3]
    Association internationale de Sécurité Sociale, Genève.
  • [4]
    Dans une littérature considérable, cf. par exemple l’excellent plaidoyer d’E. James, « Pension reform : an efficiency-equity trade-off », dans N. Birdsall, C. Graham, R. Sabot (dir. publ.), Beyond Trade Offs. Market Reform and Equitable Growth in Latin America, Washington dc, iadb/Brooking Institution Press, 1998, p. 253-271.
  • [5]
    Par exemple, le traitement privilégié accordé à certains groupes sociaux, mais aussi l’expédient qui consiste à ne pas indexer les pensions sur l’inflation, afin de réduire le montant de celle-ci, ce qui constitue indéniablement une mise en cause particulièrement hypocrite du contrat social.
  • [6]
    Les pays d’Amérique latine n’ont pas été en retard dans la mise en œuvre du modèle d’assurance sociale. Si on prend en considération l’édification des premières lois significatives, nombre d’entre eux, et particulièrement le Chili, l’Argentine, l’Uruguay, le Costa Rica et, à un degré moindre, le Brésil, puis le Mexique, ont été parmi les premiers à se lancer dans cette voie, avant même les États-Unis, la Suisse, le Canada ou l’Espagne. Cette chronologie tend à montrer que les facteurs externes (degré d’industrialisation et d’urbanisation) ne sont pas toujours les facteurs essentiels de développement des États-providence.
  • [7]
    Respectivement du bit et de l’aiss.
  • [8]
    Participant à cette conférence, je peux témoigner qu’elle a provoqué un certain choc chez ceux qui n’étaient pas avertis à l’avance.
  • [9]
    À l’époque économiste en chef de la Banque. Il démissionne quelques mois plus tard.
  • [10]
    L’histoire narrée par Michael Dobbs et Paul Blustein dans l’International Herald Tribune (iht) du 13 septembre 1999 semble assez révélatrice de l’influence réelle (et néfaste) des idéologies : « It was the autumn of 1996, Boris Yeltsin had just trounced the Communists in a landmark presidential election, and the us ambassador to Russia was in an ebullient mood.ss After three and a half turbulent years, Thomas Pickering was going home. But before he left, he wanted to share his vision of Russia’s future with us businessmen lining up to invest billions of dollars in what was already being called the “Wild, Wild East”. “Within three years”, the ambassador said, Americans could travel to towns like Sochi and Samara as easily “as they now travel to Chicago and Cleveland”. They would be able to stay in “more than three-star hotels” and rent American cars. The “fabulous Russian Far East” would be as economically vibrant as the rest of the Pacific Rim, including Singapore, Japan and the Silicon Valley in California. Russian tax laws and accounting standards would “approach Western norms”. Overall, doing business in Russia would become “more structured, more predictible and less risky”. A highly respected diplomat who continues to shape us-Russia policy as undersecretary of state for political affairs, the State Department’s No. 3 position, Mr. Pickering concluded his predictions by forecasting that Russia would be “one of America’s top trading partners” by the autumn of 1999. Three years after the ambassador’s farewell address to the American Chamber of Commerce in Moscow, Russia ranks 30th in the list of us trading partners, between Colombia and the Dominican Republic. Hertz and Avis have yet to penetrate the practically non-existent car-rental market in the Russian provinces. Russia’s gross national product has plummeted by nearly 50 percent over the past decade. More than 60 million Russians – nearly half the population – live below even the low official poverty line… In recent months, what used to be known as the “Washington consensus” on how to deal with Russia has fallen apart. The World Bank, in particular, has emerged as a hotbed of dissent on Russia policy, with its chief economist suggesting that the early emphasis should have been placed on building institutions – a working court system, for example – rather than the traditional set of monetary guidelines favoured by the International Monetary Fund. »
  • [11]
    Dans le même temps, la Banque dénonce les gouvernements qui n’ont pas été capables de respecter leurs promesses d’avoir mis à mal les droits de propriété des pensionnés et assurent que le ff-dc est le seul moyen de les respecter.
  • [12]
    Ainsi, en Argentine, 32 retraités se donnent la mort dans les deux mois qui suivent la décision de Menem (sur les recommandations de la Banque) de réduire les pensions à 150 dollars par mois (Paul, 1995, p. 697).
  • [13]
    Experts hongrois, sous la direction de la spécialiste des politiques sociale S. Ferge, participant à l’initiative sapri (Structural Adjustment Participatory Review Initiative) lancée par Stiglitz à la demande des organisations civiques.
  • [14]
    « The Western economics profession was at the time, and largely remains, committed to its own version of the romantic fallacy, which is at least five centuries old and concerns the “natural” perfection of Man, whom society allegedly corrupts. They believed that humans are natural capitalists. By destroying socialist obstacles to capitalism in Eastern Europe and the former Soviet Union as rapidly as possible, they believed that people would spontaneously respond by creating capitalist prosperity. Alan Greenspan himself has admitted that he (or “we”, as he says) assumed that communism’s collapse “would automatically establish a free market entrepreneurial system”. He assumed that capitalism was “human nature”. It turned out, he says, to be “not nature at all, but culture”. Culture is not the economists’ department. What was created was a disaster, the equivalent for that region of the Great Depression. »
    W. Pfaff, « Good economics, maybe, but villainous policy for real people », International Herald Tribune, August 26, 1999.
  • [15]
    « La Banque a adopté différentes approches en matière de réforme. En Lituanie, par exemple, elle a aidé le gouvernement à formuler et à mettre en place un régime relativement modeste, financé par répartition et basé sur la redistribution ; elle continue en outre de travailler à l’instauration de régimes supplémentaires volontaires […] Une voie similaire est préconisée pour le vieux régime financé par la répartition de la Bulgarie, le jeune régime de la République de Corée et le très récent régime de la Thaïlande. En Lettonie, la réforme passe par des comptes fictifs financés par répartition […] Au Kazakhstan, la réforme a remplacé le régime financé par répartition par un régime financé par capitalisation. Une approche similaire est prônée en Bolivie, au Pérou et au Mexique, alors que les projets de réforme, en Argentine et au Costa Rica, sont axés sur une approche à deux piliers. » Robert Holzmann, 2000, 1, p. 30.
  • [16]
    Même en France, l’impossibilité historique (1945-1947) d’imposer un régime unique de Sécurité sociale et le maintien de régimes séparés jouent indéniablement contre la solidarité nationale, nous n’en tirons bien évidemment pas la conclusion qu’il est nécessaire de privatiser la Sécurité sociale française.

1L’analyse du rôle des grandes organisations internationales dans le domaine des politiques sociales est un terrain encore peu défriché (Deacon, 1997). Nous fondant sur les résultats de nos travaux antérieurs [1], nous défendons ici un cadre d’interprétation reposant sur sept hypothèses :

  • L’interprétation des organisations internationales en tant que communautés épistémiques apporte un regard neuf sur les luttes d’idées, d’interprétations et de symboles qui accompagnent leur action internationale. Une communauté épistémique est composée de réseaux d’experts qui « ont en commun un modèle de causalité et un ensemble de valeurs politiques. Ils sont unis par la croyance forte de ce modèle et dans l’engagement de traduire cette croyance en politique publique et que ce faisant le bien-être de l’humanité en sera amélioré » (Haas, 1990, p. 42). Les experts des organisations internationales ne sont pas isolés. Ils sont rarement à l’origine des idées qui les inspirent. Celles-ci sont l’invention de « cercles intellectuels » qui leur préexistent (le réseau keynésien, les économistes de Chicago...). Ils travaillent et s’appuient toujours sur des réseaux d’acteurs ressentant intérêt et passion pour le développement de ces idées et des politiques qui leur sont associées ;
  • À tout moment historique, il existe plusieurs communautés épistémiques en opposition. Une même organisation peut tolérer des divergences à l’intérieur du cadre d’interprétation. Néanmoins, une période historique stable se caractérise par l’hégémonie d’un paradigme partagé ;
  • Le poids d’une communauté épistémique est toujours fonction d’un certain ordre international. L’ordre régulé d’après Bretton Woods (surtout dans un contexte de guerre froide) est relativement favorable aux thèses de la régulation sociale ; inversement, le système international qui prend naissance dans les années soixante-dix et quatre-vingt (surtout après la chute des régimes communistes) constitue un socle favorable aux organisations qui s’appuient sur le paradigme « néolibéral » ;
Le triomphe d’un paradigme sociétal relève rarement de sa plus-value de légitimité scientifique. Dans le domaine des politiques sociales, les faits font toujours l’objet d’interprétations contradictoires et la force des idées dépend davantage des ressources qu’elles fournissent à des systèmes de croyance que de leur seule rationalité instrumentale ;
  • La victoire d’un paradigme porté par une communauté épistémique provient de sa capacité à avoir su accumuler, à un moment historique donné, davantage de ressources, d’avoir mobilisé à son profit davantage d’alliés ou des alliés qui à ce moment-là étaient plus en position d’être écoutés, ou de sa capacité à prendre des décisions alors que la thèse adverse était en position de faiblesse ;
  • Le cadre institutionnel constitue l’arène au sein de laquelle se déroulent ces luttes de pouvoir. La structure des institutions joue un rôle essentiel dans l’issue de ces luttes, notamment en distribuant le pouvoir de veto et en modelant les préférences des acteurs ;
  • Chaque paradigme trouve sa traduction au niveau sectoriel. En d’autres termes, le modèle général d’analyse inspire des modes de pensée et des politiques dans chaque secteur d’action.
Cette hypothèse conduit à analyser les nouvelles politiques sociales portées par les organisations internationales à partir de quatre points de vue :
  • L’identification des périodes hégémoniques et des paradigmes dominants ;
  • L’analyse des paradigmes et des politiques dérivées dans le champ de la protection sociale ;
  • L’explication des renversements de paradigmes ;
  • L’examen de la rationalité interne des systèmes de croyance.
Le propos n’est pas de nous livrer à un examen complet des politiques concurrentes préconisées par les différentes organisations internationales, mais de procéder à une évaluation des politiques de la Banque mondiale dans le secteur des pensions. Cependant, la comparaison étant l’instrument le plus approprié pour l’identification d’une politique et de sa logique interne, il semble nécessaire d’insérer à nouveau l’intervention de la Banque mondiale dans son contexte historique et paradigmatique, avant que de passer à l’analyse et à l’évaluation de son action.

L’héritage : les trois moments des politiques sociales globales [2]

2Du point de vue des politiques sociales, il est essentiel de distinguer trois moments historiques : le premier est imbriqué dans le « consensus de Philadelphie/Bretton Woods » ; le deuxième, dans « le consensus de Washington » ; le troisième, en émergence, constituerait un « consensus post-Washington ».

3Le « consensus de Philadelphie/Bretton Woods » (1944-) marque le triomphe de l’idée de régulation internationale, économique et sociale. Le terrain est propice à l’action des économistes développementalistes et keynésiens et à l’action du bit, alliés aux élites modernisatrices. Le social est considéré comme le complément indispensable de l’économique. Le marché est perçu de manière négative (markets failures du fait d’externalités négatives ou de la concurrence imparfaite), tandis que la capacité de planification et d’intervention de l’État est parée de toutes les vertus. Dans ce cadre, le oit constitue la communauté épistémique numéro un dans le domaine social (Bonvin, 1998 ; Maupain, 2000). La déclaration de Philadelphie (1944), redéfinissant les objectifs de l’Organisation internationale du travail, proclame : « L’homme n’est pas une marchandise. » La Banque mondiale se situe dans le pôle développement, mais les idées et les politiques qu’elle soutient ne sont pas en contradiction avec celles de l’oit, dont l’action repose sur un socle épistémologique définissant de manière particulière l’acteur social, l’État, la société civile, l’économie et le rôle des politiques sociales :

  • Une conception de l’acteur social comme être de bonne volonté, peu prévoyant, myope, peu planificateur, courant des risques sociaux collectifs, et donc susceptible de devenir une victime. Cette définition de l’acteur social justifie des règles obligatoires visant à le protéger contre lui-même et une protection sociale lui permettant d’affronter sereinement les risques de l’existence : responsabilité collective, systèmes de Sécurité sociale ;
  • Une conception classiste de la société. Le cœur des sociétés est l’opposition structurelle entre les patrons et les syndicats. Le devenir des sociétés modernes est constitué par le développement inexorable de la société salariale. La protection sociale doit être adossée au travail salarié. Elle doit permettre de dépasser l’affrontement stérile des classes pour aboutir à un compromis corporatiste (accent mis sur les partenaires sociaux, la liberté syndicale…). Le syndicalisme constitue le représentant naturel de la société civile. Le partenariat syndicats-associations patronales constitue le gage d’une société de progrès ;
  • Une conception de l’État d’inspiration wébéro-durkheimienne. L’État poursuit l’intérêt général. Les agents de l’État sont désintéressés. L’action de l’État est à même de corriger ou de suppléer aux défaillances du marché, constituant, par-là même, une garantie d’équité. L’État est un médiateur. Il doit également réglementer soigneusement le secteur social et contrôler directement les organismes de protection sociale. L’État doit favoriser le développement économique et social. Il est aussi un médiateur entre les intérêts opposés du capital et du travail ;
  • Une conception « keynésienne » de l’économie. L’économie privée est myope. L’équilibre n’est pas naturel. Les gouvernements peuvent gérer les politiques économiques grâce aux instruments de la macro-économie. Le plein-emploi est possible. Le social est un amortisseur de crise. C’est aussi un réducteur de crises sociales et un facteur de la croissance.
Le « consensus de Washington » (Williamson, 1990) marque un renversement total de la perspective, rendant prédominante l’idée de la valeur intrinsèque du marché. L’accent est mis sur les effets pervers des activités régulatrices et redistributives. Dans la droite ligne des théories du public choice, le nouveau paradigme dénie toute aptitude des élites étatiques à bien faire. Le principe de responsabilité individuelle est rappelé. Le social n’est plus considéré que comme un appendice de l’économie et un filet de protection. La Banque mondiale devient le chef de file de la réforme des systèmes de protection sociale. L’oit est réduite à une position défensive. À nouveau consensus, nouvelle conception de l’individu, du marché, de l’État et des politiques sociales :
  • Le marché est le meilleur mécanisme d’allocation de richesses. La croissance profite à tous (Growth is Good for the Poor). Il suffit de libérer les forces de marché pour que se crée la richesse et qu’elle se traduise par une augmentation générale du niveau de vie ;
  • Les élites politiques et administratives ont tendance à abuser de leurs positions. Les institutions privées, à but lucratif ou non lucratif, sont plus efficientes et moins corrompues que les institutions publiques. Il faut privatiser entreprises et services publics. Dans le domaine de la protection sociale, il faut privilégier le mécanisme de l’assurance privée et développer la concurrence entre prestataires de services ;
  • Les syndicats ne constituent pas les représentants légitimes des travailleurs, mais des associations qui tendent à détourner l’intérêt général au profit d’intérêts corporatistes et s’assurent par la pression la pérennité de droits acquis et l’octroi de rentes sociales, tandis que les plus démunis restent sans défense ;
  • L’acteur n’est plus une victime qu’il faut protéger, mais un être rationnel et responsable, procédant à des calculs d’opportunités. Il faut lui permettre de faire des choix rationnels, éviter les phénomènes de moral hazard et de choix adverse ;
  • La société n’est pas constituée de classes, mais d’individus. Peuvent cependant exister des échelles de richesse et d’influence, voire une polarisation de la société entre riches et pauvres, groupes favorisés/défavorisés. La politique sociale (publique) doit aider les défavorisés à acquérir leur autonomie. Les autres groupes sociaux doivent s’assurer de manière volontaire. La politique d’aide aux pauvres et aux victimes doit transiter principalement par les ong, qui sont les représentantes les plus légitimes de la société civile.
La redéfinition du problème a pour effet d’ébranler la configuration existante des politiques et les acteurs attachés au développement de ces politiques. Ainsi, en mettant l’accent sur la crise future des régimes publics de retraites, la Banque mondiale introduit une nouvelle manière d’aborder la question des pensions, déstabilise les défenseurs des régimes publics, divise les élites politiques et rend possible, dans de nombreux cas, la formation d’une nouvelle majorité d’idées et la création de nouvelles agences en charge des nouvelles politiques.

4Le consensus « post-Washington », terme utilisé par de nombreux auteurs (Stiglitz, 1999), peut être caractérisé par la remise en cause d’un certain nombre de postulats, précédemment considérés comme acquis par les organisations hégémoniques :

  • Laissé à lui-même le marché n’a pas nécessairement pour corollaire un équilibre économique ;
  • Il faut être attentif aux conséquences sociales de politiques d’ajustement et éviter qu’elles soient trop drastiques ;
  • Il est indispensable de renforcer les institutions étatiques avant de libéraliser les marchés ;
  • Les politiques sociales (anti-pauvreté) sont importantes et doivent accompagner les mesures de politique économique ;
  • Il faut faire preuve de pragmatisme dans les réformes, tenir compte des héritages institutionnels et normatifs.
Même si l’on peut avoir des doutes quant au fait que ces rectificatifs constituent une véritable révolution paradigmatique, les conditions historiques de ces tournants peuvent néanmoins être mises en évidence.

L’origine des ruptures en matière de politique sociale

5Le tournant « néolibéral » qui donne progressivement une hégémonie à la Banque mondiale dans la définition des politiques sociales à l’échelle internationale relève de deux facteurs. Le premier facteur est lié entièrement à la crise de légitimité des États-providence développés, confrontés à la récession économique, à la montée du chômage et de l’exclusion. Le second facteur est la crise du modèle de développement étatique-industrialiste-développementaliste en Amérique latine, qui justifie l’intervention, économique puis sociale, de la Banque. Un peu plus tard, l’effondrement du « bloc socialiste » offrira à la Banque un terrain exceptionnel d’expérimentation dans la période de la transition vers l’économie de marché.

6La première condition majeure, rendant possible le développement et la domination des nouveaux discours, est incontestablement liée à la crise du modèle économique keynésien de la fin des années soixante-dix. Dès les années soixante-dix et quatre-vingt, la notion de crise de l’État-providence trouve un écho international. L’expression fait référence à deux éléments : la crise financière des États-providence et la crise de légitimité, ce second terme étant celui qui compte le plus. Les propositions des experts sont clairement orientées : il convient de diminuer le poids de l’État, déréguler l’économie, supprimer les obstacles aux échanges internationaux, renforcer le sens des responsabilités sociales, réduire la place de la protection sociale (Yergin et Stanislaw, 2000 ; Spulber, 1997). De concert avec les économistes des grandes universités et des think tanks, les experts de la Banque, tout comme ceux du fmi et de l’ocde, prennent part à cette réorientation de la pensée économique.

7La seconde raison est plus factuelle. C’est la crise en Amérique latine qui propulse la Banque au premier plan de la réforme économique et sociale. La crise sévère des années quatre-vingt provoque un réexamen complet des politiques développementalistes poursuivies depuis les années soixante. Le déficit dramatique de la balance des paiements, les déficits budgétaires, les déficits des systèmes de Sécurité sociale et des taux d’inflation considérables signent la fin du modèle de développement étatique-industrialiste-développementaliste des décennies précédentes. Cette crise confère une influence considérable aux organisations prêteuses internationales telles que le fmi, la Banque mondiale, et l’Inter-American Development Bank qui, avec l’appui de certaines élites de ces pays (Centeno et Silva, 1998), imposent tout d’abord un programme économique d’ajustements structurels dans la droite ligne de la nouvelle argumentation économique : des mesures d’austérité extrêmement sévères, une réorientation de la production vers l’exportation et un programme de dérégulation et de privatisation des activités étatiques et de coupes dans les budgets sociaux. Ces politiques ont pour effets immédiats la destruction d’emplois, l’augmentation du chômage, la baisse du niveau de vie, l’accroissement des inégalités sociales et le développement de l’exclusion et de la pauvreté à grande échelle.

8Ce sont les conséquences sociales des politiques d’ajustement qu’elle a impulsées qui vont obliger la Banque à s’intéresser à un domaine dont elle était jusqu’àlors absente : la protection sociale et plus particulièrement le domaine des pensions.

9Si, dans un premier temps, les recommandations sont essentiellement d’ordre macro-économique, dès la fin des années quatre-vingt, le domaine de la protection sociale devient un des domaines privilégiés d’intervention de la Banque.

10Profitant de son rôle de prêteur international, la Banque mondiale devient l’organisation phare en matière de politique sociale. Et, dans ce secteur comme ailleurs, les recommandations de la Banque puisent largement dans le nouveau credo néolibéral. Les politiques de protection sociale des travailleurs, défendues par l’Organisation internationale du travail, sont l’objet d’une intense campagne de délégitimation. La Banque mondiale propage mondialement un nouveau programme de politique sociale dont les points forts sont : la privatisation des régimes de pensions (le Chili devient le modèle à suivre), une moindre Sécurité sociale pour les classes moyennes et le ciblage de la protection sociale au bénéfice des plus démunis (Banque mondiale, 1994, 1996). Les pays en voie de développement et les ex-pays communistes deviennent le laboratoire d’expérimentations de réformes de la protection sociale.

11L’objectif redistributif, préconisé traditionnellement par le bit et les professionnels de la Sécurité sociale, est délaissé au profit d’une politique d’épargne individuelle accompagnée de politiques sociales ciblées sur les plus pauvres (Birdsall, Graham, Sabot, 1998).

12Aujourd’hui, et à la suite notamment des effets sociaux désastreux des crises asiatiques et latino-américaines de la fin de la décennie, mais aussi des mouvements sociaux des dernières années, le consensus de Washington tend à s’effriter. Les responsables des grandes organisations sont contraints d’admettre l’importance du cadre institutionnel, sans lequel il n’est point de marché possible. Le tout-marché n’est plus la doctrine dominante. Reste que la nouvelle doctrine n’en continue pas moins de défendre un modèle résiduel de politique sociale dont les effets stigmatisants sont connus.

Le nouveau schème des politiques sociales défendu par la Banque

13L’influence de la Banque mondiale sur la mise en œuvre de nouveaux schèmes de politiques sociales dans les pays en voie de développement s’exerce à quatre niveaux :

  • En tout premier lieu, par ses écrits, ses formations et conseils, la Banque mondiale légitime et contribue à développer un nouveau mode d’appréhension du social, dont les fondements sont largement inspirés des travaux de l’école de Chicago ;
  • En deuxième lieu, la Banque mondiale contribue de manière directe aux assauts contre l’ancien credo social et ses défenseurs (en particulier contre l’oit) ;
  • En troisième lieu, dans le contexte de plans d’ajustement, la Banque mondiale est un acteur majeur dans l’invention et la mise en œuvre des nouveaux programmes d’action sociale, en Amérique latine aussi bien qu’en Europe centrale et orientale et sur les autres continents ;
  • Enfin, en conditionnant son aide financière à l’acceptation des programmes présentés par les pays demandeurs, la Banque peut exercer une influence démesurée.
Faute de pouvoir examiner dans le détail l’ensemble des recommandations de politiques sociales qu’elle préconise, nous choisissons de privilégier un domaine d’intervention parmi les plus représentatifs des politiques de protection sociale modernes : le secteur des pensions, qui est aussi un domaine privilégié d’intervention de la Banque.

La Banque et les pensions

14La Banque mondiale entre en force dans le débat avec la publication en 1994 du rapport « Éviter la crise du vieillissement. De nouvelles politiques pour protéger les personnes âgées et promouvoir la croissance ». Ce rapport constitue tout à la fois une condamnation sans équivoque des régimes publics de pensions et la promotion d’une nouvelle orthodoxie, passant par la substitution de plans capitalisés à cotisation définie, en lieu et place de régimes publics collectifs par répartition à prestations définies.

15Tandis que l’expertise en matière de pensions forme la substance de la mission du bit et de l’aiss[3], l’intérêt de la Banque mondiale dérive de sa fonction de banque de développement. En cette qualité, elle est intéressée à la stabilité économique, aux mesures qui favorisent l’émergence de marchés de capitaux, mais aussi aux effets des régimes de pensions sur les comportements économiques et démographiques. L’implication de la Banque dans la réforme des régimes possède donc sa légitimité. En revanche, l’intervention active de la Banque dans le débat public, ses tentatives multiples, tout au long des années quatre-vingt-dix, de délégitimer les positions défendues par l’oit et l’aiss sont, pour le moins, contestables. S’il s’était agi de pointer du doigt les défaillances incontestables des politiques défendues par les deux autres organisations, le positionnement aurait été compréhensible, mais tout laisse à penser que l’argumentation de la Banque est bien moins solide que l’on a bien voulu le faire croire (Beattie et McGillivray, 1995 ; Stiglitz, 1999 ; Gillion, 2000). En définitive, la critique acerbe de la Banque vis-à-vis des système publics de pensions par capitalisation n’a de pertinence que pour autant que l’on adhère à son paradigme d’inspiration, qui renvoie très clairement à la théorie de l’école de Chicago. Dès que l’on s’en écarte tant soit peu, une part des critiques s’estompe, d’autres deviennent beaucoup plus mesurées. Les conflits de paradigmes occasionnent parfois des controverses insolubles (Rein et Schön, 1994). Contrainte d’agir, la Banque doit en arriver à des positions beaucoup plus pragmatiques.

16Dans ses publications des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, et encore tout récemment, la Banque défend une position extrêmement précise, prenant le contre-pied complet de celle traditionnellement défendue par les spécialistes de Sécurité sociale. Le message est clair : il faut abandonner les régimes de pensions par répartition à prestations définies (pay-as-you-go – defined benefits : payg-db) et passer à des régimes totalement capitalisés, gérés par le secteur privé et à cotisation définie (privately managed, fully funded, defined contribution : ff-dc).

17La Banque mondiale justifie cette évolution par la volonté de mettre fin aux dysfonctionnements inhérents aux premiers [4]. L’analyse des systèmes publics repose sur neufs éléments constituant le cœur de sa critique, et qui motivent selon elle un changement de paradigme :

  • Ils imposent des contributions sociales élevées qui produisent des effets négatifs sur l’emploi ;
  • Ils induisent une évasion vers les secteurs informels pour éviter de verser les contributions ;
  • Ils contribuent à favoriser le développement des préretraites, donc à péjorer le ratio de dépendance ;
  • Ils contribuent à la baisse de l’épargne nationale. Estelle James (1998, p. 255) admet néanmoins que la vérification empirique manque ;
  • Ils empêchent ou limitent le développement des marchés financiers ;
  • Ils produisent des taux de rendement faibles ;
  • Ils provoquent des effets de substitution : en cas de déficits des régimes de pensions, les États doivent financer la dette au détriment d’investissements plus rentables ; dans le cas inverse, les gouvernements utilisent les surplus à leur guise ;
  • Les régimes publics ont souvent des effets régressifs, en dépit d’un effet redistributif apparent, (Banque mondiale, 1994, p. 131, 133-134) ;
  • Les premières cohortes, ayant bénéficié des régimes publics, sont avantagées par rapport aux cohortes ultérieures.
En outre, la Banque mondiale estime que les gouvernements utilisent inéluctablement les régimes publics de pensions à des fins politiques, promettant des pensions élevées pour des raisons purement électoralistes, mais n’hésitant pas à les réduire lorsqu’ils sont dans l’impossibilité de tenir leurs promesses. Ils utilisent l’opacité du système par répartition pour privilégier les groupes supports (leurs constituencies : armée, fonctionnaires, employés du secteur public ou du secteur d’État).

18L’envers de la remise en cause radicale des systèmes publics (payg-db) est la recommandation d’un passage rapide à un système par capitalisation individualisée (ff-dc). La méfiance vis-à-vis de l’action de l’État (théorie des governments failures, directement inspirée de la théorie du public choice), sous-tend l’argumentation sur les effets inéquitables et parfois régressifs des régimes de pensions, les risques de détournements des cotisations et la nécessité de passer à des régimes par capitalisation, gérés par des firmes privées (fonds spécialisés, compagnies d’assurances ou autres institutions financières).

19Au nom de l’impératif de la stabilité macro-économique, de la nécessité de développer les marchés de capitaux et de maîtriser les évolutions démographiques, la Banque préconise le passage à des comptes individualisés par capitalisation à cotisation définie. Le modèle chilien mis en place sous le gouvernement Pinochet (sur les conseils des Chicago boys) devient le modèle de référence. Il repose sur le principe de la cotisation individuelle (l’entreprise ne cotise plus), de la capitalisation intégrale et de la gestion par des institutions privées en concurrence. Ainsi, lors de la transition vers l’économie de marché des anciens pays communistes, la Banque organise des missions d’études au Chili (et en Argentine), au profit des politiciens, hauts fonctionnaires, syndicalistes, journalistes des pays d’Europe centrale et orientale.

20De manière systômatique, le modèle suisse, qui maintient la contribution des employeurs au second pilier et la participation des partenaires sociaux à la gestion des fonds, ne fait l’objet d’aucune publicité. Pour la Banque, le meilleur tournant est le tournant le plus radical.

21Il est vrai que la Banque recommande également de créer un premier pilier par répartition de manière à préserver un minimum de protection sociale pour les plus pauvres. Dans tous les cas de figures, la Banque recommande de fixer le niveau du premier pilier à un bas niveau pour faciliter l’attrait du second pilier.

22Ces recommandations ne sont pas restées sans effet. Après le Chili, l’Argentine, la Bolivie, la Colombie, le Mexique, l’Uruguay, le Pérou, le Salvador, la Pologne, la Hongrie, le Kazakhstan, la Lettonie se sont engagés de manière plus ou moins radicale dans la voie chilienne.

23À l’issue de cette présentation, trois questions demeurent posées :

  1. Sur le plan théorique : les recommandations de la Banque sont-elles judicieuses et son analyse de la supériorité des avantages des régimes privés à cotisation définie sur les régimes publics par répartition est-elle fondée ?
  2. Sur le plan pratique : quelles ont été les conséquences des recommandations de la Banque ?
  3. Enfin, quelle est la position actuelle de la Banque en matière de pensions, s’oriente-t-on vers un nouvel agenda, plus sensible aux préoccupations sociales ?

Les solutions de la Banque mondiale sont-elles fondées ?

24Disons-le d’emblée : une partie du diagnostic de la Banque est indéniablement, et malheureusement, pertinente ; tout particulièrement celle concernant les distorsions sous l’angle de l’équité (James, 1998, p. 256-259), qui sont particulièrement préoccupantes si l’on considère que l’objectif de justice sociale est essentiel pour l’État social [5]. Ceci est non seulement vrai pour les pays en développement, mais aussi pour les pays développés. La question majeure demeure : évaluer précisément si ces échecs résultent inéluctablement, comme l’affirme la Banque, de la structure institutionnelle choisie (publique, obligatoire, par répartition, à cotisation définie) ; et si la solution préconisée (privée, par capitalisation, à cotisation définie) est vraiment adaptée.

25En ce qui concerne le premier point, vingt ans après les premières mesures de restructuration forcée des régimes de protection sociale en Amérique latine, on peut sans doute commencer à porter un jugement un peu plus neutre sur la nécessité des réformes, la manière dont elles ont été conduites et les autres stratégies possibles.

26Dans le débat international, la critique des politiques d’ajustement a été menée avec une grande vigueur et nous n’en contestons pas les conclusions essentielles : ces politiques ont été extraordinairement violentes, menant des fractions entières de populations concernées à la pauvreté et à l’angoisse du lendemain ; en outre, elles n’ont pas tenu leurs promesses. En revanche, la défense du bilan des régimes de Sécurité sociale en Amérique latine est intenable. La réforme était devenue de l’ordre de l’urgence.

27Dès l’origine, la possibilité de mener une politique sociale cohérente en Amérique latine a été minée par les contradictions entre des systèmes sociaux de répartition des richesses parmi les plus inégalitaires au monde, une démocratisation inachevée ou pervertie, la faible intégration des travailleurs sur le marché du travail formel et la tentative de mettre en œuvre des systèmes de Sécurité sociale, qui implique fondamentalement un certain penchant pour la solidarité.

28De ce point de vue, les pays d’Amérique latine accentuent les tendances inhérentes aux systèmes corporatistes-conservateurs d’État-providence, soit comme l’a montré Esping-Andersen (1999) la tendance à privilégier la solidarité à l’intérieur du groupe professionnel sur la solidarité générale. En outre, la structure sociale et économique contribue encore à pervertir le principe de solidarité nationale. En d’autre termes, l’héritage institué pèse très lourdement et bloque les possibilités de réformes internes.

29Dans nombre de pays, notamment ceux qui ont joué un rôle pionnier dans la mise en œuvre de la Sécurité sociale [6], la création des assurances sociales a assuré le lien politique entre des leaders populistes et la classe salariée urbaine, entraînant une dérive clientéliste de l’idéal social (Mesa-Lago, 1978). Dans ce jeu de nature corporatiste, les différentes catégories professionnelles ont négocié leur soutien politique au régime en échange de bénéfices spécifiques. La Sécurité sociale s’est donc développée selon un processus de segmentation corporatiste inégalitaire, au sein duquel les groupes disposant des plus fortes ressources se sont vu octroyer des bénéfices disproportionnés par rapport à leur contribution. Ce sont tout d’abord les militaires, puis les fonctionnaires, puis les salariés qualifiés du secteur public, enfin les travailleurs du secteur industriel qui bénéficient les premiers de systèmes d’assurances sociales demeurant séparés en autant de régimes distincts. Par ailleurs, nombre de gouvernements se sont dispensés du principe de bonne gestion financière des régimes, n’hésitant pas à puiser dans les réserves pour mener des politiques sans rapport avec la Sécurité sociale. Dans le même temps, les systèmes de Sécurité sociale ne couvrent qu’une part restreinte de la population. Personnes âgées, malades, femmes sans travail sont très mal protégés et les plus démunis, c’est-à-dire essentiellement ceux qui ne trouvent pas de travail au sein du secteur formel, se retrouvent sans la moindre protection sociale.

30L’autre conséquence du système d’échange politique entre les politiciens populistes et les organisations syndicalo-corporatistes est de bloquer toute possibilité de réforme. Les dirigeants sont dans l’impossibilité de toucher aux intérêts enracinés dans la structure productive fondée sur le protectionnisme d’État. Le jeu pervers de mobilisations syndicales et de concessions politiques, inhérent aux régimes populistes, permet sans aucun doute une amélioration du statut salarial, mais en aucun cas de répondre au besoin d’équité générale, pas plus d’ailleurs qu’à la solidification des régimes de Sécurité sociale.

31De ce point de vue, la nécessité de réformer les régimes de Sécurité sociale en Amérique latine, et tout particulièrement les régimes de pensions, est une impérieuse nécessité. La question qui reste posée est celle de la valeur de recommandations fondées sur la condamnation sans appel des régimes publics et la défense de systèmes privés et individualisés.

32L’évaluation des réformes préconisées peut et doit se faire à deux niveaux : d’une part au niveau théorique, d’autre part au niveau pratique.

33Au niveau théorique, le débat fait clairement apparaître deux camps. La majorité des économistes libéraux, on ne s’en étonnera pas, défend cette stratégie. Inversement, la majorité des experts en Sécurité sociale et des actuaires conteste fortement, et le constat de la Banque, et les stratégies proposées.

34Dans un article retentissant, publié en 1995, Roger Beattie et Warren Mc Gillivray [7] affirment que la stratégie recommandée par la Banque est extrêmement risquée et donc inacceptable. De manière plus détaillée, ils tendent à démontrer que :

  • Le degré de risque devant être supporté par l’individu est incomparablement plus grand que dans un régime public, du fait que des prestations déterminées produisent des prestations incertaines. Le risque est beaucoup plus élevé pour les travailleurs à bas salaire ;
  • Un système par capitalisation ne résout pas la question de la transition démographique ;
  • La gestion privée, ne garantissant pas l’efficience, risque de conduire à une corruption accrue et implique donc un accroissement du rôle régulateur de l’État ;
  • Sur le plan technique, la transition pose le difficile problème de devoir financer tout à la fois les nouveaux fonds d’épargne personnels et les pensions des retraités ; il n’existe aucune solution aboutissant à un règlement réellement satisfaisant de ce problème ;
  • Le financement fiscal du premier pilier est susceptible de renforcer les risques politiques de remise en cause des droits sociaux.
Les auteurs concluent qu’« il n’est pas du tout certain que les propositions contenues dans le rapport en matière de pensions déboucheront sur des prestations adéquates et acceptables, ni qu’elles seront viables des points de vue technique et administratif. Une approche plus efficace et moins perturbatrice […] consisterait à concentrer les efforts sur des mesures propres à rectifier les défauts de conception et les injustices des régimes en vigueur » (1995, p. 24).

35Au-delà de l’évaluation des risques contenus dans les réformes préconisées, il est indispensable de s’intéresser à la validité des hypothèses théoriques qui sous-tendent les propositions avancées par la Banque.

36Depuis vingt ans, les rapports sur la crise du vieillissement et les réformes des régimes de pensions n’ont pas manqué et la publication du rapport de la Banque mondiale a relancé l’intérêt pour ces problèmes et un renouvellement des analyses.

37Le moins que l’on puisse dire est qu’un accord est loin de se conclure sur les analyses avancées dans le rapport de 1994 et les rapports ultérieurs. La critique la plus inattendue [8], et l’une des plus sévères, émane de Joseph Stiglitz [9] (associé à Peter Orszag), économiste en chef et numéro deux de la Banque, dans « Repenser la réforme des pensions : dix mythes concernant les régimes de sécurité ». L’étude est basée sur le principe : « La nécessité de réformes sérieuses ne nous dit rien sur les réformes spécifiques qu’il faut entreprendre dans des pays spécifiques. Et, malheureusement, les évaluations des réformes possibles ont été obscurcies par une série de mythes qui ont dominé les débats publics et fait dérailler les processus de prise de décision rationnels. » Sont désignées comme autant de mythes les idées suivantes : 1) les comptes de pensions individuels augmentent nécessairement le taux d’épargne ; 2) les rendements des comptes individualisés sont nécessairement plus élevés ; 3) les rendements déclinants des régimes par répartition sont le signe d’un défaut interne ; 4) le fait d’investir dans des actions plutôt que dans des obligations d’État n’a pas d’effets macro-économiques ; 5) les comptes individuels provoquent plus d’incitation au travail ; 6) les régimes à prestations définies fournissent plus d’incitations à se retirer jeune du marché du travail que les régimes à cotisation définie ; 7) la concurrence entre fonds de pensions conduit nécessairement à réduire les frais d’administration et de gestion ; 8) le fait que les gouvernements sont souvent corrompus et inefficaces justifie le passage à des régimes privés de pensions ; 9) la pression des gouvernements pour venir à la rescousse de régimes en faillite est plus forte dans les régimes publics, et enfin 10) les régimes publics sont toujours mal gérés.

38Par ailleurs, Stiglitz et Orszag réitèrent un constat souvent établi par les experts du bit et de l’aiss, soulignant la tendance du célèbre rapport de 1994 à inférer des chaînes causales erronées conduisant à des propositions non logiques : par exemple, celle qui consiste à déduire de dysfonctionnements réels apparaissant dans les systèmes publics par répartition que ces défauts dérivent logiquement de la structure de ces systèmes, d’où la nécessité de passer à des régimes différents. En réalité, des dysfonctionnements similaires peuvent apparaître dans les systèmes privés par capitalisation ; et il peut donc être plus efficient, pour la résolution de problèmes de ce type, de faire évoluer les systèmes publics, plutôt que de s’engager dans des réformes coûteuses et risquées. Si l’on prend la peine d’évaluer les coûts sociaux des réformes si longtemps préconisées par les experts de la Banque en se fondant sur des hypothèses aussi peu fiables, l’on peut aussi considérer que c’est peut-être trop tard. À l’issue de cette critique dévastatrice, il ne reste donc plus grand-chose du travail accompli par les experts de la Banque en matière de pensions. En définitive, la conclusion des auteurs selon laquelle « l’approche optimale est susceptible de varier d’un pays à l’autre, en fonction des attitudes vis-à-vis du partage des risques, tout autant que de la redistribution inter-générationnelle, et aussi d’autres facteurs » est sans doute la meilleure que l’on puisse adopter, dès lors que l’on abandonne le terreau idéaliste des hypothèses de l’économie néo-néolibérale [10].

39Soulignons que ces critiques ne sont en aucun cas nouvelles et qu’on les lit depuis longtemps sous la plume de nombreux experts, notamment ceux du bit et de l’aiss. Il est permis de se demander si les critiques de Stiglitz et Orszag ont, ou vont avoir, une véritable influence sur la pratique de la Banque, si elles induisent, tant soit peu, une modification des approches de la Banque et ouvrent, comme le déclare Joseph Stiglitz, une ère « post-Washington consensus ».

40Nombre de spécialistes ont mis en évidence les effets sociaux souvent dramatiques des réformes introduites en Amérique latine et en Europe centrale et orientale, à la suite des recommandations des experts de la Banque. Ces derniers ont beau jeu de répliquer qu’ils ne sont pas responsables du détail des réformes entreprises par les gouvernements. Certes, il est difficile d’assumer que les politiques d’ajustement sont en elles-mêmes responsables de la situation sociale dramatique dans laquelle a plongé l’Amérique latine au cours de ces deux dernières décennies, tout comme il est malaisé de démontrer scientifiquement que les recommandations de la Banque (et du fmi) sont, à elles seules, responsables des crises monétaires asiatiques, brésiliennes ou russes qui ont plongé des millions de personnes dans la pauvreté. Néanmoins, de nombreux économistes et non des moindres, tels Joseph Stiglitz et Jeffrey Sachs, déclarent que l’adoption de ces politiques imposées pour l’obtention des prêts, notamment celle des politiques de rigueur budgétaire privilégiant de manière absolue la lutte contre l’inflation et la dette publique, a, dans ces contextes particuliers, accentué la crise plutôt que contribué à la résoudre.

41En matière de pensions, il n’est pas certain que la banque pourra s’exempter facilement de ses responsabilités. En effet, le rapport de 1994 contient des recommandations qui, prises à la lettre par certains gouvernements d’Amérique latine et des pays en transition, ont conduit à une chute brutale du niveau de vie des pensionnés, conduisant des millions d’entre eux en dessous du seuil de pauvreté.

42Ces recommandations concernent les meilleures mesures à adopter pour assurer de manière convenable le passage de régimes par répartition à des régimes par capitalisation. En effet, cette transition pose un problème particulièrement difficile à résoudre : comment financer le nouveau système tout en continuant à assurer le financement des pensions des retraités actuels (problème dit de « la double cotisation »). La solution préconisée par la Banque consiste à réduire les prestations dues sous l’ancien système ou à ne prendre en compte que partiellement les droits acquis (Banque mondiale, 1994, p. 263-270) [11] :

43

« Une recommandation forte de ce rapport est que les anciens régimes publics doivent être réformés juste avant la transition vers un nouveau régime ou bien simultanément. La réforme des régimes publics est importante parce qu’elle conduit à améliorer l’efficacité économique et l’équité. Elle a aussi pour effet de redéfinir les droits que les travailleurs et les pensionnés peuvent faire valoir et par conséquent de réduire le niveau des taxes ou des emprunts que le gouvernement devrait effectuer pour financer la dette de Sécurité sociale. En définitive, elle augmente les incitations des travailleurs à passer d’un système à l’autre ».
(Banque mondiale, p. 264)

44

« Le régime public de pension doit être réformé. Il faut instituer un nouveau taux de pension (nb : par rapport au salaire) qui soit plus réaliste. Ce taux modeste doit être indexé sur l’inflation […] une campagne d’information publique extensive doit être menée afin que les attentes deviennent plus réalistes et que soit pris en considération le fait que les anciennes promesses sont mauvaises pour l’économie et impossibles à tenir ».
(p. 265)

45

« Si le calcul de la dette implicite est trop généreux, les pensionnés et les travailleurs âgés sont absolument gagnants puisqu’ils vont continuer à percevoir des pensions que le gouvernement n’aurait vraisemblablement pas pu leur verser […] ».
(p. 271)

46

« Les versements à ces groupes ne peuvent pas être trop généreux. La réforme implique en général de réduire le niveau du nouveau premier pilier […] ceci n’est possible que si les personnes âgées sont convaincues qu’il est impossible de maintenir le niveau actuel. Pour ce faire, au Chili, les hauts fonctionnaires ont mené une campagne intensive dans les médias afin de convaincre le peuple que l’ancien système est au bord de la banqueroute […] (p. 272) […] les retraités et les travailleurs approchant de la retraite dans cette période de transition d’un régime de pension à un autre recevront une pension publique qui les maintient au-dessus du seuil de pauvreté. »

47En définitive, le discours de la Banque en 1994 est fort éloigné de la philosophie de la bonne gouvernance démocratique et civile qu’elle proclame aujourd’hui. Il s’agit d’un discours à l’intention unique des gouvernants. Les passages cités ont un côté machiavélique extrêmement choquant.

48Cette attitude cynique, fondée sur l’adage selon lequel « la fin justifie les moyens », et sur le prétexte que c’est le prix de transition à payer, est largement responsable de l’hostilité populaire à l’égard des réformes préconisées par la Banque. Partout où elle a été appliquée, le prix humain et social de cette seule recommandation a été énorme. En Amérique latine, tout comme en Europe centrale et orientale (Ferge, 2000), des millions de pensionnés sont réduits à la misère, quand bien même ils auraient cotisé une vie entière [12].

49Dans une analyse de la politique de réforme des pensions impulsée en Hongrie sous l’égide de la Banque mondiale, les experts hongrois indépendants [13] mettent en évidence les trois étapes des recommandations de la Banque. La première période (-1992) se caractérise par des recommandations visant à réduire le coût des pensions, notamment en diminuant la dette sociale due aux pensionnés. Dans la deuxième période (1992-1994), la Banque met l’accent sur la nécessité de contenir les dépenses et d’augmenter la participation à la vie active. À partir de 1994, la Banque propose son plan de transformation radicale (les trois piliers).

50Tout en admettant que les réformes étaient nécessaires, Susza Fergé et ses collègues contestent tant les coupes budgétaires dont ont été victimes les retraités que le choix arbitraire de favoriser la mise en œuvre d’une réforme radicale dont les risques ont été insuffisamment estimés. Ils sont convaincus que si les choix ont été ceux des nouvelles élites politiques de la Hongrie, il n’en demeure pas moins que la Banque les a appuyés de tout son poids.

51Durant ces vingt dernières années, la Banque a prêté une faible attention aux conséquences sociales de ses programmes.

52La raison ne tient pas à ce que la Banque serait sourde aux préoccupations sociales, mais plus simplement à ce qu’elle intègre sa réflexion et son action au sein du paradigme libéral néoclassique renouvelé par l’école de Chicago. En d’autres termes, elle attend de la seule libération des forces du marché un épanouissement de la croissance économique profitant à tous [14].

53Le « consensus de Washington » symbolise admirablement ce point de vue.

54Les politiques d’ajustement orientées fondamentalement vers la réduction de l’inflation, la réforme de l’État (lean state), la dérégulation économique, la privatisation des entreprises et du secteur public sont annoncées comme des politiques menant directement à la croissance. Certes, leurs promoteurs admettent qu’elles peuvent produire, à court terme, des souffrances et une aggravation momentanée des niveaux de vie, mais les choses auraient été pires sans ajustement, et surtout, à moyen et à long terme, la situation des personnes en est formidablement améliorée.

Un nouveau consensus post-Washington en matière de pensions ?

55Le quatre dernières années marquent un infléchissement des discours et des politiques. D’autres considérations, comme la nécessité de mieux prendre en compte les questions de pauvreté (et d’environnement), sont désormais inscrites sur son agenda. S’oriente-t-on vers un nouveau consensus, comme l’affirment un certain nombre d’observateurs ?

56Répondre à cette question n’est pas simple. En matière de pensions apparaît de manière évidente un nouveau discours, mettant davantage l’accent sur la nécessité de concilier les objectifs de croissance économique et de protection sociale, de tenir compte des traditions historiques et des préférences des clients et de ne pas promouvoir nécessairement un passage vers des systèmes par capitalisation individuelle [15].

57En dépit d’une évolution dans le sens d’une atténuation des positions polémiques à l’encontre des autres organisations internationales, traduite par des positions moins dogmatiques et plus pragmatiques que par le passé, il existe néanmoins un paradigme théorique et pratique (politique) de la Banque qui continue à diverger fortement de celui défendu par le bit et l’aiss. Plutôt que de « nouvelle convergence » (Queiser, 2000), il est plus juste de parler de « cessez-le-feu théorique » et de « pragmatisme politique ». Ce nouveau pragmatisme reflète tout à la fois les échecs sur la Banque, l’impact des courants contestataires externes et les divergences internes à l’organisation.

Conclusion

58Les politiques sociales de la Banque mondiale ne sauraient échapper aux controverses, ce d’autant moins que sa longue prétention à pouvoir formuler des recettes de développement bonnes pour tous et valables partout a fait long feu.

59Néanmoins, il peut parfois paraître difficile de se prononcer clairement sur les politiques sociales de la Banque mondiale. La raison principale tient à ce qu’il existe manifestement des divergences de fond et de forme au sein de l’institution. Y coexistent des idéologues du marché, des pragmatiques résolus et même des défenseurs de politiques sociales dans la pure tradition européenne. Il est malaisé d’évaluer l’origine de ces divergences : type de recrutement, cultures organisationnelles et académiques, évolution des points de vue consécutive à des expériences historiques éprouvantes, conflits de pouvoir, voire tentatives de putsch théorique. Cette sociologie reste de toute évidence à faire, pour autant qu’elle soit réellement possible.

60Malgré tout, et à condition de se situer suffisamment en surplomb, il existe manifestement une évolution des positions globales de la Banque, et elles vont dans le bon sens.

61En tout premier lieu, l’idéologie de marché est moins forte que par le passé et l’institutionnalisme économique revêt un poids grandissant et salutaire. En témoignent les remises en cause des politiques purement économiques et monétaristes du fmi en Asie et en Russie. Les politiques sociales préconisées par la Banque sont moins ardemment néolibérales et plus largement sociales. En outre, la Banque est davantage à l’écoute de ses critiques et ne refuse plus de s’ouvrir à ceux qui recommandent de tenir compte des effets sociaux et des attentes sociales des populations. Il est difficile de tenir des positions dogmatiques lorsque la réalité ne se plie pas aux exigences de la théorie, lorsque les effets prévus se font attendre ou se révèlent contraires aux attentes, et lorsque la théorie, hier dominante est fortement concurrencée par d’autres théories, « plus riches » en contenu.

Sur le plan des politiques sociales, le diagnostic est difficile et le sentiment partagé

62D’une part, tout le diagnostic de la Banque n’est pas infondé. Il faut admettre qu’une partie de l’analyse, notamment celle qui porte sur les dérives clientélistes-corporatistes de certains régimes de Sécurité sociale, est loin d’être dépourvue de fondement, non seulement dans les pays en développement d’Amérique latine, mais aussi dans les pays européens du Sud et sans doute aussi, de manière plus souterraine, dans les pays d’Europe continentale [16]. L’accent mis sur les pensions et le défi démographique est bienvenu, même s’il n’est pas en lui-même novateur et si les solutions préconisées pour y faire face sont particulièrement contestables. La mise en évidence des limites du modèle de Sécurité sociale, préconisé par le bit et l’aiss, et notamment sa difficulté à intégrer la partie de la force de travail extérieure au secteur formel bit et la difficulté de sa représentation par les syndicats, est partiellement justifiée.

63Lorsque l’on aborde les recommandations, l’analyse est plus divisée. En recommandant avec force la privatisation des régimes de Sécurité sociale et la diminution de la dette sociale, la Banque a poussé les pays en développement à adopter une stratégie risquée, dont nous ne connaîtrons les effets que (trop) tardivement. Fort heureusement, il semble qu’elle ait adopté aujourd’hui une position beaucoup plus nuancée. Il n’en demeure pas moins que nombre de pays en développement se sont engagés dans la voie radicale préconisée par la Banque (Williamson et Pampel, 1998). La question principale qui demeure posée est la suivante : comment vont se comporter les régimes purement privés – où tous les risques sont supportés par les individus – en période de retournement de la croissance ? Seront-ils à même de garantir une protection vieillesse aux groupes à faible revenus et aux classes moyennes ? Au rythme actuel de ralentissement de la croissance mondiale, nous ne tarderons pas à être fixés.

64En définitive, la scène internationale est devenue un champ de controverses sur l’avenir des États-providence, sur la place respective devant être occupée par l’État, le marché, les associations et les firmes privées dans le domaine social, et plus généralement sur les meilleurs moyens susceptibles de stabiliser le système de marché mondial. La lutte symbolique entre organisations internationales, États, firmes, groupes d’acteurs peut justifier des analyses et des propositions concurrentes quant à la place des politiques sociales et le type de politiques à privilégier. La globalisation est plus forte que jamais. Sans doute, une partie des controverses est-elle impossible à trancher totalement ; dans ces conditions, une position pragmatique et incrémentale, à l’écoute de la critique, ouverte aux évaluations, nous semble la seule raisonnablement crédible. La Banque mondiale s’engage-t-elle dans cette voie ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer.

Bibliographie

Références

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Notes

  • [1]
    « État et politiques sociales ; contribution à une théorie néo-institutionnaliste », Sociologie du travail, n° 3, 1990, p. 27-51 ; « Les politiques publiques entre paradigmes et controverses », dans cresal (dir. publ.), Les Raisons de l’action publique, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 87-100 ; L’État-providence, Paris, puf, 1997 ; « Implementing major reforms of the Welfare State : France and Switzerland compared », dans S. Kuhnle (ed.) Survival of the European Welfare State, London, Routledge, p. 128-145.
  • [2]
    Nous avons analysé ces moments dans F.-X. Merrien, « Nouveau régime économique international et devenir des États-providence », dans P. de Senarclens (dir. publ.), Maîtriser la mondialisation, Paris, Presses de Sciences po, 2000, p. 77-113.
  • [3]
    Association internationale de Sécurité Sociale, Genève.
  • [4]
    Dans une littérature considérable, cf. par exemple l’excellent plaidoyer d’E. James, « Pension reform : an efficiency-equity trade-off », dans N. Birdsall, C. Graham, R. Sabot (dir. publ.), Beyond Trade Offs. Market Reform and Equitable Growth in Latin America, Washington dc, iadb/Brooking Institution Press, 1998, p. 253-271.
  • [5]
    Par exemple, le traitement privilégié accordé à certains groupes sociaux, mais aussi l’expédient qui consiste à ne pas indexer les pensions sur l’inflation, afin de réduire le montant de celle-ci, ce qui constitue indéniablement une mise en cause particulièrement hypocrite du contrat social.
  • [6]
    Les pays d’Amérique latine n’ont pas été en retard dans la mise en œuvre du modèle d’assurance sociale. Si on prend en considération l’édification des premières lois significatives, nombre d’entre eux, et particulièrement le Chili, l’Argentine, l’Uruguay, le Costa Rica et, à un degré moindre, le Brésil, puis le Mexique, ont été parmi les premiers à se lancer dans cette voie, avant même les États-Unis, la Suisse, le Canada ou l’Espagne. Cette chronologie tend à montrer que les facteurs externes (degré d’industrialisation et d’urbanisation) ne sont pas toujours les facteurs essentiels de développement des États-providence.
  • [7]
    Respectivement du bit et de l’aiss.
  • [8]
    Participant à cette conférence, je peux témoigner qu’elle a provoqué un certain choc chez ceux qui n’étaient pas avertis à l’avance.
  • [9]
    À l’époque économiste en chef de la Banque. Il démissionne quelques mois plus tard.
  • [10]
    L’histoire narrée par Michael Dobbs et Paul Blustein dans l’International Herald Tribune (iht) du 13 septembre 1999 semble assez révélatrice de l’influence réelle (et néfaste) des idéologies : « It was the autumn of 1996, Boris Yeltsin had just trounced the Communists in a landmark presidential election, and the us ambassador to Russia was in an ebullient mood.ss After three and a half turbulent years, Thomas Pickering was going home. But before he left, he wanted to share his vision of Russia’s future with us businessmen lining up to invest billions of dollars in what was already being called the “Wild, Wild East”. “Within three years”, the ambassador said, Americans could travel to towns like Sochi and Samara as easily “as they now travel to Chicago and Cleveland”. They would be able to stay in “more than three-star hotels” and rent American cars. The “fabulous Russian Far East” would be as economically vibrant as the rest of the Pacific Rim, including Singapore, Japan and the Silicon Valley in California. Russian tax laws and accounting standards would “approach Western norms”. Overall, doing business in Russia would become “more structured, more predictible and less risky”. A highly respected diplomat who continues to shape us-Russia policy as undersecretary of state for political affairs, the State Department’s No. 3 position, Mr. Pickering concluded his predictions by forecasting that Russia would be “one of America’s top trading partners” by the autumn of 1999. Three years after the ambassador’s farewell address to the American Chamber of Commerce in Moscow, Russia ranks 30th in the list of us trading partners, between Colombia and the Dominican Republic. Hertz and Avis have yet to penetrate the practically non-existent car-rental market in the Russian provinces. Russia’s gross national product has plummeted by nearly 50 percent over the past decade. More than 60 million Russians – nearly half the population – live below even the low official poverty line… In recent months, what used to be known as the “Washington consensus” on how to deal with Russia has fallen apart. The World Bank, in particular, has emerged as a hotbed of dissent on Russia policy, with its chief economist suggesting that the early emphasis should have been placed on building institutions – a working court system, for example – rather than the traditional set of monetary guidelines favoured by the International Monetary Fund. »
  • [11]
    Dans le même temps, la Banque dénonce les gouvernements qui n’ont pas été capables de respecter leurs promesses d’avoir mis à mal les droits de propriété des pensionnés et assurent que le ff-dc est le seul moyen de les respecter.
  • [12]
    Ainsi, en Argentine, 32 retraités se donnent la mort dans les deux mois qui suivent la décision de Menem (sur les recommandations de la Banque) de réduire les pensions à 150 dollars par mois (Paul, 1995, p. 697).
  • [13]
    Experts hongrois, sous la direction de la spécialiste des politiques sociale S. Ferge, participant à l’initiative sapri (Structural Adjustment Participatory Review Initiative) lancée par Stiglitz à la demande des organisations civiques.
  • [14]
    « The Western economics profession was at the time, and largely remains, committed to its own version of the romantic fallacy, which is at least five centuries old and concerns the “natural” perfection of Man, whom society allegedly corrupts. They believed that humans are natural capitalists. By destroying socialist obstacles to capitalism in Eastern Europe and the former Soviet Union as rapidly as possible, they believed that people would spontaneously respond by creating capitalist prosperity. Alan Greenspan himself has admitted that he (or “we”, as he says) assumed that communism’s collapse “would automatically establish a free market entrepreneurial system”. He assumed that capitalism was “human nature”. It turned out, he says, to be “not nature at all, but culture”. Culture is not the economists’ department. What was created was a disaster, the equivalent for that region of the Great Depression. »
    W. Pfaff, « Good economics, maybe, but villainous policy for real people », International Herald Tribune, August 26, 1999.
  • [15]
    « La Banque a adopté différentes approches en matière de réforme. En Lituanie, par exemple, elle a aidé le gouvernement à formuler et à mettre en place un régime relativement modeste, financé par répartition et basé sur la redistribution ; elle continue en outre de travailler à l’instauration de régimes supplémentaires volontaires […] Une voie similaire est préconisée pour le vieux régime financé par la répartition de la Bulgarie, le jeune régime de la République de Corée et le très récent régime de la Thaïlande. En Lettonie, la réforme passe par des comptes fictifs financés par répartition […] Au Kazakhstan, la réforme a remplacé le régime financé par répartition par un régime financé par capitalisation. Une approche similaire est prônée en Bolivie, au Pérou et au Mexique, alors que les projets de réforme, en Argentine et au Costa Rica, sont axés sur une approche à deux piliers. » Robert Holzmann, 2000, 1, p. 30.
  • [16]
    Même en France, l’impossibilité historique (1945-1947) d’imposer un régime unique de Sécurité sociale et le maintien de régimes séparés jouent indéniablement contre la solidarité nationale, nous n’en tirons bien évidemment pas la conclusion qu’il est nécessaire de privatiser la Sécurité sociale française.
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