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Article de revue

Vers une “nouvelle” théorie de l'administration publique

Pages 39 à 43

1En tant que rédacteur en chef, mon intention n’était pas de contribuer à cette série de commentaires, mais simplement de coordonner leur recueil. Cependant, l’un de nos commentateurs s’est malheureusement désisté à un stade avancé et plutôt que de m’adresser à quelqu’un d’autre au pied levé, j’ai décidé de m’engouffrer dans la brèche. Pour être honnête, j’étais plutôt content que le destin me donne un prétexte pour m’engager dans un débat aussi intéressant.

2La première chose à dire est que nous devrions tous – universitaires et praticiens – être heureux que Jocelyn Bourgon ait soulevé un ensemble aussi vaste et important de questions. J’estime que relativement peu de fonctionnaires savent, comme elle, exposer ces questions et adopter des positions claires sur ce terrain toujours glissant, situé entre administration publique en tant que pratique et administration publique en tant que domaine académique. Sa grande expérience et sa maîtrise intellectuelle de la question lui donnent cet avantage que, malheureusement, peu de ses pairs et peu de mes collègues universitaires peuvent espérer égaler.

3Intéressons-nous au fond de la conférence Braibant. En l’écoutant, j’ai d’abord été surpris par la solution proposée par Jocelyn Bourgon. Elle a commencé par épingler une série de défis pour la pratique contemporaine de l’administration publique pour ensuite partir à la recherche d’une théorie. La théorie est certes toujours appréciée par les universitaires, mais c’est aussi une approche relativement peu habituelle pour une praticienne de premier ordre. La proclamation d’un programme en cinq étapes, d’un code de la fonction publique, d’un nouveau modèle de service axé sur le client ou d’un autre ensemble d’actions apparemment concrètes et pratiques serait plus habituelle. Le terme " théorie " est presque devenu un gros mot dans certains pays. Je suis cependant fondamentalement d’accord avec l’idée avancée par Mme Bourgon. C’est effectivement d’une théorie (ou éventuellement de plusieurs théories) dont nous avons besoin. Nous avons connu un quart de siècle d’initiatives et autres programmes, mais seule une partie de ces activités de réforme ont été " enveloppées " dans de la théorie. Cette absence de théorie nous a notamment posé problème lorsqu’il s’agissait d’obtenir une vue d’ensemble ou, d’ailleurs, d’établir des liens entre les différentes réformes. En l’absence de théorie globale, les vagues de réformes en série que des pays comme le RU, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont trop connues finissent par s’apparenter à des défilés de mode – les éléments se succèdent et il est difficile de ne pas tomber dans le cynisme. Comme le note Mme Bourgon, la théorie du Nouveau Management public (NMP) ne remplit certainement pas cette fonction – elle contribue parfois à améliorer l’efficience, une démarche importante et utile, mais qui n’a dans l’ensemble rien à voir avec la démocratie ou les citoyens proprement dits.

4Jusqu’ici, tout va bien. L’étape suivante est cependant nettement plus complexe. Mme Bourgon attend une " synthèse unificatrice et faisant autorité " et nous met, universitaires, au défi d’en proposer une. Je dois admettre que nous sommes bien mal en point pour répondre à cette demande. Il y a peu, j’ai dirigé la publication du Oxford Handbook of Public Management, un ouvrage censé être une " analyse faisant autorité " du domaine (Ferlie, Lynn et Pollitt, 2005). Nous autres, coordinateurs, nous sommes employés à convaincre 38 des plus grands professeurs au monde de collaborer à des chapitres importants sur toute une série de thèmes, de la responsabilité au gouvernement électronique et du droit au leadership. Nous avons pourtant été forcés de reconnaître, à la fin, que cette démarche avait débouché sur " une sorte de vide-grenier théorique " et une absence totale de toute forme de " terminus consensuel " (p726). Selon les goûts, on considérera cette variété comme fructueuse ou agaçante, mais une chose est certaine : elle assombrit sans aucun doute les espoirs de ceux qui attendent une nouvelle théorie unificatrice. Cette diversité n’est pas nouvelle non plus elle constitue la caractéristique permanente et chronique d’une administration publique universitaire depuis toujours, depuis plus d’un siècle.

5Je ne veux pas dire par là que nous, universitaires, sommes incapables de définir une nouvelle théorie générale, mais bien que, si nous le faisons et lorsque nous le ferons, cette théorie sera immédiatement critiquée et remise en cause par nos pairs, quels qu’ils soient. C’est là la nature du monde académique et, d’ailleurs, l’un de ses principaux atouts. Ces différends ne peuvent par ailleurs être réglés par un appel aux faits étant donné les profondes différences épistémologiques et empiriques qui traversent nos milieux académiques. La plupart des post-modernistes, par exemple, rejetteraient l’idée même d’une théorie générale/méta-narrative, car ils la considéreraient comme à la fois impossible (ce qui est en soit une théorie générale, mais ils répugnent à le reconnaître !) et probablement immorale.

6Après cet avertissement, je vais à présent passer à quelques réflexions plus positives et constructives, du moins je l’espère. Tout d’abord, et en passant, il convient de noter que, en dépit de la diversité théorique qui existe, les universitaires font un tas de choses utiles pour les praticiens, et ce au quotidien. Ils contribuent à recadrer leurs programmes, modernisent les débats, ils précisent des concepts et remettent les hypothèses en cause ; ils formulent des recommandations sur la façon de structurer les décisions, donnent des conseils sur la façon de recueillir les différents types de données, établissent des généralisations sur les facteurs dynamiques-statiques fondés sur le contexte et offrent quelquefois des conseils techniques (Pollitt, 2006). On leur demande rarement, cependant, de créer une théorie unificatrice – d’où ma surprise lors de la conférence.

7Revenons-en dès lors au b.a.-ba. À quoi ressemblerait cette théorie unificatrice ? Mme Bourgon nous explique elle-même de quoi il s’agit. Selon elle, cette théorie commence par la citoyenneté, comprend une conception revivifiée de l’intérêt général, intègre une évolution contemporaine vers l’adaptation au citoyen et, en plus, recherche une participation citoyenne active. Je n’ai rien contre tout ceci. Mais comment poursuivre ensuite ? J’aimerais présenter quelques observations à cet égard. Elles ne constituent pas une nouvelle théorie, mais elles cherchent effectivement à aller un peu plus loin que les fondations proposées par Mme Bourgon de sorte que nous puissions au moins identifier quelques éléments afin de construire le premier étage de l’édifice.

8Pour commencer, Mme Bourgon ne demande pas vraiment une nouvelle théorie de l’administration publique (AP). Ce qu’elle demande, à juste titre, selon moi, c’est une nouvelle théorie de la démocratie libérale. En effet, son analyse s’étend bien au-delà du domaine traditionnel de l’administration publique, pour englober la participation, la citoyenneté et une série d’autres aspects que l’AP traditionnelle aurait considérés comme trop politiques pour s’exprimer à leur sujet. La question que nous devons par conséquent nous poser, c’est que sont censés faire les politiciens dans ce Meilleur des mondes ? En des termes plus crus, si les administrateurs/gestionnaires s’efforcent de " nouer des relations de collaboration avec les citoyens et les groupes de citoyens " et de " chercher des possibilités de faire participer les citoyens dans les activités gouvernementales " (Bourgon), alors à quoi nos représentants élus passent-ils leur temps ? Nous devons faire preuve d’une grande prudence dans ce domaine, car une partie de la théorie générale de la gestion qui est importée dans le secteur public depuis vingt ans présente les hommes politiques comme des stratèges, exprimant des visions, établissant des objectifs globaux, définissant des valeurs essentielles et abandonnant la conduite du navire aux gestionnaires. Cette théorie m’a toujours semblé irréaliste, et en désaccord avec non seulement les observations scientifiques, mais aussi avec ma propre expérience concernant le mode de fonctionnement des dirigeants politiques. Ceux-ci ne sont pas formés pour être des espèces de super-planificateurs et ne souhaitent généralement pas le devenir. Ils ne sont pas formés pour se retirer des aspects opérationnels et ne souhaitent généralement pas le faire – d’ailleurs, le fait d’être considéré comme actif lorsque les choses tournent mal revêt habituellement une grande importance sur le plan politique (les catastrophes sont toujours opérationnelles, jamais doctrinales). Mon intention n’est pas de contredire les intentions de Mme Bourgon, mais plutôt d’indiquer que cette théorie unificatrice va aussi devoir préciser ce que font les politiciens et définir comment et à quel moment ils sont censés prendre le relais des fonctionnaires. Il est fondamental que les parties aient une vision commune de cette limite – ainsi que du comment et du pourquoi de son franchissement, dans l’un ou l’autre sens – si l’on veut que la confiance soit présente au sein de l’État. C’est précisément ce que certains des gouvernements les plus réformateurs (le Nouveau Parti travailliste de Blair, le gouvernement libéral d’Howard en Australie) semblent quelquefois perdre de vue. En tant que politologue, je dois ajouter que j’ai des doutes quant à la possibilité de créer une vision commune à tous les pays. Les différents systèmes politiques assignent des fonctions quelque peu variables aux représentants élus ainsi qu’aux fonctionnaires et je ne vois aucune raison ni aucune chance pour que ces différences disparaissent dans un avenir proche.

9Ma deuxième idée est que nous devons éviter de romancer le citoyen. L’idée du citoyen participant et maître de ses choix est puissante et séduisante et il en existe certainement. Cependant, il y en aura toujours qui n’auront pas envie de passer leur temps à formuler des observations sur les services publics, que ce soit dans le cadre d’un panel de citoyens, d’un questionnaire à remplir, etc. Quelle que soit la théorie que nous décidons de créer, elle doit tenir compte de ces " non participants " et nous devons veiller à ce que nos services publics répondent autant à leurs besoins qu’à ceux des citoyens plus actifs et plus véhéments. L’une des erreurs les plus anciennes commises par les enseignants est de s’intéresser outre mesure aux étudiants qui se font le plus entendre et qui posent le plus de questions (constructives ou non) et de croire que l’opinion de ceux-ci est représentative de celle de la majorité qui reste silencieuse. Dans le même ordre d’idées, les gestionnaires des services publics doivent tenir compte des intérêts de tous, et s’efforcer de comprendre ce que veulent et ce dont ont besoin les non participants qui restent silencieux, de même que les plus " agressifs ".

10Troisièmement, et c’est plus important, il ne faut pas perdre de vue la grande variété de tâches réalisées par les administrations actuelles. Comme l’indique Marcel Pochard, l’État ne se contente pas d’offrir des services : il assume également d’importantes responsabilités en matière d’ordre public et de sécurité, dont l’exécution aura parfois pour conséquence de susciter un écart entre les autorités publiques et les désirs exprimés de communautés ou de groupes importants, et qui impliqueront souvent que l’on empêche les individus de maintenir leur ligne de conduite privilégiée. La re-conceptualisation de l’" intérêt général " évoquée par Mme Bourgon doit tenir compte de ces aspects plus coercitifs et réglementaires du rôle de l’État. D’une manière plus générale, notre théorie doit probablement trouver un moyen d’exprimer l’importance des variables que sont les tâches (Pollitt, 2003 ; Wilson, 1989). La culture des médecins et des infirmiers est différente de celle des agents de prison, et celle des agents de prison est différente de celle des responsables d’entrepôt. Il y a de bonnes raisons à cela. Celles-ci sont en grande partie liées aux caractéristiques fondamentalement différentes des fonctions de base à exécuter. Encore une fois, donc, notre théorie doit accueillir des courants très divers ; c’est une erreur de définir un ensemble de normes et de règles adaptées, par exemple, à une tâche technique fortement standardisée en espérant qu’il sera tout aussi adapté à une tâche non standardisée et équivoque dans le domaine des services humains.

11Quatrièmement, venons-en à la question de la confiance. Mme Bourgon met l’accent sur son importance et, une fois encore, je suis totalement d’accord avec elle. Dans ce domaine, nous devons faire des recherches approfondies sur ce qui préserve la confiance lorsqu’elle existe et (plus difficile) sur la façon de la renforcer lorsqu’elle n’existe pas ou lorsqu’elle a été ébranlée. La bonne nouvelle, c’est que certains chercheurs s’intéressent précisément à cette question (comme Heintzman et Marson, 2005 ; Van de Walle et al, 2005). La mauvaise nouvelle, c’est que ces études semblent n’avoir que peu d’impact auprès des praticiens. J’ai assisté, il y a peu, à la 4ème Conférence sur la qualité des administrations publiques dans l’UE, qui réunissait plus de 1 000 praticiens venus des quatre coins d’Europe. L’un des principaux thèmes abordés était la durabilité des projets d’amélioration de la qualité. De nombreuses communications et autres exemples de bonnes pratiques évoquaient le rôle déterminant de la confiance. Mais aucun ne cherchait effectivement à la mesurer – la question de la confiance ne dépassait pas le niveau des concepts et du discours. Cette question n’a que rarement et récemment fait l’objet d’études empiriques.

12Cinquièmement, il est une chose dont Mme Bourgon parle très clairement au début de sa présentation et que nous ne devons pas perdre de vue. Voici ce qu’elle écrit : " Je décris des facteurs pertinents pour la minuscule partie de la planète où la démocratie libérale existe ". Par conséquent, l’ensemble de ce débat a pour vocation, dans un certain sens, de créer une théorie pour ces quelques chanceux. Inutile de rappeler aux lecteurs de cette revue qu’il est encore plus urgent d’améliorer nos théories concernant l’amélioration de l’administration publique dans d’autres régions du monde, où un grand nombre des questions fondamentales citées par Mme Bourgon dans le volet consacré à la théorie classique de l’administration publique ne se retrouvent pas forcément.

13En somme, nous avons du pain sur la planche si nous voulons réaliser la vision de Jocelyn Bourgon à propos d’une nouvelle théorie globale. Le jour où nous y parviendrons, cette théorie sera immédiatement remise en question par les différents points de vue, et c’est très bien comme cela. Dans la pratique, un projet de ce genre serait forcément confié à une équipe plutôt qu’à un individu. Le milieu universitaire s’intéressant à l’AP comprend certes des personnes possédant un grand savoir-faire dans les éléments constituants (motivation du service public, éthique, responsabilité, confiance, participation citoyenne, relations entre fonctionnaires et représentants élus), mais personne ne peut maîtriser simultanément toutes les pièces du puzzle. Des mécanismes s’imposent dès lors pour réunir le groupe nécessaire et lui demander de se concentrer sur le projet présenté par Jocelyn Bourgon. Il me vient à l’esprit que c’est là quelque chose que l’IISA, avec son nouveau directeur général et son regain d’intérêt pour la réalisation de certains projets, pourrait envisager d’organiser.

Références bibliographiques

  • Ferlie, E.; Lynn Jr., L. and Pollitt, C. (eds.) (2005) The Oxford Handbook of Public Management, Oxford, Oxford University Press
  • Heintzman, R. and Brian Marson, B., (2005) ‘ People, Service and Trust: Is There a Public Sector Service Value Chain’International Review of Administrative Sciences, 71: 4, Winter, pp. 549-75.
  • Pollitt, C. (2003) The essential public manager, Buckingham and Philadelphia, Open University Press/McGraw Hill
  • Pollitt, C. (2006) ‘Academic advice to practitioners – what is its nature, place and value within academia?’, Public Money and Management, 26:4, pp257-264
  • Van de Walle, S.; Van Roosbroek, S. and Bouckaert, G. (2005) Strengthening trust in government, Annex: data on trust in the public sector (analytical annex prepared for the meeting of the OECD Public Governance Committee, Rotterdam, 27/28 November), Paris, OECD
  • Wilson, J.Q. (1989) Bureaucracy: what government agencies do and why they do it, New York, Basic Books

Date de mise en ligne : 01/05/2011

https://doi.org/10.3917/risa.731.0039

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