Couverture de RISA_722

Article de revue

La réforme du gouvernement local en Chine : Une perspective d'acteur rationnel

Pages 267 à 283

Notes

  • [*]
    Le Dr Janice L. Caulfield est membre du département de politique et d’administration publique de l’université de Hong Kong. Traduction de l’article paru en anglais sous le titre : « Local Government reform in China : a rational actor perspective ».
  • [1]
    L’administration des entreprises publiques a été confiée aux autorités locales dès 1958, mais le gouvernement central restait responsable des grandes entreprises revêtant une importance nationale.
  • [2]
    Les autres organismes de district sont le Congrès populaire de district (constitutionnellement le centre du pouvoir), la Conférence consultative politique populaire de district et le Comité d’inspection disciplinaire.
  • [3]
    Par exemple, le désir des dirigeants chinois de cette époque de faire face aux différences régionales (Wang 2002).
  • [4]
    Les accords sur le partage des recettes en Chine sont bilatéraux et se traduisent par quatre niveaux de partage entre les différents échelons gouvernementaux.
  • [5]
    Les Entreprises des villes et villages (TVE) sont parfois considérées comme des collectivités mais appartiennent en réalité à l’autorité locale (voir Oi, 1996, Liu 1992 et Wang et.al. 2001).
  • [6]
    Une tendance similaire a été observée dans d’autres pays (voir Caulfield 2002).

Introduction

1Tandis que le taux de croissance économique de la Chine évolue rapidement et atteint presque des nombres à deux chiffres – une situation qu’elle maintient depuis une décennie -, les observateurs se demandent comment un succès économique aussi remarquable est possible en l’absence de changement politique. Une explication possible concerne les politiques de décentralisation de la Chine de ces vingt dernières années, qui ont facilité les réformes au niveau infranational et amené une certaine souplesse dans le système, permettant une plus grande capacité d’adaptation aux pressions du marché. L’un des systèmes sociaux les plus bureaucratisés « que l’homme connaisse » est devenu l’un des systèmes les plus « décentralisés et les plus fluides » (Yang 2001, Orban 2003). On peut répartir la réforme du gouvernement local en Chine pendant la période post-Mao en deux grandes catégories : la première est une réforme de marché des entreprises publiques, et la seconde, une réforme administrative, faisant intervenir une réforme du personnel et des budgets, une définition plus claire des rôles et des responsabilités, une réduction des effectifs et une rationalisation. À cet égard, la Chine, pendant la période examinée (1980-2003), n’est pas différente des autres sociétés industrialisées qui ont connu des réformes parallèles en faveur de la privatisation et du nouveau management public au cours de la même période. Tandis qu’en Occident, d’aucuns avancent que ces deux types de réforme constituent des trajectoires différentes possédant leur dynamique propre (Pollitt & Bouckaert 2004, Barzelay 2001), en Chine, les réformes de marché et administratives sont essentiellement des processus interdépendants. Dans le cadre du socialisme d’État, c’est plus l’État chinois que le marché qui a été le principal moteur de la croissance économique, et le gouvernement local, en particulier, a joué un rôle économique fondamental. Toute réforme du système économique dans le sens des marchés implique dès lors forcément une réforme du système administratif local.

2Sous le règne de Deng Xiaoping, le gouvernement de Beijing a cherché, en tant que stratégie fondamentale de la libéralisation du marché, à mobiliser le gouvernement local au moyen de plusieurs réformes en faveur de la décentralisation, début 1979. Ces réformes comprenaient une extension de l’autonomie budgétaire, une délégation du pouvoir de décision et l’encouragement d’une approche plus souple et plus innovante en matière de développement économique local. Par exemple, la différenciation entre les régions et les localités a été encouragée en créant des zones économiques et industrielles spéciales. Aujourd’hui, à l’heure de la troisième décennie des réformes, l’État a lancé un nouveau cycle de réforme qui, selon certains commentateurs, est qualitativement différent des précédents (Lu 2004). Ce nouveau cycle comprend le transfert d’entreprises publiques locales vers des entités privées ou des entités « sociales », une rationalisation de la bureaucratie locale par une réduction des effectifs et des regroupements, et une certaine recentralisation du pouvoir tandis que le gouvernement national tente d’instaurer un cadre réglementaire et financier adapté à une économie de marché (Zhao 1999). Malgré les nouvelles pressions concurrentielles (ou, peut-être, à cause de celles-ci), beaucoup de gouvernements locaux en Chine, en particulier dans les provinces orientales et méridionales, semblent prospères puisqu’ils s’inventent de nouvelles fonctions économiques et maintiennent une forte croissance des recettes. D’autres, en particulier dans les provinces essentiellement rurales du centre et de l’Ouest, se sont appauvris : l’inégalité des investissements régionaux, conjuguée à un mauvais système de péréquation des impôts, a engendré un fossé énorme entre les citadins riches et les paysans pauvres (China Statistical Yearbook 2003, Chinatoday.com/city).

3La disparité régionale, bien qu’elle soit un problème majeur pour la stabilité future de la Chine, n’est pas le principal objet de la présente communication. Mon intention est plutôt d’étudier le succès (ou non) des réformes en faveur de la décentralisation, et plus particulièrement la forme qu’elles ont prise dans le processus de mise en œuvre. Le processus de réforme s’est avéré complexe et plus lent dans certains domaines que dans d’autres. Par exemple, pendant plus de deux décennies de réforme administrative, une tendance persistante observée et qui va à l’encontre de l’objectif de réforme du personnel concerne l’augmentation, et non la diminution, du nombre d’agents de l’État (Burns 2003, Brodsgaard 2002). De nombreuses autres anomalies et effets pervers ont été constatés, comme l’incapacité généralisée des autorités locales à atteindre leurs objectifs en matière de perception de recettes et l’imposition de frais non autorisés et d’autres formes d’extraction de ressources à des entreprises et des résidents ruraux. Par ailleurs, les nombreux investissements réalisés par les autorités locales dans des projets d’infrastructure ont entraîné un endettement important dans de nombreuses régions du pays. Par conséquent, l’une des principales questions posées dans la présente communication est la suivante : quels sont les résultats de la réforme et comment ceux-ci s’expliquent-ils ? Notre objectif est double : il s’agit d’abord de donner un aperçu des réformes de la gestion et en faveur de la décentralisation administrative en Chine dans le cadre d’une suite d’événements historiques ; ensuite, nous voulons mettre en évidence les contradictions et les tensions qui existent dans un État à parti unique qui réforme son marché et la façon dont ces contradictions se traduisent à l’échelon local.

4La plupart des études consacrées aux réformes en Chine adoptent une perspective axée soit sur l’« intérêt général », soit sur l’« État promoteur ». Les explications des politiques axées sur l’intérêt général adoptent une vision normative et ont tendance à penser que les réformes sont le produit de dirigeants d’un gouvernement central agissant pour le compte du public (Chen 2002, Lan 1999, Lan 2002, Feng 2002). Dans les années 1990, la notion d’État promoteur est apparue dans les débats liés à l’administration du développement : un concept plus souvent appliqué aux États capitalistes en transition, certains voient les succès de la réforme chinoise, en particulier les biens nationalisés, en ces termes (Oi 1992, Oi 1996). Pour ma part, je préfère adopter une perspective axée sur le « comportement bureaucratique » pour expliquer les résultats mitigés de la réforme et soutenir, plus particulièrement, que les résultats de la réforme ont été déterminés par des acteurs locaux, dans leur propre intérêt.

5L’une des hypothèses fondamentales de la théorie du choix rationnel de la bureaucratie est que les bureaucrates sont des agents de maximisation de l’utilité pleins d’égards pour eux-mêmes. Le modèle de maximisation du budget de William Niskanen (Niskanen 1971, 1973) a joué un rôle majeur dans la décision de faire occuper aux organismes gouvernementaux le devant de la scène sur le plan du choix rationnel et dans la tendance à stimuler la croissance de l’État par une surcapacité bureaucratique. Les salaires, les avantages, la réputation, le pouvoir, le népotisme, la facilité à faire des changements et à gérer les organismes sont des composantes de l’utilité des bureaucrates. Celles-ci sont tributaires, selon Niskanen, de la taille du budget : les budgets plus importants augmentent le bien-être général des fonctionnaires de haut niveau. Dans ce modèle, chaque organisme possède un parrain unique (en général le gouvernement central) qui lui accorde un budget en échange d’une série de produits. Dans leurs négociations avec le parrain, les organismes sont en position de force en raison de quatre facteurs :

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  1. fragmentation au sein de l’institution marraine
  2. informations asymétriques en faveur de l’organisme
  3. contrôle monopolistique par l’organisme dans un domaine stratégique donné, et
  4. pouvoir de détermination de l’agenda dans la mesure où les agents peuvent mettre fin à leur coopération avec le parrain.
Bien que l’intérêt de Niskanen portait sur la bureaucratie fédérale aux US, sa description des agences comme des organisations de commandement dirigées de façon absolument descendante trouve une résonance dans l’État chinois, étant donné sa structure hiérarchique axée sur le commandement, du gouvernement central aux villages. Pour illustrer cette idée, il convient d’examiner la notion de gouvernement local et la vision chinoise de l’autonomie locale. D’un point de vue comparatif, le gouvernement local peut être défini comme correspondant soit à un modèle « autonome », soit à un modèle « intégrationnel ». Le modèle intégrationnel de gouvernement local est un modèle dont l’objet est de permettre la mise en œuvre des politiques et des décisions prises par les gouvernements centraux, tandis que le modèle autonome a pour principal objet de réaliser les aspirations des collectivités locales (Sharpe 1974, Smith 1996, Kjellberg 1995). Dans un système socialiste d’État autoritaire, la notion d’autonomie locale présente peu d’intérêt et désigne ce que peuvent réaliser les dirigeants locaux pour la nation dans son ensemble. Par exemple, les priorités stratégiques des gouvernements locaux en Chine sont relativement conformes aux priorités stratégiques de leur gouvernement central. À l’heure actuelle, ces priorités concernent : la croissance économique, la stabilité sociale et politique (par ex. le contrôle du taux de natalité et le Falung Gong) et le développement du Parti (augmenter le nombre d’adhérents au Parti et de membres au sein du gouvernement). Un système de mesure des résultats liés à ces objectifs (et de sanctions en cas d’échec) a été créé dans le cadre des réformes (Chou 2004, Zhong 2003). L’exemple le plus manifeste de hiérarchie au sein de l’État chinois concerne sans doute la capacité des instances centrales du Parti à nommer et à congédier les représentants territoriaux (Shirk 1993). Comme l’explique Burns : « les grands dirigeants du Parti à tous les niveaux sont d’abord et avant tout des chefs du personnel » (Burns 1983 : 715). Si, dès lors, le gouvernement local chinois est essentiellement un agent de l’État, le modèle de l’acteur rationnel (dans le cadre d’une relation principal-agent) constitue un cadre d’analyse approprié.
D’autre part, tandis que les réformes de marché et bureaucratiques favorisent l’augmentation de la concurrence et de l’efficience dans l’économie locale chinoise, ainsi qu’un niveau élevé d’autofinancement local, on peut raisonnablement se demander si un modèle de comportement administratif prônant la maximisation du budget peut encore avoir une utilité explicative. Tandis que l’accent mis par Niskanen sur la maximisation du budget peut paraître quelque peu inutile dans le contexte de l’augmentation des finances locales, le gouvernement local en Chine a également connu une croissance tellement rapide des responsabilités fonctionnelles décentralisées que les dépenses locales ont souvent dépassé les recettes (Wong 1991). Par conséquent, certains avancent que le gouvernement local est devenu plus dépendant financièrement du gouvernement central (Wedeman 2000). Quoi qu’il en soit, l’attitude de maximisation de l’utilité des bureaucrates ne se limite pas à la croissance budgétaire. Les autres comportements autocentrés comprennent ce que Patrick Dunleavy appelle le « bureau shaping » (1985, 1989, 1991). Le point de vue de Dunleavy sur le comportement administratif est que les bureaucrates, en particulier ceux qui occupent une position plus élevée, accordent moins d’importance aux composantes pécuniaires de leur fonction d’utilité (comme leur salaire, la sécurité de l’emploi ou les avantages). En revanche, « les bureaucrates qui occupent une position plus élevée mettent davantage l’accent sur les utilités non pécuniaires, comme le statut, le prestige, le népotisme et l’influence et, plus particulièrement, l’intérêt et l’importance de leurs tâches professionnelles ». Par conséquent, « les bureaucrates rationnels essentiellement axés sur les utilités liées à leur travail poursuivent une stratégie de type bureau shaping destinée à transformer progressivement leur bureau en quelque chose qui ressemble à des fonctions «consultatives» (plutôt qu’à des fonctions « d’exécution »), à une atmosphère collégiale et à une situation centrale » (1991 : 2002). Les organismes de prestation de service se transforment, au fil du temps, en organismes de contrôle, de transfert ou contractuelles. Plus précisément, le modèle de Dunleavy cherche à expliquer la façon dont les objectifs de réforme administrative du gouvernement central sont « déterminés » dans le processus de mise en œuvre stratégique par des agents locaux qui ont tout à perdre (ou à gagner).
Dans les deux modèles, on part du principe que les fonctionnaires (contrairement aux acteurs du secteur privé) sont fortement limités en ce qui concerne ce que la réforme peut leur apporter sur le plan personnel ; des limites imposées par des niveaux de salaire, des avantages sociaux, des procédures de nomination, etc., déterminés par le centre. Dans le cas de la Chine, de plus en plus de données indiquent que ces restrictions qui pèsent sur la capacité des représentants locaux à détourner des ressources au profit d’intérêts particularistes et, même, d’un bien-être personnel ont été sérieusement remises en causes par le projet de modernisation, notamment par la « double identité » ou le conflit de rôles que connaissent les agents lorsqu’il s’agit d’atteindre les objectifs de croissance économique imposés par le centre, mais aussi par l’absence de règles institutionnelles ou, du moins, de pouvoirs intergouvernementaux flexibles et changeants (Gong 2005, Wedeman 2000). Comme le note Zhu : « ….avec la décentralisation du pouvoir… les gouvernements locaux ont souvent adopté des règlements et des mesures administratives favorables aux priorités locales, par opposition aux intérêts nationaux » (Zhu 2003 : 12).

L’expérience du gouvernement local

7La Chine est un État-nation unitaire, mais son système de gouvernement local est un niveau d’administration fondamental qui a été en grande partie responsable du succès de l’industrialisation rurale et du marché national intégré. Le pays compte plus de 2.500 gouvernements de districts (y compris des villes ayant le statut de district) et environ 45.000 gouvernements municipaux et de cantons. Ceux-ci se répartissent dans 22 provinces, qui sont considérées comme le niveau le plus important d’administration infranationale, un phénomène illustré par la représentation (croissante) du personnel de niveau provincial dans les comités centraux du Parti (Zhong 2003, Saich 2004). Les gouvernements locaux absorbent actuellement 70 % des dépenses gouvernementales (55 % au niveau infraprovincial) et représentent environ la moitié des recettes gouvernementales (China 2003). Les principales responsabilités des gouvernements locaux concernent l’éducation, la santé, l’agriculture et le versement de l’aide sociale, des domaines qui font partie de ceux qui connaissent la croissance la plus rapide. Un élément important des fonctions des gouvernements locaux concerne également la gestion des entreprises publiques ou, dans les zones rurales, des entreprises appartenant à la ville ou au village (TVE – « town and village enterprises »). [1]

8L’unité nationale acquise pendant la période moderne de l’Histoire chinoise l’a été au moyen d’une discipline de parti rigoureuse et d’une stricte hiérarchie du contrôle par le centre (Zhu 2003). Le Parti communiste chinois (PCC) est profondément ancré dans les institutions gouvernementales locales. L’autorité au niveau des districts se compose de cinq organismes distincts, dont les plus importants sont le gouvernement populaire de district et le Comité de Parti de district. Tandis que le premier est l’« organe exécutif » le Comité de parti de district est l’organe décisionnel le plus influent [2]. C’est le secrétaire du Parti, et non le magistrat du district, qui domine la structure du pouvoir local. Généralement, le magistrat de district est également le premier secrétaire adjoint du Parti et, dans certains cas, le secrétaire du Parti lui-même. Le Comité du Parti et le gouvernement du district sont en effet souvent abrités dans le même bâtiment (Zhong 2003). Le Parti (par opposition au gouvernement local) a sa propre bureaucratie locale, qui comprend un « département organisation » chargé des nominations et des promotions des cadres. Par ailleurs, les organismes gouvernementaux les plus importants comportent des Comités ou des antennes de Parti. La prépondérance du Parti dans l’organe exécutif du gouvernement de ces doubles bureaucraties a fait l’objet des récentes réformes (voir plus loin). Le contrôle du Parti est encore renforcé par la structure hiérarchique du gouvernement local : les villes sont responsables devant le gouvernement de district, qui est responsable devant le gouvernement provincial, lequel est responsable devant le gouvernement central. Cette hiérarchie du pouvoir apparaît dans la structure organisationnelle de l’État où, à chaque niveau de gouvernement, la structure départementale correspond à la structure de l’autorité surveillante supérieure. Malgré l’institutionnalisation du contrôle central appliqué via l’État à Parti unique, Zhong (2003) avance que les districts bénéficient néanmoins d’une « autonomie relative » par rapport au centre, essentiellement attribuée à leur éloignement géographique.

Les réformes du gouvernement local pendant la période Post-Mao

9On peut ranger les réformes en faveur de la décentralisation mises en œuvre depuis 1979 dans les trois catégories suivantes, avec des niveaux d’importance variables au cours des différentes périodes :

  • Marchéisation
  • Réforme budgétaire
  • Réforme de la gestion et administrative
Ces trois domaines ont fait intervenir une définition plus claire des rôles et responsabilités, d’abord, entre les niveaux de gouvernement (la dimension verticale) et, ensuite, entre le gouvernement et les entreprises publiques et entre le gouvernement et le Parti (les dimensions horizontales). Étant donné la nature intégrale de ces trois types de réformes, nous les examinerons dans le cadre de trois périodes ou « étapes » distinctes, qui ont chacune marqué un tournant décisif dans l’évolution de la Chine vers la modernisation.

Première étape : 1979-92

La marchéisation

10À l’instar des réformes qui ont suivi, la politique de décentralisation de 1979 poursuivait des objectifs multiples. [3] Mais 1979 marque un tournant dans la politique économique de la Chine : l’abandon de l’économie dirigée, à planification centrale, et l’adoption d’une économie de marché. Dans le premier cas, les coopératives agricoles ont été supprimées et la production de biens a été encouragée pour favoriser la croissance des marchés intérieurs (Jia 1994, Oi 1996). La réforme des zones rurales s’est accompagnée de deux stratégies de réforme pour les zones urbaines. L’une concernait l’instauration d’une politique de « porte ouverte », qui permettait des investissements étrangers limités, et l’autre concernait la réforme des entreprises publiques en tant que principaux acteurs de l’activité économique des villes et villages. Le contrôle des prix déterminé au niveau central a été supprimé et le choix des fournisseurs et de la distribution a été instauré. La diversité régionale dans la production de biens en fonction de l’avantage géographique est devenue la nouvelle politique, et plusieurs zones économiques stratégiques dans les régions côtières se sont vu attribuer un traitement particulier.

La réforme fiscale

11Pour parvenir à la réforme du marché, la réforme du système fiscal, hautement centralisé et staliniste, était considérée comme une condition préalable nécessaire. L’un des rôles traditionnels assumés par le gouvernement local en Chine était celui de « percepteur des impôts » pour le compte de l’autorité centrale et, jusqu’en 1979, toutes les recettes revenaient au gouvernement central. Tout au long de l’histoire moderne de la Chine, les entreprises publiques ont constitué une importante source de revenus, non seulement en tant que vaches à lait des caisses de l’État, mais aussi en tant qu’unités de dépenses quasi-budgétaires parallèles ou, selon les termes de Cullen et Fu (1998), « un État providence de facto au sein de l’État ». À leur apogée, au milieu des années 1960, les bénéfices versés par les entreprises publiques représentaient environ 60 pour cent de l’ensemble des recettes gouvernementales (Wong 1997).

12En 1980, un « partage des recettes » entre le centre et les provinces a été instauré. Pour la première fois, le gouvernement local disposait d’un accès direct à une part des profits des entreprises publiques gérées localement [4]. Le but de ce partage des recettes était d’inciter les gouvernements locaux à devenir entrepreneuriaux dans la mise en place d’une économie de marché. Par ailleurs, le gouvernement central a également institué des taux d’imposition favorables aux investisseurs dans les zones économiques spéciales. La réforme fiscale a donc mis en place de puissantes mesures pour inciter les représentants locaux à poursuivre le développement économique local dans leur région. Ce faisant, les gouvernements locaux ont pris l’aspect d’entreprises commerciales dotées de « représentants jouant le rôle d’équivalents d’un conseil d’administration », une conséquence qui allait renforcer les interdépendances (Oi 1992). Oi qualifie la période de réforme des années 1980 comme une période de « corporatisme d’État local » une forme différente de croissance conduite par l’État, possédant les caractéristiques hybrides des formes institutionnelles héritées et des formes que l’on retrouve dans les États promoteurs capitalistes (1996).

13A la fin des années 1980, la stratégie de réforme semblait avoir porté ses fruits. La croissance du rendement des entreprises locales et de l’agriculture locale était phénoménale mais, selon certains observateurs, les gouvernements locaux étaient devenus de « mini-fiefs » agissant comme des entités relativement autonomes. Le désavantage de la décentralisation budgétaire et du partage des recettes était qu’ils encourageaient les représentants locaux à dissimuler les profits locaux, entraînant une réduction des recettes fiscales du gouvernement central (Wang 2001). Ces stratégies de dissimulation comprenaient la transformation d’une partie des recettes budgétisées en capitaux extrabudgétaires (et, dès lors, non visés par l’accord de partage des recettes), et une augmentation des exonérations et des réductions fiscales accordées aux entreprises locales. Plus la prise de décision était décentralisée, moins les gouvernements locaux étaient tentés de transférer comme il se doit les impôts au centre ; un problème exacerbé par les craintes du gouvernement local de voir une augmentation des montants collectés se traduire par l’imposition de transferts plus importants l’année suivante (Wong 1995). Les recettes de l’État ont baissé de façon dramatique, passant de 31 pour cent du PIB en 1978 à moins de la moitié en 1990 (voir illustration 1). La conséquence de ces pertes de recettes était que le gouvernement central n’était plus en mesure de subventionner les districts plus pauvres, et les gouvernements locaux évoluaient vers l’autofinancement.

Illustration 1

Recettes budgétaires gouvernementales locales et totales en % du PIB

Illustration 1

Recettes budgétaires gouvernementales locales et totales en % du PIB

Source : China Statistical Yearbook 2003

14Plusieurs adaptations ont été apportées au système fiscal dans les années 1980 dans le but de mettre fin à cette baisse des recettes, mais ce n’est qu’en 1993, lorsque le système a été complètement réformé, que les finances de l’État ont commencé à s’améliorer. L’une des réformes notables de la fin des années 1980 était l’instauration des « contrats fiscaux », dans le cadre desquels le gouvernement central négociait des contrats avec chaque province en matière de transferts de recettes. Au niveau des entreprises, des accords contractuels visant le transfert de sommes fixes au gouvernement local propriétaire ont remplacé l’impôt basé sur des taux qui frappait autrefois les entreprises. Ces contrats fiscaux ou ce « système de responsabilité contractuelle » n’a cependant pas amélioré le recouvrement des recettes. Au contraire, puisqu’il a encore consolidé le système d’avantages partisans entre l’entreprise et son propriétaire, et entre le gouvernement local et le gouvernement central. En effet, le système reposait sur des accords annuels, négociés individuellement, qui se prêtaient à la conclusion d’« accords spéciaux » (Shirk 1993).

Amélioration de la gestion des entreprises publiques

15Parallèlement aux réformes axées sur le « partage des recettes », l’État a peu à peu décentralisé davantage de pouvoir de décision aux entreprises mêmes, en renforçant leur pouvoir d’autogestion. Ces mesures comprenaient une plus grande autonomie en ce qui concerne les décisions liées à la production et aux investissements, la fixation des prix et la rémunération de la main-d’œuvre, ainsi qu’un transfert de pouvoir du secrétaire du Parti en faveur du dirigeant de l’entreprise. Différentes formes d’organisation étaient possibles, de même que la concurrence de la part d’acteurs collectifs et privés. La séparation entre l’administration locale et la gestion de l’entreprise était considérée comme nécessaire pour parvenir à des améliorations de l’efficience. Les réformes ont cependant eu pour seul effet de renforcer l’autorité du gouvernement local qui restait, finalement, propriétaire de l’entreprise. Le système de responsabilité budgétaire contractuelle masquait « la participation étroite de représentants locaux aux prises de décisions déterminantes dans ces entreprises à propriété collective » (Oi 1996) [5].

La réforme administrative

16Cette période a également été marquée par l’instaurati on de systèmes de mesure du rendement afin d’améliorer l’efficience administrative, mais aussi comme moyen indirect de contrôler les autorités locales. On réinstaura des organismes de supervision, comme le ministère de la Supervision et l’Administration générale de vérification. Zhong (2003) décrit cette réforme de la façon suivante : le contrôle des agents locaux a évolué, en passant d’un « respect volontaire en raison de la discipline et d’un important endoctrinement idéologique à un système pressurisé faisant intervenir des incitants financiers et des sanctions susceptibles de compromettre la carrière ». La réforme administrative s’inscrit dans le système de responsabilité cadre (CRS) ou dans le système contractuel politique au niveau des districts. Essentiellement un type de contrat sur le rendement, les magistrats des districts et les maires des cantons signent un contrat de rendement politique avec leurs autorités supérieures immédiates. Les objectifs sont définis et le rendement, quantifié en termes numériques, comme la réalisation d’un taux de croissance économique précis ou la perception de montants spécifiques d’impôts. Malgré la volonté des réformateurs d’atteindre une plus grande efficience, l’incapacité des autorités locales à atteindre leurs objectifs en matière de recouvrement d’impôts dans les années 1980 a jeté le doute sur l’efficacité du système (Burns 2003).

17Une réforme plus difficile et, dès lors, moins efficace de la période Deng concernait la tentative du gouvernement de définir plus précisément les rôles et les responsabilités entre le Parti et le gouvernement local. L’idée était de séparer des fonctions élevées exercées simultanément au motif que les représentants du Parti commençaient à s’enliser dans des fonctions administratives liées à la gestion quotidienne et à se préoccuper moins de leurs devoirs liés au Parti. L’objectif était de créer une fonction publique professionnelle non contrôlée par le Parti. La réforme a néanmoins été suspendue à la suite de la mobilisation en faveur de la démocratie de 1989 sur la Place Tienanmen – un événement qui a été attribué à l’affaiblissement de la structure municipale du Parti à Beijing (Zhong 2003).

La deuxième étape: 1993-98

La réforme budgétaire

18Le paquet de réformes annoncé par le gouvernement central à l’occasion du 14ème Congrès du Parti, en novembre 1993, comprenait, en guise de disposition clé, la réforme du système fiscal. Le nouveau « système de partage des impôts » (TSS) visait à mettre un terme à la baisse continue des recettes nationales au moyen d’une recentralisation du pouvoir fiscal. Les réformes fiscales comprenaient deux éléments essentiels :

  1. transformer la participation aux bénéfices (contrats fiscaux) en partageant les recettes fiscales et
  2. établir des assiettes fiscales distinctes pour les gouvernements central et locaux
Les impôts partagés comprennent la nouvelle TVA sur la production, dont le gouvernement central perçoit 75 pour cent. Les impôts locaux se composent de l’impôt sur le revenu, sur les sociétés (à l’exception de celles qui sont de la compétence exclusive du gouvernement central), sur la propriété et sur l’utilisation du sol, de différents impôts mineurs liés à la propriété et des recettes des industries appartenant à l’échelon local de même que des ventes immobilières (Wong 1997). Les réformes visaient à instaurer une plus grande transparence grâce à une réduction du nombre d’impôts (de 32 à 18) et à une simplification des responsabilités en matière de recouvrement. Cela s’est traduit par une répartition du système fiscal au sein d’administrations fiscales nationales et locales. Tandis que le gouvernement local obtenait, pour la première fois, un pouvoir taxateur officiel (et dans des domaines ayant une capacité de génération de revenus considérable), le centre limitait ce pouvoir en gardant le contrôle sur l’assiette et le taux des impôts locaux. Plus important, le nouveau système visait à mettre fin au marchandage lié au précédent système contractuel et à apporter une plus grande certitude aux finances gouvernementales (Wong 1997, Orban 2003).

19Le succès de la réforme de cette période est mis en évidence par le renforcement de la capacité financière de l’État qui a suivi à partir de 1995 (illustration 1). Cependant, les gouvernements locaux s’en sont moins bien tirés, en particulier ceux situés dans les régions plus pauvres. La part des recettes gouvernementales totales revenant au gouvernement local est passée de 85 pour cent en 1978 à 45 pour cent en 2002. Parallèlement à cela, ses dépenses engagées (en pourcentage des dépenses totales) sont passées de 53 pour cent à près de 70 pour cent (China Statistical Yearbook 2003). Le gouvernement local s’est ainsi retrouvé dans une situation de dépendance de plus en plus grande, et ce à une époque où le gouvernement central chinois réduisait ses propres dépenses budgétaires, y compris les transferts infranationaux [6]. Par conséquent, les missions n’ayant pas été dotées de fonds suffisants ont encouragé l’imposition généralisée de frais ad hoc et d’autres formes d’extraction de ressources auprès des entreprises et des résidents ruraux (OCDE 2002). Dans le contexte d’un système fiscal qui évolue encore, le tour de vis fiscal imposé au gouvernement local ouvre la voie à un accroissement plutôt qu’à une réduction de la corruption.

La marchéisation

20Une deuxième initiative de réforme importante au début des années 1990 concernait la restructuration de la propriété des entreprises publiques. Tandis que la décentralisation de la gestion représentait la grande tendance dans les années 1980, à partir de 1993, les autorités centrales ont commencé à transformer les entreprises publiques, autrefois des propriétés exclusivement publiques contrôlées par des organismes gouvernementaux à différents niveaux administratifs, pour en faire des « entités à participation, indépendantes dans la prise de décision, diversifiées dans leur appartenance, avec un affaiblissement considérable de la propriété publique » (Lin 2001, les italiques sont de l’auteur). En effet, l’un des objectifs législatifs de la loi de 1993 sur les Entreprises était « de promouvoir le développement de l’économie de marché socialiste » (cité dans Xi 2005 : 100). Cette diversification de la propriété s’est faite lentement, et la grande majorité des entreprises publiques étaient toujours dotées d’un propriétaire unique ou, lorsqu’elles avaient été restructurées, l’État conservait une part majoritaire (Lin 2001, Xi 2005). Vers le milieu des années 1990, la part des entreprises publiques industrielles dans l’économie totale s’était réduite, passant de 82 pour cent en 1980 à 49 pour cent. Tandis que cette évolution témoignait d’une expansion dans d’autres secteurs de l’économie, de nombreuses entreprises publiques étaient devenues déficitaires en raison, notamment, de la précédente vague de réformes. La décentralisation du pouvoir de décision dépourvue de contrainte budgétaire sévère avait en effet permis aux entreprises publiques de surpayer leurs travailleurs et de surinvestir (Wong et.al. 1995).

La troisième étape : de 1998 à nos jours

21Selon certains, la troisième phase des réformes chinoises est radicalement différente des précédentes (Lu, 2004). La priorité, à partir de 1998, lorsque le Parlement chinois a approuvé un plan de réforme du Conseil d’État, consistait à rationaliser et à réduire la taille de la fonction publique, en d’autres termes, à revoir les fonctions du gouvernement pour répondre aux besoins d’une économie favorable au marché (Lan 1999). Sous la bannière d’un « petit État, grande société », un grand nombre de ministères se consacrant à l’industrie ont été supprimés à mesure que les entreprises publiques étaient restructurées, et on prévoyait que des réformes correspondantes au niveau local seraient réalisées en trois ans (Lan 1999). Pour citer Li Peng, Président du Neuvième Congrès populaire national, la clé de la réforme consiste à :

Adapter et supprimer les départements gouvernementaux qui trempaient directement dans la gestion d’industries et d’entreprises axées sur le profit, accroître la capacité de macrogestion du gouvernement et renforcer les fonctions juridiques et de supervision du gouvernement.
(cité dans Lan 1999)
Le gouvernement a annoncé sa campagne visant à réduire de moitié la taille de la bureaucratie en mettant l’accent sur les bureaux du gouvernement et l’administration du Parti. En 2001, le gouvernement affirmait avoir atteint son objectif aux niveaux national et provincial, mais expliquait que des réductions supplémentaires étaient en cours d’application aux niveaux des préfectures, des districts et des cantons (ADB 2003). Parallèlement à d’autres objectifs de réforme de la fonction publique, comme la réforme des salaires, la réforme de l’évaluation et le recrutement externe, les données indiquent un succès limité au niveau du gouvernement local (Chou 2004). Les raisons de cet échec sont multiples, mais les régions plus pauvres ont moins de chances d’atteindre des objectifs déterminés par le centre. De nombreux gouvernements locaux sont considérés comme des employeurs de dernier recours, étant donné la rareté des autres possibilités d’emploi. Dans ces circonstances, les représentants des gouvernements locaux se sentent obligés de conserver de nombreux fonctionnaires à leur service. Un autre problème concerne les incohérences stratégiques entre les objectifs liés à la réduction des effectifs et les priorités nationales (traduites dans le contexte local) telles que la croissance économique, la stabilité sociale et le développement du Parti (Chou 2004). Burns (2003 : 775) avance que l’ampleur des effectifs au sein des gouvernements locaux est « probablement en grande partie déterminée au niveau politique ». Selon lui, la nécessité du PCC de patronage et de stabilité sociale est l’une des principales raisons pour lesquelles les restrictions au sein du gouvernement de base n’ont pas été particulièrement efficaces.

Les représentants locaux : des acteurs nationaux

22La mise en œuvre des politiques au niveau local, selon Zhong (2003), est déterminée par un mélange complexe de question stratégique et de comportement professionnel rationnel de la part des représentants locaux. Les résultats économiques figuraient au premier rang des préoccupations, considérées comme l’une des politiques les plus importantes depuis le début des réformes. Il n’est dès lors pas étonnant que les réformes de la marchéisation aient pris une orientation particulière, qui a eu tendance à renforcer plutôt qu’à affaiblir les acteurs économiques de l’État local. D’un côté, on observait des pratiques pouvant être interprétées comme de type « bureau shaping », et d’autre part, des pratiques qui visent à augmenter autant que possible les budgets locaux. Loin de saper le contrôle par les représentants locaux des moyens de pouvoir économique, la gestion décentralisée et la restructuration de la propriété des entreprises appartenant à l’État local l’ont renforcé.

23La réforme des entreprises (et le démantèlement des bureaux qui les géraient) a donné naissance à de nouvelles fonctions pour les bureaucrates locaux au sein des sociétés publiques de gestion des biens, des holdings, des bureaux financiers locaux ou des sociétés de capitaux liées au niveau local (Yang 2001, Xi 2005). Une enquête réalisée en 2000 révélait que deux tiers des administrateurs des entreprises cotées étaient issus des entreprises publiques initiales et, en outre, que « beaucoup de membres du conseil d’administration, en particulier les présidents, sont soit désignés, soit nommés par des organismes gouvernementaux » (ADB 2003). Comme l’observe Brodsgaard (2002 : 361), « les fonctions administratives publiques abandonnées ont tendance à réapparaître et les bureaucrates victimes des suppressions d’emplois chercheront à reprendre leur ancienne fonction ». L’impératif économique dans la modernisation de la Chine, parallèlement aux réformes en faveur de la décentralisation administrative et de la gestion, se sont conjugués pour renforcer le pouvoir du gouvernement local et transformer celui-ci, qui est passé du statut d’agent de l’État central à celui d’agent du contrôle, du transfert et des contrats (bureau shaping), et les représentants locaux, passés du statut d’agent à celui d’entrepreneur local.

24Tandis que les réformes en faveur de la marchéisation ont clairement été favorables à l’expansion économique de la Chine et aux investissements sociaux dans des infrastructures non productives, la volonté des représentants locaux d’augmenter autant que possible les recettes a produit des résultats économiques pervers, comme une « razzia » sur les investissements et la construction (que les autorités centrales commencent seulement maintenant à voir comme une crise d’endettement émergente) et des pratiques protectionnistes contre les concurrents extérieurs (Shirk 1993, Mukherjee 2004, SCMP 2004). Ces résultats sont le fruit des incitants intégrés dans le système contractuel budgétaire et de la « manière non standardisée » dont le centre a décentralisé le pouvoir et les ressources vers le gouvernement local (Shirk 1993). Avant les réformes fiscales de 1993, les autorités locales étaient encouragées, dans le cadre du système contractuel budgétaire, à rechercher des « bénéfices créatifs » en créant des sociétés d’appoint pour contribuer à soulager le fardeau financier du centre (Gong 2005). Cela s’est traduit par une prolifération d’entreprises plus petites, dont les bénéfices étaient effectivement affectés à des fonds non repris dans le budget ou dans des « petites trésoreries » non soumises à un contrôle extérieur, ce qui a entraîné la crise financière évoquée plus haut. Le système de responsabilité contractuelle (du rendement) a exacerbé le problème. Les critères d’évaluation s’intéressaient bien plus aux réalisations concrètes des représentants locaux qu’à leur intégrité politique, leur compétence et leur diligence (Edin 2003). « Les fonctionnaires locaux s’efforçaient d’obtenir des taux de croissance élevés pour promouvoir leur carrière en montrant qu’ils exécutaient les politiques du centre avec enthousiasme et de façon compétente » (Shirk 1993). Les intérêts pécuniaires n’étaient pas non plus absents, comme le fait remarquer Oi : « ceux qui passent des contrats avec des entreprises bénéficient d’incitants financiers, de primes, d’un logement et d’autres avantages pour faire preuve d’efficience et augmenter la production » (1996).
La forte implication des fonctionnaires locaux dans les affaires économiques s’est traduite par différentes formes de corruption, dont la plus fréquente provient du contrôle de l’utilisation du sol (Gong 2005). Le gouvernement central a autorisé le transfert des droits d’utilisation du sol afin de contribuer à la mise en place de l’économie de marché, mais ce sont les gouvernements locaux qui agissent pour le compte de l’État dans la gestion et la répartition des biens fonciers. Selon certaines estimations, plus de 20 pour cent des capitaux liés à l’aménagement immobilier dans certaines localités sont passés dans des manœuvres de corruption et d’autres pratiques malhonnêtes de la part des fonctionnaires locaux (Shanghai Star, 23 mai 2002). Lin (2002) fait état d’exemples très médiatisés, dans lesquels des capitaux contenus dans des comptes non repris au budget ont été transférés vers des comptes bancaires personnels, mais une pratique plus courante concernait leur utilisation dans le financement de « repas somptueux ». L’office national de statistiques estime que deux tiers des recettes des grands restaurants en Chine proviennent de fonds publics pour l’organisation de banquets, qui contribuaient également, dans une proportion similaire, aux recettes des services de sauna (cité dans Gong 2005).

Conclusion

25Les structures de stimulation institutionnelles qui déterminent le gouvernement local chinois depuis 1949 ont laissé un puissant héritage à la Chine d’aujourd’hui, axée sur la réforme du marché. Dans un système socialiste autoritaire, c’est l’État bien plus que le marché qui constitue le moteur essentiel de la croissance économique, et le gouvernement local, plus particulièrement, représente un acteur économique déterminant. La nature exhaustive du projet de modernisation, de même que les réformes en faveur de la décentralisation qui y sont liées (marché, administrative et budgétaire), ont inévitablement entraîné des conflits et des tensions entre les objectifs stratégiques. Les réformes comprenaient une autonomie dans la gestion et le budget, une corporatisation des entreprises publiques et des réformes du personnel, notamment par le biais de mesures du rendement et d’une réduction des effectifs. Dans notre communication, nous avons examiné ces différentes dimensions et en particulier le rôle du gouvernement local en tant que principal élément moteur des réformes économiques, et ce au cours de trois périodes allant de 1979 à aujourd’hui. Nous avons tenté d’expliquer la façon dont les résultats des réformes ont été déterminés par le comportement rationnel (bien que limité) de fonctionnaires locaux désireux de maximiser l’utilité. Résumons le modèle : les organismes (gouvernement local) occupent une position de négociation favorable avec leur parrain (le gouvernement central) en raison de quatre facteurs, à savoir : des informations asymétriques en faveur de l’agent (dissimulation des profits locaux), un contrôle monopolistique sur un domaine politique donné (la réforme économique locale), un pouvoir de détermination de l’agenda en tant qu’exécutants de la politique centrale (prise de décision décentralisée) et une absence de cohésion dans l’institution du parrain (la réforme des institutions centrales a été intense).
Dans le dernier exemple, le comportement bureaucratique au niveau local s’explique par un conflit entre les idées et les systèmes. L’impératif politique de l’État à Parti unique (qui se traduit par une « économie de marché socialiste ») va à l’encontre de la volonté de changement économique et administratif durable et, comme nous l’avons vu, a contribué à différentes formes d’abus de la part de fonctionnaires locaux désireux de maximiser l’utilité, ce qui a entraîné des effets pervers. Sans un changement fondamental dans la nature clientéliste de l’État chinois, l’efficacité des réformes en ce qui concerne le développement de la capacité de l’État, la croissance économique à long terme et la stabilité sociale sera limitée.

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Date de mise en ligne : 01/06/2011

https://doi.org/10.3917/risa.722.0267

Notes

  • [*]
    Le Dr Janice L. Caulfield est membre du département de politique et d’administration publique de l’université de Hong Kong. Traduction de l’article paru en anglais sous le titre : « Local Government reform in China : a rational actor perspective ».
  • [1]
    L’administration des entreprises publiques a été confiée aux autorités locales dès 1958, mais le gouvernement central restait responsable des grandes entreprises revêtant une importance nationale.
  • [2]
    Les autres organismes de district sont le Congrès populaire de district (constitutionnellement le centre du pouvoir), la Conférence consultative politique populaire de district et le Comité d’inspection disciplinaire.
  • [3]
    Par exemple, le désir des dirigeants chinois de cette époque de faire face aux différences régionales (Wang 2002).
  • [4]
    Les accords sur le partage des recettes en Chine sont bilatéraux et se traduisent par quatre niveaux de partage entre les différents échelons gouvernementaux.
  • [5]
    Les Entreprises des villes et villages (TVE) sont parfois considérées comme des collectivités mais appartiennent en réalité à l’autorité locale (voir Oi, 1996, Liu 1992 et Wang et.al. 2001).
  • [6]
    Une tendance similaire a été observée dans d’autres pays (voir Caulfield 2002).

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