Couverture de RISA_832

Article de revue

Indicateurs de performance et nouvelle gouvernementalité des services de l’eau en France

Pages 385 à 402

Notes

  • [1]
    Yvan Renou, Centre de Recherches en Economie de Grenoble, Université Grenoble Alpes, France. Courriel : yvan.renou@upmf-grenoble.fr.
  • [2]
    L’auteur tient à remercier les deux lecteurs pour leurs retours stimulants sur une première version de ce texte.
  • [3]
    Notons qu’une première formulation de ce cadre d’analyse se trouve chez Hatchuel et Weil (1992).
  • [4]
    Elle limite la durée des contrats à 20 ans et impose une mise en concurrence des entreprises lors de la délégation de service public.
  • [5]
    En 1999, moins de 5 % des contrats renégociés ont été non-reconduits (Haut Conseil du Secteur Public, 1999).
  • [6]
    Notons que La « yardstick competition » ou la « sunshine regulation » sont des formes d’encadrement qui se fondent sur la réputation des firmes et sur l’existence d’une autorité morale à laquelle les agents seraient sensibles (Institut de la Gestion Déléguée, 2004).
  • [7]
    Office National de l’Eau et des Milieux Aquatiques.
  • [8]
    Voir le numéro des Actes de la recherche en sciences sociales (2012, no 193) consacré aux « conseils de l’Etat ».
  • [9]
    M. Kaika (2003 ; p. 304) identifie certains acteurs clés (Eureau, EEB, WWF, Greenpeace, ECPA, EFMA) caractérisés par une double capacité de lobbying (nationale et européenne). Plus généralement, avec la stratégie de Lisbonne de mars 2000, l’Union européenne a explicitement adopté un mode de gouvernement par les indicateurs. Dans le domaine de l’eau, cette évolution est voulue par le Parlement européen (qui voit son pouvoir renforcé après l’adoption du traité d’Amsterdam en 1999), et notamment par sa commission de l’environnement.
  • [10]
    Les délais relatifs à la mise en place de l’OBSEA (prévu par la LEMA mais créé seulement en 2009) ainsi qu’à la publication des premiers résultats obtenus (en 2012) constituent déjà un bon indicateur de la difficulté de concevoir et d’implémenter ce dispositif.
  • [11]
    Pour l’exercice 2009, seuls 8495 services publics d’eau et d’assainissement collectifs (sur un total de 31445) avaient renseigné les données SISPEA.
  • [12]
    Voir à ce sujet la contribution de Tsanga Tabi et Verdon (2014).
  • [13]
    Les IPSEA doivent être précis, représentatifs et faciles à interpréter, couvrir la totalité des fonctions du service sans être redondants, être applicables sur tout le territoire et sans coût de mesure important.
  • [14]
    Sur ce point, il est possible de se référer aux riches analyses empiriques contenues dans le numéro spécial de Pôle sud (2011, no 35, vol. 2).
  • [15]
    Nous pensons au réseau d’appui technique des ex DDAF notamment.

Introduction

1Dans un contexte marqué par la multiplication des directives européennes dédiées aux ressources en eau ainsi que par une défiance accrue des usagers face à leurs services d’eau, la quantification de la performance par des indicateurs est apparue comme une solution permettant de gouverner « à distance » les principaux opérateurs (privés et publics) ainsi que de consolider leur légitimité écornée [2]. En France, la réglementation a fixé depuis 2007 une liste de 29 indicateurs de performance que ces services doivent établir annuellement et présenter à leurs usagers. Le ministère de l’Écologie et du Développement Durable la présente comme un outil d’évaluation du développement durable intégrant la pluralité des fonctions de l’opérateur (satisfaction de la clientèle, entretien du réseau, exploitation efficace des équipements, etc.).

2L’objectif de cet article n’est pas de revenir de manière détaillée sur la genèse et le fonctionnement concret de ce nouveau dispositif de gouvernance (Canneva, Guerin-Schneider, 2011a), ni d’en proposer une évaluation précise et informée, faute de recul historique suffisant. Il s’agit plutôt de s’interroger sur son potentiel de transformation (des espaces, des acteurs et des infrastructures) au regard des objectifs ayant présidé à sa mise en place ou à sa rationalisation ex-post (meilleure régulation d’un monopole local et intégration des objectifs du développement durable notamment).

3La réflexion sur la place et de rôle des instruments dans le pilotage des ressources et infrastructures publiques étant ancienne (Willcox, 1896 ; Ridley, 1927), il s’avère nécessaire de préciser le cadrage analytique retenu et, en particulier, d’en expliciter les principes structurants. Nous appuyant sur l’effort de synthèse réalisé récemment (Pollitt, 2006 ; Modell, 2009), nous tenterons d’informer empiriquement et théoriquement trois axes essentiels nécessitant un cumul de connaissances (Modell, 2009 : 278-279) :

  1. l’analyse des conflits de logiques institutionnelles dans la conduite des politiques publiques : dépassant l’opposition traditionnelle entre « structure » et « agency », des travaux récents ont en effet insisté sur l’encastrement institutionnel des cours d’action et documenté les résistances induites par la fragmentation institutionnalisée persistante des pratiques réelles (Thornton et Ocasio, 2008) ;
  2. l’analyse de l’intrication entre l’action économique et instrumentale et les systèmes de valeurs structurant l’ordre social : il s’agit de mieux comprendre comment la mise en pratique d’indicateurs de performance peut être à l’origine de nouvelles valeurs au sein d’organisations soumises à des évolutions institutionnelles « contraintes » par l’environnement (Lounsbury, 2008) ;
  3. l’analyse sectorielle de la gouvernance multi-niveaux : l’étude du management et de la mesure de la performance est appelée à s’orienter vers la prise en compte de l’articulation des mécanismes institutionnels structurant différents niveaux de coordination au sein d’un même secteur (Dillard et al., 2004).

4Afin de contribuer au déploiement de ce vaste champ de recherches, nous interrogerons le secteur des services d’eau en France en retenant deux principes fondamentaux :

  1. les propriétés des instruments, les contraintes liées à leur usage et à l’histoire, les justifications de leur choix, ne doivent pas être traitées comme des enjeux secondaires. Il est nécessaire de s’attacher à la spécificité des instruments et de rompre avec l’illusion de leur neutralité (Theys, 2003) ;
  2. le processus de transformation induit par l’usage des instruments prend du temps et implique un délai de composition avec les pressions extérieures (conflits d’intérêts entre acteurs-utilisateurs, pressions hiérarchiques ou politiques…). Pour le saisir analytiquement, il est nécessaire de développer une analyse historique et multi-niveaux (Bouleau, 2014).

5La perspective analytique retenue invite au final à mieux cerner la nouvelle gouvernementalité (Foucault, 1994) des ressources en eau induite par l’instauration des indicateurs de performance (cohérence, pertinence et robustesse des objectifs visés). Inscrivant notre analyse dans une vision historique et multi-niveaux de moyen terme envisageant simultanément la reconfiguration des politiques de l’eau en France et en Europe et le tournant néolibéral de l’économie mondiale à partir des années 1980, on montrera que la dynamique transformatrice dont est a priori porteuse les indicateurs de performance est actuellement questionnée au regard de la multitude de freins (politiques, économiques et socio-environnementaux) entravant son déploiement. L’idée que l’on défend est que ces entraves témoignent d’un cadrage (analytique et normatif) défaillant, produit de compromis instables entre rationalités hétérogènes et butant sur l’insuffisant degré de précision et la faible articulation des trois dimensions rendant toute action publique instrumentée opérationnelle : le substrat technique, le modèle cognitif et la philosophie gestionnaire (Lascoumes, Le Galès ; 2005) [3]. Des réflexions à même de surmonter ces faiblesses seront esquissées en conclusion.

Les indicateurs de performance des services d’eau potable et d’assainissement : une analyse institutionnaliste multi-niveaux

6Le recours aux indicateurs de performance en France afin de piloter le développement des services d’eau et d’assainissement (SEA) s’explique par une multiplicité de facteurs : architecture institutionnelle du secteur de l’eau inaboutie, problèmes croissants de pollution de la ressource, contexte socio-économique marqué par une augmentation du prix de l’eau… Afin de mieux cerner la raison d’être et le fonctionnement de cette instrumentation spécifique, nous privilégierons une démarche institutionnaliste multi-niveaux proposant in fine d’appréhender l’implémentation des indicateurs de performance (IP) comme un marqueur (parmi d’autres) de l’émergence d’une nouvelle gouvernementalité des ressources en eau.

La recherche d’une gouvernance améliorée des SEA en France

7A partir de la fin des années 1990 en France, le débat institutionnel sur le pilotage des services d’eau prend un essor important, comme en attestent de nombreux rapports (Cour des comptes, 1997 ; Haut Conseil du Secteur Public, 1999 ; Martinand, 2001 ; Tavernier, 2001). La plupart souligne le manque de transparence et de concurrence et conclue sur le besoin de renouveler les outils de gouvernance et de régulation. Caractérisée par une forte asymétrie de pouvoir entre contractants et par un recours persistant au principe de l’intuitu personae, la négociation contractuelle au titre de la délégation de service public a conduit à l’instauration de contrats abusifs, de pratiques de corruption, de versements de droits d’entrée entachant fortement le fonctionnement du secteur de l’eau.

8Cherchant à réguler les SEA, une première loi a pourtant été adoptée en 1993 (loi Sapin) [4]. Cette dernière ne remet cependant pas en cause le principe d’intuitu personae (Canneva, Garcia et Guérin-Schneider, 2004). La loi Barnier vient compléter le dispositif législatif deux ans plus tard en interdisant les droits d’entrée et formalisant la procédure de renouvellement de contrat. L’idée qui anime la puissance publique à l’époque est d’organiser une concurrence « pour le marché » dans un secteur très oligopolistique (Destandeau, Rozan, 2008). Toutefois ces réformes sont limitées : peu de nouveaux entrants (notamment européens) sont parvenus à décrocher un contrat de délégation de service public (DSP) et la pratique des droits d’entrée subsiste encore sous le nom de « redevance d’occupation du domaine public capitalisée » (Haut Conseil du Secteur Public, 1999). Quelques changements positifs peuvent toutefois être signalés, dont la diminution de la durée des contrats de 16 ans à 11 ans en moyenne (Guérin-Schneider et Lorrain, 2003), même si le renouvellement des contrats n’a pas conduit majoritairement à un changement du délégataire [5]. De plus, pour que la concurrence pour le marché soit effective, il doit y avoir plusieurs offreurs qui candidatent lors de la procédure publique (Chauchefoin, 2002).Tel n’est pas forcément le cas : la plupart du temps, tous ne postulent pas, prenant acte de la « prime au sortant » (Canneva et al. 2004).

9Des problèmes concernant la phase post-contractuelle ont également été relevés et analysés. En effet, une fois l’opérateur choisi, il faut s’assurer que ce dernier se conforme bien aux dispositions contractuelles. Ce problème a été étudié par la théorie économique qui l’a formalisé sous le nom de théorie du principal-agent (Jensen, Meckling, 1976). La théorie des contrats incomplets propose de contourner cette difficulté : les contrats doivent intégrer des variables de performance et les agents sont rémunérés en fonction de leur capacité à atteindre des objectifs précis. Dans ce cas, les contrats ne sont plus rédigés en fonction des moyens à mobiliser mais se réfèrent aux résultats à atteindre. Le renseignement d’indicateurs de performance s’inscrit dans cette logique : ces derniers constituent a priori l’une des modalités de coordination permettant de surmonter les impasses de la relation principal-agent. De plus, ce type d’instruments favoriserait la pratique de « benchmarking » et de concurrence par comparaison (« yardstick competition ») et devrait faciliter une « sunshine regulation » source d’efficacité (Guérin-Schneider et Nakhla, 2003) [6].

10Les indicateurs de performances peuvent donc être appréhendés, dans un premier temps, comme un dispositif institutionnel supplémentaire dans le système de régulation français (Lorrain, 2003). La gouvernance par l’information qui les sous-tend implique qu’un rôle central soit conféré aux communes dans la régulation des SEA. Ce renforcement du capital social au niveau local (Kaika, 2003) va également être le principe directeur guidant l’élaboration de la Directive Cadre Européenne (DCE) de 2000 puis de la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques (LEMA) en France, faisant de cette dernière un catalyseur de dynamiques convergentes et un pourvoyeur d’opportunités.

Un instrument au service de l’européanisation des politiques nationales

11Comme le note Massardier, « l’UE est une tête sans corps ni bras : elle fabrique du droit, mais, principe de subsidiarité oblige, elle ne peut intervenir dans les traductions nationales et encore moins territoriales » (2011 ; p. 12). L’analyse des instruments de gouvernance de l’eau permet alors de mieux cerner comment fonctionne le processus d’européanisation en cours et quels sont ses appuis institutionnels.

12Faisant suite à la loi du 21 avril 2004 qui réalise la transposition de la DCE en droit français, la LEMA du 30 décembre 2006, établit un cadre de référence devant permettre d’atteindre les objectifs de « bonne qualité » des masses d’eau à l’horizon 2015. Ne remettant pas en cause les deux lois de 1964 et 1992, la LEMA enrichit l’édifice institutionnel soutenant la politique de l’eau en France. Les grandes orientations sont de trois ordres : i) doter les différents acteurs de l’eau d’outils leur permettant d’atteindre les objectifs prévus par la DCE et ainsi mieux équilibrer les besoins en eau et les ressources disponibles (logique de développement durable), ii) faire évoluer les SEA vers plus de transparence, de solidarité et d’efficacité environnementale et iii) réformer l’organisation de la pêche en eau douce.

13Via son article 88, la LEMA donne naissance à l’ONEMA [7]. Ce dernier est un établissement public national (placé sous la tutelle du Ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement) dont la mission principale est de doter le pays d’une capacité d’expertise de haut niveau dans le domaine de l’eau. L’un de ses objectifs associés est de créer un lieu de rassemblement des informations et connaissances sur l’eau pour soutenir les politiques publiques et favoriser une gestion durable de l’eau. Outre ses missions de collecte d’informations et d’orientation de la recherche, l’ONEMA est en charge de l’évaluation des politiques publiques et des pratiques des usagers via un Système d’Information sur L’Eau (SIE) permettant de suivre l’état des masses d’eau, les performances des actions et des services (consigné dans un rapport à l’UE comme le prévoit la DCE). Il doit enfin informer le grand public sur l’avancée de la politique de l’eau. Cette mission d’observatoire et de diffusion de l’information s’organise autour d’un suivi technique du milieu (état de l’eau, espèces présentes, température) mais aussi un suivi des SEA grâce au recueil des données relatives aux indicateurs de performances produit par les communes ou collectivités en charge du service. Depuis l’arrêté du 2 mai 2007 qui modifie le Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT), ces derniers sont obligatoirement consignés dans le Rapport annuel sur le Prix et la Qualité des Services d’eau et d’assainissement (RPQS).. L’objectif premier d’un tel rapport est de renforcer la responsabilité de l’élu face à ses obligations et de favoriser la transparence.

14Paramètres chiffrés devant permettre de suivre dans le temps les résultats des services de l’eau et d’assainissement, ces indicateurs peuvent être complétés par des objectifs à atteindre. Ils portent à la fois sur les aspects économiques, financiers, environnementaux ou sociaux des SEA. Le nombre d’indicateurs à présenter dépend de la taille du service. Pour les communes de plus de 3 500 habitants, il est obligatoire et doit présenter tous les indicateurs prévus par la loi. Ces indicateurs sont classés par le type de services qu’ils concernent : les services d’eau potable, les services de l’assainissement collectif, les services de l’assainissement non collectif. Ils sont soit descriptifs, soit liés à l’évaluation de la performance.

Figure 1

Intitulés et valeurs des indicateurs de performance des SEA (sélection OBSEA, 2012)

Figure 1
Intitulés Valeurs Taux d’impayés 0,7 % pour les services d’eau et 1,47 % pour les services d’assainissement collectif. Taux de conformité des prélèvements sur les eaux distribuées Taux d’occurrence des interruptions de service non programmées (pour 1000 abonnés 98 % pour la microbiologie et 97 % pour la physico-chimie. 4,43 Taux de réclamations (pour 1000 abonnés) 7 pour les services d’eau et 4,3 pour les services d’assainissement collectif. Indice de connaissance et de gestion patrimoniale (noté sur 100 points) 57 pour les services d’eau et 56 pour les services d’assainissement collectif. Taux moyen de renouvellement des réseaux : 0,61 pour les services d’eau et 0,71 pour les services d’assainissement collectif. Rendement du réseau de distribution d’eau potable 76% Indice linéaire de pertes en réseau 3,9m3/jour/km linéaire de réseau Indice d’avancement de la protection de la ressource en eau (noté sur 100 points) 76 Taux de débordement des effluents dans les locaux des usagers (pour 1000 habitants 0,17 Nombre de points du réseau de collecte nécessitant des interventions fréquentes de curage (par 100 km de réseau) 13 Taux de boues issues des ouvrages d’épuration évacuées selon des filières conformes à la réglementation 98% Indice de connaissance des rejets au milieu naturel par les réseaux de collecte des eaux usées (noté sur 120 points) : 95

Intitulés et valeurs des indicateurs de performance des SEA (sélection OBSEA, 2012)

15Initiée à la fin des années 1990, la dynamique politico-institutionnelle ambitionnait initialement de créer un référentiel de certification propre au secteur de l’eau. Ce « temps des précurseurs » (Canneva, Guérin-Schneider, 2011a) a mobilisé une diversité d’acteurs dont l’International Water Association (IWA), l’Agence Française de NORmalisation (AFNOR), la Fédération Nationale des Collectivités Concédantes et Régies (FNCCR) ou l’Ecole Nationale de Génie Rural des Eaux et des Forêts (ENGREF). Interpellé par la démarche, le ministère de l’environnement dirigé à l’époque par D. Voynet s’en saisit afin d’alimenter son projet de création d’un Haut Conseil des SEA en France. Les innovations des précurseurs sont diffusées et testées sur le terrain. Emerge alors le « temps des lobbies » pendant lequel des groupes de travail sont formellement mis en place (Institut de la Gestion Déléguée (IGD), Syndicat Professionnel des Distributeurs d’Eau (SPDE), International Standard Organization (ISO)…). Faisant suite à l’abandon du projet d’un HCSEA (2002) et sous l’influence persistante des précurseurs, le « temps de la convergence » est caractérisé par une quête du consensus et de la légitimité orientant fortement les négociations. Au final, la dynamique décrite témoigne d’une inflexion en 2002 du processus initié à la fin des années 90 et visant une régulation forte du secteur de l’eau pour aboutir à l’adoption d’un dispositif plus souple en 2006 : l’intégration des IPSEA dans le RPQS (voir figure 2).

Figure 2

Groupes de travail impliqués dans l’élaboration des IP-SEA

Figure 2

Groupes de travail impliqués dans l’élaboration des IP-SEA

(source : Canneva, Guérin-Schneider, 2011a)

16Porteuse de sens, l’analyse technico-économique élaborée jusqu’ici demande à être approfondie : derrière la supposée neutralité politique et l’efficacité de ces « instruments de marché » se cache selon nous un projet politique affirmé.

Les ressorts cachés de la réforme : la prégnance du New Public Management

17Au-delà de la volonté d’améliorer les performances économiques et environnementales d’un secteur stigmatisé comme « défaillant », la mise en place d’IP témoigne selon nous de la prégnance des idées du New Public Management (NPM) au sein des instances décisionnaires (nationales et européennes). D’essence néolibérale, l’idée principale du NPM est que les méthodes de management du secteur privé, supérieures à celles du secteur public, peuvent lui être transposées (Osborne et Gaebler, 1992 ; Hood, 1995). Le secteur public est jugé inefficace, excessivement bureaucratique, rigide, coûteux, centré sur son propre développement et non innovant. Dès lors, il est nécessaire d’accroître les marges de manœuvre des gestionnaires afin de leur permettre de mieux répondre efficacement aux attentes des citoyens. Ces derniers sont désormais assimilés à des clients tandis que les administrateurs deviennent de véritables managers.

18Largement mobilisées afin d’accompagner le tournant néolibéral opérant à partir de la fin de années 1980, ces idées ont aujourd’hui gagné l’élite politico-économique à travers le monde via une diffusion rapide médiatisée par de nombreux « experts » [8]. Ce corpus théorique a été mobilisé afin de justifier de nombreux changements destinés à « moderniser » la puissance publique : privatisation des services publics et limitation des dépenses publiques notamment. L’introduction des IPSEA relève plutôt de cette deuxième variante (Pezon, 2002). Il s’agit alors moins de produire un service de base visant l’équité et la transparence dans le processus de production, que de s’attacher aux résultats de la production (prix, efficacité etc.). La cible des politiques publiques se déplace de l’usager-citoyen, attaché à des principes d’équité et d’accès, à l’usager-consommateur, préoccupé par le prix et la qualité du bien offert (Burkitt et Ashton ; 1996). Cette gouvernance par les résultats, comprise comme devant générer un surplus de capital social au niveau local et portée par certains des acteurs « choisis » pour participer à la longue et difficile élaboration de la DCE (Kaika, 2005) [9], imprègne donc fortement cette dernière et se traduit concrètement par le recours aux IPSEA (Massardier, 2011). L’effort de compréhension, s’il s’enrichit, semble cependant encore trop entaché de considérations idéologiques et fonctionnalistes Le recours aux travaux de M. Foucault (1994) doit nous permettre de mieux saisir la nouvelle rationalité politique ayant présidé à l’émergence de cette gouvernance instrumentée.

Vers une nouvelle gouvernementalité des ressources en eau : l’apport de M. Foucault

19A partir de la fin des années 1970, Michel Foucault développe une réflexion sur le pouvoir dans ses cours et séminaires consacrés au « gouvernement de soi et des autres ». Il se refuse à attribuer à l’État une unité, une individualité et une fonctionnalité absolue, et voit en lui moins un acteur autonome qu’un agrégat de résultantes. Face aux conceptions dominantes de l’Etat, il propose un modèle d’analyse basé sur les techniques de gouvernement, les actions et abstentions, les pratiques qui constituent la matérialité tangible de l’État.

20La nouvelle rationalité politique qui structure l’approche anti-essentialiste du pouvoir de Michel Foucault s’appuie sur deux éléments fondamentaux : une série d’appareils spécifiques de gouvernement et un ensemble de savoirs ou plus précisément de systèmes de connaissances. Ces techniques et savoirs s’appliquent à un nouvel ensemble, « la population » pensée comme une totalité de ressources et de besoins. Enfin, dans l’analyse des pratiques, il met l’accent sur l’exercice de la discipline, qui repose selon lui sur des techniques concrètes de cadrage des individus et permet de conduire « à distance » leurs conduites. Un instrument d’action publique peut alors être défini comme un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur.

21Selon certains auteurs (Hache, 2007), le passage du libéralisme au néolibéralisme serait à l’origine d’une réorganisation structurelle de cet « art de gouverner » qu’est la gouvernementalité en « techniques de gouvernement indirectes » reposant sur « un transfert de responsabilité aux individus ». Le néolibéralisme signe alors une évolution vers un type de gouvernementalité paradoxale : le retrait apparent de l’État marquerait en réalité un interventionnisme renouvelé, une « politique active sans dirigisme » (1994 ; p. 137). Le type de gouvernement exercé sur chaque individu ne consiste plus à instaurer un rapport d’obéissance, de dépendance intégrale (à l’instar du pastorat chrétien), ni de dépendance tout court (comme dans l’État providence) ; il demande au contraire aux individus de s’autonomiser et de se responsabiliser. Cette réorganisation de l’État passe par un transfert de ses responsabilités traditionnelles aux individus et institutions privées. Il implique la production d’un attachement à une nouvelle manière de penser et d’agir. Cela se fait en deux temps : rendre indésirable un certain type de comportement (nous détacher d’une certaine dépendance à l’État) et, de manière simultanée, nous rendre désirable un autre type de comportement, un comportement dit « responsable ». Comment s’opère ce mouvement ? Dans un des cours de 1978 consacré à l’analyse du gouvernement pastoral, Foucault relève l’une des spécificités de ce type de pouvoir : le « gouvernement par l’Exemple » (1994 ; p. 175).

22Situés à la jonction de préoccupations nationales et internationales, deux éléments nous semblent structurer profondément la mise en place des IPSEA : une volonté de gouverner « à distance » via une panoplie de dispositifs témoignant de l’exemplarité à suivre et un appel à la responsabilisation des acteurs en réponse à une reconfiguration des rapports entre les pouvoirs locaux et nationaux. Cette nouvelle gouvernementalité des ressources en eau bute cependant sur certains freins entravant son déploiement.

La robustesse des dispositifs de responsabilisation questionnée

23La robustesse de la gouvernance instrumentée ayant déjà été questionnée (Smith, 1996), il s’agit ici moins de proposer une liste exhaustive des freins limitant leur implémentation que d’insister, dans un souci de cohérence analytique, sur les blocages engageant la responsabilité des gestionnaires impliqués. Ainsi, près de cinq ans après l’entrée en fonctionnement du dispositif de collecte des informations devant alimenter SISPEA [10], on observe une faible implication des collectivités, ce qui ne permet toujours pas de disposer d’une vision globale et précise de la performance des services (OBSEA, 2012) [11]. Plus précisément, on repère un clivage entre les grands centres urbains et les petites communes rurales ainsi qu’entre les collectivités proactives et les collectivités récalcitrantes.

24En effet, malgré les doutes persistants relatifs à la pertinence des indicateurs de performance, les grands centres urbains semblent faire preuve, dans leur grande majorité, de « responsabilité » en s’engageant dans le renseignement scrupuleux des informations requises, quitte à le détourner in fine de sa fonction initiale [12]. Il en va autrement des petites communes rurales. Ces dernières ne disposent en effet pas des capacités techniques et analytiques afin d’honorer la commande formulée. D’autres communes semblent également craindre l’utilisation qui sera faite des données. Enfin, une difficulté – d’ordre temporel cette fois – menace d’entraver grandement le déploiement du dispositif : la contrainte de la saisie d’informations sur SISPEA n’étant pas compensée par une valorisation permettant aux collectivités de se comparer (faute de données robustes), la motivation des pionnières, en termes de participation, risque de s’émousser rapidement. L’appropriation de l’outil par les acteurs locaux sera alors compromise. Il ne pourra jouer ni sa fonction d’information vis-à-vis des usagers, ni son rôle d’outil de pilotage pour les collectivités, ni sa mission de régulation par comparaison (Canneva, Guérin-Schneider ; 2011b). Avant d’envisager les moyens de consolider institutionnellement la gouvernance responsabilisante des ressources en eau enclenchée, il nous semble nécessaire de procéder à une analyse critique de sa mise en œuvre sur le territoire français.

Une analyse critique de la dynamique transformatrice induite

25Rendre moins désirable l’Etat et un peu plus le sentiment de responsabilité en s’appuyant sur une instrumentation spécifique constitue un projet politique doté d’une certaine portée mais pouvant éventuellement buter sur de sérieuses difficultés lors de sa réalisation, si les trois dimensions de tout instrument (substrat technique, modèle cognitif et philosophie gestionnaire) manquent de robustesse, de cohérence et de pertinence.

Un substrat technique difficile à mobiliser par les acteurs politico-économiques

26Toute instrumentation propose une grille de description du social, une catégorisation de la situation abordée. Chaque « réalité conventionnelle » (Desrosières, 2001) construite à l’occasion de la catégorisation configure donc la réalité sociale sous un jour spécifique. Cet enjeu est largement présent lorsqu’on se penche sur les IPSEA et débouche sur une diversité de problèmes concrets.

27Des problèmes de conventionnement. Expliquée en partie par les difficultés rencontrées pour réguler les services par les prix ou les coûts, la régulation par les résultats s’est imposée aux acteurs impliqués dans l’élaboration des IPSEA. Présentée comme relevant d’une certaine objectivité technique [13], la liste d’indicateurs n’est toutefois pas neutre politiquement : elle traduit les arbitrages réalisés au cours des nombreuses procédures de concertation et témoigne des rapports de force en présence. Canneva et Guérin-Schneider (2011a) montrent ainsi que cette liste peut être discutable d’un triple point de vue : du fait de l’attrait du bon chiffre (qui tend à privilégier la logique de communication vers l’extérieur plutôt que la régulation), du fait d’une sous-exploration des éléments financiers (tendant à valoriser les performances exclusivement techniques des opérateurs) et d’une forte sélectivité sur le volet assainissement (nuisant à l’exhaustivité de la démarche et repoussant hors de son périmètre les variables les moins valorisantes pour les opérateurs privés). Au final, cette trajectoire « montre comment des indicateurs de performance, sous des atours techniques et impartiaux, sont en fait le reflet d’intérêts particuliers négociés » (ibid ; p. 222).

28Des problèmes de production et de mesure des données. L’enquête réalisée par la FNCCR en 2010 montre que, pour les 31 services recensés, les indicateurs produits relevaient parfois de conventions et modes de calcul distincts (FNCCR, 2010). De même Canneva (2009), à partir d’une analyse des données transmises par l’ONEMA en 2008 et portant sur 213 services d’eau potable et 134 services d’assainissement collectif, met en avant un taux de remplissage fluctuant, un nombre de valeurs aberrantes non négligeables et des erreurs de calcul. L’un des principaux problèmes repérés est relatif à la disponibilité et à la fiabilité des données. De plus, produire les indicateurs nécessite un réel travail d’expert, peu compatible avec la volonté initiale de la puissance publique qui consistait à réduire, via les indicateurs de performance, le problème d’incomplétude des contrats et d’asymétrie d’information. Les petites communes ne disposant pas du personnel compétent devraient ainsi devenir de plus en plus dépendantes des opérateurs privés. Pour faire face à cette nouvelle contrainte, les élus ne trouvent pas forcément d’aide de la part des services d’Etat : l’ONEMA ne propose pour l’instant qu’un portail internet qui détaille la LEMA et aide à la saisie des données ; les DDASS peuvent proposer un soutien technique mais leurs services sont payants ; enfin, les SATESE (Services d’Assistance Technique aux Exploitants de Stations d’Epuration) au niveau du département relèvent dorénavant du domaine concurrentiel (depuis la LEMA). Les grosses communes, quant à elles, sont soumises aux règles des marchés publics pour ce qui est de l’assistance technique. Des cabinets de conseil privés ou les opérateurs d’eau et d’assainissement peuvent donc proposer de tels services et faire concurrence aux organismes d’Etat.

Un modèle cognitif ignorant les changements en cours

29Le deuxième volet de notre analyse critique porte sur le modèle cognitif sous-jacent à la mise en place des IP. Toute instrumentation s’appuyant sur des valeurs et représentations, il convient de les mettre à jour et d’en évaluer la pertinence. On insiste sur le caractère anachronique (daté historiquement) et colonisé (dominé par les dimensions technico-juridiques) de ces dernières.

30Un modèle cognitif anachronique ?.L’action publique instrumentée par les indicateurs de performance a pour finalité une modernisation des SEA. Si l’ambition réformatrice est louable, le cadre analytique (ou modèle cognitif) qui préside à sa réalisation est plus contestable. Il semble en effet que l’unité de référence pour les instigateurs de la réforme reste le réseau centralisé et homogène géré par un opérateur unique et structuré dans son fonctionnement par des critères socio-économiques classiques (économies d’échelles, de variété…). Cela est le résultat d’un processus historique se référant à des croyances non contestées (Coutard, Rutherford ; 2009) : i) le réseau est la forme la plus performante de fourniture des services urbains ; ii) la performance du réseau croît avec sa taille (i.e. avec son emprise spatiale, le nombre et la diversité des usagers raccordés) ; iii) la solution aux problèmes créés par les réseaux réside dans les réseaux eux-mêmes (extension plus grande, gestion plus centralisée, sophistication technique accrue).

31Cependant, avec la montée en puissance d’une réflexion sur le développement durable, certaines voix dissonantes ont avancé que le métabolisme réticulaire tend à s’opposer terme à terme au métabolisme « écocyclique ». Aux anciennes logiques de pré-équipement (les réseaux anticipant l’urbanisation) ou de rattrapage (lorsque les espaces déjà construits devant être équipés en réseaux) se superposent, des logiques de diversification, portées par la puissance publique : mini-réseaux ou systèmes d’approvisionnement individualisés à l’échelle de la parcelle ou du bâtiment dans des écoquartiers (Leflaive, 2009). Pour leurs promoteurs, ces systèmes socio-techniques « alternatifs » auraient la vertu de relocaliser, du moins en partie, un métabolisme urbain délocalisé par les réseaux et matérialiseraient de manière plus tangible les liens entre les consommations de services urbains et leurs effets environnementaux (pression sur les ressources et/ou atteintes à l’environnement). Soutenir le développement de ces réseaux alternatifs et décentralisés augmenterait ainsi les performances économiques et environnementales des ensembles urbains et contribuerait plus profondément à leur développement « durable ».

32Même s’il est pour l’heure très peu matérialisé sur le territoire français, l’absence de références à ce modèle dans les IPSEA est troublante. Point d’aboutissement d’un nouveau processus de concertation large et transparent, une série d’indicateurs relatifs à ce modèle alternatif mériterait donc d’être intégrée à la liste déjà établie. Cette concertation serait notamment l’occasion de débattre des effets indésirables (risque de refoulement des eaux dans le réseau public, moindres rentrées financières pour l’opérateur central…) et des outils économiques à disposition (frais de déconnexion du réseau centralisé, contrôle des normes de qualité, nouveaux arrangements contractuels…) engendrés par le développement de ces systèmes alternatifs (Leflaive, 2009).

33Un modèle colonisé par le technico-juridique. Les SEA constituent une interface importante avec l’environnement, en y puisant la ressource et en y rejetant les eaux usées. Cette dernière semble cependant n’avoir été intégrée qu’à minima dans le conventionnement qui a présidé à l’élaboration des indicateurs de performance. Nous nous concentrerons exclusivement ici sur la question des périmètres de protection de captage (PPC) et/ou des aires d’alimentation de captage (AAC) ainsi que sur la gestion technique de l’assainissement (amont et aval du cycle de l’eau urbain).

34Comme l’ont montré B. Barraqué et C. Viavattene (2009), la question des PPC – et plus généralement de la protection de l’eau brute – est au milieu du gué car les actions en termes de « génie environnemental » qui doivent la consolider ne trouvent pas ou peu de portage politique conséquent : le préventif ne s’applique qu’en situation d’urgence alors que prospèrent les solutions curatives et palliatives. Mesurer le degré d’avancement de la protection de la ressource s’avère dans ce contexte bien dérisoire. Plus spécifiquement, la gestion des PPC et des AAC apparait surdéterminée par un formatage techno-agronomique (relayant les enjeux de pérennité sur un volet coercitif très optionnel), entrant en adéquation avec les intérêts professionnels de différentes filières mais produisant peu d’effets sur la protection de la ressource. La gestion des systèmes hydriques apparaît ainsi colonisée par le médium technico-juridique (Piquette et Wenz ; 2009) et le politique se révèle singulièrement absent alors qu’il pourrait par exemple intervenir via la maîtrise d’usage des sols (Narcy, Zakeossian, 2012) afin de protéger la qualité des eaux brutes.

35Concernant l’aval du cycle de l’eau urbain, les relations de pouvoir se déplacent également fort peu. La nouvelle architecture institutionnelle impulsée par la DCE qui lie le pouvoir politique et les opérateurs de l’eau consolide même la logique du « structuralisme hydraulique » (Aubin, 2007). A la stratégie de l’offre pilotée par l’ingénierie civile et agro-environnementale répond une gestion des effluents bien peu responsable : les villes externalisent en effet bien souvent les contraintes qu’elle font peser sur la ressource, ces dernières étant alors supportées par les populations rurales et les régions situées en aval dont les usages de l’eau et du sol sont alors corrélativement réduits. Trop étroitement définies, les normes techniques censées témoigner de la qualité de l’assainissement ne sont actuellement pas en mesure de repérer de telles pratiques (Canneva et Guérin-Schneider 2011a, p. 222). Là encore, le défi de la durabilité, qui se jouera essentiellement dans l’adaptation des villes, réclame une réforme profonde de l’action publique et donc une réorientation des instruments qui la soutiennent au profit d’une vision plus écosystémique et multi-échelles de l’eau urbaine (Pickett et al., 2004).

Une philosophie gestionnaire en butte aux stratégies territorialisées des acteurs de l’eau

36La mise en place des indicateurs découle de la rencontre d’une diversité de problématiques et d’évolutions qui affectent les SEA. Si l’on veut comprendre pourquoi ces indicateurs n’ont produit jusqu’ici que des effets très modérés et pourquoi les perspectives d’amélioration sont faibles, il faut in fine revenir à l’analyse en termes de gouvernementalité proposée par M. Foucault (1994).

37Les effets d’inertie : ressaisir les effets de composition dans le moyen-long terme. On l’a évoqué, l’instrument crée des effets d’inertie qui assurent la robustesse d’une question ou d’une pratique mais cela prend du temps et implique un délai de « composition » avec les pressions extérieures. Appliquées au secteur de l’eau, ces réflexions prennent tout leur sens. Indéniablement, la DCE de 2000 et ses normes produisent leurs effets. Mais si « européanisation » il y a, elle est le produit d’une négociation préalable entre les fonctionnaires de l’État et les cibles des politiques publiques qui semblent rechercher d’abord et avant tout la poursuite de l’existant (Massardier 2011 ; p. 14). Chaque territoire, en fonction de son histoire, semble ainsi construire une définition du problème de la ressource en eau et des instruments pour y remédier en fonction d’une configuration d’acteurs en compétition et de structures institutionnelles qui lui sont spécifiques.

38Le benchmarking souple : un bricolage territorialisé à réévaluer. La faiblesse de « droit sans État » de L’Union Européenne lui demande d’inventer des instruments de diffusion de ses orientations, véritables tentatives de gouvernement à distance. Cependant, prisonnière de la subsidiarité et de la définition floue de ses prescriptions et dépourvue de moyen d’intervention directe sur les ter ritoires, l’Union Européenne assiste impuissante à l’incessant bricolage territorialisé de ses prescriptions [14]. Ce « benchmarking souple » (Massardier, 2011 : p. 17) confère une place toute particulière aux experts et « savants », mettant en lumière dans une perspective foucaldienne le fort lien existant entre technique et savoirs :

39

Les institutions internationales effectuent un travail de légitimation et d’objectivation de ces orientations, contenus et instruments de politiques publiques, par la production de rapports, de don nées comparatives dans une logique de classement et de benchmarking, de données statistiques, etc. Leur diffusion est assurée par une forte activité de publication, l’alimentation des médias en données, l’enrôlement d’experts, l’organisation de colloques, de réunions de travail ou de séminaires permet tant de socialiser un nombre croissant d’acteurs aux propositions qu’elles formulent.
(Hassenteufel, 2005)

40Les contournements de la philosophie de la DCE par les acteurs des territoires renvoient à des stratégies qui tentent de trou ver des dérivatifs locaux à la directive et contribuent à produire des accords territorialisés entre acteurs de l’eau (notamment les grands regroupements d’usagers). Les indicateurs de performances des SEA doivent alors être réinterprétés au regard de leur mission initiale : ces instruments deviennent autant de technologies de labellisation du « bon » dans un contexte de fragmentation des pouvoirs (Massardier, 2011).

Conclusion

41Témoignant de l’émergence d’une nouvelle gouvernementalité des ressources en eau, la mise en place des IPSEA en France a pour objectif de répondre à différents enjeux : transparence et performance des pratiques, meilleure régulation du secteur, identification et prise en charge enjeux socio-écologiques, meilleure information du public… En permettant une pseudo-concurrence portant sur la comparaison des pratiques, les indicateurs sont censés conduire les SEA dans un cercle d’amélioration continue. Les premières évaluations de leurs effets témoignent de certaines avancées mais aussi de difficultés (liées à leur production, diffusion et appropriation) et doivent pour cette raison être manipulés avec précaution. La complexité de leur mise en œuvre et de leur utilisation risque fort de freiner l’efficacité de ces outils.

42D’un point de vue théorique, notre étude s’est inscrite dans une perspective cumulative visant notamment à alimenter les questionnements récents de l’approche institutionnaliste consacrée au « performance measurement and management » (Modell, 2009). Elle apporte un éclairage sectoriel et national aux différentes problématiques identifiées comme essentielles : i) l’étude du processus d’européanisation des politiques de l’eau répond au besoin d’analyses institutionnalistes et sectorielles de la gouvernance multi-niveaux associée au déploiement des IP ; ii) la réflexion sur les valeurs écocycliques et écosystémqiues a priori exclues des IPSEA s’inscrit dans l’analyse des conditions autorisant l’émergence de nouvelles valeurs suite à l’instauration d’IP ; iii) la mise en évidence du bricolage territorialisé comme réponse à la nouvelle gouvernementalité de la ressource renseigne les stratégies de résistances éventuelles à l’adoption des IP par les acteurs du secteur. Ces résultats demandent à être approfondis via des études de terrain plus poussées.

43Enfin, s’ils produisent des effets (directs et indirects), les IPSEA semblent véhiculer, notamment auprès des usagers, une vision apolitique et technique des services de l’eau. Or, pour parvenir à une gestion durable de l’eau, l’enjeu est avant tout politique : il s’agit d’élaborer des compromis entre les usagers. L’enjeu de la régulation reste donc primordial : un régulateur indépendant prenant en charge, parmi d’autres, les fonctions d’autorité morale, d’institutionnalisation continue du secteur et d’assistance et de conseil technique permettrait sans doute de rendre ces indicateurs plus efficaces et pertinents. Ces modalités sont à discuter mais il semble primordial au stade de développement actuel du dispositif de renouer avec la vision qui avait présidé à leur création : les indicateurs avaient été initialement conçus dans un système où les collectivités pouvaient s’appuyer sur un réseau local d’assistance pour collecter et interpréter les indicateurs [15]. Cependant, sous l’influence de certains courants (pression des entreprises et gouvernement libéral notamment), la réforme votée dans la LEMA a gardé des indicateurs la partie explicitement la plus en phase avec le modèle dominant du NPM (et implicitement avec le modèle de gouvernement par l’exemple), mais a censuré le reste de la réforme (ni régulateur central, ni assistance locale). Afin de répondre aux multiples défis surdéterminant le pilotage des services de l’eau en France, l’un des enjeux cruciaux semble donc bien d’étoffer l’architecture institutionnelle encadrant la gouvernance instrumentée des ressources en eau.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

  • [1]
    Yvan Renou, Centre de Recherches en Economie de Grenoble, Université Grenoble Alpes, France. Courriel : yvan.renou@upmf-grenoble.fr.
  • [2]
    L’auteur tient à remercier les deux lecteurs pour leurs retours stimulants sur une première version de ce texte.
  • [3]
    Notons qu’une première formulation de ce cadre d’analyse se trouve chez Hatchuel et Weil (1992).
  • [4]
    Elle limite la durée des contrats à 20 ans et impose une mise en concurrence des entreprises lors de la délégation de service public.
  • [5]
    En 1999, moins de 5 % des contrats renégociés ont été non-reconduits (Haut Conseil du Secteur Public, 1999).
  • [6]
    Notons que La « yardstick competition » ou la « sunshine regulation » sont des formes d’encadrement qui se fondent sur la réputation des firmes et sur l’existence d’une autorité morale à laquelle les agents seraient sensibles (Institut de la Gestion Déléguée, 2004).
  • [7]
    Office National de l’Eau et des Milieux Aquatiques.
  • [8]
    Voir le numéro des Actes de la recherche en sciences sociales (2012, no 193) consacré aux « conseils de l’Etat ».
  • [9]
    M. Kaika (2003 ; p. 304) identifie certains acteurs clés (Eureau, EEB, WWF, Greenpeace, ECPA, EFMA) caractérisés par une double capacité de lobbying (nationale et européenne). Plus généralement, avec la stratégie de Lisbonne de mars 2000, l’Union européenne a explicitement adopté un mode de gouvernement par les indicateurs. Dans le domaine de l’eau, cette évolution est voulue par le Parlement européen (qui voit son pouvoir renforcé après l’adoption du traité d’Amsterdam en 1999), et notamment par sa commission de l’environnement.
  • [10]
    Les délais relatifs à la mise en place de l’OBSEA (prévu par la LEMA mais créé seulement en 2009) ainsi qu’à la publication des premiers résultats obtenus (en 2012) constituent déjà un bon indicateur de la difficulté de concevoir et d’implémenter ce dispositif.
  • [11]
    Pour l’exercice 2009, seuls 8495 services publics d’eau et d’assainissement collectifs (sur un total de 31445) avaient renseigné les données SISPEA.
  • [12]
    Voir à ce sujet la contribution de Tsanga Tabi et Verdon (2014).
  • [13]
    Les IPSEA doivent être précis, représentatifs et faciles à interpréter, couvrir la totalité des fonctions du service sans être redondants, être applicables sur tout le territoire et sans coût de mesure important.
  • [14]
    Sur ce point, il est possible de se référer aux riches analyses empiriques contenues dans le numéro spécial de Pôle sud (2011, no 35, vol. 2).
  • [15]
    Nous pensons au réseau d’appui technique des ex DDAF notamment.
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