1Depuis quelque temps, la formulation des politiques publiques en Corée suscite de plus en plus de conflits sociaux sérieux. Les intérêts contradictoires et conflictuels deviennent de plus en plus visibles et prennent des formes diverses, généralement violentes, comme des piquets de grève sauvages et autres manifestations suscitant des perturbations. Dans toute société, la formulation des politiques publiques est généralement associée à des conflits sociaux, mais le niveau et l’ampleur de ces conflits et, dès lors, le désordre dans le processus de formulation des politiques en Corée, sont sans précédent. Le plus grave, c’est que la confrontation survient généralement au moment où les programmes stratégiques sont presque prêts à être mis en œuvre. Dans de nombreux cas, les programmes sont réorganisés ou totalement invalidés en raison de l’opposition du public. C’est alors l’ensemble du processus de formulation des politiques qui doit repartir de zéro.
2Il était facile de mettre fin aux conflits sociaux sous le règne autoritaire. Si l’on considère que la démocratisation s’accompagne souvent de l’apparition de diverses exigences sociales, on peut supposer que l’institutionnalisation de la démocratie procédurale en Corée est partiellement responsable du désordre qui règne dans le processus de formulation des politiques. Malheureusement, cependant, la véritable cause de ces difficultés stratégiques en Corée réside dans l’absence de mécanismes de formulation des politiques capables de faire face à des problèmes sociaux variés et complexes. Fung et Wright (2001) indiquent, avec à-propos, que face à la complexité grandissante des tâches de l’État et au caractère plus hétérogène des programmes, la démocratie représentative et la technobureaucratie développées au xixe siècle ont peu à peu perdu de leur efficacité en tant que mécanismes institutionnels lorsqu’il s’agit de faire face aux problèmes du xxie siècle.
3Dans le présent article, nous soutenons que le manque d’intérêt accordé par le gouvernement coréen au discours public et aux stratégies de formulation des politiques est en grande partie responsable des difficultés qu’il rencontre depuis quelques années. Cela signifie que la société coréenne ne dispose pas d’un système de formulation des politiques efficace, qui permettrait d’assurer une communication efficace entre les acteurs stratégiques et une coordination de leurs demandes légitimes. Cet article se fonde sur le point de vue du discours public pour proposer des analyses détaillées des problèmes de formulation des politiques et des solutions pour parvenir à un consensus social en ce qui concerne les questions sociales tourmentées par les conflits.
4Dans le présent article, nous analysons trois exemples de problèmes de formulation des politiques récemment rencontrés par le gouvernement coréen. Le premier exemple concerne la décision relative à l’emplacement du site de stockage de déchets radioactifs, une question qui n’a été réglée qu’en 2005, après vingt ans d’hésitations. Le deuxième concerne le système national d’informations sur l’enseignement, que le ministère de l’Éducation en tenté d’introduire en 2000 mais qu’un important syndicat d’enseignants a bloqué ; la question est ensuite restée en suspens pendant cinq ans. Le dernier cas, qui concerne l’accord de libre-échange conclu entre la Corée et les États-Unis, a rencontré une violente opposition de la part de différents groupes, avant d’être réglé en 2007.
5Dans ces trois domaines, on observe une méthode très similaire de formulation des politiques et de communication : les décisions stratégiques dans les trois cas ont été prises de façon très secrète, en ne faisant intervenir qu’un nombre très limité d’élites politiques. Les informations communiquées au grand public sur ce qui se passait dans ce cercle politique fermé étaient limitées. Le public n’a été mis au courant des politiques que bien après que les élites politiques ont défini leurs principales caractéristiques. À ce stade, des groupes se sont formés pour marquer leur opposition. Mais surtout, ces groupes d’opposition interprétaient les choses de façon très différente, et ils sont effectivement parvenus à convaincre le grand public du caractère non fondé des arguments du gouvernement en faveur de la pertinence et de la nécessité de ses décisions stratégiques. Étant donné que le gouvernement n’avait pas envisagé la possibilité d’une opposition et n’était pas préparé à des arguments contradictoires, sa réaction n’a pas satisfait le grand public. En d’autres termes, le gouvernement n’est tout simplement pas parvenu à rationaliser ses décisions et à convaincre le public de leur légitimité. En analysant ces caractéristiques de la formulation des politiques et des échecs stratégiques, nous appliquons dans le présent article une perspective du discours public qui associe le modèle du discours stratégique institutionnel à des théories au sujet des stratégies des acteurs politiques (tactiques de définition de l’agenda, coalition de défense et cadrage).
Considérations théoriques et méthodologiques
6La présente étude porte sur les étapes du processus de formulation des politiques et sur les interactions entre les acteurs associés à ce processus. Parmi les différentes études théoriques réalisées dans le domaine de la formulation des politiques publiques (cf. Parsons, 1995; John, 1998; Sabatier, 2007), les théories ou les cadres tels que « la théorie du discours stratégique institutionnel » (Schmidt, 2001; 2002), « les modèles de définition des agendas » (Cobb et al., 1976), « le cadre de coalition de défense » (Sabatier & Jenkins-Smith, 1993) et la « théorie du cadrage» (Entman, 1993) sont intéressants pour l’orientation de base de notre étude et pourraient faciliter la définition d’un cadre analytique dans ce contexte.
7Dans la théorie du discours stratégique institutionnel, le processus de formulation des politiques publiques se compose d’une série de discours des participants et les caractéristiques du discours stratégique font apparaître des éléments caractéristiques qui font ressortir les différences institutionnelles des États concernés. Selon Schmidt, « le discours… se compose de tout ce que se disent les acteurs stratégiques entre eux et au public dans leur volonté de produire et de légitimer un programme stratégique. En conséquence, le discours englobe à la fois un ensemble d’idée et de valeurs stratégiques, et un processus interactif de construction et de communication stratégiques » (2002: 210). Le discours comporte deux dimensions : une dimension idéationnelle et une dimension interactive. Dans sa dimension idéationnelle, le discours assume à la fois des fonctions cognitives et normatives. La première concerne la logique et la nécessité d’un programme stratégique, et la seconde est liée à la pertinence du programme stratégique sur le plan de son intérêt national. Dans sa dimension interactive, le discours assume à la fois des fonctions de coordination et de communication. Dans le cadre de la fonction de coordination, les élites politiques disposent d’un langage et d’un cadre idéationnel communs pour débattre et élaborer un programme stratégique. Dans le cadre de sa fonction de communication, les élites politiques disposent des moyens de persuader le public de la nécessité et de la pertinence des politiques publiques (Schmidt, 2001).
8Dans tous les pays, les processus de formulation des politiques présentent des phases de discours de coordination et de communication. Cependant, l’importance relative de ces deux phases varie considérablement en fonction du contexte institutionnel qui détermine le processus discursif. Par exemple, dans des pays tels que la Grande-Bretagne ou la France, où le pouvoir et l’autorité sont concentrés au sein de l’exécutif, la phase de communication du discours est plus élaborée que la phase de coordination, qui a tendance à être « limitée» (Schmidt, 2001: 237-263; Rose, 2006). En revanche, dans des pays tels que l’Allemagne et les Pays-Bas, où le pouvoir et l’autorité sont répartis entre des participants et des institutions plus nombreux, le discours de coordination a tendance à être plus élaboré et accentué que le discours de communication (Dalton, 2006; Hauss, 2003: 152-158; Gladdish, 2003). Schmidt qualifie ces premiers cas de « systèmes de gouvernance nationale à acteur unique » et les seconds, de « systèmes de gouvernance nationale à acteurs multiples ». Les principales caractéristiques institutionnelles des systèmes de gouvernance à acteur unique concernent la présence de systèmes électoraux à pluralité simple, de processus de formulation des politiques étatiques et d’états unitaires, tandis que celles des systèmes de gouvernance à acteurs multiples concernent l’existence de systèmes à représentation proportionnelle, de processus de formulation des politiques corporatistes et/ou d’États fédéraux.
9Sur le plan institutionnel, la Corée appartient au groupe des systèmes de gouvernance à acteur unique. La Corée possède un système d’État présidentiel et unitaire solide, et son processus de formulation des politiques est caractérisé par ce modèle étatique. En conséquence, sur la base des généralisations mentionnées plus haut, on peut supposer que le discours stratégique coréen est élaboré dans le cadre de la phase de communication, mais limité dans la phase de coordination. Les analyses des trois cas coréens présentées dans les sections qui suivent portent sur la question de savoir si ces suppositions sont correctes et visent à vérifier l’applicabilité du modèle de Schmidt dans le contexte extrême-oriental. Dans ce cadre, nous fusionnons l’analyse du discours de Schmidt avec les trois cadres théoriques mentionnés plus haut. Même si le modèle de discours stratégique de Schmidt porte sur les activités des acteurs stratégiques, il ne prend pas vraiment en considération les interactions dynamiques et les manœuvres entre les différents acteurs stratégiques.
10Dans le modèle de définition de l’agenda, les acteurs stratégiques utilisent souvent des tactiques de définition des programmes différentes en fonction de leur position dans le processus d’élaboration des politiques. Par exemple, les acteurs non gouvernementaux peuvent adopter une tactique basée sur une « initiative extérieure » pour porter leurs problèmes à l’attention du gouvernement. En revanche, les acteurs au sein du gouvernement peuvent utiliser la tactique de la « mobilisation » ou de « l’accès intérieur » en fonction de la nature des questions ou des régimes (Cobb et al., 1976). Par ailleurs, dans chaque sous-domaine stratégique, les acteurs stratégiques constituent parfois des coalitions axées sur la défense de leurs politiques, qui s’efforcent de dominer le processus d’élaboration des politiques. Les membres de chaque coalition de défense des politiques partagent des valeurs et des idées stratégiques qui les distinguent des autres (Sabatier & Jenkins-Smith, 1993).
11En outre, les acteurs stratégiques peuvent effectuer des « cadrages» afin de rallier le public à leur cause dans le processus de formulation des politiques. « Presque toutes les questions de politique publique sont multidimensionnelles dans leurs attributs » (Koch, 1998: 211). Face à ces complexités, les citoyens ne tiennent pas compte de tous les attributs lorsqu’ils interprètent les questions stratégiques. Ils s’intéressent plutôt à certains aspects des problèmes stratégiques et ferment les yeux sur les autres. Il est par conséquent relativement logique que les élites politiques et les leaders des groupes d’intérêt tentent d’attirer l’attention sur un aspect particulier de la question de politique publique et de faire oublier les autres (Koch, 1998: 211). Cette action qui consiste à attirer l’attention sur certains aspects des questions stratégiques est appelée « cadrage ». Selon Entman (1993: 52), ces cadres définissent les problèmes, diagnostiquent les causes, émettent des jugements moraux, proposent des solutions et prévoient leurs effets probables. Les perceptions des citoyens et leurs réactions face à une question stratégique donnée sont essentiellement déterminées par la façon dont les élites stratégiques, les acteurs stratégiques et les groupes d’opposition cadrent/définissent la question. Les élites stratégiques et les responsables de groupes d’intérêt qui recherchent le soutien des citoyens sont par conséquent obligés de rivaliser les uns avec les autres pour produire des cadres efficaces. Mais surtout, dans les systèmes politiques caractérisés par un discours de coordination relative ment limité, le cadrage stratégique est essentiel pour pouvoir contrôler l’interprétation des questions stratégiques par les citoyens. Le cadrage stratégique et efficace des questions est l’activité la plus importante dans la phase de discours communicatif.
12Le Tableau 1 présente le cadre analytique de notre étude, qui associe la théorie du discours stratégique institutionnel aux théories relatives aux stratégies des acteurs stratégiques (tactique de définition de l’agenda, coalition de défense, cadrage). Les acteurs participent à la phase de formulation des politiques en utilisant plusieurs stratégies ou tactiques pour dominer le processus d’élaboration des politiques et remporter la compétition stratégique.
Cadre analytique de l’étude
Cadre analytique de l’étude
Cas 1 : Le choix de l’emplacement du site de stockage des déchets radioactifs
13En novembre 2005, une question stratégique qui faisait débat depuis vingt ans semblait enfin être résolue. Sur la base des résultats de référendums locaux organisés dans quatre villes en concurrence, la ville de Gyeongju fut choisie pour accueillir le nouveau site de stockage des déchets radioactifs (SSDR). Ce cas est devenu l’un des exemples les plus souvent cités de situation où l’on est finalement parvenu à sortir de l’impasse opposant le gouvernement et les citoyens en améliorant les stratégies de discours communicatif (Kim, 2004; Park & Lee, 2005; Lee, 2001; Chun, 2003; Choi, 2005; Choi & Oh, 2004).
14Le cas du SSDR en Corée a de nombreuses implications intéressantes en ce qui concerne le processus de formulation de politiques scientifiques et technologiques, notamment en ce qui concerne l’importance des discours communicatifs efficaces. D’après la typologie de Schmidt, la formulation des politiques en Corée, un pays caractérisé par un système de gouvernance à acteur unique, devrait être davantage caractérisée par un discours communicatif. Les bureaucrates du gouvernement coréen ont cependant dans un premier temps abordé la question en privilégiant exclusivement le discours de coordination, convaincus qu’ils étaient que le public ne comprenait ou ne comprendrait pas son aspect technique et que la décision devait revenir à des experts scientifiques et aux bureaucrates de l’État. Ce n’est qu’après avoir essuyé une série de défaites stratégiques qu’ils se sont rendu compte de l’importance d’un discours communicatif efficace auprès des résidents locaux, qui sont les bénéficiaires par excellence de cette politique de gestion des déchets nucléaires. En d’autres termes, ce cas révèle comment ont évolué depuis vingt ans les conflits au sujet des propositions relatives au SSDR, entre la vision technocratique, persuadée que la solution réside dans la technologie, et la vision opposée, qui considère la science comme un concept social (Kleinman, 2000). Il montre aussi à quel point il est important d’adopter une stratégie de discours communicatif plus efficace pour venir à bout de ces différences et parvenir à une solution.
L’évolution du conflit
15L’histoire de l’évolution du conflit dans les initiatives liées au SSDR est généralement considérée comme ayant débuté par des années d’approches communicatives secrètes et descendantes, pour céder la place plus récemment à des efforts de communication plus efficaces avec les résidents locaux. Au départ, les initiatives liées au choix de l’emplacement du SSDR se basaient sur ce qu’on appelle le « modèle d’accès interne » (Cobb et al., 1976). Ce fut une période au cours de laquelle on a d’abord présenté les besoins urgents du site de SSDR comme une question stratégique importante. Durant cette période, une série de décisions ont été prises en secret par les acteurs stratégiques et sans divulguer les informations pertinentes aux résidents locaux. Le public n’a pas été associé et aucune tentative n’a été faite de porter la question à son attention. Les efforts de recherche d’un site ont cependant dû être interrompus en raison de la terrible résistance des résidents locaux qui ont pris connaissance du projet secret du gouvernement par le biais d’articles de presse. Le processus de consultation des résidents locaux était tout simplement inexistant, et cette omission a suscité une opposition intense et organisée. Par exemple, les étudiants de 17 établissements ont refusé de suivre les cours et 42 fonctionnaires locaux ont présenté leur démission afin d’exprimer leur résistance à la décision du gouvernement. Enfin, le premier procès a débouché sur la démission du ministre des Sciences et de la Technologie et sur l’annulation du plan de sélection du site. Ces expériences ont amené les résidents locaux et les écologistes à faire preuve de méfiance à l’égard des politiques ultérieures du gouvernement concernant cette question.
Les problèmes dans le discours communicatif
16Comme c’est souvent le cas dans les débats stratégiques axés sur les questions scientifiques, technologiques et environnementales, le débat sur la politique du SSDR exige que l’on comprenne bien les valeurs contradictoires entre la rationalité technocratique des bureaucrates et des experts et les motifs socioculturels, moraux et éthiques des citoyens et des écologistes. Il est par conséquent essentiel d’entretenir des dialogues ouverts et systématiques entre les parties aux valeurs contradictoires. Les agents de l’État et les scientifiques ont abordé la question de la sélection du site en s’intéressant exclusivement aux aspects scientifiques et technologiques de la question. Pour eux, la principale source du problème concernait le fait que le profane n’avait pas conscience de la gravité et de l’urgence du problème, ainsi que ses idées reçues sur la sécurité de l’énergie nucléaire et des installations connexes. Ils ont donc estimé que la meilleure solution consistait à renforcer la crédibilité scientifique de leurs affirmations en accumulant continuellement des technologies avancées et en offrant aux contestataires des données complémentaires.
17En revanche, les résidents locaux et les écologistes, qui formaient une solide coalition de défense et s’opposaient aux propositions de SSDR, ont adopté une position totalement différente. Pour eux, la source du problème n’était pas l’absence de technologies suffisamment avancées ou le manque d’informations communiquées, mais bien la dépendance exagérée à l’égard de la rationalité technologique. Pour eux, l’usage de l’énergie nucléaire soulève inévitablement la question du stockage des déchets et donc, pour résoudre le problème, il fallait se concentrer sur la façon de venir à bout de la prédominance de l’énergie nucléaire.
18Sur la base de positions diamétralement opposées, le gouvernement et les groupes de résidents locaux ont appliqué différentes stratégies de « cadrage », comme l’attention sélective et la désignation des « faits », et la reconstruction de la réalité en fonction des enjeux de chaque partie (Entman, 1993; Rein & Schön, 1993: 270). Par exemple, le gouvernement a décidé d’utiliser le terme « site de stockage des déchets radioactifs » afin d’y associer une image plus positive de radiation, à laquelle les profanes sont davantage habitués dans leur vie de tous les jours. En revanche, les écologistes et les résidents locaux ont préféré parler de « terril de déchets nucléaires » afin de mettre l’accent sur l’aspect dangereux de l’énergie nucléaire. Par ailleurs, différentes questions, comme la sécurité, les incitants économiques et les procédures décisionnelles démocratiques, ont été choisies et soulignées par chacune des parties pour légitimer leurs arguments respectifs.
19Les résidents locaux refusaient d’accepter la moindre partie de la proposition du gouvernement et ont lancé un mouvement d’opposition à grande échelle, y compris une campagne de collecte de signatures. Cette opposition a atteint son paroxysme dans le cadre de la sélection du site de Bu-Ahn, où les conflits les plus intenses ont été observés entre les agents de l’État et les résidents locaux opposés au projet. Afin d’apaiser l’opposition des résidents locaux, le gouvernement a diversifié les canaux de communication avec les opposants. Il a proposé d’augmenter considérablement les incitants économiques. Les résidents locaux et les écologistes ont cependant organisé une coalition et de nombreux rassemblements pour s’opposer au projet. La résistance est devenue véhémente et violente, les confrontations ressemblaient à des batailles, et des accidents se sont produits. Tandis que l’impasse se prolongeait, le gouvernement a proposé de prendre les décisions finales par voie de référendum. Étant donné que 92% des électeurs se sont opposés à la proposition, l’épisode de Bu-Ahn fut clos.
20Pour résumer, plutôt que de promouvoir un sentiment réel de consensus social au travers des différents efforts de communication entre les participants qui possèdent les connaissances et l’expertise nécessaires au sujet des questions en jeu, le gouvernement et les résidents locaux étaient prêts à ne pas tenir compte des informations de l’autre partie et ont élaboré leurs propres arguments en employant des stratégies de cadrage pour légitimer leur propre position, en « attirant l’attention sur des faits différents et en interprétant les mêmes faits de manières différentes » (Schön & Rein, 1994:5). En conséquence, ces méthodes de cadrage ont limité la capacité de la société à parvenir à un consensus et ont suscité des dilemmes stratégiques intransigeants.
Vers un discours communicatif plus efficace
21Ces expériences douloureuses ont amené le gouvernement central à revoir sa façon d’aborder la question. Les agents de l’État et les scientifiques se sont rendu compte qu’il était important d’associer le public et de promouvoir la « rationalité procédurale ». En conséquence, le gouvernement a préconisé trois grandes stratégies : se lancer dans un discours communicatif plus efficace, comme un processus décisionnel transparent, se concerter avec les résidents locaux et relier le plan de sélection du site aux plans de développement local. La politique relative au SSDR est finalement devenue une question stratégique nationale et a évolué vers le « modèle de mobilisation » (Cobb et al., 1976). Les bureaucrates du gouvernement ont fini par réaliser que la politique de sélection du site de SSDR ne pouvait progresser de façon secrète, mais ne pourrait aboutir qu’en obtenant l’accord généralisé et spontané des résidents locaux.
22Le gouvernement a ensuite abordé la question par une série d’initiatives diversifiées. Il a tenté de promouvoir de façon audacieuse la sécurité du site et a promis des incitants financiers. En 2004, un projet de loi visait à garantir un soutien économique au site sélectionné. Le gouvernement s’est par ailleurs efforcé par tous les moyens d’associer les résidents locaux au processus décisionnel, par exemple en apportant des changements organisationnels aux organes décisionnels et en créant des comités conjoints faisant intervenir les responsables et les experts locaux.
23Le gouvernement a en outre tenté une approche plus sincère, en tenant compte de l’opinion des résidents locaux au début du processus décisionnel. L’augmentation considérable des incitants économiques a par ailleurs attiré les communautés qui cherchaient à favoriser le développement local. Mais surtout, le gouvernement a promis de séparer les déchets hautement radioactifs des déchets moyennement/ faiblement radioactifs et de les stocker ailleurs, une proposition qui a rassuré les résidents sur la question de la sécurité. En conséquence, parmi les quatre villes qui se sont présentées, la ville de Gyeongju, qui a obtenu le taux d’approbation le plus élevé à la suite des référendums locaux, a été sélectionnée pour abriter le site. Il aura donc fallu attendre que les bureaucrates du gouvernement et les experts réalisent qu’il était important de faire des efforts sincères pour associer le public au processus décisionnel et entamer une communication ouverte pour que les résidents locaux finissent par accepter la proposition concernant le choix du site et parviennent à un accord (du moins momentanément).
Cas 2: Le système national d’informations sur l’enseignement
24Le système national d’informations sur l’enseignement (SNIE) est un autre cas de structure de discours descendante et unilatérale perturbée par une forte opposition de la part de groupes sociétaux. Ce cas illustre non seulement la faiblesse du discours de coordination, mais aussi l’absence de stratégies de communication efficaces en Corée, un pays au départ considéré comme régi par un État autoritaire à acteur unique, où le discours communicatif est censé être solide.
25En 2000, le Président Kim Dae-jung annonce la création d’un réseau d’informations en ligne afin de faire progresser le système national d’administration de l’enseignement. À la suite de l’initiative présidentielle, le ministère de l’Éducation et du Développement des ressources humaines (MOE) entame un projet à grande échelle d’informatisation de l’administration. Ce projet vise à créer un réseau de partage d’informations en ligne entre les services d’administration de l’enseignement tels que le MOE, l’Office de l’enseignement dans les arrondissements scolaires et les établissements primaires et secondaires (inférieur et supérieur) à l’échelle nationale. Au travers de ce nouveau système, qui sera ensuite rebaptisé « système national d’informations sur l’enseignement », le MOE cherche à améliorer la transparence et l’imputabilité de l’administration scolaire en offrant aux élèves et aux parents un accès en ligne à leurs informations scolaires. Le SNIE visait à remplacer l’ancien système non standardisé, isolé dans chaque unité scolaire en raison du caractère non échangeable du système et du logiciel. Le système visait à intégrer toute une série d’éléments, comme les affaires économiques, le personnel, la comptabilité scolaire, l’équipement et les installations, ainsi que les informations personnelles des étudiants. Cet ambitieux projet a cependant rapidement dû faire face à une énorme opposition de la part des enseignants coréens et de leur syndicat (le Syndicat), et est considéré comme un cas représentatif d’échec gouvernemental. Le Syndicat exigeait une vaste réorganisation du système. Le conflit entre le MOE et le Syndicat durera cinq ans.
Évolution du conflit
26Le MOE ne constatera aucun signe de conflit jusqu’à ce qu’il entame le projet pour remplacer l’ancien serveur client par le nouveau système SNIE en août 2000. Au départ, le traditionnel État à acteur unique semblait bien fonctionner comme il l’avait déjà fait à d’autres occasions. Les germes du conflit étaient cependant déjà semés, étant donné que le MOE ne s’était pas donné la peine de recueillir des informations auprès des intervenants qui seraient concernés par ce nouveau système. Convaincu qu’il était que le système profiterait à tout le monde, le MOE n’a pas cherché à connaître l’opinion du public. Le MOE a lancé l’ensemble du processus d’analyse et de conception du système et de développement logiciel en secret. Même si le grand public commençait à s’inquiéter au sujet du projet, il réagissait de façon très générale en raison surtout du fait qu’il ignorait les détails du projet. N’ayant pas été invité, cependant, ces préoccupations d’ordre général ne sont pas parvenues au MOE et elles n’ont rien changé. Personne au sein du MOE n’avait conscience de l’importance de la communication publique et du fait que l’absence de communication susciterait un échec de son ambitieux projet par la suite. L’ensemble du processus lancé par le MOE était un processus fermé. En d’autres termes, le gouvernement coréen estimait tout simplement inutile de légitimer un programme stratégique en appliquant le processus interactif coûteux et fastidieux du discours stratégique.
27Sans écouter vraiment les critiques, le MOE a désigné quinze écoles pour y lancer des pilotes dans le cadre du nouveau programme en mars 2002. Le système fut prêt à réseauter en août et contenait 27 éléments administratifs. Lorsque le réseau fut sur le point de s’ouvrir en septembre, le Syndicat commença pour la première fois à exprimer ses préoccupations de façon officielle. Il distribua un communiqué de presse aux principaux médias, dans lequel il adoptait une position déterminée contre le système, essentiellement pour des raisons de sécurité de l’information. Le Syndicat soutenait que le SNIE cherchait à inclure des renseignements personnels sur les élèves. La confrontation entre le MOE et le Syndicat fit les gros titres des journaux nationaux. L’opposition du Syndicat fut assez efficace, puisque le Conseil d’audit et d’inspection est intervenu en janvier 2003 et a signalé les faiblesses des mesures de protection des renseignements personnels dans le système. Tandis que les grands quotidiens continuaient à évoquer les possibilités de fuite d’informations personnelles des étudiants, des questions telles que la violation des droits de l’homme, l’absence de discernement du MOE et la possibilité de gaspillage budgétaire furent exposées au public.
28À ce moment crucial, le MOE a interprété et abordé la question d’un point de vue technocratique. En d’autres termes, le MOE estimait que la sécurité de l’information n’était qu’une question technique et pouvait être facilement résolue au travers d’un renforcement ultérieur du système. Le MOE lança tout de même le système, ce qui ne fit qu’aggraver la relation avec le Syndicat. À la demande de ce dernier, la Commission nationale des droits de l’homme recommanda au MOE d’exclure trois éléments du système, susceptibles de constituer une violation des droits de l’homme. Ces éléments étaient les renseignements personnels des élèves relatifs à leurs résultats scolaires, les dossiers médicaux et les informations d’admission. La Commission recommanda par ailleurs de revenir à l’ancien système du serveur client, ce qui sortait apparemment de son cadre de compétences. Avec cette recommandation, la Commission franchissait une limite, ce qui renforça l’argument relatif à la légitimité de l’intervention de la Commission et de ses décisions. À l’instar de beaucoup d’autres associations de parents d’élèves, la Fédération coréenne des associations d’enseignants (KFTA), le Syndicat coréen des travailleurs de l’enseignement et de l’éducation (KUTE) et l’Association des directeurs d’écoles (SPA) considéraient cette recommandation comme ne représentant que le point de vue du Syndicat ; le conflit évolua sur le plan émotionnel et aboutit à une impasse. Le MOE et la SPA insistaient sur les aspects positifs du SNIE alors que le Syndicat et les ONG progressistes soulignaient ses aspects négatifs. La confrontation la plus sérieuse était celle qui opposait le MOE et le Syndicat. Les propos incohérents du ministre du MOE lors des entretiens accordés aux médias suscitèrent encore plus de critiques de tous les bords, entraînant sa démission.
29Le conflit commença à se régler en juillet 2004, lorsque le gouvernement décida de transférer les responsabilités du MOE à la commission spéciale de l’informatisation de l’enseignement, qui relève directement du Premier ministre. Les opposants au leadership intransigeant même au sein du Syndicat ont également permis au groupe de s’asseoir à la table des négociations. Les représentants de chaque groupe d’intervenants ont participé à la commission, et tout a été réexaminé point par point. On décida finalement de supprimer les trois éléments fondamentaux du SNIE et de les administrer dans un système distinct. Le nouveau système fut finalement lancé en juillet 2005.
Le monologue, de la part des deux parties
30La principale raison pour laquelle le Syndicat était opposé au SNIE était que le système proposé risquait de violer les droits de l’homme (Kim, 2006). Selon le Syndicat, le système contenait des renseignements personnels trop détaillés, ce qui risquait de porter préjudice aux élèves et aux parents en cas d’attaque du système. Le Syndicat attira l’attention du public sur ce problème de droits de l’homme de différentes manières.
31Le Syndicat décida de façon judicieuse de ne pas insister sur le fait que le nouveau système imposait un fardeau administratif énorme aux enseignants. Le système proposait d’y entrer des volumes énormes d’informations sur les étudiants et l’administration scolaire, ce qui représentait une grande quantité de travail supplémentaire pour les enseignants chaque jour. Le Syndicat des enseignants préférait être considéré comme le gardien des droits des élèves et des parents plutôt que comme le défenseur de ses intérêts personnels (Kang, 2005). En outre, il estimait que l’introduction du système risquait de renforcer considérablement l’influence du MOE sur les écoles et de réduire ainsi considérablement la marge de manœuvre des écoles et des enseignants (Lee, 2005). Ils ne pouvaient tout simplement pas se permettre d’être contrôlés, mais ils ne pouvaient pas non plus inscrire cette question à l’ordre du jour autour de la table de négociations.
32Pour pouvoir l’emporter, le Syndicat des enseignants avait besoin de quelque chose que le MOE ne pouvait pas contester. C’était la question des droits de l’homme. Le fait d’invoquer la question de la violation des droits de l’homme était le résultat d’un calcul très politique et d’un choix stratégique du Syndicat. En réalité, le Syndicat s’est effectivement plaint du travail supplémentaire engendré par le nouveau système pour les enseignants au début du conflit. Ils se sont opposés au SNIE pour les trois raisons suivantes : l’augmentation de la masse de travail des enseignants, la violation des droits de l’homme et l’absence de planification appropriée. La charge de travail accrue des enseignants fut la première raison à apparaître dans les premières déclarations publiques du Syndicat, mais cette question a bien vite disparu et est entrée dans la clandestinité à mesure que la question du SNIE évoluait. En somme, ils ont rapidement revu leur approche, oubliant celle de gardien d’intérêts personnels au profit de celle de gardien des droits de l’homme, et cette stratégie a très bien fonctionné.
33En revanche, le MOE considérait ce système comme proche de la perfection. Étant donné que l’ancien système se fondait uniquement sur les différentes unités scolaires et que les informations n’étaient pas accessibles en ligne, le MOE estimait que le nouveau système pouvait considérablement améliorer l’efficacité administrative (MOE, 2001). Non seulement le MOE, mais aussi toute partie légitime, pourraient avoir accès au système. L’ironie de la chose, c’était que le MOE pensait que le SNIE finirait par réduire la charge de travail des enseignants en leur permettant de renvoyer les documents écrits par voie électronique, étant donné que les enseignants ne seraient plus obligés d’écrire à la main. Les enseignants pourraient obtenir des informations depuis leur domicile. Et au final, ce système d’information national standardisé crée rait un environnement de travail informatisé de qualité, ce qui répondrait au droit du public de savoir et simplifierait les procédures administratives. Mais surtout, le SNIE améliorerait la qualité de l’enseignement en général et augmenterait sa productivité. Le MO n’avait pas du tout prévu que les enseignants réagiraient mal à ce nouveau système. Malheureusement, la mésestime du gouvernement pour les valeurs démocratiques, comme l’intégration des intervenants concernés et la non prise en compte des points de vue dans le processus décisionnel, a apparemment retardé ce système qui aurait bien fonctionné sans cela, nuisant gravement à l’image du gouvernement et entraînant des coûts sociaux inutiles.
34Pourquoi cette énorme faute a-t-elle eu lieu ? Les deux principaux facteurs sont la faiblesse du discours de coordination et l’absence de bonne communication. Normalement, pour qu’une politique soit mise en œuvre dans un système de gouvernance à acteur unique comme le système coréen, le discours communicatif est censé fonctionner. Par ailleurs, compte tenu de la démocratisation du pays depuis vingt ans, le pouvoir et l’autorité sont rapidement passés du gouvernement au grand public et aux parties prenantes, les invitant souvent à coproduire des programmes stratégiques. En d’autres termes, le pays s’est de plus en plus exposé à des expériences basées sur un discours stratégique de coordination. Cependant, en ne tenant pas compte du tout de l’importance des deux types de discours stratégiques, le gouvernement s’est exposé à de sérieuses critiques.
35L’on pourrait même avancer que la phase de coordination est carrément inexistante dans ce cas, mais que le système de coordination existe bel et bien. En réalité, cependant, le système n’est pas vraiment parvenu à faire avancer les choses. Le fait que la Commission nationale des droits de l’homme ait émis des recommandations sur son autorité et aggravé la situation, alimentant le conflit entre les groupes participants, en est la preuve. En outre, il y a eu peu de tentatives sérieuses d’établir des canaux de communication entre le gouvernement et les intervenants importants. Par ailleurs, ces efforts de coordination venaient d’un tiers, en dehors du MOE. On peut considérer l’ensemble du processus comme deux monologues distincts du MOE et du Syndicat. Le processus gouvernemental n’était pas différent du processus décisionnel traditionnel (« décider – annoncer – défendre »). Le Syndicat aurait parlé au gouvernement, si celui-ci avait ouvert le processus stratégique et accordé de l’importance aux opinions des parties prenantes. Le Syndicat n’aurait pas dissimulé la question de la charge de travail derrière la question des droits de l’homme, et il n’aurait pas utilisé celle-ci sur le plan politique. La tradition coréenne de la gouvernance à acteur unique a effectivement aveuglé les agents de l’État au point qu’ils n’ont pas trouvé de raisons de demander l’avis des parties intéressées et de les intégrer dans le processus décisionnel du MOE. Le cadre du MOE n’a jamais correspondu avec celui des enseignants et des groupes connexes jusqu’à ce que l’annonce unilatérale soit publiquement attaquée. Ce n’est que lorsque les écoles et les enseignants se sont outrageusement opposés à la décision du gouverne ment que le MOE a commencé à réaliser qu’il fallait faire quelque chose pour tenir compte de l’opinion des parties intéressées. Les auteurs soutiennent que le gouvernement peut commencer à faire « quelque chose » en passant par une phase de coordination organisée et en assurant une communication interactive entre le gouvernement et les acteurs stratégiques.
Cas 3 : L’accord de libre-échange entre la Corée et les Etats-Unis
36Le conflit social associé à l’accord de libre-échange entre la Corée et les États-Unis (KORUS FTA) est un autre cas intéressant de discours public en Corée. Par la nature de cet accord, le FTA produit inévitablement des groupes de gagnants, qui profitent de l’accord, et des groupes de perdants, qui en souffrent. Même lorsque l’accord au niveau international fonctionne bien, des conflits surgissent au niveau national, suscitant la dérive de l’accord. Même si le FTA entre la Corée et les États-Unis doit encore être ratifié par les congrès des deux pays en juin 2009, le cas d KORUS FTA illustre bien à quel point les discours de coordination trop limités et l’absence de cadrage stratégique dans la phase de communication peuvent exacerber le conflit social.
L’évolution du conflit
37Les discussions au sujet d’un KORUS FTA ont débuté à la fin des années 1990, notamment entre les instituts de recherche coréens. Les gouvernements coréen et américain ayant exprimé leur intérêt de façon officieuse, le FTA n’a pas suscité de conflit social au début. La question du KORUS FTA a tout doucement commencé à faire parler d’elle vers la mi-2004, lorsque les deux gouvernements ont entamé les adaptations préliminaires sur des questions susceptibles de constituer des obstacles lors des négociations proprement dites. À partir de là, une poignée d’organisations de la société civile ont commencé à exprimer leur opposition au FTA, en se focalisant essentiellement sur des questions secondaires, comme la défense du contingent à l’écran coréen (une politique qui oblige les cinémas du pays à diffuser des films coréens). Les discussions entre les deux gouvernements ont traîné en longueur pendant un an jusque début 2006, lorsque la question du KORUS FTA est finalement apparue au centre du conflit social à la suite des remarques du Président coréen Roh dans le cadre de son discours du nouvel an : « la Corée devrait signer un FTA avec les États-Unis pour le bien de son avenir économique » et « les négociations débuteront dès que les adaptations auront été apportées » (The Chosun Ilbo, 19 janvier 2006).
38Le 2 février 2006, la veille du lancement des négociations officielles avec les États-Unis, le gouvernement coréen organise une « audience publique pour pro mouvoir le KORUS FTA ». Cependant, la séance s’arrête soudain après 20 minutes à peine en raison des violentes protestations des agriculteurs. Le 3 février, le lendemain de la tentative d’audience, la Corée et les États-Unis annoncent officiellement le début des négociations FTA et les deux gouvernements définissent les objectifs à atteindre avant mars 2007. Face à cela, le Parti travailliste démocratique et environ 270 organisations de la société civile constituent « l’Alliance coréenne contre le KorUS FTA (KoA) » le 28 mars 2006, qui commence à mener des campagnes anti-FTA. En tant que solide coalition opposée au FTA, la KoA proteste avec véhémence contre la signature du KORUS FTA, employant différentes méthodes parmi lesquelles des manifestations, des grèves, des actions de publicité et la publication du rapport KORUS FTA (KoA, 2006).
Un discours communicatif inefficace
39Selon Schmidt (2001), les systèmes gouvernementaux tels que le système coréen ont un discours communicatif élaboré. Dans le cas du KORUS FTA, cependant, le gouvernement coréen n’est pas parvenu à communiquer ses idées de façon efficace au public. Au départ, la stratégie de cadrage du gouvernement coréen était axée sur le fait qu’un accord de libre-échange serait le meilleur moyen « de faire avancer le système économique coréen, de renforcer la compétitivité, d’étendre les marchés étrangers et d’augmenter les investissements étrangers, étant donné que la Corée est tributaire de ses exportations pour sa croissance économique » (ministère du Commerce, de l’Industrie et de l’Énergie, 2006). Face à cela, la KoA soutenait qu’« un accord de libre-échange est peut-être un moyen de promouvoir le développement industriel, mais cela ne doit pas devenir un objectif », et de souligner le caractère déloyal des négociations, indiquant que « le FTA imaginé par les États-Unis est un arrangement unilatéral, représentant les intérêts américains et conclu en exploitant la question de la sécurité militaire » (KoA, 2006). C’est la preuve qu’en ce qui concerne le FTA, la KoA s’intéressait essentiellement à sa relation politique avec les États-Unis plutôt qu’aux aspects économiques du FTA.
40Les deux camps avaient par ailleurs des idées contradictoires au sujet des résultats attendus d’un accord de libre-échange. Le gouvernement coréen cherchait à souligner les aspects économiques positifs : un FTA permettrait de multiplier le nombre de produits et de services proposés aux consommateurs, tout en permettant une baisse des prix à l’importation et des prix à la consommation intérieure. En revanche, la KoA qualifiait le FTA de menace, au motif que l’ouverture du secteur coréen des services publics entraînerait une hausse des prix des services publics et la suppression de la réglementation du travail et environnementale, entraînant ainsi une baisse de la qualité du travail et une accélération de la destruction de l’environnement. Il prévoyait également une augmentation des disparités entre les entreprises axées sur l’exportation et les entreprises, les conglomérats et les PME actifs sur le marché intérieur, ainsi qu’entre les sociétés de haute technologie et les industries traditionnelles et dans les revenus individuels.
41L’exemple du Mexique a joué un rôle important dans le cadrage effectué par les deux camps. En référence au Mexique de l’après-ALENA (l’Accord de libre-échange nord-américain), la KoA a attiré l’attention du public sur le fait que l’ALENA avait fait du Mexique une base de production à forte densité de main-d’œuvre qui était totalement tributaire du marché américain, ce qui paralysait l’industrie manufacturière intérieure, les PME et le secteur agricole, tout en creusant les disparités économiques entre les classes sociales (KoA, 2006). Le gouvernement coréen soutenait quant à lui que la comparaison n’était pas pertinente en soi car le Mexique de 1994 et la Corée de 2006 étaient très différents sur le plan de leur échelle économique, de leur compétitivité industrielle et de leur dépendance aux exportations vers les États-Unis. Même dans cet exemple, le gouvernement coréen mettait en avant les aspects économiques du FTA, tandis que la KoA soulignait ses conséquences sociétales générales en citant l’exemple mexicain.
42Le flou du raisonnement du gouvernement, de même que son choix irréfléchi de stratégies, ont débouché sur une communication inefficace. Tandis que l’Agence d’information du gouvernement employait des phrases sentimentales typiques au début de sa campagne pour attirer l’attention du public sur la nécessité pour la Corée de signer le KORUS FTA, il était incapable de mentionner les avantages et les solutions aux éventuelles conséquences indésirables du FTA. Les avantages économiques du FTA imaginés par le gouvernement comprenaient « un renforcement de la compétitivité, une restructuration et des progrès ». Mais ces objectifs étaient vagues et à long terme, et leur lien avec les problèmes économiques rencontrés par les Coréens dans leur vie de tous les jours n’était pas évident. En revanche, la KoA insistait sur « le chômage et la perte des moyens de subsistance » parmi les classes plus faibles économiquement, comme les agriculteurs et les petits fabricants. Ces arguments étaient nettement plus précis et l’organisation était suffisamment influente pour faire bouger le public.
43En outre, le gouvernement a encore renforcé la méfiance du public en donnant l’impression d’avancer précipitamment. En donnant l’impression qu’un FTA devait être conclu avant la date définie par les États-Unis, le gouvernement a amené les opposants à se dire que la Corée était sous l’emprise des États-Unis dans les négociations. Les détracteurs du KORUS FTA insistaient sur ce point, affaiblissant encore la position du gouvernement sur cette question.
44En somme, le discours communicatif du gouvernement n’était pas efficace du tout. Il se contentait de poursuivre ses activités publiques unilatérales auprès d’un public indéfini. Le gouvernement coréen n’a montré aucune volonté d’accepter l’opinion et les critiques du public, et il s’est simplement plongé dans la projection d’un avenir optimiste dans le cadre du FTA.
Un discours de coordination limité
45Outre le manque d’attention accordé à la définition stratégique de la question durant la phase de communication, le gouvernement coréen avait un discours de coordination très limité. En juillet 2006, le gouvernement décide enfin d’institutionnaliser un mécanisme de coordination face à l’intensification de la controverse au sujet du KORUS FTA. Il crée le Comité d’appui en faveur du KORUS FTA, un comité formel du gouvernement sous l’autorité directe du Président et chargé de recueillir les opinions et de donner des informations au sujet du FTA, et d’autres comités informels, qui comprennent des réunions entre la société civile et le gouvernement axées sur une stratégie conjointe et des comité de préparation du secteur privé. Ce virage vers une formulation des politiques transparente et participative survient néanmoins à un stade très avancé des négociations FTA et la participation des intervenants est relativement variable. Si la Fédération des industries coréennes, qui représente les intérêts des grandes entreprises et des associations professionnelles dans les différents secteurs, avait la possibilité d’exprimer ses opinions, il n’en allait pas de même des organisations représentant les intérêts des travailleurs, des petites entreprises et des agriculteurs, dont les chances de s’exprimer étaient très limitées.
46Le fait que le gouvernement Roh n’ait créé aucun comité axé sur le KORUS FTA avant les négociations avec les États-Unis montre à quel point le gouvernement a sous-estimé l’importance du discours de coordination. Outre la question de savoir si le gouvernement s’était préalablement préparé ou non aux négociations, les gestes formalistes du gouvernement à l’égard de différentes élites sociales, en présentant l’affaire la veille seulement de l’annonce du début des négociations officielles sur le FTA, ont renforcé l’opposition sociale aux négociations sur le KORUS FTA. Au départ, le gouvernement n’a pas écouté les opinions des syndicats et des agriculteurs. En somme, tout au long du processus de définition du KORUS FTA, le gouvernement coréen a traité la coalition de l’opposition comme une simple cible pour ses activités de publicité, et non comme un partenaire dans la création d’un consensus. Ce cas indique que le gouvernement coréen avait un discours de coordination très limité, de même qu’un discours communicatif inefficace.
Résumé et conclusion
47Les trois cas examinés plus haut montrent que l’absence de processus de coordination et le manque d’attention pour les stratégies de formulation des politiques, comme le cadrage des questions lors de la phase de communication, peuvent faire tomber à l’eau les politiques publiques. Comme l’indique Schmidt (2001), le discours de coordination dans les systèmes dits « à acteur unique » est généralement limité, mais la communication avec le grand public est en revanche très élaborée. Sur le plan institutionnel, la Corée appartient au groupe des systèmes de gouvernance à acteur unique : le système d’État présidentiel et unitaire bien établi et la tendance étatiste de l’élaboration des politiques. La Corée est donc censée être caractérisée par une phase de communication élaborée et une phase de coordination limitée. Nos analyses des trois cas révèlent cependant que ce n’est pas le cas.
48La Corée présente non seulement un discours de coordination très limité, mais aussi un discours communicatif très inefficace. Cette tendance s’explique essentiellement par l’héritage du règne autoritaire. Même si la démocratie procédurale a été institutionnalisée et que la participation citoyenne a considérablement augmenté en Corée, le gouvernement n’a pas créé de mécanisme de formulation des politiques plus efficace et nouveau afin de faire face à des problèmes sociaux plus compliqués et hétérogènes. La technique consistant à formuler les politiques en secret en ne faisant intervenir qu’un nombre très limité d’élites politiques et à communiquer de manière très peu efficace avec les acteurs stratégiques, qui s’est développée durant les années du règle autoritaire, a très peu évolué.
49Lors de la phase de discours de coordination, les élites politiques déterminaient les principales caractéristiques des politiques. Elles ne se sont guère efforcées de prévoir les réactions possibles des groupes sociaux et de s’y préparer ou de définir des stratégies de communication afin de convaincre le grand public lorsque les politiques devaient être annoncées. La propagande unilatérale et la rationalisation des programmes gouvernementaux sans se préoccuper des réactions des groupes d’opposition caractérisaient la stratégie de communication du gouvernement au début de la phase du discours communicatif. Étant donné que le gouvernement n’était pas préparé aux oppositions des acteurs stratégiques et des groupes sociaux, il ne s’est pas efforcé de développer une stratégie de communication efficace et de cadrer la question pour faire face à la résistance des groupes d’op position. Au contraire, les groupes d’opposition sont parvenus à définir la question de manière stratégique et à convaincre le grand public des faiblesses de l’argument invoqué par le gouvernement en faveur de la nécessité et de la pertinence de la politique publique en question. Il aura fallu attendre que le gouvernement se mette sur la défensive et perde le soutien du public pour qu’il commence à développer une nouvelle logique pour le programme et tente de le redéfinir pour convaincre le grand public. En d’autres termes, le caractère secret de l’élaboration des politiques par le gouvernement, le fait qu’il n’ait pas prévu les réactions possibles des groupes sociaux, sa stratégie de communication inefficace et son incapacité à développer des cadres stratégiques sont différents éléments responsables du renforcement des conflits sociaux dans les cas examinés plus haut.
50Notre analyse montre que pour résoudre les problèmes d’élaboration des politiques en Corée, des mécanismes institutionnels doivent être mis au point afin d’intégrer les différents intérêts sociaux lors de la phase du discours de coordination. Même s’il était impératif de coordonner les opinions divergentes des acteurs stratégiques lors de la phase initiale de formulation des politiques, il n’y avait pas de mécanisme efficace et officiel de coordination stratégique. Cela signifie que l’actuel système de formulation des politiques en Corée doit définir un processus de création de consensus social qui associe non seulement les élites politiques et technocratiques du gouvernement, mais aussi les groupes d’opposition et les responsables des groupes d’intérêt. En outre, la Corée doit développer une phase plus élaborée de discours communicatif. Pour ce faire, elle doit davantage s’intéresser à la définition stratégique des questions afin de faire face aux réactions possibles des groupes sociaux.
51Sur le plan théorique, nos analyses indiquent que le modèle de Schmidt, développé dans le contexte occidental, a une applicabilité limitée dans les pays qui passent d’un système autoritaire à un système plus démocratique. Tandis que l’approche axée sur les phases dans ce modèle (les phases de coordination et de communication du discours stratégique) constitue un cadre utile dans les études stratégiques comparées, les différentes hypothèses de ce modèle ne se confirment pour la plupart que dans les pays occidentaux. Il semble que si l’on veut faire du modèle relatif au discours stratégique institutionnel une théorie plus universelle en matière de formulation des politiques publiques, il faut intégrer les expériences stratégiques en dehors des pays occidentaux dans le modèle. En outre, si l’on veut augmenter son utilité analytique, le modèle du discours stratégique institutionnel doit intégrer les interactions dynamiques et les manœuvres des acteurs stratégiques dans son cadre théorique. Cette étude de cas coréenne, qui tente d’étendre le centre de gravité du modèle de Schmidt et de regrouper le modèle avec d’autres outils théoriques à des fins d’analyse stratégique, pourrait être une étape vers cette évolution théorique.
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Mots-clés éditeurs : formulation des politiques, administration et démocratie
Mise en ligne 01/11/2010
https://doi.org/10.3917/risa.754.0713