Couverture de RISO_004

Article de revue

L’étude des terrains organisationnels africains s’accommode-t-elle avec le statut autonome des sciences de gestion ?

Pages 9 à 23

Notes

  • [1]
    « Entre temps, les entreprises ont encore changé : l’ère des cols blancs et des managers a commencé (Calhoon 1947, Whyte 1959). »
  • [2]
    L’étude des entreprises a toujours été leur domaine d’élection.
  • [3]
    Hatchuel (2008) illustre bien la difficulté de séparer l’économique du social et vice versa et les désignent comme des « "rationalisations" de l’action collective ». « L’économique » ou le « social » ne constituent donc ni des dimensions naturellement isolées de la vie en commun, ni des choses que l’on pourrait repérer. Ce sont des doctrines dont il faut repérer la place, toujours partagée avec d’autres, dans « des modes d’action ou dans des représentations de cette action » (p. 9).
  • [4]
    C’est-à-dire non comme un phénomène social naturel ou comme une donnée anthropologique.
  • [5]
    Hatchuel (2008, p. 10) ajoute : « cela ne veut pas dire que les entreprises ont été historiquement des lieux ouverts de débat, loin s’en faut. Mais le chef d’entreprise le plus autoritaire ne peut nier que ses choix sont précaires, fragiles, et soumis au jugement de multiples acteurs ».
  • [6]
    Comme le rappelle Hatchuel (2008) : « contraintes de définir, d’opérationaliser, ou d’évaluer les concepts communs de l’action (hiérarchie, performance, coordination…), elles ont découvert que leurs efforts ouvraient la boîte de Pandore des interrogations et des difficultés ».
  • [7]
    Par exemple, Hatchuel montre comment la réévaluation du concept de rationalisation éclaire ce que l’on entend par « gérer » des collectifs et dépasse la notion d’administration.
  • [8]
    Celle-ci étant une action collective qui a comme seule limite ou condition d’existence le respect du principe de non-séparabilité.
  • [9]
    Hatchuel (2008) indique qu’il n’est pas « totalisateur » de l’action collective : il se limite à formuler sa condition d’existence. Il ne dit rien qui puisse déterminer substantiellement les savoirs ou les relations. C’est en ce sens qu’il est un « invariant axiomatique ».

1La revue RISO est désormais à son quatrième numéro, au-delà des articles introductifs qui sont au nombre de quatre, elle totalise à ce jour 15 articles publiés, soit un total de 19 articles. Cinq articles dans le domaine de la PME et de l’entrepreneuriat, cinq articles en management stratégique, trois articles en gestion des ressources humaines, un article en comptabilité-contrôle et un article en finance. Même si tous les domaines des sciences de gestion ne sont pas représentés ici, nous avons une variété appréciable de publications. La RISO arrivant à maturité, nous avons jugé opportun ici de livrer une analyse critique sur la ligne éditoriale de la revue en nous appuyant sur le projet scientifique des sciences de gestion tel qu’il nous est proposé par Armand Hatchuel (2002, 2008). Cette réflexion vise deux objectifs. Le premier objectif consiste à réaliser une synthèse des principaux concepts développés par Armand Hatchuel pour dessiner le contenu des sciences de gestion en tant que discipline autonome des autres sciences sociales. Le second objectif est de montrer comment le projet scientifique qu’il dégage pour les sciences de gestion pourrait éclairer le choix de la ligne éditoriale de la RISO. Autrement dit, sur la base de ce projet nous pouvons tenter de cerner les forces et les faiblesses de notre politique éditoriale. Grâce à cette réflexion, nous avons compris qu’il faut contextualiser l’originalité de la RISO encourageant toutes les investigations empiriques qui se focalisent sur des espaces culturels et géographiques plus ou moins spécifiques. Pour procéder à une telle réflexion, nous proposerons une synthèse des thèses d’Armand Hatchuel sur les sciences de gestion en tant que discipline autonome en mettant l’accent sur trois moments majeurs : un premier moment interpellant l’histoire de la gestion ; un deuxième se focalisant sur l’objet qu’elle étudie ; et un troisième affichant une théorie axiomatique de l’action collective. Nous nous contentons de présenter le premier moment, nous n’avons pas jugé son apport significatif par rapport à notre ligne éditoriale. Nous aborderons dans ce qui suit tour à tour ces trois moments en interrogeant les deux derniers sur les critiques qu’ils formulent à l’égard de notre politique éditoriale. Celle-ci consiste rappelons-le à inciter les chercheurs à soumettre des contributions produisant des critiques sur les théories managériales en mobilisant des terrains africains.

1 – Interpellation de l’histoire de la gestion

2En peu de temps, il y a eu une évolution sensible des idées en ce qui concerne la notion du dirigeant. À propos de cette notion, on est passé « de l’exhortation de Pezeu à la méthode d’un Jolly [...] Mais tous deux ont la même visée, le même horizon : initier une nouvelle classe de dirigeants à des conceptions nouvelles de la Direction des affaires ». Les années qui suivent la seconde guerre mondiale manifestent une évolution rapide de cette première perspective. Suite à la transformation des entreprises [1], il ne s’agit plus de former une nouvelle élite de « chefs » ou d’hommes. Les sciences de gestion des années 1950-1960 se sont adressées aux ingénieurs et de ce fait elles doivent se penser comme une « Ingénierie », qui tire sa légitimité de doctrines reconnues et de pratiques validées en entreprise. Là, encore une fois, Hatchuel (2008, p. 4) fait remarquer que « nous sommes loin de l’appel d’un Pezeu ou de la pédagogie de Jolly. Les sciences de Gestion veulent guider l’étudiant dans un univers préalablement reconnu et lui proposer les outils nécessaires à une action réfléchie et systématique ». Même si la construction de la gestion comme une collection d’instruments a permis une professionnalisation continue, Hatchuel a eu raison d’attirer notre attention sur les risques de ce champ lorsqu’il est considéré comme une ingénierie. Vient ensuite la période d’après 1965 dans laquelle la gestion a connu une situation de crise d’identité, heureusement le développement d’un ensemble de thèses qu’Hatchuel qualifient de « théories de l’apprentissage collectif » ont joué, selon lui, un rôle transitionnel important. « Elles ont attiré l’attention sur la dynamique des savoirs dans les entreprises et donc sur la capacité de celles-ci à réinventer leur fonctionnement » (p. 5). Ces théories de l’apprentissage collectif se sont développées en même temps qu’un mouvement profond de construction des entreprises. Hatchuel évoque notamment la période à partir de 1975 dans laquelle d’importantes transformations des entreprises ont eu lieu. Dans ce contexte, Hatchuel (2008, p. 5) considère que « la recherche de fondements plus universels n’a-t-elle jamais été aussi nécessaire et aussi utile. Nécessaire parce qu’il faut dépasser une crise d’identité aujourd’hui mieux comprise. Utile, parce qu’il nous faut penser des formes d’entreprises sans véritables précédents ». Il fait remarquer, au final, que même s’il est tentant de continuer à voir les sciences de gestion comme un champ pluridisciplinaire où se croisent de multiples courants, il demeure nécessaire de réviser les fondements ou le projet d’ensemble des sciences de gestion. Hatchuel rend compte de l’histoire des sciences de gestion comme le dévoilement progressif d’une problématique fondamentale. Ce dévoilement a débuté avec un projet éducatif, a donné ensuite naissance à une ingénierie inédite, avant que l’on puisse non sans difficultés réaliser qu’il s’agissait de penser la nature de l’action collective. Ainsi, il nous invite à quitter l’image des sciences de gestion comme carrefour pluridisciplinaire ou comme champ d’application des sciences sociales plus anciennes.

1.1 – L’entreprise en tant objet d’étude de la gestion

3Effectivement, la légitimité professionnelle des sciences de gestion est bien établie, mais en tant que discipline, elles souffrent d’un enlisement dans des controverses récurrentes (Hatchuel, 2008). C’est dans cette perspective que nous percevons la nécessité de mieux définir la nature véritable de leur objet. Pour pouvoir avancer sur cette voie, Hatchuel (2008) propose trois idées importantes qui méritent d’être rappelées.

4Premièrement, il faut voir comment les autres sciences telle que l’économie et la sociologie ont procédé. Au-delà de leurs différences méthodologiques, les deux champs de recherche ont en commun de chercher à isoler une classe particulière de phénomènes collectifs pour les observer et les interpréter. Mais, il fait remarquer qu’en gestion, les choses se compliquent : « En effet, celles-ci, on l’a vu, ne sont pas nées d’un projet théorique qui fasse référence : elles se sont développées à partir d’un projet éducatif et d’un ancrage dans les besoins renouvelés des entreprises » (p. 7). À l’instar des autres disciplines qui ont spécifié leur objet en séparant et en distinguant la classe de phénomènes qu’elle étudie, il faut reprendre avec prudence ce modèle en retenant l’entreprise comme objet d’étude des sciences de gestion [2]. Deuxièmement, comme l’entreprise constitue une action collective où des phénomènes économiques et sociaux sont présents simultanément, il est nécessaire de ne pas les isoler et les prendre en considération en même temps [3]. Hatchuel (2008) va plus loin en considérant l’entreprise comme une action collective « artefactuelle » [4], « Et c’est précisément parce qu’elle n’a rien de naturel ou de traditionnel que l’entreprise participe, pour le meilleur et pour le pire, à la transformation et à la production des sociétés. Elle relie donc ce que l’on croit séparer et dévoile par son action que l’on ne peut isoler a priori et définitivement des phénomènes collectifs » (Hatchuel, 2008, p. 9). Enfin, ces développements lui permettent de préciser les spécificités des sciences de gestion. « En étudiant l’entreprise, les sciences de gestion ne pouvaient donc se définir par l’isolement préalable d’un ensemble restreint de phénomènes collectifs, elles devaient s’intéresser aux actions créatrices et destructrices des phénomènes collectifs » (p. 9). Pour lui, l’entreprise n’est pas un collectif naturellement isolable et la révision permanente de ses frontières est une condition de son existence. L’entreprise telle qu’elle est perçue ici réconforte notre projet éditorial dans la mesure où le déroulement de l’action collective et l’articulation des phénomènes économiques et sociaux qui la caractérisent ne peuvent être cernables que dans des situations de gestion bien précises. Dans cette perspective, nous pouvons même considérer que la ligne éditoriale retenue est conforme aux propriétés mêmes de l’objet étudié par les sciences de gestion. Ainsi, elle n’a aucune originalité et se contente de se plier à ce qui doit être fait, ni plus ni moins.

Tableau 1

L’entreprise comme objet de recherche réconforte la ligne éditoriale de la RISO

Propositions sur l’entrepriseCommentaire
« P1 : Il est historiquement vrai que les sciences de gestion naissent des questions et des difficultés de l’action dans les “entreprises”. »On voit bien que la notion de terrain est fondamentale pour mener une recherche en sciences de gestion. Du coup, la question liée aux éventuelles spécificités de tel ou tel terrain occupe sans aucun doute une place centrale d’un point de vue méthodologique et épistémologique.
« P.2. L’“entreprise” n’est pas un collectif comme les autres : elle a pour particularité d’être éphémère et de n’admettre aucune définition naturelle. Un royaume, une ville, une famille ou un couvent ont une identité relativement précise. Et, si une ville, une famille et un couvent doivent aussi mettre en place des “pratiques de gestion”, mais ces pratiques ne définissent pas la nature de ces collectifs (sauf en situation de crise, nous y reviendrons plus loin). »L’entreprise est une structure qui ne peut pas être figée. De ce fait, elle peut provoquer des évolutions dans son environnement et permettre ainsi des changements de la société. Bien entendu, il serait bon de voir les conséquences positives ou négatives de ces transformations sur un environnement géographique ou culturel précis.
« P.3. L’“entreprise” est confrontée dès son origine à une liberté inédite : il lui revient de définir ce qu’elle va faire et la manière dont cette définition sera conduite ! Aucune autre “institution” ne connaît une telle liberté à se définir elle-même ! De ce fait, les entreprises se confondent avec leurs actions et peuvent connaître des métamorphoses radicales après lesquelles ne subsistent ni un nom ni une marque (par exemple, lors de rachats). »Cette liberté qui caractérise l’entreprise est fortement intéressante à observer et à étudier notamment dans un environnement précis et de surcroît plus ou moins hostile au développement des affaires comme dans le contexte africain.
« P4. Les sciences de gestion prennent leur essor à l’époque moderne dans le sillage d’une forme d’action collective qui n’est ni naturelle, ni traditionnelle, ni territoriale ni légitimée par une quelconque transcendance : elles doivent donc penser la forme la plus artefactuelle de l’action collective. »Le projet des sciences de gestion apparaît donc comme émancipateur et source de projet dans le contexte africain qui nous intéresse. Une place importante est accordée à la réflexivité et donc à l’innovation qui pourrait être source de progrès.

L’entreprise comme objet de recherche réconforte la ligne éditoriale de la RISO

Source : Adapté selon Hatchuel (2008).

5C’est la nature « artefactuelle » de l’entreprise qui permet à notre ligne éditoriale de gagner en légitimité et servir ainsi utilement notre discipline, les sciences de gestion. Comme le précise Hatchuel (2008, p. 10), « c’est cette nature artefactuelle de l’entreprise qui explique l’invention des doctrines de management ». Ces dernières sont pour lui à la fois la conséquence et la condition de cette artefactualité. Notre ligne éditoriale gagne en pertinence et en crédibilité dans la mesure où « les doctrines de management ne déterminent pas l’action, mais elles rendent possible la réflexivité, donc l’évolution de cette action ». Les entreprises méritent l’attention car, en tant que telles, elles sont des lieux de progrès et d’avancée humaine. « Dès qu’une organisation perd sa “naturalité”, dès que l’action collective n’y va plus “de soi” ou que certains de ses membres veulent engager sa mutation, un examen critique des pratiques devient inévitable. Ce collectif doit alors dévoiler son artefactualité et accepter, parfois dans le conflit, que la réflexivité devienne une activité collective légitime. À cet instant, puis durant le temps de la transformation, tout collectif peut se voir comme une entreprise. » (ibid.) [5] Dans cette perspective, Hatchuel indique clairement que l’entreprise se caractérise par l’affaiblissement de la tradition et de la naturalité de son collectif. Pour lui les sciences de gestion sont invisibles et impensables dans des collectifs qui se vivaient comme des catégories naturelles, traditionnelles ou biologiques de l’action collective. Si ces caractéristiques précisent leur objet d’étude, elles expliquent aussi leur apport aux autres sciences sociales. Notre projet demeure ainsi guidé par le propos d’Hatchuel selon lequel « dans les entreprises, plus qu’ailleurs, la survie dépend du renouvellement des doctrines et des techniques, mais elle tient plus encore à la compréhension du rôle particulier des doctrines et des techniques dans l’action collective ». Au final, il est bon de s’intéresser aux terrains africains en cherchant à penser l’action et à reconstruire sa « rationalité » en partant des registres qui lui sont propres (temporalité, savoirs, réflexivité, inachèvement, milieu, contexte).

1.2 – La gestion en tant que science autonome

6Hatchuel (2008) nous propose les sciences de gestion selon une théorie axiomatique et généalogique de l’action collective. Nous allons dans ce qui suit rappeler ses concepts fondamentaux, ses propositions invariantes et son originalité dans le champ des sciences sociales. Précisions tout d’abord que c’est l’objet étudié par les sciences de gestion qui est à l’origine d’une telle théorie. En parlant des entreprise, Hatchuel (2008) développe ce qui suit : « En effet, leur essence artefactuelle, leurs métamorphoses, leur expansion, la nécessité pour elles d’agir tout en organisant la réflexion sur cette action, expliquent qu’elles posent problème aussi bien à la pensée économique qu’à la pensée sociologique. Leur dynamique exigeait donc une considération nouvelle des universaux de l’action ». Le Tableau 2 résume les idées importantes développées par Hatchuel qui indiquent, de notre point de vue, les contraintes imposées par leur objet d’étude.

Tableau 2

Les sciences de gestion comme discipline autonome

Ce qu’elles n’acceptent pas ?Ce qu’elles étudient ?Leur place dans les sciences sociales ?
Les sciences de gestion n’acceptent donc ni un principe totalisateur de l’action comme « la liberté », ni un sujet totalisateur capable de « planifier » l’action collective.
Une théorie de l’action collective doit refuser l’immuabilité des pensées de l’action efficace.
Les sciences de gestion n’étudient pas des faits économiques ou sociaux, mais les actions collectives qui conditionnent à la formation de ce que l’on percevra ensuite comme des « phénomènes économiques ou sociaux ». Elles devraient donc occuper une place inédite dans l’espace des sciences sociales.
Les grandes catégorisations économiques, sociales, ou juridiques de l’action collective ne sont pas pour les sciences de gestion des cadres « premiers » et universels. Ces cadres ne sont que l’expression contextuelle et historique, de l’avancement d’une civilisation dans sa compréhension de l’action collective.
Par rapport aux autres sciences sociales, les SG ont une place qui n’est pas celle du surplomb mais celle du soubassement, qui n’est pas celle d’une supra-théorie, mais celle d’une « infra-théorie » (Hatchuel 1998).
Les SG débouchent sur une théorie de l’action collective en même temps qu’une place accrue est accordée à la question de « l’action » par les autres sciences sociales. Il y a une transversalité des questions abordées et les SG peuvent y contribuer. Les SG ne peuvent négliger les sciences sociales. Elles ont longtemps négligé l’histoire. Un recours renouvelé à l’histoire est une nécessité.

Les sciences de gestion comme discipline autonome

7Les SG sont inséparables d’une certaine conception de la liberté, il serait bon de voir dans quelle mesure la société africaine offre des conditions favorables à une action collective renouvelée et efficace. En même temps, quelle que soit la situation, les investigations restent possibles, les sciences de gestion ne se réduisent pas à une métaphysique du libéralisme. Les SG sont, de ce point de vue, un terrain de recherche privilégié offrant des compréhensions fines des concepts [6]. C’est même en cela qu’elles peuvent se distinguer des autres sciences sociales : « Si les sciences sociales peuvent se penser métaphoriquement comme des anatomies (interprétatives ou critiques) de la vie collective, les sciences de gestion n’atteignent leur véritable objet qu’en renvoyant l’anatomie à l’embryologie ». Les SG permettent de décrypter tous les terrains grâce notamment à la richesse d’une grammaire fondamentale de l’agir collectif développée depuis longtemps.

8Au-delà du niveau d’analyse, nous pouvons également questionner les concepts mobilisés par Hatchuel pour proposer une théorie axiomatique de l’action collective. Ainsi, quatre notions fondamentales ont nourri le projet scientifique des sciences de gestion proposé par Hatchuel (2008). Il s’agit de la notion de métaphysique de l’action, de rationalisation, d’apprentissage collectif et d’action. Nous allons les présenter successivement de manière synthétique dans des tableaux afin de pouvoir les commenter ensuite par rapport à la ligne éditoriale de la RISO.

Tableau 3

Notion de métaphysique de l’action collective

Concepts déterminants de la notion de métaphysique de l’action collectivePassage de métaphysique de l’action à l’action elle-mêmeSon impact sur le rôle d’une théorie de la l’action
Une « métaphysique de l’action » est « toute théorie qui résume l’action collective à un principe ou à un sujet totalisateur » (Hatchuel 1998).
Un « principe totalisateur » explique le cours de l’action collective mais dont on ne sait pas comment il est mobilisé (par qui ? où ? quand ? comment ?).
Un « sujet totalisateur » déterminerait l’action collective à lui seul et dont on ne saurait expliciter les capacités nécessaires à son action.
Les principes ou les sujets totalisateurs forment des « naturalisations » de l’action collective. Ces deux notions permettent d’interpréter l’action collective mais redeviennent opaques dès lors que l’on veut les utiliser dans l’action.
Les métaphysiques de l’action permettent d’interpréter l’action collective mais au prix de sa négation implicite : résumer l’action à un principe ou à un sujet revient à disqualifier tout autre savoir ou tout autre sujet.
Pour passer des métaphysiques de l’action à l’action elle-même, un processus de révision et d’apprentissage collectif est indispensable. C’est ce processus qui permet de métamorphoser une métaphysique de l’action en concepts et en savoirs multiples, relatifs à des acteurs hétérogènes et interdépendants.
La tâche d’une théorie de l’action collective est d’étudier les conditions, les formes, et les effets de ces apprentissages.

Notion de métaphysique de l’action collective

9La notion de « métaphysiques de l’action » qui caractérise les théories classiques de l’action collective a été mobilisée par Hatchuel pour cerner la théorie axiomatique de l’action collective. Cette dernière se précise mieux une fois que les énigmes qui découlent de cette métaphysique sont résolues ou négligées. Cette notion nous paraît essentielle notamment lorsqu’il s’agit de vérifier des concepts produits ailleurs dans un terrain particulier comme le terrain africain. Elle invite selon nous le chercheur à une rigueur méthodologique importante.

Tableau 4

La notion de rationalisation

Sa signification de la rationalisationCe que la rationalisation apporte à une théorie de l’action collectiveCommentaire
Les théories de l’action collective sont toujours embarrassées par la notion de rationalité des acteurs.
La loi de conversion des rationalités tient au caractère tautologique de l’idée de rationalité dès lors que l’on introduit la perception et les savoirs de l’acteur (Hatchuel, 1997, 1999).
L’action réfléchie, c’est-à-dire capable de révision, n’exige aucune rationalité qui préexisterait à l’action.
Elles montrent que la dynamique des entreprises doit être analysée non comme la mise en œuvre d’une rationalité universelle, mais comme une généalogie des rationalisations de l’action collective.
Elle suppose, en revanche l’existence d’un processus de rationalisation, c’est-à-dire un effort d’intelligibilité et de contrôle dans un cadre collectif particulier.
En affaiblissant l’idée de rationalité au profit de la notion plus contextuelle de « rationalisation », on s’approche du registre de l’action. On se libère aussi des hypothèses fixistes sur les acteurs et on ouvre à l’action collective un espace toujours renouvelé de révisions et de redéfinitions. Dès lors, un élément de connaissance nouveau, une valeur, un point de vue ou un geste peuvent engager une rationalisation inédite. C’est ce qui rend possible l’introduction de valeurs « émancipatrices » ou « humanistes » dans l’action des entreprises et interdit de poser ces valeurs comme incompatibles a priori avec une « logique de profit ».
Ce ne sont jamais les valeurs qui agissent (ou nous retournons dans une métaphysique de l’action) mais les rationalisations particulières de l’action collective que l’on mobilise à leur propos.
Les techniques ne peuvent être produites par des collectifs humains que dans la mesure, et dans la mesure seulement, des rationalisations de l’action collective dont ils sont capables.
Le développement des techniques apparaît donc soit comme la conséquence des rationalisations passées de l’action collective, soit comme la cause de nouveaux modèles de l’action collective.

La notion de rationalisation

10Cette notion contient plusieurs avantages pour comprendre l’action collective. Hatchuel (2008) y voit les avantages suivants : tout d’abord, ce que vivent les acteurs prend alors le triple aspect d’une Histoire, d’une Mémoire, et d’un potentiel d’apprentissage et d’invention. Ensuite, le concept de « rationalisation », s’il est pensé dans sa multiplicité, possède une grande puissance explicative et interprétative. Il rend compte à la fois des processus de genèse et des processus d’obsolescence. Il permet aussi de relier la représentation de l’action et l’action elle-même sans les superposer. Hatchuel lui trouve également un lien avec le concept d’enactment de Weick ; cette liaison lui permet de mieux insister sur l’importance de la conceptualisation et des savoirs disponibles pour la constitution de l’action. Enfin, l’idée de rationalisation contient un concept de portée universelle[7] à condition qu’elle soit mieux comprise. Mais celui-ci n’apparaît nous dit Hatchuel que si nous quittons le dogmatisme de la rationalité pour aller vers des processus d’apprentissages dans, par et pour l’action. Ces avantages peuvent être exploités par des chercheurs travaillant sur des terrains africains pour expliquer et interpréter l’action collective étudiée.

Tableau 5

La notion d’apprentissage collectif

Le conflit comme partie intégrante des processus d’apprentissages collectifsAvantage de l’apprentissage collectifEnseignements pour la RISO
Le conflit est une modalité, parfois inévitable, de se faire « connaître » donc d’imposer à autrui un apprentissage de ce que l’on est. Ainsi, le concept d’apprentissage collectif n’est-il pas un avatar lénifiant de la « conscience collective » et ne suppose pas l’existence d’un « sujet collectif » apprenant (Hatchuel 1994).
Il désigne la nécessité pour chacun d’apprendre « de et par » les autres sans pouvoir stipuler a priori les connaissances communes entre acteurs.
Il permet de penser que des différends irréconciliables n’obèrent pas nécessairement l’action collective si la coopération est restreinte à des espaces acceptables pour les parties.
Il répond bien à cette nécessité interne des sciences de gestion de ne postuler aucun a priori dogmatique sur la forme « idéale » des collectifs.
En s’efforçant de restituer des apprentissages collectifs, on s’éloigne aussi bien d’une physique que d’une métaphysique des collectifs.
On comprend qu’une action collective n’est ni l’agrégation des actions individuelles, ni une « structure » déterminant le comportement de chacun. On doit tenir compte de la capacité de « l’individu » à penser le « tout » et du« local » à penser le « global ».
Mais, une pensée « globale » n’entre dans l’action collective qu’en se « localisant » et non pas en s’imposant à tous, entraînant alors de nouveaux apprentissages collectifs, qui seront à leur tour objet de pensée pour chacun, etc.
Chacun est capable de penser le collectif : La théorie des apprentissages collectifs permet d’échapper à ses difficultés : elle intègre l’idée de processus et donne à chacun une capacité à penser « le collectif », mais sans pouvoir imposer sa vision à d’autres, sinon par des efforts d’apprentissages réciproques (pas de sujet totalisateur).
L’apprentissage collectif comme un cadre de pensée puissant : Dès lors, on dispose d’un cadre particulièrement puissant pour penser une généalogie des collectifs. Généalogie qui rend compte aussi bien des immobilismes que des processus d’innovation.
Il n’y rien à craindre des théories managériales : Son principal atout réside dans ce qu’elle permet de comprendre comment les doctrines de l’action collective influencent l’action, sans que le déroulement de l’action collective ne soit la simple mise en application de ces doctrines.

La notion d’apprentissage collectif

11En réalité, la notion des apprentissages collectifs fait référence au projet scientifique des SG dans sa globalité. Elle nous montre, d’une part, que du point de vue d’une théorie de l’action collective, la forme des collectifs n’est pas une condition mais une conséquence de l’action. D’autre parte, l’histoire des SG est inséparable de ces théories de l’action collective que sont les doctrines de management. Or, l’impact de celles-ci, dans une entreprise, dépend des apprentissages collectifs réalisés autour de ces doctrines. L’indétermination de l’impact des doctrines de management n’est pas une limite des SG, au contraire, elle souligne leur véritable perspective. Il ne s’agit pas seulement de générer des doctrines de management, mais d’éclairer les processus par lesquels nous apprenons à mobiliser des doctrines de l’action collective sans que ces doctrines ne déterminent l’action.

12Les éléments précédents ont été complétés par un effort d’explicitation de la notion d’action collective.

Tableau 6

La notion d’action

La conception de la notion d’actionLa force d’une telle conception de l’actionLes concepts permettant d’appréhender l’action
Rejet de l’idée que l’action collective puisse être réduite à un principe ou à un sujet totalisateur.
Ce « principe fondamental » de l’action collective n’est pas pour autant une métaphysique de l’action.
La conception de l’action peut être entendue de deux manières non exclusives : soit pour la faire exister, l’action est alors notre création ; soit pour la reconnaître : l’action n’est pas créée par nous mais elle existe parce que nous la percevons.La théorie économique et théorie sociologique lui ont permis de distinguer deux opérateurs distincts de conception de l’action.
Chacune de ces deux visions ne se définissant que par un seul opérateur de conception de l’action, respectivement les « savoirs » ou les « relations »
Hatchuel a choisi de ne pas considérer « l’action » comme un phénomène naturellement observable, mais comme une modification du monde que nous devons concevoir, qui exige donc de notre part une action.Une axiomatique de l’action doit donc énoncer les opérateurs de conception de l’action, c’est-à-dire les notions premières à partir desquelles les conceptions de l’action sont rendues possibles.
Si notre axiomatisation est robuste et suffi ment générale, alors les théories classiques de l’action collective devraient nous apparaître comme des cas particuliers de la théorie axiomatique découlant d’un traitement spécifique de ces opérateurs.
Les sciences de gestion ont toujours mêlé ces deux visions. D’une part, elles devaient penser à la fois les savoirs nécessaires à la construction d’outils de gestion et, d’autre part, la formation de « structures », c’est-à-dire, de relations de dépendance ou de complémentarité.

La notion d’action

13Les deux notions savoir et relation sont des fondamentaux de toute théorie de l’action collective. Elles sont inséparables et pour Hatchuel c’est cette inséparabilité qui livre l’invariant principal de ces théories. Ainsi, le projet scientifique des sciences de gestion réside dans la non-séparabilité entre savoir et relation. L’effort d’abstraction que l’auteur a réalisé a permis d’aboutir à des résultats importants pour comprendre l’action collective. En effet, le principe de non-séparabilité récuse l’autonomie de la connaissance par rapport aux relations, ce qui est classique. Mais il nie symétriquement la possibilité de reconnaître des relations, indépendamment des savoirs détenus et cette proposition est beaucoup moins courante. Le principe de non-séparabilité est un principe constitutif de toute action collective humaine qui affirme qu’il n’y a pas de savoir absolu (indépendante des relations) ou de société absolue (indépendante des savoirs). La focalisation sur les savoirs et les relations pour comprendre l’action collective est nécessaire au chercheur quel que soit son terrain d’investigation. Pour Hatchuel, il s’agit là d’un principe (de non-séparabilité entre savoirs et relations) qui rend possible l’entreprise [8]. Le principe de non-séparation n’est pas une métaphysique de l’action [9].

14La force du principe savoir/relation ne donne pas une particularité à notre ligne éditoriale mais la légitime comme une piste d’investigation. En effet, délimiter un espace culturel ou géographique pour cerner les savoirs et les relations et leurs liens, même si cela ne constitue pas une originalité en soit, cela permet néanmoins d’avoir une double assurance. D’une part, la RISO est non seulement est une revue de gestion mais elle est également bien au service de cette discipline. D’autre part, la RISO est au cœur d’une discipline qui attribue la même valeur à l’action collective humaine partout où elle se déroule. Ainsi, nous pouvons encourager les contributeurs à la RISO à reconstruire des relations compatibles avec une modification des savoirs ou à reconstruire des savoirs compatibles avec une modification des relations. Une autre piste qui s’ouvre également à eux est celle qui consiste à repérer les tentatives où l’on cherche de faire l’un sans l’autre. Une telle piste montrera la mise en danger des apprentissages collectifs nécessaires, c’est-à-dire, susciter l’incompréhension ou la dérive vers des formes extrêmes et autoritaires de l’action (Hactchuel, 2008). Cet invariant d’une théorie axiomatique de l’action collective a donné naissance à deux autres notions que les chercheurs africains pourront mobiliser avec intérêt dans leurs travaux. Il s’agit des notions de rapport de prescription et de mythe rationnel.

15La force de cette conception des sciences de gestion est fondamentale et sa discussion dans le contexte africain relève sans doute d’une initiative bienvenue. Dans cette conception, on refuse de considérer le savoir comme un objet et, par conséquent, on évite de parler de transmission de savoir. Dans cette optique, nous considérons qu’il pourrait y avoir une réelle avancée dans les échanges scientifiques constructifs sans complexe et sans méfiance.

Bibliographie

  • Hatchuel A. (2008), « Quel horizon pour les sciences de gestion ? Vers une théorie de l’action collective », in A. David, A. Hatchuel & R.Laufer (eds.), Les nouvelles fondations des sciences de gestion, Vuibert, deuxième édition.

Date de mise en ligne : 05/03/2018

https://doi.org/10.3917/riso.004.0009

Notes

  • [1]
    « Entre temps, les entreprises ont encore changé : l’ère des cols blancs et des managers a commencé (Calhoon 1947, Whyte 1959). »
  • [2]
    L’étude des entreprises a toujours été leur domaine d’élection.
  • [3]
    Hatchuel (2008) illustre bien la difficulté de séparer l’économique du social et vice versa et les désignent comme des « "rationalisations" de l’action collective ». « L’économique » ou le « social » ne constituent donc ni des dimensions naturellement isolées de la vie en commun, ni des choses que l’on pourrait repérer. Ce sont des doctrines dont il faut repérer la place, toujours partagée avec d’autres, dans « des modes d’action ou dans des représentations de cette action » (p. 9).
  • [4]
    C’est-à-dire non comme un phénomène social naturel ou comme une donnée anthropologique.
  • [5]
    Hatchuel (2008, p. 10) ajoute : « cela ne veut pas dire que les entreprises ont été historiquement des lieux ouverts de débat, loin s’en faut. Mais le chef d’entreprise le plus autoritaire ne peut nier que ses choix sont précaires, fragiles, et soumis au jugement de multiples acteurs ».
  • [6]
    Comme le rappelle Hatchuel (2008) : « contraintes de définir, d’opérationaliser, ou d’évaluer les concepts communs de l’action (hiérarchie, performance, coordination…), elles ont découvert que leurs efforts ouvraient la boîte de Pandore des interrogations et des difficultés ».
  • [7]
    Par exemple, Hatchuel montre comment la réévaluation du concept de rationalisation éclaire ce que l’on entend par « gérer » des collectifs et dépasse la notion d’administration.
  • [8]
    Celle-ci étant une action collective qui a comme seule limite ou condition d’existence le respect du principe de non-séparabilité.
  • [9]
    Hatchuel (2008) indique qu’il n’est pas « totalisateur » de l’action collective : il se limite à formuler sa condition d’existence. Il ne dit rien qui puisse déterminer substantiellement les savoirs ou les relations. C’est en ce sens qu’il est un « invariant axiomatique ».

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