Notes
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[1]
L’argument classique en faveur des subventions de compensation remonte à Buchanan (1950). On le trouvera développé chez Boadway et Flatters (1982). La question de la complémentarité de la décentralisation et de la compensation est examinée par Boadway (1996).
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[2]
Sen (1985) est un des principaux tenants de ce point de vue.
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[3]
L’expression est de Buchanan (1950).
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[4]
Pour un avis contraire, voir Usher (1995).
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[5]
Pour une analyse économique récente de ce point de vue, voir Persson et Tabellini (1996).
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[6]
On trouve une exception à cette règle en Allemagne, où les Länder riches versent des fonds de compensation aux plus pauvres. Mais ce système a eu du mal à se maintenir avec la réunification. Il a fallu remplacer le système horizontal de compensation par des transferts financés par le gouvernement fédéral.
Introduction
1Toutes les sociétés partagent plus ou moins leur richesse entre leurs citoyens. Comme on peut s’y attendre, cela se fait en grande partie par des politiques de redistribution interpersonnelle – qui consistent à redistribuer directement entre les particuliers – telles que le système graduel de transfert fiscal, les programmes d’assurance sociale et la prestation de grands services publics comme l’éducation, les soins de santé et l’action sociale. Il ne semble pas que le souci de venir en aide aux plus défavorisés de la société ait diminué, même si la nécessité d’économiser sur les dépenses publiques, conjuguée à une meilleure connaissance de la politique économique, a eu un effet sur la façon de concevoir l’action. On a amélioré la rentabilité des politiques de redistribution en passant de programmes très généraux à des programmes plus sélectifs ou mieux ciblés et en incorporant des éléments comme la redevance pour l’utilisation d’un service ou les impératifs en matière de travail, conçus pour réduire les gaspillages dans les programmes sociaux. Dans de nombreuses fédérations, certains des programmes de redistribution les plus importants sont mis en œuvre par des juridictions de niveau inférieur, que nous appellerons collectivités régionales, soit de façon indépendante, soit conjointement avec des organismes centraux. On citera par exemple les transferts opérés au bénéfice des pauvres par le biais de programmes d’aide sociale, d’éducation et de soins de santé.
2Malgré le vaste réseau de programmes sociaux que les pouvoirs publics mettent en œuvre à tous les niveaux, les gouvernements centraux des fédérations assurent aussi la redistribution de montants importants entre les juridictions régionales. Dans la présente étude, on se demandera pourquoi il doit en être ainsi. Si l’on considère que le souci permanent de redistribuer les biens entre les individus qui constituent une société va de soi, pourquoi ne pas s’en remettre à des mécanismes de redistribution interpersonnels convenablement répartis entre les niveaux d’administration pour réaliser l’objectif de partage propre à la société ? Pourquoi faut-il surajouter à cela une redistribution intergouvernementale ? Il y a longtemps que les ouvrages consacrés au fédéralisme fiscal s’en préoccupent [1]. En termes simples, les transferts redistributifs du gouvernement central vers les régions sont un complément indispensable de la décentralisation des responsabilités fiscales. Plus une fédération est décentralisée, plus les transferts entre le centre et les régions ont un rôle dans la redistribution.
3En même temps, le soutien du public à la redistribution peut lui-même être influencé par le niveau de décentralisation. La décentralisation peut susciter un sentiment renforcé d’appartenance à la localité où l’on se trouve, ce qui accroît le désir de partager avec les personnes appartenant à cette communauté aux dépens de celles qui se trouvent dans d’autres régions du pays. De plus, la décentralisation risque elle-même de rendre plus pesants les coûts de la redistribution tels qu’ils sont perçus, à mesure que la rivalité entre les juridictions entraîne une « course vers le bas ». Cet effet défavorable sur la capacité et le désir de partager la richesse de la nation entre personnes appartenant à des régions différentes peut être considéré comme un coût éventuel de la décentralisation, que l’on opposera à ses nombreux avantages.
4Pour ne pas laisser les problèmes hors de leur contexte, il est utile de commencer par un bref rappel des diverses formes que le partage entre les régions peut prendre dans un système fédéral.
Caractéristiques des régimes de répartition fiscale
5Le partage entre les régions n’est pas propre aux seules fédérations. Dans les États unitaires, il se fait de façon quasi automatique et sans bruit. Les gouvernements des États unitaires conçoivent généralement leur système fiscal sur une base nationale, de façon que les personnes qui sont dans des situations semblables jouissent d’avantages comparables où qu’elles résident. Quant aux services publics, ils sont d’ordinaire proposés à des niveaux uniformes aux particuliers partout dans le pays. En conséquence, il y a une redistribution implicite considérable depuis les régions à revenus élevés jusqu’aux régions à revenus faibles. Pour cette même raison, à l’intérieur des régions, les personnes habitant des localités différentes bénéficient de prestations comparables, ce qui donne à penser qu’il y a peut-être une redistribution intrarégionale implicite importante. Ce qui distingue la fédération, ce n’est pas la redistribution interrégionale en tant que telle, mais le fait qu’elle est explicite. Effectivement, c’est l’analogie du partage interrégional à l’intérieur d’une fédération et du même partage à l’intérieur d’un État unitaire qui explique en partie que les formules financières de l’État unitaire servent ici de point de référence pour évaluer le partage interrégional dans une fédération.
6Les modalités de la répartition fiscale interrégionale prennent des formes différentes d’une fédération à l’autre, en particulier selon la nature et l’étendue des responsabilités fiscales qu’assument les régions. Dans certaines fédérations, les régions exercent d’importantes responsabilités en matière de dépenses mais dépendent financièrement du gouvernement central. Leur financement peut reposer sur une formule ou comporter d’importants éléments discrétionnaires. Le financement assujetti à une formule peut prévoir des dispositions en matière de partage des recettes aux termes desquelles le montant total mis à la disposition des régions représente une part des recettes prélevées à partir d’assiettes fiscales données. Il se peut aussi que le volume des subventions régionales soit déterminé indépendamment des recettes centrales, sous la forme de crédits annuels du gouvernement central ou en fonction d’une indexation sur un indicateur global tel que le pnb, la population ou le montant total des dépenses régionales. L’affectation du montant total entre les régions peut tenir compte des niveaux différents de besoins en fonction des types exacts de responsabilités en matière de dépenses confiées aux régions. L’indicateur du besoin peut être tout simplement la population, ou prendre en compte des facteurs plus précis comme la répartition de la population par classes d’âge, les caractéristiques géographiques de la région, la situation sanitaire ou le chômage.
7Les subventions aux régions peuvent aussi avoir un caractère plus discrétionnaire et être déterminées chaque année par des administrations centrales qui se prononcent sur le montant des subventions et peut-être aussi sur l’utilisation qui doit en être faite. Tant les subventions fondées sur une formule que les subventions discrétionnaires peuvent comporter des éléments de partage interrégional et, en règle générale, l’ampleur du partage interrégional est fonction de la nature des responsabilités en matière de dépenses confiées aux régions. Plus les responsabilités régionales en matière de redistribution sont importantes, plus il est probable que des éléments des besoins régionaux seront pris en compte dans le système de subventions.
8Quand d’importantes responsabilités en matière de prélèvement fiscal sont confiées aux régions, c’est un nouvel aspect du partage qui devient significatif. De manière générale, des régions différentes auront des capacités de prélèvement fiscal différentes, et ces capacités servent souvent à déterminer le montant des subventions versées aux régions. Pour mesurer la capacité contributive, on peut utiliser des indicateurs relativement élaborés comme les assiettes régionales, ou des macro-indicateurs plus approximatifs tels que le produit régional brut. Les arguments en faveur du recours à la capacité contributive et aux besoins pour fixer les subventions régionales sont examinés ci-après. Dans un cas comme dans l’autre, le gouvernement central doit garder à l’esprit les mesures d’incitation susceptibles d’être adoptées pour modifier le comportement des régions en vue de tirer profit de la formule de transfert.
9Les transferts peuvent également varier selon la latitude laissée aux régions pour l’utilisation des fonds. À une extrémité, on trouve des transferts inconditionnels que les régions sont libres d’utiliser comme elles le veulent. Mais si l’intérêt national semble être en jeu à certains niveaux ou avec certaines structures de dépenses régionales (par exemple en matière d’éducation, de santé ou d’aide sociale), le gouvernement central peut imposer aux régions divers degrés d’exigences et recourir à la carotte ou au bâton. Il peut imposer aux régions certains types de dépenses. À l’inverse, l’utilisation de fonds par les régions peut être assortie de conditions, le versement de l’intégralité des fonds étant subordonné au respect de ces conditions. Il peut aussi utiliser des combinaisons de formules pour amener les régions à consacrer suffisamment de fonds à des programmes censés avoir de l’importance en dehors de la région.
La justification économique de la répartition fiscale intergouvernementale
10Pour un économiste, les buts d’une politique économique se ramènent à deux : son efficacité et son équité, convenablement tempérées par sa faisabilité et par son acceptation politique. Selon le premier objectif, les ressources doivent être réparties de telle façon qu’aucune autre politique réalisable ne soit de nature à rendre l’ensemble de la population plus aisée, c’est-à-dire que tous les profits de la production et des échanges doivent être exploités. Les considérations d’équité préconisent de faire en sorte que, parmi toutes ces affectations efficaces, ce soient les plus justes que l’on choisisse. Les objectifs d’efficacité comme les objectifs d’équité amènent à poser des jugements de valeur. Dans le cas de l’efficacité, les économistes acceptent en général le double principe de préoccupation sociale et d’individualisme. Ils disent d’abord que les politiques doivent être jugées à la façon dont elles assurent le bien-être économique des particuliers et, deuxièmement, que ce sont les individus qui sont les meilleurs juges de leur propre bien-être. Il y a évidemment des domaines de l’action publique où ces principes ne suffisent pas et où il faut recourir à des objectifs plus généraux tels que liberté, justice, non-discrimination, etc. [2]. Cependant, aux fins du présent débat, nous nous en tiendrons à la littérature économique et nous adopterons la perspective « sociale ».
11L’équité est plus problématique dans la mesure où elle exige que l’on porte des jugements sur ce qui est juste. Traditionnellement, on distingue équité horizontale et équité verticale. La première dispose simplement que « les égaux doivent être traités de façon égale ». On est là au cœur même de la justification des systèmes de répartition fiscale. La conception de base, c’est que tous les citoyens d’une juridiction doivent avoir un « poids » égal. En tant que tel, on pourrait y voir une affirmation économique des implications de la citoyenneté. Traduire dans les faits le principe d’équité horizontale, ce n’est pas seulement accepter ce principe mais c’est aussi se montrer capable de juger à partir de quand deux personnes sont aussi aisées l’une que l’autre, ce qui n’est pas une mince affaire quand ces personnes ont des possibilités, des goûts et des besoins différents. L’équité verticale a trait à la façon appropriée de traiter les personnes à des niveaux d’aisance différents. Il s’agit de savoir quel montant des ressources limitées de la société doit être ôté aux plus riches pour être transféré aux moins riches. Cela suppose évidemment un jugement de valeur fondamental quant à la mesure dans laquelle une société doit en principe procéder à une redistribution, ainsi qu’un jugement économique sur les coûts de la redistribution.
12La question de savoir comment une société prononce collectivement ces jugements reste à trancher, mais elle n’est pas propre au seul fédéralisme fiscal. Les systèmes de répartition fiscale intergouvernementale complètent essentiellement les politiques mises en œuvre aux divers niveaux d’administration et s’appliquent tels quels, indépendamment de l’ampleur de la redistribution verticale à laquelle procèdent les pouvoirs publics. On peut y voir des politiques conçues pour faciliter la décentralisation des responsabilités fiscales en veillant à ce qu’elle produise ses avantages sans compromettre les objectifs nationaux d’efficacité et d’équité.
Les avantages de la décentralisation
13C’est pour plusieurs raisons que les économistes sont en faveur d’une décentralisation de la prise de décisions en matière fiscale. Les collectivités régionales sont probablement mieux informées des préférences et des besoins des communautés locales et peuvent adapter l’ensemble des biens communs, services publics, transferts et impôts aux besoins de leurs mandants. Décentralisée, la prise de décisions peut permettre d’économiser sur les frais de bureaucratie. Quand les niveaux administratifs sont moins nombreux, les coûts d’administration et de contrôle (dits « coûts de mandat ») sont réduits d’autant, ainsi que les risques de gaspillage pur et simple. C’est particulièrement important dans le cas de la prestation de services publics aux particuliers et sociétés : puisque cette prestation doit être confiée à des organismes publics décentralisés, il peut en aller de même du contrôle. La décentralisation peut susciter des possibilités d’innovation dans les diverses collectivités régionales, innovations qui peuvent elles-mêmes être copiées par d’autres juridictions. Les administrations locales peuvent aussi être soumises à la discipline du combat politique, qui peut les pousser à se montrer plus efficaces. De surcroît, les tentations d’avantages personnels, voire de franche corruption, peuvent être réduites à néant si les responsabilités sont confiées à des juridictions moins importantes. Selon certains, l’obligation de justifier son action augmente à mesure que les décisions sont prises plus près des populations. Les hommes politiques régionaux sont sans doute plus proches des choix des particuliers, se sentent plus responsables devant ceux-ci, et les médias locaux suivent avec plus de vigilance les décisions locales.
14Si l’on en fait la somme, ces arguments fournissent d’excellentes raisons, sur le plan de l’efficacité, pour décentraliser les décisions en matière fiscale au profit de niveaux administratifs inférieurs. Mais ils ne valent pas également pour tous les types de décisions. Ils sont très convaincants lorsqu’il s’agit de la prestation de services publics, de biens publics de nature locale et de postes de dépense qui visent des objectifs fixés en fonction de critères locaux. Ils le sont moins quand il s’agit de biens publics nationaux ou de vastes programmes de transfert. Surtout, les arguments en faveur de la décentralisation sont en général bien plus convaincants quand il est question des dépenses de biens et services que des transferts et du recouvrement de l’impôt. Une décentralisation efficace aboutirait donc probablement à une disparité fiscale verticale, les responsabilités en matière de dépenses étant davantage décentralisées que les responsabilités en matière de prélèvements fiscaux. En effet, étant donné que la décentralisation milite en elle-même pour les transferts du centre à la région, comme on le verra ci-après, il est souhaitable qu’il y ait une disparité fiscale verticale. L’importance exacte de cette disparité est cependant affaire de jugement puisque les principes fiscaux et redditionnels donnent plutôt à penser que la responsabilité politique en matière de dépenses s’accompagne de la responsabilité en matière de financement d’une bonne partie de celles-ci.
Les coûts de la décentralisation et la nécessité de transferts fiscaux
15En même temps qu’elle renforce l’efficacité et qu’elle suscite l’innovation dans la prestation de services publics, la décentralisation peut occasionner des coûts d’efficacité et d’équité, étroitement liés l’un à l’autre.
Coûts d’efficacité
16On peut distinguer trois grands types de coûts d’efficacité. Le premier est lié au fait que les programmes réalisés dans une région peuvent avoir des répercussions dans une autre, sous forme de profits ou de coûts. Des personnes éduquées ou formées dans une région peuvent passer dans une autre région pour mettre leurs compétences à profit ; des autoroutes construites par une juridiction sont utilisées par les résidents d’une autre, etc.
17Le deuxième coût d’efficacité est lié au fait que des politiques régionales peuvent affecter la répartition des ressources dans l’union économique interne (marché commun). Il se trouve en effet que les marchés nationaux du travail, des capitaux, des biens et services peuvent être faussés aux frontières régionales. La raison peut en être que des régions différentes imposent des taxes ou transferts différents sur des transactions qui ont lieu dans leur juridiction. Elles peuvent adopter des politiques actives préjudiciables à leurs voisines et chercher à attirer des facteurs de production ou des entreprises d’autres juridictions. Elles peuvent aussi concevoir leurs programmes de dépenses de façon à gêner la liberté de mouvement des personnes ou sociétés entre une juridiction et l’autre, par exemple par des obligations de résidence, des politiques d’emploi ou d’achat préférentielles, ou encore par des réglementations sur les productions locales ou les facteurs de production. Certaines de ces politiques peuvent viser un objectif régional légitime comme la protection d’une langue ou d’une culture, ou la promotion de la santé et de la sécurité. D’autres, cependant, peuvent n’avoir pour effet que de gêner la libre circulation des biens, services et facteurs de production à travers les frontières régionales.
18Le troisième coût d’efficacité, qui est le plus étroitement lié aux questions de transfert de répartition fiscale, est dû au fait que le processus même de décentralisation fiscale laisse à certaines régions des capacités fiscales qui leur permettent d’apporter des services publics et des transferts plus importants que d’autres régions. Ces régions peuvent avoir des capacités de prélèvement fiscal supérieures (par exemple du fait de ressources naturelles ou d’infrastructures industrielles plus importantes) ou des dépenses moindres (par exemple, moins de personnes âgées). De ce fait, l’avantage fiscal net qu’une région dégage pour ses résidents – c’est-à-dire la différence entre les niveaux moyens de services publics et les prélèvements fiscaux moyens – différera de celui d’une autre région. Ainsi, des particuliers et sociétés seront incités, pour des motifs purement fiscaux, à émigrer vers des juridictions où les capacités fiscales sont plus élevées (migration à motifs fiscaux). Ce phénomène est purement et simplement une conséquence de la décentralisation des responsabilités. Dans un État unitaire où les impôts et dépenses sont les mêmes à l’échelle de toute la nation, il n’y a pas de différentiation des avantages fiscaux nets puisqu’un taux d’imposition national donné financera dans le pays tout entier des niveaux similaires de services publics. C’est une des raisons pour lesquelles la norme de l’État unitaire est utile comme point de comparaison.
Coûts d’équité
19La décentralisation peut aussi compromettre les objectifs d’équité nationale. En règle générale, les collectivités régionales disposent d’instruments d’action qui sont des composantes importantes de la politique de redistribution (notamment la prestation de services éducatifs, de services de santé et/ou de protection sociale, des éléments d’assurance sociale et les taxes de redistribution). Ces facteurs peuvent susciter des différences inacceptables d’équité d’une région à l’autre. De même, la poursuite des objectifs de redistribution peut être compromise lorsque les régions entrent en concurrence pour attirer des travailleurs très qualifiés, des sociétés ou des particuliers qui sollicitent moins les services publics. Certes, dans une fédération, des préférences différentes en matière d’équité de redistribution peuvent être considérées comme légitimes et donc tolérées. Mais, dans la mesure où des niveaux insuffisants ou inégaux de redistribution résultent simplement des contraintes de la concurrence ou de décisions mal coordonnées, les objectifs d’équité nationale seront compromis.
20Ce qui importe davantage pour la répartition fiscale, c’est que l’équité horizontale sera compromise par la décentralisation. Ces mêmes différences de capacité des régions à apporter des niveaux donnés de services publics à des taux d’imposition donnés, qui sont à l’origine des migrations à motifs fiscaux, peuvent aussi entraîner des injustices horizontales dans une fédération décentralisée. Les différences d’avantage fiscal net d’une région à l’autre, qu’elles soient dues à des capacités de prélèvement fiscal différentes ou à des besoins de dépenses publiques différents, signifient que des personnes semblables qui résident dans des régions différentes d’une fédération ne bénéficieront pas des mêmes services publics ; il y aura donc injustice fiscale [3]. C’est là le meilleur argument que les partisans de l’équité puissent invoquer en faveur de subventions redistributives d’une région à l’autre. Les subventions qui redistribuent les fonds des régions à capacité fiscale élevée aux régions à capacité fiscale faible donnent à des régions différentes la possibilité d’offrir des services publics comparables à des taux d’imposition comparables. Ici encore, la comparaison avec l’État unitaire est instructive. Dans ce dernier, les différences entre les capacités fiscales régionales sont, en fait, neutralisées parce que le gouvernement impose des taux de prélèvement comparables et apporte un même niveau de prestation de services publics dans toutes les régions.
21Certaines réserves importantes doivent être apportées concernant la part prise par la répartition fiscale entre les régions dans le redressement des injustices fiscales. Premièrement, pour ces subventions, la redistribution entre les régions n’est pas une fin en soi. Il s’agit en définitive de faire en sorte que des individus semblables bénéficient de services semblables à travers l’ensemble de la fédération. En soi, il serait possible en principe de remplacer les transferts interrégionaux par des transferts au profit de personnes en fonction du lieu de résidence. En règle générale, ce sont les transferts interrégionaux qui sont utilisés, parce qu’ils sont beaucoup plus simples à gérer et parce qu’ils concordent avec le souci de décentraliser la prise de décisions en matière fiscale dans la fédération. Les transferts au profit des régions permettent effectivement à celles-ci d’utiliser les fonds comme bon leur semble et n’imposent aucune obligation de se conformer à quoi que ce soit. C’est-à-dire qu’ils donnent aux régions la possibilité d’offrir les services publics comparables à des taux d’imposition comparables sans les y obliger pour autant. Si cela peut compromettre la réalisation de l’objectif d’équité horizontale, c’est dans la logique de l’esprit du fédéralisme.
22On tiendra également compte du fait que les transferts de compensation interrégionaux visent à répondre à des considérations d’équité horizontale. Ils ne sont pas conçus comme instruments de redistribution verticale entre les groupes à revenus élevés et les groupes à faibles revenus. Ce serait faire erreur que de les juger sur ce terrain. Dans leur cas, il ne s’agit pas de déterminer de façon particulière l’importance à accorder à la fonction de redistribution du système fiscal. En fait, c’est là une tâche qui incombe à des moyens d’intervention qui s’appliquent directement à des particuliers.
23La réserve la plus importante à faire concernant l’argument en faveur des transferts de compensation interrégionaux porte sans doute sur le jugement de valeur qui le sous-tend. L’équité veut que des personnes semblables bénéficient d’avantages identiques dans l’ensemble de la fédération (ou, pour le dire en termes économiques, que tous profitent également de la « fonction de bien-être social » de la nation). Il semble qu’il y ait là un élargissement raisonnable de la notion de citoyenneté : celle-ci doit en effet supposer un traitement égal de tous les citoyens dans des situations semblables, où qu’ils résident. Ce jugement ne sera pas accepté de tous, en particulier dans une fédération très hétérogène où la décentralisation est très poussée [4].
24L’une des caractéristiques intéressantes de la thèse de l’équité en matière de répartition fiscale interrégionale est que, à la différence de la plupart des politiques économiques, elle n’entre pas en conflit avec l’efficacité : il n’y a pas de corrélation négative entre l’efficacité et l’équité. Au contraire, l’équité fiscale et l’efficacité fiscale requièrent l’une et l’autre l’élimination des avantages fiscaux nets qui, sinon, accompagneraient la décentralisation. Or, plus il y a de décentralisation, plus il faut de répartition fiscale pour des raisons d’efficacité et d’équité. Certes, dans toutes les régions, le soutien public à la répartition du fardeau fiscal risque aussi d’être d’autant plus faible que la décentralisation est plus forte.
25Enfin, avant de laisser là la question des éléments d’équité propres aux transferts de répartition fiscale, il convient d’en mentionner un dernier aspect. Selon certains économistes, un des arguments essentiels qui amènent des régions à entrer dans une fédération, c’est qu’elles mettront ainsi en commun les risques particuliers auxquels chacune d’entre elles est exposée. De ce point de vue, la compensation est une forme d’assurance sociale : les régions fortunées apportent effectivement la contribution de leur réussite aux régions victimes de l’adversité [5]. Il ne fait aucun doute qu’il y a un élément de partage des risques dans les systèmes de compensation. Mais il est peu probable qu’il explique la répartition interrégionale dans sa totalité. Dans de nombreuses fédérations, il y a en effet des régions chroniquement moins aisées que d’autres.
Problèmes de conception des régimes de répartition fiscale
26Les paramètres qui conviennent à un système de répartition fiscale sont tributaires de plusieurs facteurs, notamment du degré de décentralisation fiscale de la fédération, des instruments transférés au niveau régional et, surtout, de l’engagement politique en faveur de l’équité fiscale. Si l’on veut mettre en lumière la place de ces facteurs dans la conception du système, il n’est pas inutile de se référer à l’État unitaire. Dans un État unitaire, c’est un gouvernement unique qui promulgue toutes les politiques qui touchent les régions. En règle générale, l’affiliation régionale ne joue en soi qu’un rôle réduit dans la fixation des impôts à payer ou des prestations de services publics, puisque c’est un système fiscal unique qui est applicable et que des services publics relativement uniformes sont offerts sur l’ensemble du territoire. La question se posera bien sûr de savoir combien est partagé entre les particuliers, mais des personnes d’un degré donné d’aisance bénéficieront de prestations comparables où qu’elles résident.
27C’est la décentralisation des responsabilités fiscales au profit des collectivités régionales qui entraîne la nécessité de transferts fiscaux. Cette nécessité sera d’autant plus forte que les écarts entre les avantages fiscaux nets créés par la décentralisation seront plus importants. Si les régions devaient financer l’ensemble de leurs services publics selon le principe du bénéfice – les taxes ou prix d’utilisation versés par chaque résident à la collectivité régionale correspondant seulement au bénéfice tiré –, la décentralisation n’entraînerait pas d’avantages fiscaux nets et il n’y aurait pas besoin de subventions correctives. Toute la redistribution pourrait se faire par le biais du système central de taxes et de dépenses interpersonnelles. Mais les collectivités régionales ne fonctionnent pas sur la base du principe du bénéfice. Leurs services publics, dont tous les résidents profitent plus ou moins, sont financés par le versement de taxes indexées sur le revenu. Par conséquent, les régions à haut revenu pourront offrir des services publics de meilleure qualité à des taux d’imposition donnés que les régions à faible revenu ; d’où la nécessité d’une répartition fiscale. En conclusion, nous appellerons l’attention du lecteur sur plusieurs facteurs qui ont une incidence sur la conception de ces systèmes.
Conception centrale-régionale et conception interrégionale
28Étant donné que les subventions de répartition fiscale ont pour objectif d’assurer un transfert entre les régions, la première question qui vient naturellement à l’esprit est de savoir à qui il appartient de procéder à ces transferts. En principe, la forme de ceux-ci pourrait être déterminée par voie de négociation entre les collectivités régionales sans que le gouvernement fédéral y participe. Mais c’est rarement le cas, et non sans raisons [6]. À moins que la seule raison d’être des subventions soit l’efficacité (ou le simple partage des risques), il est vraisemblable que des négociations interrégionales n’aboutiraient à rien car il est peu probable que les régions riches admettent que les négociations se traduisent, pour elles, par des transferts négatifs. De plus, même si les régions étaient mues par des préoccupations altruistes, les négociations seraient difficiles parce qu’elles exigeraient un consensus difficile à obtenir à chaque fois qu’il y a plusieurs parties en jeu. Le gouvernement central jouit d’un avantage naturel pour réaliser des transferts interrégionaux. Il est mandaté par l’ensemble de la nation. Comme les dépenses seront probablement davantage décentralisées que les taxes, il y aura un déséquilibre fiscal vertical qui donnera au gouvernement fédéral des ressources pour assurer une équité fiscale.
Contraintes politiques
29Le volume de répartition fiscale qu’un pays tolérera sera déterminé par voie politique. De l’avis général, le soutien politique à la répartition fiscale diminue à mesure qu’augmente la décentralisation. En fait, c’est précisément cet effet que les partisans de la décentralisation ont présent à l’esprit lorsqu’ils affirment qu’il y a au départ trop de redistribution, et que la décentralisation limite l’action des gouvernements.
La formule des subventions
30La plupart des économistes recommandent une répartition fiscale conçue sur la base d’une formule. La formule précise dépend à la fois des types de responsabilités transférés aux régions et du degré d’équité fiscale qui sera injecté dans le système. Si l’équité fiscale est un principe reconnu, c’est-à-dire si les habitants doivent être traités de la même façon par le fisc quel que soit leur lieu de résidence, les subventions, dans leur conception fondamentale, doivent en principe être fonction des différents besoins des régions et des différentes capacités fiscales.
31Si la décentralisation concerne essentiellement les dépenses, les régions seront fortement tributaires des subventions du centre. Normalement, les subventions devraient suffire pour que les régions puissent apporter des niveaux comparables de services publics tout en offrant aux régions la possibilité de concevoir leurs programmes en fonction de leurs besoins. La formule utilisée pourrait indiquer le montant nécessaire pour assurer un niveau représentatif de services publics régionaux, c’est-à-dire le niveau moyen des prestations dans l’ensemble des régions. Dans certains pays, cette méthode risquerait d’être contraignante sur le plan de l’information et l’on pourrait recourir à des formules plus simples, qui intègrent des indices fondamentaux de besoin (en particulier d’ordre démographique).
32Dans la mesure où les impôts sont décentralisés, les formules de répartition seront fonction des capacités relatives de prélèvement fiscal des régions. Quand on disposera de données, les capacités fiscales pourront être mesurées par la capacité de la région à effectuer des prélèvements sur des bases d’imposition représentatives à des taux d’imposition moyens pour toutes les régions. Si cette méthode de la base d’imposition représentative n’est pas applicable, on pourrait recourir à des indicateurs de capacité fiscale plus grossiers. Étant donné que la plupart des bases d’imposition utilisées au niveau régional sont étroitement liées au revenu, le revenu régional pourrait offrir une possibilité, à condition peut-être de le corriger compte tenu des différences entre les sources principales de revenu régional, telles que les ressources naturelles ou les sociétés internationales.
Subventions inconditionnelles et subventions conditionnelles
33L’essence du fédéralisme, c’est la possibilité d’une prise de décision politique indépendante à différents niveaux de gouvernement. Il y a donc une présomption en faveur de l’utilisation de subventions inconditionnelles à chaque fois que c’est possible. Elles laissent aux régions toute liberté d’utiliser les fonds conformément à leurs priorités. Néanmoins, il y a de bonnes raisons pour assortir de conditions certaines subventions ; en effet, le recours à pareilles conditions facilite souvent la décentralisation de la responsabilité fiscale en permettant de profiter des avantages de la décentralisation sans avoir à en supporter les coûts. En fait, les subventions conditionnelles peuvent être, pour le pouvoir central, une façon bien moins interventionniste d’influencer les décisions fiscales régionales que des moyens plus directs (instructions imposées d’en haut, refus de tenir compte de la législation régionale, rejet des lois régionales, etc.).
34Le recours aux conditions peut se justifier dans deux types de circonstances. Quand les avantages (ou coûts) des politiques fiscales d’une région ont des répercussions sur les résidents de régions voisines. En fédéralisme fiscal, on soutient de façon classique qu’il faut corriger ces retombées par des subventions conditionnelles de contrepartie.
35Du point de vue de la répartition fiscale, le second type de circonstances est plus pertinent. Il s’agit des cas où les responsabilités de la juridiction centrale et de la juridiction régionale se chevauchent. On reconnaît d’ordinaire que le gouvernement central a notamment pour responsabilité de veiller à ce que l’efficacité prévale dans l’union économique interne et que les normes nationales d’équité y soient appliquées. Cependant, nombre des instruments transférés aux régions affectent fortement ces objectifs. On a par exemple de bonnes raisons pour décentraliser au profit des régions les prestations de services publics dans des domaines comme la santé, l’éducation et la protection sociale. Or, ces grands programmes publics sont des instruments importants pour atteindre les objectifs nationaux en matière d’équité, tels que : égalité des chances, meilleure répartition de l’aisance économique et sécurité économique. En harmonisant la prestation de ces services, on peut aussi faire en sorte que la liberté de déplacement dans la fédération ne soit pas compromise. Un moyen de veiller à ce que la prestation décentralisée de ces services publics importants contribue aux objectifs nationaux d’efficacité et d’équité sans compromettre les avantages de la décentralisation est d’assortir de conditions générales le versement aux régions de l’intégralité des subventions centrales.
Préférences locales en matière de redistribution
36Enfin, la question se pose du niveau de l’administration responsable de la redistribution. En un sens, c’est surtout une hypothèse d’école. Les politiques des collectivités régionales auront nécessairement des effets redistributifs, dont la plupart ne peuvent être annulés par le gouvernement central. Il n’est pas non plus évident que le gouvernement central ait à les défaire : les régions peuvent légitimement avoir des conceptions différentes des limites de la répartition dans leurs juridictions. Ces conceptions n’entrent pas nécessairement en conflit avec la préoccupation du gouvernement fédéral d’instituer une répartition fiscale entre les régions pour poursuivre l’objectif de l’équité fiscale. Tout ce que l’on peut espérer, dans une fédération, c’est que les différentes régions soient en mesure de fournir des services publics de niveaux relativement comparables avec des taux d’imposition relativement comparables. C’est ce que permet d’obtenir un système de transferts de compensation. C’est à elles de décider si elles veulent fournir exactement les mêmes services. En ce sens, l’État unitaire ne sera pas reproduit à l’identique dans une fédération décentralisée. Cette forme de compromis, qui concilie les objectifs nationaux d’équité et d’efficacité et la possibilité donnée aux régions de réaliser leurs propres objectifs, est au cœur de l’idée de fédération. En fin de compte, le volume et le type de la répartition fiscale sont en grande partie une affaire de jugement et de compromis.
37Traduit de l’anglais
Références
- Boadway, R.W. 1996. « The folly of decentralizing the Canadian federation », Dalhousie Review, 75, p. 313-349.
- –. ; Flatters, F.R. 1982. Equalization in a Federal State : An Economic Analysis, Ottawa, Economic Council of Canada.
- Buchanan, J.M. 1950. « Federalism and fiscal equity », American Economic Review, 40, p. 583-599.
- Persson, T. ; Tabellini, G. 1996. « Federal fiscal constitutions : Risk sharing and redistribution », Journal of Political Economy, 104, p. 979-1009.
- Sen, A.K. 1985. Commodities and Capabilities, Amsterdam, North-Holland.
- Usher, D. 1995. The Uneasy Case for Equalization Payments, Vancouver, Fraser Institute.
Notes
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[1]
L’argument classique en faveur des subventions de compensation remonte à Buchanan (1950). On le trouvera développé chez Boadway et Flatters (1982). La question de la complémentarité de la décentralisation et de la compensation est examinée par Boadway (1996).
-
[2]
Sen (1985) est un des principaux tenants de ce point de vue.
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[3]
L’expression est de Buchanan (1950).
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[4]
Pour un avis contraire, voir Usher (1995).
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[5]
Pour une analyse économique récente de ce point de vue, voir Persson et Tabellini (1996).
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[6]
On trouve une exception à cette règle en Allemagne, où les Länder riches versent des fonds de compensation aux plus pauvres. Mais ce système a eu du mal à se maintenir avec la réunification. Il a fallu remplacer le système horizontal de compensation par des transferts financés par le gouvernement fédéral.