Notes
-
[1]
TTP XVII, 2.
-
[2]
Cf. TTP XVI, 8.
-
[3]
Cf. TTP XX, 7.
-
[4]
Du citoyen, II, V, 11, traduction Ph. Crignon, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 163.
-
[5]
Ibid., II, V, 7, p. 162.
-
[6]
Ibid., I, II, 4, p. 111-112. Voir également Elements of Law, I, XIX, §10.
-
[7]
Du citoyen, I, V, 11, p. 163.
-
[8]
Ibid., V, 13, p. 175.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid., p. 175-176. Cf. également Léviathan, XXI.
-
[11]
Ibid., p. 176.
-
[12]
Cela n’empêche pas qu’il conserve la liberté de refuser d’obéir, dans certains cas. Cf. Léviathan, XXI.
-
[13]
TP VI, 1.
-
[14]
TP III, 1.
-
[15]
Voir sur ce point les analyses de Laurent Bove dans son introduction au Traité politique, traduit par Émile Saisset, Paris, Livre de poche, 2002, p. 14-17.
-
[16]
Cf. TP II, 3.
-
[17]
TP II, 4.
-
[18]
Cf. TP I, 4.
-
[19]
TP II, 8.
-
[20]
TP II, 5.
-
[21]
TP II, 9-10.
-
[22]
TTP XVI, 10.
-
[23]
TP II, 20.
-
[24]
E IV, 20.
-
[25]
Cf. E IV, 24 ; E IV, XXX, corollaire 1 et 2.
1Il est frappant de constater qu’aujourd’hui on parle plus volontiers du citoyen que du sujet et que ce terme a disparu en grande partie du vocabulaire politique. Il n’est guère conservé que pour désigner les membres d’un État dont le souverain est héréditaire, comme c’est le cas, par exemple, des sujets de sa majesté britannique dans la monarchie anglaise. Bien qu’elle puisse s’expliquer partiellement par l’évolution historique des formes politiques, marquée par la part plus grande prise par les citoyens dans les décisions, la quasi-disparition du terme n’est sans doute pas anodine. Elle permet en particulier de masquer la vérité de la soumission, voire de la domination qui est cœur de l’appareil d’État. La plus forte des servitudes n’est-elle pas celle qui se nourrit de l’illusion de la liberté ?
2La formule populaire, « on est en république, après tout ! », qui sous-entend qu’on a le droit de faire ce que l’on veut, est révélatrice à cet égard. Elle se nourrit le plus souvent d’une confusion entre liberté et licence en ignorant aussi bien le lien indissoluble entre droit et devoir que le processus par lequel la volonté est amenée à consentir parfois à son insu et à obéir. C’est du reste cette confusion entre licence et liberté qui rend difficile de soulever le voile de Maya, car révéler la sujétion peut déclencher la violence des passions à cause de sa réduction abusive à une forme d’esclavage. Si les hommes sont soumis, alors ils sont esclaves et l’on passe par un mouvement de balancier de la croyance au libre arbitre à la dénonciation de la domination.
3L’idée de sujet, qui fait pendant à celle de citoyen, est donc source de tensions et de malentendus qui la rendent d’emblée problématique. Elle implique, en effet, dès l’origine, celle de subordination et d’obéissance, que ce soit celle du vassal à son suzerain ou du citoyen à son souverain. Dans son acception politique, le mot est apparu au XIIe siècle, vers 1138. Il est dérivé du latin subjectus, qui signifie notamment soumis et assujetti, et il renvoie au verbe subjicere, désignant littéralement ce qui est jeté dessous. Synonyme de subordonner et d’assujettir, subjicere est rendu en ancien français par « sugester », maintenir dans la soumission, et par « sougire », soumettre par la force des armes ou par d’autres moyens. Toute sujétion suppose donc une suggestion, un maintien dans la soumission par la force, la ruse ou le consentement. Suggérer pour mieux sugester, tel est sans doute le secret des dominants qui veulent durer.
4La sujétion est inséparable d’une autorité qui a le pouvoir de commander et qui dispose d’un système de contraintes et de dispositifs visant à produire l’obéissance. Peu importe que cette obéissance soit une soumission de gré ou de force, qu’elle soit consentie ou arrachée par divers moyens, du moment que les ordres sont exécutés. « En effet, nous dit Spinoza, ce n’est pas la raison de l’obéissance, mais c’est l’obéissance qui fait le sujet [1]. » Qu’il obéisse par crainte, espoir de récompense, amour de la patrie, ou tout autre affect ne change rien à l’affaire, il agit suivant le commandement du souverain. Le statut du sujet réside donc tout entier dans l’obéissance, et dans une obéissance absolue, qui plus est, puisqu’il est tenu d’exécuter tous les ordres sans exception [2]. Dès lors, ne risque-t-on pas de transformer les sujets en esclaves agissant contre leur propre intérêt ? De la sujétion à la servitude, il n’y a qu’un pas. On peut en effet se demander si le sujet épouse le sort du « sougit » ou du « subgit », qui désigne en droit féodal celui qui gît au-dessous, et jusqu’où s’étendent ses droits et ses devoirs. Est-il est condamné à gésir au point d’en mourir sous la forme d’un ci-gît feu le citoyen ou bien sa subordination est-elle compatible avec l’exercice de la liberté ?
5Il importe donc de revenir sur cette notion de sujet afin de déterminer sa sphère d’extension et de définir ses rapports avec celles de citoyens et d’esclaves. La question centrale est celle de la subordination politique, de sa nécessité et de ses limites. Jusqu’où le sujet est-il tenu d’obéir avant de devenir ce que Spinoza appelle un perturbateur ou un rebelle [3] essayant de faire abroger une loi de façon séditieuse ?
6Ce qui est en jeu, c’est la possibilité de la résistance. C’est là que réside véritablement le nœud, du problème parce que la constitution d’une société politique implique précisément, depuis les travaux de Hobbes, un pacte de non résistance. Pour comprendre la nature et les enjeux de la thèse spinoziste selon laquelle « c’est l’obéissance qui fait le sujet », il est ainsi nécessaire de la réinscrire au préalable dans le contexte de la théorie politique de Hobbes et du renouveau de la question de la souveraineté.
Le sujet hobbesien et l’abandon du droit de résister
7L’objectif n’est pas ici d’analyser de manière détaillée la genèse de l’État et des institutions susceptibles selon Hobbes de garantir une sécurité et une paix durable, après la guerre civile meurtrière qui a déchiré l’Angleterre, mais de mettre au jour ce qui a pu alimenter la réflexion de Spinoza au sujet de la soumission et de l’insoumission. Spinoza, on le sait, possédait un exemplaire du De cive dans sa bibliothèque ; il était donc au fait de la doctrine hobbesienne de l’obéissance et du pouvoir absolu du souverain sur ses sujets. Du citoyen, au demeurant, aurait pu tout aussi bien s’intituler Du sujet, tant il semble mal porter son nom. Loin d’être central et clairement conceptualisé, le terme de citoyen s’applique d’une manière générale aux membres d’une cité qui ont transféré leur force à un homme ou à une assemblée et il est corrélé d’emblée à celui de sujet, qui, lui, fait l’objet d’une définition. « Chaque citoyen, comme aussi toute personne civile subordonnée, est appelé SUJET de celui qui possède le pouvoir souverain [4] ». Le sujet désigne ainsi un individu ou un groupe d’individus qui ont subordonné leur volonté à un pouvoir souverain. La sujétion est l’acte politique par lequel la volonté de chacun se soumet à un homme ou une assemblée et s’oblige à lui obéir.
8En réalité, c’est l’abandon du droit de résistance qui est au cœur du pacte civil et qui en constitue l’essence même. Le transfert de force et la soumission ne consistent en rien d’autre, en effet, qu’en un renoncement à résister à la volonté du souverain. « Cette soumission de la volonté de chacun à la volonté d’un seul homme ou d’une assemblée se réalise alors quand chacun s’oblige par un pacte envers chaque autre à ne pas résister à la volonté de cet homme ou de cette assemblée à laquelle il s’est soumis, c’est-à-dire à ne pas lui refuser son assistance et l’emploi de ses forces contre d’autres, quels qu’ils soient (étant entendu qu’il conserve le droit de défendre sa personne contre toute violence). Et cela s’appelle une UNION. [5] »
9En substance, l’union civile est fondée sur un pacte de non-résistance qui exprime la vérité du transfert. Le transfert ne peut, en effet, se faire littéralement. Nul ne peut réellement se dépouiller de ses propres forces physiques et mentales pour en doter le souverain. Le transfert n’a rien d’une dépossession et ne s’apparente pas à un système de vases communicants par lequel le citoyen se viderait de ses forces au profit d’un homme ou d’une assemblée qui accroîtraient ainsi leur puissance à nouveaux frais. Avant le pacte, chacun a droit à tout. Un transfert n’augmente donc en rien ce droit total, il en assure simplement la jouissance par le renoncement au droit de l’en priver. C’est pourquoi le transfert de droit se réduit à la non résistance : « Que le transfert de droit consiste uniquement dans la non résistance, cela se déduit du fait qu’avant le transfert de droit, celui à qui on le transfère avait déjà alors un droit sur toutes choses. Par suite, celui qui transfère n’a pas pu lui donner un droit nouveau ; en revanche, la résistance légitime, à cause de laquelle l’autre pouvait ne pas jouir de son droit, s’évanouit chez celui qui effectue le transfert [6]. »
10Mais, comme le précise le paragraphe 7 du chapitre V, l’abandon du droit de résister, qui est la condition sine qua non du transfert, ne résume pas de manière négative à une forme passive d’inertie face à la volonté du souverain. Loin de se réduire à une absence d’empêchement et de se borner au simple fait de ne pas lui mettre les bâtons dans les roues, elle prend positivement la forme d’une assistance au souverain et d’un emploi de ses propres forces à son service contre ses opposants, quels qu’ils soient. La non résistance, par conséquent, n’est pas cantonnée à un laisser-faire, elle implique de prêter main-forte. C’est du reste la condition requise pour que le pouvoir de commander ne soit pas un vain mot et que les ordres du souverain soient suivis d’effets.
11Le droit de commander chez Hobbes est donc immédiatement corrélé à cet abandon du droit de résister et se ramène entièrement à lui. « Et ce pouvoir et ce droit de commander consiste en ceci que chaque citoyen a transféré toute sa force et toute sa puissance à cet homme ou à cette assemblée. Mais (parce que nul ne peut transférer sa force à un autre de façon naturelle) ceci ne consiste en rien d’autre qu’à abandonner son droit de résister [7]. »
12Dès lors, être sujet, c’est cesser de résister et être tenu d’obéir, afin que le droit accordé au souverain ne l’ait pas été en vain. Cette obéissance appelée simple, parce qu’il ne saurait y en avoir de plus grande, est une obligation qui découle non pas directement mais indirectement du pacte, comme le précise Hobbes : « L’obligation à cette forme d’obéissance ne naît pas directement du pacte par lequel nous avons transféré tout notre droit à l’État, mais indirectement de ce que, sans une telle obéissance, le droit de souveraineté serait vain et qu’en conséquence, absolument aucun État n’aurait été établi. [8] » Bien qu’elle n’en dérive pas en droite ligne, l’obligation d’obéir est consubstantielle au pacte, faute de quoi il reste lettre morte.
13Certes, elle n’implique pas que le sujet s’exécute en toutes circonstances. « Une chose est en effet de dire je te donne le droit de commander, une autre est de dire, je ferai tout ce que tu commanderas. [9] » L’obligation d’obéir souffre donc des exceptions lorsque le sujet se voit intimer, par exemple, l’ordre de se tuer, de tuer un parent ou le souverain, et peut légitimement refuser de s’exécuter. Outre les injonctions au suicide, au parricide et au régicide, Hobbes évoque les cas où un sujet peut préférer mille morts à l’infamie et se voit relevé de ses obligations d’obéir, sans que cela porte atteinte au droit du souverain, dans la mesure où un autre que lui pourra exécuter volontiers les ordres à sa place et où il sera lui-même légitimement puni. « Il existe de nombreux cas, où puisqu’il est méprisable aux uns de faire telle chose qu’on leur commande mais non à d’autres, les uns peuvent légitimement refuser d’obéir et les autres accepter, et cela sans manquer au droit du souverain. En aucun cas, en effet, le droit de tuer ceux qui ont refusé d’obéir ne lui est enlevé. [10] » L’abandon du droit naturel de résister n’est donc pas absolu. Mais le maintien d’îlots de résistance ne contredit pas le pouvoir absolu du souverain qui conserve tous ses droits. Ainsi, le sujet a beau légitimement résister, il sera tout aussi légitimement broyé par la machine du Léviathan qui n’est nullement dépossédée de son droit de tuer, y compris lorsqu’elle s’emballe contre toute raison. Hobbes précise, toutefois, que « ceux qui donneraient ainsi la mort, même si c’est en vertu d’un droit accordé par celui qui détient ce droit, fauteraient néanmoins contre les lois naturelles, c’est-à-dire contre Dieu, parce qu’ils exerceraient ce droit autrement que ce que la droite raison réclame. [11] » Mais en attendant de rendre des comptes à Dieu, ils jouissent de l’impunité que leur confère le droit civil. Dès lors, face aux ordres quels qu’ils soient, le sujet n’a guère qu’une alternative : les exécuter ou être exécuté.
14La possibilité de résistance est donc très limitée. Dans le Léviathan, elle paraît même se réduire comme une peau de chagrin. Le pacte de non résistance qui préside au transfert de droit et à l’union civile disparaît. L’introduction de la théorie de la personnalité juridique, selon laquelle le sujet est l’auteur des lois dont le souverain est l’acteur, rend inutile la thèse de l’abandon du droit de résistance. Cet abandon va en effet de soi, car le sujet ne saurait se résister à lui-même puisqu’il est toujours l’auteur des actes que le souverain accomplit [12].
15La question de la différence entre sujétion et servitude revient alors en force, sous une forme un peu déplacée, car on peut se demander en définitive si le sujet ne risque pas d’être esclave de lui-même en devenant l’auteur d’actes qui vont à l’encontre de son intérêt.
Subjectum et subditus : les sujets chez Spinoza ou le maintien du droit de résister
16Dans ce contexte, on comprend que la défense de la liberté face aux autorités théologico-politiques soit une préoccupation essentielle pour Spinoza et qu’il s’emploie à tracer une ligne de démarcation ferme entre le sujet et l’esclave. Récusant l’artifice d’un pacte social, l’auteur du Traité politique conçoit la société civile sous la forme d’un accord naturel de la multitude unie par des affects communs [13]. Il ne saurait être question pour lui d’abandonner le droit de résistance pour transférer le pouvoir à un souverain. Spinoza va ainsi opérer une refonte du statut du sujet, ancrant la résistance au cœur du droit sans se borner à des îlots de liberté inaliénable, comme Hobbes. Afin de saisir ce mouvement de pensée, il importe d’abord de clarifier la notion de sujet et de prendre en compte sa double signification.
17En effet, ce terme en français est équivoque, car il sert à traduire deux mots latins distincts dans le corpus, subditus et subjectum. Le premier, subditus, que Hobbes employait également, renvoie au sujet dans son acception politique. Il désigne celui qui est assujetti et qui obéit aux lois et aux commandements du souverain. Il apparaît pour la première fois dans le contexte du Traité théologico-politique et il est défini avec précision au paragraphe 10 du chapitre XVI, comme « celui qui fait par ordre du souverain, ce qui est utile à la communauté et par conséquent à lui aussi. » Le sujet obéit donc en vue de l’utile commun, ce qui inclut bien évidemment l’utile propre, nous y reviendrons. La définition du sujet, toutefois, n’est pas immédiatement corrélée dans cet ouvrage à celle de citoyen. Les termes de cives ou de concives sont rares dans le Traité théologico-politique et servent à qualifier de manière générale les membres d’une cité (civitas).
18En revanche, dans le Traité politique, Spinoza met en place une distinction entre sujet et citoyen, qui sera reprise et reformulée par Rousseau dans le livre I du Contrat social. « Nous appelons, “citoyens” (cives) les hommes, en tant qu’ils jouissent selon le droit civil de tous les avantages de la Cité, et nous les appelons “sujets ” (subditos), en tant qu’ils sont tenus de se soumettre aux institutions et aux lois de la Cité. [14]» Citoyens et sujets sont des dénominations corrélatives et indissociables dans la mesure où le sujet obéit à proportion des avantages dont jouit le citoyen. Bien qu’elle mette davantage en avant la jouissance active de droits et les bénéfices de l’union civile, la modification apportée par cette distinction entre cives et subditos ne change pas fondamentalement la nature antérieure du sujet, car dire qu’il obéit en vue de l’utile commun sous-entend nécessairement qu’il en tire avantage.
19Abstraction faite de sa signification politique liée à la constitution de la souveraineté, le terme sujet sert aussi à traduire le latin subjectum qui figure à deux reprises dans l’Éthique. La première occurrence se trouve dans la proposition V de l’Éthique III : « Deux choses sont de nature contraire, c’est-à-dire dans le même sujet (subjecto), en tant que l’une peut détruire l’autre ». La seconde se trouve dans l’axiome 1 de la partie V : « Si sont excitées dans un même sujet deux actions contraires, il devra se faire un changement soit dans les deux, soit dans une seule, jusqu’à ce qu’elles cessent d’être contraires. »
20Dans les deux cas, subjectum ne renvoie ni à la subjectivité ni à la substance pensante ni à l’individu obéissant, mais au sujet logique qui fait ou subit l’action et qui est le support de prédicats pouvant être compatibles ou non. Il désigne le substrat, le support de propriétés ou d’actions qui ne peuvent à terme rester contraires sous peine de destruction. Peu importe ici que ce support soit une substance, un mode infini, ou un mode fini. L’idée de sujet est corrélée à l’affirmation de l’impossibilité pour une chose d’avoir en elle quelque chose qui puisse la détruire. Elle met donc en jeu à la fois une logique de la non contradiction et une dynamique de l’accommodement et du changement pour résorber la contrariété [15].
21A priori on pourrait penser qu’il n’y a pas de rapport entre les deux concepts et qu’il faut se garder de l’homonymie en français, en écartant le subjectum, pour ne prendre en considération que le sujet au sens politique, le subditus.
22On aurait cependant tort d’aller trop vite, car, étymologiquement, les deux termes latins non seulement ne s’excluent pas mais sont liés. Subjectum renvoie à subjicio qui signifie, entre autres, jeter, placer en dessous et qui englobe aussi l’idée d’une soumission, d’une dépendance, voire d’un joug. Le subjectum peut donc avoir un sens logique, ce qui est placé en dessous des qualités, le substrat, ou un sens politique, ce qui est placé sous le joug d’un autre, le subordonné. Quant à subditus, il renvoie à subdo, qui signifie aussi mettre dessous, placer, soumettre. Cet indice lexicologique ne saurait cependant suffire pour autoriser le passage d’un sujet à l’autre chez Spinoza.
23Il faut aller plus loin et comprendre que le statut du subditus, le sujet au sens politique, ne peut être éclairé sans la référence au subjectum, le sujet au sens logique et dynamique. Comme toute chose, le subditus est lui aussi un subjectum, un sujet d’inhérence, support de propriétés et d’actions. Il reçoit des ordres et se doit d’exécuter des actes parfois contraires à ses opinions ou à sa raison. S’applique donc à lui comme à un cas particulier tout ce qui vaut pour un subjectum en général.
24Or le subjectum, en tant qu’il est le théâtre d’antagonismes, ne supporte des actions qu’à condition qu’elles ne soient pas contraires, autrement dit qu’elles ne puissent se détruire l’une l’autre ou le détruire. C’est ce qu’établit la proposition V de l’Éthique III à l’aide d’un raisonnement par l’absurde. Si des choses contraires pouvaient être dans le même sujet et pouvaient convenir, cela signifierait qu’il y a dans le sujet de manière intrinsèque quelque chose qui peut le détruire. Or cette hypothèse est absurde en vertu du fait que les choses s’efforcent de persévérer dans leur être en fonction de leur puissance et ne peuvent être détruites que par une cause extérieure. Autrement dit, le sujet (subjectum) ne se réduit pas à un support inerte, il résiste à ce qui peut le détruire et repousse la contradiction. C’est ce que confirme la proposition VI : « Nulle chose n’a rien en soi qui puisse la détruire, autrement dit qui supprime son existence ; mais au contraire elle s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence. »
25Alors que la puissance de Dieu est infinie et s’affirme sans effort, celle de l’homme est limitée par des causes extérieures contraires et s’affirme sous la forme d’un effort pour persévérer dans l’être, compte tenu des résistances. Dans le cas du fini, l’affirmation ne va pas sans une double résistance, celle des choses extérieures contraires et celle de la chose qui s’oppose à cette contrariété. Tandis que Dieu se pose sans opposition, l’homme se pose en s’opposant. Dieu peut tout faire et possède un droit équivalent à sa puissance [16]. Puisque notre puissance est une partie de la puissance de Dieu, nous avons par conséquent le droit naturel de faire tout ce qui est en notre pouvoir [17]. Si nous avons l’efficience, nous avons le droit. La puissance d’affirmation est en même temps une force de résistance à tout ce qui s’oppose à ce droit.
26On comprend alors que dans un même sujet (subjectum), il ne peut y avoir de choses contraires, parce qu’il va résister nécessairement de toutes ses forces à proportion de sa puissance et tâcher d’écarter ce qui le détruit en produisant des changements. Il ne peut faire autrement. Ainsi, on n’entre pas en résistance sous l’effet d’un décret et après délibération, mais parce qu’il est impossible de ne pas le faire. Il y a donc une rétivité naturellement inscrite au fond de tout subjectum. Cette rétivité n’est pas l’inverse d’une puissance d’affirmation. S’affirmer, c’est nécessairement toujours résister et lutter contre l’adversité. La résistance est donc consubstantielle au conatus. C’est une donnée ontologique qui conditionne toute l’anthropologie et la politique.
27Il est alors possible d’en tirer deux leçons concernant le sujet politique. Comme tout subjectum, premièrement, le subditus ne pourra supporter ce qui lui est contraire et va nécessairement s’y opposer. Lorsqu’il sera en proie à des actions contraires, deuxièmement, il va chercher à opérer des changements pour supprimer la contradiction. Il sera donc mû par une double logique de la résistance et du changement, de l’opposition et de la proposition, pour résorber les contrariétés. L’axiome I de l’Éthique V, qui a une portée universelle, nous indique les trois voies de changement politique possibles. Lorsque deux actions contraires sont excitées dans un même sujet, un changement doit se faire, soit dans les deux, soit dans une seule, jusqu’à ce qu’elles cessent d’être contraires. Ainsi, ou bien l’État infléchit son action et change de politique en se conformant entièrement aux aspirations de ses sujets, ou bien le sujet fait sa mue pour s’adapter parfaitement aux exigences du souverain, ou bien encore des accommodements réciproques sont trouvés. Hors de cela, point de salut ; il n’y a que rébellion et répression avec leur cortège de destruction.
28Aller à l’encontre des deux conditions d’existence du subjectum, absence de contrariété interne, nécessité de changement, pour résoudre la contradiction, c’est nécessairement supprimer et détruire l’homme comme mode de la nature et transformer les sujets politiques en esclaves, en bêtes brutes ou automates. En tant qu’elle est toujours sous-tendue par une ontologie et qu’elle se déduit de la condition de la nature humaine [18], la politique implique donc la pensée des liens indissociables entre subjectum et subditus. On a ainsi affaire à ce que l’on pourrait appeler une double dialectique.
29Premièrement, c’est parce que les hommes sont sujets au sens logique qu’ils sont sujets au sens politique. En eux, le subjectum devient nécessairement un subditus, pour ne pas être détruit. En effet, à l’état de nature, les hommes ont autant de droit que de puissance, rien n’est donc interdit, sauf ce que nul ne peut ni ne veut [19]. Dès lors, les hommes vont entrer en conflit et n’avoir aucun droit réel garanti de fait. Si leur puissance était déterminée par la raison, la concorde régnerait et il n’y aurait nul besoin d’État civil [20]. Mais tel n’est pas le cas. À l’état de nature, les hommes ne peuvent relever longtemps de leur propre droit et risquent de vivre misérablement sous la dépendance du droit d’autrui [21]. C’est pourquoi ils vont former une société civile et devenir des sujets pour éviter d’être esclaves et jouir sans entraves de leurs droits de citoyens. En somme, pour subsister, le sujet (subjectum) se fait sujet (subditus).
30Deuxièmement, en devenant sujet politique, le subjectum n’est pas pour autant aboli. Il persiste et continue de se poser et de s’opposer aux contrariétés. La rétivité qui le conduit à ne pas pouvoir supporter des actions contraires n’est pas supprimée par la constitution de l’État civil. Le droit de nature par lequel il s’affirme et résiste à proportion de sa puissance est en effet maintenu. C’est là que se joue une différence fondamentale avec Hobbes, comme Spinoza le fait valoir dans la Lettre 50. Mais dire que le droit naturel est maintenu, c’est dire que l’on garde toujours le droit de résister, si on en a la force. Dès lors, il existe fondamentalement une tension au sein du sujet politique, car en lui l’obéissance ne va pas sans résistance, dans la mesure où il est en même temps un subjectum qui ne peut supporter des actions contraires ; il est donc toujours susceptible de désobéir là où l’obéissance est requise. C’est moins le citoyen, fort de la jouissance des avantages, qui résiste en l’homme, que le sujet (subditus), en tant que l’obéissance inconditionnelle menace sa liberté et son intégrité. C’est lui qui est prompt à se rebeller et qui est partagé entre soumission et insoumission. Par conséquent, ce qui est cœur de la réflexion de Spinoza, c’est le problème de la compatibilité entre obéissance et liberté qui est consubstantiel à la politique.
31Il s’agit de savoir si l’on peut à la fois obéir et être libre. C’est pourquoi Spinoza s’emploie à réfuter l’objection consistant à croire que l’obligation d’exécuter tous les ordres du souverain rend le sujet esclave et ruine sa liberté. Certes, l’obéissance est problématique, car si elle ne transforme pas d’emblée pas le sujet en esclave, elle n’en fait pas pour autant un homme libre. « Quant à l’action faite par commandement c’est-à-dire, l’obéissance, elle supprime bien la liberté d’une certaine façon mais elle ne rend pas sur le champ esclave : c’est le principe de l’action qui le rend tel [22] ». L’action exécutée par commandement est le fruit d’une contrainte externe et ne peut donc être l’expression pleine et entière de la liberté. Voilà pourquoi elle la supprime d’une certaine façon. L’homme libre vit sous la conduite de la raison et n’obéit pas à proprement parler. Spinoza affirmera ainsi dans le Traité politique que « nous ne pouvons sans impropriété manifeste appeler ‘obéissance’ une vie rationnelle. [23]»
32Est-ce à dire que la vie politique soit incompatible avec une vie rationnelle libre parce qu’elle place les hommes en régime de contrainte et de subordination ? La tentation serait alors forte d’exalter la figure du philosophe rebelle vivant hors la loi, en n’écoutant que sa raison. En réalité, la liberté est tout à fait compatible avec l’obéissance. Pour cela, comme le fait valoir le paragraphe 9 du chapitre V du Traité théologico-politique, « la société tout entière, si c’est possible doit exercer un pouvoir collégial afin que de cette façon tous soient tenus d’obéir à eux-mêmes sans que personne ait à obéir à son égal ». C’est pourquoi la démocratie est le seul régime qui remplisse cette condition, parce qu’à rigoureusement parler les hommes n’y obéissent pas, mais consentent librement aux lois. C’est ce que souligne ce même paragraphe 9 : « Puisque l’obéissance consiste à exécuter les ordres en raison de la seule autorité de celui qui commande, il en résulte qu’il n’y a pas proprement obéissance dans la société où le pouvoir est aux mains de tous et où les lois sont mises en vigueur par consentement commun : dans une telle société, que le nombre des lois augmente ou diminue, le peuple n’en demeure pas moins également libre, puisqu’il n’agit pas sous l’autorité d’un autre mais de son propre consentement. »
33En attendant la démocratie, l’obéissance est de mise, mais, nous dit Spinoza, elle ne rend pas sur le champ esclave, car tout dépend du principe de l’action. Quel est ce principe discriminant qui va permettre de mettre un terme à la confusion entre sujétion et servitude ? C’est l’utilité de l’action pour le commanditaire et le commandité. C’est sur la base de ce principe que Spinoza va distinguer dans le paragraphe 10 du chapitre XVI du Traité théologico-politique trois figures de l’obéissance, l’esclave, le fils et le sujet, selon une logique combinatoire. Ou bien l’action par commandement est utile au seul commanditaire et inutile à l’agent exécutant : obéissance servile. Ou bien elle est utile principalement au commandité qui exécute les ordres dans son propre intérêt : obéissance filiale. Ou bien elle est utile aux deux parties : obéissance civile ou plus exactement celle du sujet qui agit sur ordre du souverain en vue de l’intérêt commun. « Nous reconnaissons donc une grande différence entre, l’esclave, le fils et le sujet et nous les définissons ainsi : l’esclave est celui qui est tenu d’obéir aux ordres d’un maître, ordre qui ne concerne que l’utilité de celui qui commande : le fils est celui qui fait par ordre de ses parents, ce qui lui est utile à lui-même ; le sujet, enfin, est celui qui fait par ordre du Souverain, ce qui est utile à la communauté et, par conséquent, à lui aussi. »
34Ce qui est utile, c’est ce qui permet de conserver son être [24]. Et ce qui l’est au plus au point, c’est ce qui permet la vie sous la conduite de la raison [25]. Ce critère n’est pas cantonné au simple maintien dans l’existence, il recouvre l’ensemble des prescriptions de la raison, car il ne s’agit pas seulement de vivre mais de vivre bien. Ce qui légitime en dernier ressort l’obéissance du sujet, c’est l’utilité commune. Vient-elle à disparaître et aussitôt celui-ci sera disposé à se rebeller. Il est en effet des obéissances inutiles, comme celle de l’esclave, qui n’est au fond qu’un rebelle en sommeil. Mais entre l’utile commun et ce que le commun croit utile, il y a toute la marge qui existe entre la délibération rationnelle et la corruption du jugement. C’est ainsi que le sujet est parfois sans le savoir dans les fers pour le plus grand bonheur des maîtres du monde qui les resserrent.
35En conséquence, les différentes contributions de ce volume visent à explorer les différentes facettes de l’obéissance et de la rébellion chez Spinoza. Jusqu’où va l’obligation d’obéir et quand commence la révolte de la multitude serve ? On peut être tenu d’obéir, comme on est tenu en laisse. Marion Blancher s’interroge alors sur la signification de cette expression « être tenu d’obéir » et aborde le problème de l’obligation chez Spinoza.
36Il s’agit ensuite d’analyser les causes de l’obéissance et de la désobéissance ainsi que les rôles respectifs des affects et de la raison face des ordres absurdes. Francisco Javier Espinosa Antón se focalise sur l’obéissance de l’individu et l’indignation contre la Loi en se demandant ce que peut la multitude. Chantal Jaquet revient sur l’indignation et en opère la critique afin de comprendre la thèse de l’obéissance absolue chez Spinoza et la nature d’un droit à la désobéissance. Ariel Suhamy envisage pour sa part la possibilité d’une juste colère et examine les préconisations de la raison face aux ordres absurdes.
37Il s’agit enfin de reprendre sur cette base les questions de la liberté et de la libération que l’obéissance et la rébellion mettent en jeu. Laurent Bove se penche ainsi sur la constitution de la liberté politique chez Spinoza pour montrer qu’elle est une question de résistance et de prudence et non d’obéissance, tandis qu’en miroir Gérard Bras médite sur la destitution des régimes à travers une réflexion sur l’injustice et les rébellions populaires.
38Puisse ce fruit commun nourrir de manière singulière la pensée politique des contemporains et infléchir la tendance actuelle à valoriser la rébellion et dévaloriser l’obéissance, au lieu de les comprendre.
Mots-clés éditeurs : Hobbes, subjectum, sujet, Spinoza, résistance, subditus
Mise en ligne 16/03/2021
https://doi.org/10.3917/rip.295.0005Notes
-
[1]
TTP XVII, 2.
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[2]
Cf. TTP XVI, 8.
-
[3]
Cf. TTP XX, 7.
-
[4]
Du citoyen, II, V, 11, traduction Ph. Crignon, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 163.
-
[5]
Ibid., II, V, 7, p. 162.
-
[6]
Ibid., I, II, 4, p. 111-112. Voir également Elements of Law, I, XIX, §10.
-
[7]
Du citoyen, I, V, 11, p. 163.
-
[8]
Ibid., V, 13, p. 175.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid., p. 175-176. Cf. également Léviathan, XXI.
-
[11]
Ibid., p. 176.
-
[12]
Cela n’empêche pas qu’il conserve la liberté de refuser d’obéir, dans certains cas. Cf. Léviathan, XXI.
-
[13]
TP VI, 1.
-
[14]
TP III, 1.
-
[15]
Voir sur ce point les analyses de Laurent Bove dans son introduction au Traité politique, traduit par Émile Saisset, Paris, Livre de poche, 2002, p. 14-17.
-
[16]
Cf. TP II, 3.
-
[17]
TP II, 4.
-
[18]
Cf. TP I, 4.
-
[19]
TP II, 8.
-
[20]
TP II, 5.
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[21]
TP II, 9-10.
-
[22]
TTP XVI, 10.
-
[23]
TP II, 20.
-
[24]
E IV, 20.
-
[25]
Cf. E IV, 24 ; E IV, XXX, corollaire 1 et 2.