Notes
-
[1]
Cette proposition a été développée dans N. Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2008.
-
[2]
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
-
[3]
N. Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.
-
[4]
M. Serres, avec Bruno Latour, Eclaircissements, Paris, François Bourrin, 1992.
-
[5]
N. Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, 1993, et L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
-
[6]
La notion de « configuration » est empruntée au sociologie Norbert Elias, qui la développe dans plusieurs de ses ouvrages, notamment Qu’est-ce que la sociologie ?, 1970, Paris, Pandora, 1981, et La Société des Individus, 1987, Paris, Fayard, 1990.
-
[7]
Le développement qui suit est repris pour l’essentiel à N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit, 1998.
-
[8]
Sur cette ambivalence propre à toute singularité, cf. N. Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1991.
-
[9]
Pour un développement de cette proposition, cf. N. Heinich, « Art contemporain et fabrication de l’inauthentique », Terrain, n 33, 1999.
-
[10]
Le concept de « paradigme » est emprunté ici à Thomas Kuhn, qui l’utilisa pour caractériser les révolutions scientifiques : cf. Th. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1962, Paris, Flammarion, 1972.
-
[11]
N. Heinich, « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », Le Débat, n° 104, mars-avril 1999 (repris la même année aux éditions de l’Echoppe).
-
[12]
Sur tout ceci, cf. N. Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014.
-
[13]
Hélène Trespeuch, Fin de partie, nouvelle donne. L’historiographie de l’art abstrait en France et aux Etats-Unis, 1977-1990, thèse d’histoire de l’art dirigée par Philippe Dagen, Université Paris I, 2010, p. 207-208.
-
[14]
Cette typologie des valeurs et registres de valeurs a été explicitée notamment dans N. Heinich, La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuiller, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009.
-
[15]
Cf. notamment Danilo Martuccelli, Sociologies de la modernité, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1999.
-
[16]
Notons que la notion d’homologie (autrement dit d’identité structurelle), développée par Pierre Bourdieu à partir d’un ouvrage d’Erwin Panofsky, permet d’éviter l’imputation causale qui ferait de l’art soit une origine matricielle, soit une conséquence (un « miroir ») de l’état d’une société tout entière (cf. P. Bourdieu, postface à E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scholastique, 1951, Paris, Minuit, 1967).
-
[17]
N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit.
1 La notion de « modernité » renvoie à la fois à une temporalité (être « moderne », c’est être du présent, voire du futur, plutôt que du passé) et à des propriétés spécifiques, qu’elles soient psychologiques, stylistiques, génériques ou encore axiologiques : d’où l’extrême plasticité de ce terme, et la difficulté à en cerner non seulement le sens mais aussi les usages effectifs. Cette difficulté est particulièrement problématique dans le domaine de l’art, du fait que la « modernité » y joue, ou y a joué, un rôle important, alors même que la définition n’en a jamais été fixée, ni sur le plan chronologique, ni sur le plan ontologique. Et c’est là, justement, l’intérêt de partir de l’art pour penser cette notion, comme nous allons le faire ici dans une perspective sociologique – mais une sociologie à partir de l’art plutôt qu’une sociologie de l’art.
2 Il va donc s’agir, premièrement, de réfléchir aux glissements entre temporalité et axiologie ; deuxièmement, de mener cette réflexion à partir de « configurations » spatio-temporellement situées plutôt que dans une optique de sociologie générale (même si, nous le verrons, les premières peuvent nous mener à la seconde) ; troisièmement, de caractériser ce que fut non seulement « l’art moderne » dans les arts plastiques propres à la société occidentale mais aussi, plus généralement, le « paradigme » dans lequel il s’est inscrit ; et enfin, quatrièmement, d’en faire autant avec le « paradigme » contemporain – lequel nous permettra de comprendre en quoi la modernité, dans la configuration du monde artistique actuel, n’est plus d’aujourd’hui.
Du temporel à l’axiologique
3 Dans quelle mesure « la modernité » est-elle une catégorie chronologique, définie par une temporalité, ou axiologique, définie par un système de valeurs ? La seconde option paraît hautement plausible, si l’on observe la tendance récurrente à faire de la catégorisation temporelle un déplacement de la question des valeurs.
4 Ainsi, l’on entend souvent des discours construits sur le mode du « ne plus » : « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était », « les jeunes ne savent plus se conduire », « l’école ne corrige plus la reproduction sociale », etc. Or, derrière ce « ne plus », qui inscrit le sentiment d’une perte dans une évolution temporelle, il faut souvent entendre un « devrait » déçu, le constat d’un déficit entre les attentes et la réalité : en d’autres termes, le décalage entre la réalité telle qu’elle est et la réalité telle qu’on aimerait qu’elle soit, et dont on s’imagine qu’elle a été, pour de bon, un jour, mais qu’elle « n’est plus ». Ce « n’est plus » est, la plupart du temps, une illusion : l’illusion qu’une valeur fut un jour réalisée, exista un jour à l’état de fait. Or, très probablement, cette valeur n’a jamais existé qu’à l’état de valeur, c’est-à-dire de réalité souhaitable. Le temps du « n’est plus » dissimule la nature axiologique de la réalité ainsi évoquée, c’est-à-dire sa nature de valeur. L’axiologie disparaît alors derrière la temporalité [1].
5 De même, dans la fameuse « querelle des anciens et des modernes » qui agita le monde savant à l’âge classique, les partis en présence s’appuyaient moins sur des époques différentes (l’Antiquité pour les partisans des « anciens », la Renaissance et ses suites pour les partisans des « modernes ») que sur des « régimes d’historicité » c’est-à-dire des représentations collectives de ce qui doit porter les références communes [2]. Et, à travers ces régimes d’historicité, ce sont des « régimes axiologiques » qui s’affrontent, autrement dit des systèmes de valeurs, privilégiant dans un cas le respect des anciens, la continuité, la transmission du passé, et dans l’autre l’exploration de mondes nouveaux, la rupture, l’originalité : soit les formes temporelles de ce que sont, respectivement, le « régime de communauté » et le « régime de singularité » [3].
6 Notons que la notion de « régime » ajoute une dimension importante à celle de catégorie temporelle, issue d’un découpage dans la chronologie : c’est que le régime relève non pas d’une catégorisation discontinue et exclusive (tel le découpage en siècles) mais d’une typologie continue et inclusive, telle que des « types » différents peuvent s’incarner au même moment dans les mêmes entités. Ainsi, « passéisme » et « présentisme » peuvent cohabiter dans une même conception de l’excellence artistique, de même que l’idéal de maîtrise technique des savoir-faire traditionnels et l’idéal d’innovation stylistique. C’est pourquoi aussi un même régime peut s’imposer à différents moments de l’histoire, selon la logique du « temps plié » que Michel Serres opposait à la logique traditionnelle de la temporalité linéaire [4] : d’où, par exemple, l’apparition à la Renaissance du « régime vocationnel » chez les artistes, mais sous forme exceptionnelle, minoritaire, alors qu’il s’imposera au XIXe siècle comme le régime d’activité dominant – le nouveau paradigme de la création artistique [5].
7 L’on entrevoit ici l’intérêt de penser la « modernité » dans le modèle du régime plutôt que dans celui de la périodisation : le premier permet en effet de penser des pluralités d’émergences de tel ou tel système de référence à la temporalité (régimes d’historicité) ou de tel ou tel système de valeurs (régimes axiologiques), même si ces émergences demeurent dans certains cas embryonnaires ou minoritaires.
De « la société » aux configurations
8 C’est cette même ouverture à la pluralité que permet le passage d’une perspective de sociologie générale, référée à « la société », à une perspective « configurationnelle », c’est-à-dire référée aux contextes spatio-temporellement situés – qu’ils soient à l’échelle micro ou à l’échelle macro – qui sont pertinents pour l’objet considéré [6]. C’est pourquoi je limiterai ma réflexion sur la modernité au monde de l’art, à la société occidentale, et plus particulièrement à la société française, car la France a été pionnière en matière artistique depuis le XVIIIe siècle et, surtout, durant le XIXe et la première moitié du XXe.
9 Cette perspective configurationnelle permet notamment de donner sens à la pluralité des acceptions de la « modernité », selon qu’on a affaire aux historiens ou aux historiens d’art, aux sociologues ou aux philosophes. Nous savons en effet que la « modernité » ne signifie pas la même chose, ne serait-ce que sur le plan chronologique, pour les historiens (qui la font commencer à la Renaissance), pour les historiens d’art (qui voient apparaître « l’art moderne » vers le milieu du XIXe siècle) et pour les sociologues, qui distinguent, eux, une première, une deuxième voire une troisième modernité, tandis que les philosophes parlent de « post-modernité », voire de « post-post-modernité ». Ce terme de « post-modernité » semble d’ailleurs moins utilisé en France qu’aux Etats-Unis, où « post-moderne » se rencontre souvent en place de « contemporain », du moins dans les arts plastiques, alors qu’il y semble davantage utilisé en architecture – qui est, comme on le sait, son domaine d’origine – ainsi que dans des acceptions extra-artistiques, renvoyant à l’esprit du temps, à l’idéologie, etc. Mais il faudrait recourir ici aux lumières d’un lexicographe pour mieux cerner le phénomène.
10 L’on conçoit dans ces conditions la difficulté à faire coïncider « la modernité », au sens chronologique, avec « la modernité », au sens stylistique. Mais l’apparente limitation de l’horizon de la réflexion imposée par l’approche configurationnelle n’interdit nullement de « monter en généralité », en mettant en évidence des phénomènes qui, au-delà de la configuration sociale (monde de l’art), spatiale (monde occidental) et chronologique (XIXe-XXIe siècles), se retrouvent dans les représentations communes. C’est là l’ambition d’une sociologie configurationnelle : étayer la description de phénomènes généraux sur des enquêtes empiriques situées. Nous verrons ainsi comment la question de la « modernité » en art illustre ce que peut offrir une sociologie « à partir » de l’art.
De l’art moderne au paradigme moderne
11 « Art moderne » est devenu une locution, un terme générique, et même une « boîte noire » permettant de faire l’économie de qualifications précises. Ré-ouvrons donc cette boîte noire afin de caractériser l’« art moderne » à partir de ce qui le différencie de ce qui l’a précédé – l’art classique – et de ce qui le suit – l’art contemporain [7].
12 Génération après génération, l’art moderne a mis en crise, en les transgressant, les principes canoniques qui définissaient traditionnellement les arts plastiques : transgression des canons académiques de la représentation, par l’impressionnisme ; transgression des codes de figuration des couleurs, par le fauvisme, puis des codes de figuration des volumes, par le cubisme ; transgression des normes d’objectivité de la figuration, par l’expressionnisme ; transgression des valeurs humanistes, par le futurisme, des normes du sérieux, par le dadaïsme, ou du vraisemblable, par le surréalisme ; transgression de l’impératif même de figuration par les différentes formes d’abstraction, depuis les premières aquarelles abstraites de Kandinsky, le suprématisme ou le constructivisme, jusqu’à l’expressionnisme abstrait postérieur à la seconde guerre mondiale.
13 Certes, il y avait eu auparavant dans l’histoire de l’art d’autres transgressions, parfois scandaleuses. Mais les scandales propres à la modernité ont ceci de spécifique qu’ils ne touchent plus tant à la nature de ce qui est représenté, et à la convenance de la représentation eu égard aux hiérarchies ordonnant la qualité des sujets (ce fut le cas par exemple avec le Caravage), qu’à la dimension proprement plastique de la figuration : technique, style, picturalité. C’est en cela qu’il y a bien rupture avec la tradition, et passage à ce qu’on appelle communément « l’art moderne ».
14 De ce point de vue, Manet est bien à la frontière de ces deux modalités de transgressions : si l’Olympia ou le Déjeuner sur l’herbe choquent explicitement par le décalage entre des sujets canonisés par la tradition académique (nus féminins dans un cadre narratif) et leur mise en scène non conventionnelle (pose provocante, hommes en habits contemporains), il apparaît cependant qu’au scandale suscité par cette infraction aux convenances s’ajoutait le malaise causé par une technique picturale singulière, bizarre, en rupture avec les normes. Et comme toute singularité, elle ne pouvait qu’osciller sur la ligne de crête entre, d’une part, la stigmatisation au nom du savoir-faire ou du respect des traditions et, d’autre part, la valorisation au nom de l’inventivité, de l’originalité, de l’exploration de nouvelles façons, plus personnelles, de concevoir et d’exercer son art. [8]
15 Ce ne sont donc plus les convenances morales eu égard au sujet de la peinture qui vont être transgressées par la modernité, mais les conventions picturales. C’était, désormais, la peinture elle-même qui était en cause : non plus l’adéquation du signe (l’image de la Vierge) à son référent (la Vierge) mais, à l’intérieur même du processus de symbolisation, l’adéquation entre le signifiant (les touches de peinture sur la toile) et le signifié (la représentation en deux dimensions d’une femme en robe d’été, d’une barque sur l’eau, d’un bouquet de fleurs). D’où le fait que la disqualification typique des transgressions dans la modernité ne soit plus « Il ne peint pas comme il faut », mais « Il ne sait pas peindre ».
16 Avec la transgression, la rupture moderne se caractérise aussi par la normalisation de la singularité en art. Elle a notamment pour effet une multiplication des courants artistiques, engendrant une péremption accélérée des goûts : la nécessité de se démarquer pour innover implique l’éclatement esthétique des recherches plastiques. Cette pluralité des mouvances artistiques, des groupes, des cercles, des tendances, est une marque essentielle de la modernité : de l’impressionnisme au symbolisme, du fauvisme à l’expressionnisme, du divisionnisme au cubisme, du futurisme au dadaïsme, du suprématisme au constructivisme, du rayonnisme à l’abstraction, du surréalisme à l’art brut, puis à tous les mouvements contemporains apparus après la seconde guerre mondiale. Ils relèvent tous de ce qu’on appelle « l’avant-garde », terme apparu en art dans le courant du XIXe siècle, et qui a peu à peu désigné moins une figure d’exception qu’une condition normale de l’exercice de la peinture : normale non en tant que, statistiquement, la plupart des artistes auraient pu s’en revendiquer, mais en tant que, imaginairement, elle faisait figure de modèle d’excellence, de paradigme définissant le sens de la normalité en art.
17 L’avant-garde engage des mouvements collectifs et plus seulement des initiatives individuelles. Ainsi, dans la locution « mouvement impressionniste », le mot même de « mouvement » indique assez son caractère pluriel : moins un groupe ou une école au sens propre du terme qu’un ensemble d’individualités bien distinctes mais unies par des analogies dans la démarche picturale, sinon par des liens effectifs entre les personnes. Certes, des groupes d’artistes, distincts des ateliers médiévaux comme des écoles de peinture répertoriées par les historiens, avaient déjà commencé d’exister, notamment avec les « fraternités » littéraires et artistiques de la génération romantique. Mais avec la rupture moderne, les mouvements collectifs connaîtront à la fois un recentrement autour de pratiques proprement picturales (et non plus de prises de position esthétiques voire idéologiques, comme c’était plutôt le cas auparavant), et une systématisation, qui à partir des Impressionnistes verra une succession accélérée de mouvements, souvent annoncés par des manifestes.
18 Cette progressive normalisation de la notion d’avant-garde et de l’impératif de singularité marquera le triomphe de l’originalité, au double sens de ce qui est nouveau et de ce qui appartient en propre à une personne : originalité qui va de pair avec la transgression des canons, avec l’acceptation voire la valorisation de l’anormalité, de sorte que c’est le hors norme qui tend à devenir la norme. Déplacement de l’objet à la personne, de la normalité à l’anormalité, de la conformité à la rareté, de la règle à l’originalité, du succès à l’incompréhension, et de la réussite présente à la gloire posthume : ainsi se présente le « régime de singularité », que popularisera la figure légendaire de Vincent Van Gogh.
19 Normalisation de la singularité, formalisation (ou autonomisation esthétique) des enjeux artistiques, systématisation des mouvements collectifs : ce sont là les grandes caractéristiques de la rupture historique par laquelle les arts plastiques se sont installés dans leur « modernité ». Mais l’on manquerait une dimension essentielle de la modernité artistique si on la limitait à la production ou à la perception des d’œuvres : c’est qu’elle touche aussi, profondément, la conception de ce que doit être un artiste. La dimension esthétique est ici indissociable de la dimension morale – et c’est là une autre caractéristique fondamentale introduite par la modernité en art.
20 L’on voit en effet se développer dans le courant du XIXe siècle une nouvelle conception de l’artiste, marquée par des attentes fortes portant sur la qualité de sa personne et non plus sur son seul talent : qualité garantissant dans son œuvre la présence de ces trois grands critères de l’authenticité artistique moderne que sont l’intériorité, l’originalité et l’universalité, sans lesquelles il n’est pas de singularité qui tienne. C’est à cette condition que même la plus disqualifiante des singularités, telle la folie, se retourne positivement en ressource ultime du créateur authentiquement inspiré : figure proprement moderne qui s’est imposée peu à peu dans le grand public autour de la figure de Van Gogh.
21 L’une des grandes caractéristiques de « l’art moderne », qui court implicitement – sans être vraiment explicitée comme telle – dans les discours sur l’art, les jugements dont il fait l’objet, les commentaires qui accompagnent les œuvres, c’est que l’art y est supposé exprimer l’intériorité de l’artiste. Cette intériorité renvoie tout d’abord au caractère personnel et subjectif de la vision, ou encore à la « nécessité intérieure » dont Kandinsky faisait l’origine de l’acte créateur. Ainsi l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme et même l’abstraction, manifestent plastiquement la façon de voir de l’artiste, tandis que le surréalisme le fait fantasmatiquement, sur le plan des images intérieures. En cela, l’art moderne rompt avec un art classique où l’exigence première était la mise en œuvre des standards de la représentation, donnant accès à des références communes, qu’il s’agisse de textes ou de scènes de la vie.
22 Parallèlement, le critère de l’intériorité se manifeste aussi dans l’exigence d’authenticité : l’œuvre doit manifester son lien avec la personne de l’artiste, depuis ses pensées, ses perceptions ou ses sensations, jusqu’à ses gestes mêmes. Le pinceau trempé dans la peinture et passé sur une toile, la matière brute modelée ou martelée par le sculpteur, assurent une continuité sensible entre le corps de l’artiste et l’œuvre réalisée. Quelles sont les qualités psychologiques qui commandent le sentiment d’authenticité chez un artiste et, par là-même, la pertinence d’un jugement esthétique appliqué à ses œuvres ? Il suffit pour le savoir d’observer a contrario les accusations d’inauthenticité, qui stigmatisent les artistes fumistes, roublards, âpres au gain, superficiels, répétitifs, banals : d’où l’on conclut que l’authenticité en art exige, au minimum, le sérieux, la sincérité, le désintéressement, l’intériorité, l’inspiration, l’originalité [9].
23 Ces attentes liées non plus à a compétence technique de l’artiste, mais à ses dispositions psychologiques, sont l’une des conséquences de la « vocationnalisation » de l’identité d’artiste, autrement dit l’abandon d’une définition professionnelle de l’excellence au profit d’une définition mettant l’accent sur la vocation, l’inspiration, l’innéité du don ou du talent. C’est ainsi que convergent un nouveau régime d’activité (vocationnel, et non plus artisanal ou professionnel) et un nouveau régime de qualification (régime de singularité, et non plus régime de communauté), qui constitueront les conditions d’apparition, puis de développement et de popularisation non seulement de « l’art moderne » mais aussi, plus profondément, de ce qu’on peut appeler le « paradigme moderne », autrement dit le modèle non conscient qui organise le sens de la normalité en art [10]. Car le paradigme moderne concerne non seulement la façon dont se présentent les œuvres d’art, mais aussi tout le fonctionnement du monde de l’art, les qualités attendues des artistes, le rôle des intermédiaires, les compétences des spectateurs, l’organisation institutionnelle… Seule cette extension au-delà des « œuvres mêmes » permet de donner à la notion de « modernité » en art toute sa signification.
Du paradigme moderne au paradigme contemporain
24 Dans un article publié en 1999 sous le titre « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain » [11], j’avais proposé de considérer l’art contemporain comme un « genre » de l’art, différent du genre moderne comme du genre classique. Il s’agissait ainsi de bien marquer sa spécificité, à savoir un jeu sur les frontières ontologiques de l’art, une mise à l’épreuve de la notion même d’œuvre d’art telle que l’entend le sens commun ; et non plus, comme avec l’art moderne, une mise à l’épreuve des règles de la figuration assortie d’un impératif d’expression de l’intériorité de l’artiste ; et moins encore, comme avec l’art classique, une mise en œuvre des canons académiques de la représentation figurative, plus ou moins idéalisée ou réaliste [12].
25 Considérer l’art contemporain non plus comme une catégorie chronologique (une certaine période de l’histoire de l’art) mais comme une catégorie générique (une certaine définition de la pratique artistique) me semblait avoir l’avantage de permettre une certaine tolérance à son égard. Car de même qu’on admet volontiers le droit à l’existence simultanée de plusieurs genres, même hiérarchisés, dans la peinture classique (peinture d’histoire, portrait, paysage etc.), de même l’on devrait pouvoir tolérer l’existence simultanée, dans le monde actuel, de l’art contemporain et de l’art moderne, voire de l’art classique, même si celui-ci n’a plus guère de praticiens (mais encore beaucoup d’amateurs). C’est pourquoi je proposais, « pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », de considérer celui-ci comme un genre de l’art.
26 C’est peu dire que ma proposition a fait long feu : loin d’avoir cessé, la querelle s’éternise et même s’amplifie, attisée par les nouvelles inflexions prises par le marché de l’art contemporain depuis une vingtaine d’années. Il faut donc bien en convenir : l’idée de faire de l’art contemporain un genre relevait plus d’un vœu pieu – une proposition prescriptive, comme l’indiquait d’ailleurs le titre – que d’une froide analyse de ce qui se produit. Car ce qui se produit sous nos yeux, c’est bien la mise en place d’un nouveau paradigme artistique.
27 Le paradigme contemporain, c’est celui qui s’affranchit non seulement des conventions de la figuration classique, mais aussi de cette exigence constitutive de l’art moderne qu’est l’expression de l’intériorité de l’artiste, quelles qu’en soient les formes : soit qu’il n’y ait (presque) plus rien à voir, soit qu’aucun contenu personnel, aucune psychologie n’y soient plus perceptibles, soit même que la continuité avec le corps de l’artiste se trouve rompue par la monumentalité des œuvres ou le recours à des matériaux qu’il n’a pas même fabriqués. Dans tous les cas, l’œuvre ne donne plus aucune prise à l’attente d’expression de l’intériorité, qui fait la spécificité de l’art moderne : ce pourquoi l’art contemporain doit se comprendre avant tout comme une rupture avec l’art moderne, alors même que celui-ci s’était imposé, à partir des années 1950, comme le nouveau sens commun de l’art.
28 Quant au terme de « post-modernisme » ou de « post-modernité » (voire de « post-avant-garde »), parfois employé dans le sens générique d’« art contemporain », il a longtemps servi de cache-sexe à un certain flou définitionnel, mais sa propre instabilité l’a finalement rendu peu apte, comme l’explique l’historienne d’art Hélène Trespeuch, à « s’imposer dans le champ artistique comme un nouveau paradigme », tant il est flottant, « interprété tantôt comme un “après“le moderne, tantôt comme un “autre“moderne, ou alors comme un “anti“moderne » et, du même coup, « perçu soit comme réactionnaire, soit comme progressiste » [13].
29 Le propre de l’art contemporain est de cultiver toutes sortes de distances : distance physique entre l’artiste et son matériau, distance culturelle avec le bon goût, distance ontologique avec les critères définissant traditionnellement l’œuvre d’art, distance juridique et morale avec les règles de la vie en société... Parmi ces formes de distance, la dérision est l’une des plus constantes, au point que les critiques font du jeu sur le dérisoire un critère positif pour l’évaluation d’une œuvre. Les créateurs se démarquent ainsi de l’éthique romantique de l’investissement total dans la création, qui a contribué à construire l’un de ces « stéréotypes de singularité » auxquels il leur faut justement s’opposer dès lors qu’ils veulent affirmer une singularité dégagée des standards.
30 C’est ainsi que l’art contemporain offre cette expérience inédite d’un retournement positif de l’inauthenticité en critère de qualité. Ce jeu avec l’authenticité exige de la part des artistes un savoir-faire très particulier et, de la part des spécialistes d’art, une capacité tout aussi inédite de déplacement entre ces nouveaux critères d’excellence artistique et les exigences d’authenticité propres au sens commun. On assiste donc à une profonde refonte de la question de l’authenticité telle qu’elle s’est imposée dans le monde de l’art au siècle dernier pour devenir un paradigme de sens commun. La systématisation de la transgression y entraîne soit la péremption, soit l’inversion de la plupart des critères de l’authenticité qui, dans le « régime de singularité » qui est devenu celui de l’art à l’époque moderne, organisent la qualification des êtres et le jugement sur la grandeur. On a donc affaire, si l’on peut dire, à une singularité au second degré, qui transforme en critères de valeur le jeu avec la tradition moderne et la distance avec l’authenticité.
Le contemporain contre le moderne
31 Le paradigme contemporain partage donc avec le paradigme moderne une commune affinité avec le régime de singularité, qui entraîne une fuite en avant dans la recherche d’expérimentations inédites, et avec le régime vocationnel, corrélatif d’un statut social bien particulier des artistes, caractérisé notamment par la déconnexion d’avec les profits marchands comme indicateurs de reconnaissance, remplacés par le jugement des spécialistes et/ou l’espoir de postérité (d’où la systématisation des aides publiques aux artistes).
32 Mais pour le reste, le paradigme contemporain s’affirme systématiquement contre le paradigme moderne, en transgressant les frontières ontologiques de l’art tel qu’il est perçu par le sens commun, et notamment cette exigence, devenue fondamentale dans le paradigme moderne, d’expression de l’intériorité, que déconstruit et défait cette autre exigence, tout aussi fondamentale dans le paradigme contemporain qu’est le jeu et l’expérience des limites. Retraduite en termes axiologiques, la différence entre les deux paradigmes se résume au privilège accordé, dans le paradigme moderne, aux valeurs de beauté (registre esthétique) et d’authenticité (registre pur), tandis que le paradigme contemporain met en avant les valeurs de jeu (registre ludique) et de significativité (registre herméneutique) [14].
33 Dans cet emballement du régime de singularité, cette valorisation a priori de la transgression et cette quête de toute-puissance individuelle, l’on reconnaît des traits caractéristiques de la « modernité » en général [15] : ce en quoi la « configuration » propre au monde de l’art actuel présente une nette homologie avec cette autre configuration, beaucoup plus large, que constituent les sociétés occidentales dites « modernes » [16]. C’est notamment ce qui m’avait amenée, dans la conclusion de mon premier ouvrage sur l’art contemporain, à mettre en parallèle le « paradoxe permissif » des institutions du monde de l’art avec l’éducation permissive, leur point commun étant le « double bind » imposé soit aux artistes, soit aux enfants, en leur enjoignant de transgresser l’autorité de l’instance même – institutionnelle ou parentale – qui use de son autorité pour sanctionner positivement cette transgression [17].
34 Reste que, dans le monde de l’art, la « modernité » n’est plus d’aujourd’hui, mais d’hier : car dans ce violent conflit de paradigmes qui alimente depuis près d’une génération déjà la « querelle de l’art contemporain », le paradigme contemporain a largement supplanté un paradigme moderne désormais relégué aux marges, et qui n’aura donc triomphé, somme toute, que durant un siècle environ. C’est donc là ce que l’art fait à la modernité : il a fait en sorte qu’elle soit, désormais, derrière nous. Nous avons bien été modernes – mais nous ne le sommes plus.
Notes
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[1]
Cette proposition a été développée dans N. Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2008.
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[2]
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
-
[3]
N. Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.
-
[4]
M. Serres, avec Bruno Latour, Eclaircissements, Paris, François Bourrin, 1992.
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[5]
N. Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, 1993, et L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
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[6]
La notion de « configuration » est empruntée au sociologie Norbert Elias, qui la développe dans plusieurs de ses ouvrages, notamment Qu’est-ce que la sociologie ?, 1970, Paris, Pandora, 1981, et La Société des Individus, 1987, Paris, Fayard, 1990.
-
[7]
Le développement qui suit est repris pour l’essentiel à N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit, 1998.
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[8]
Sur cette ambivalence propre à toute singularité, cf. N. Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1991.
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[9]
Pour un développement de cette proposition, cf. N. Heinich, « Art contemporain et fabrication de l’inauthentique », Terrain, n 33, 1999.
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[10]
Le concept de « paradigme » est emprunté ici à Thomas Kuhn, qui l’utilisa pour caractériser les révolutions scientifiques : cf. Th. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1962, Paris, Flammarion, 1972.
-
[11]
N. Heinich, « Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain », Le Débat, n° 104, mars-avril 1999 (repris la même année aux éditions de l’Echoppe).
-
[12]
Sur tout ceci, cf. N. Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014.
-
[13]
Hélène Trespeuch, Fin de partie, nouvelle donne. L’historiographie de l’art abstrait en France et aux Etats-Unis, 1977-1990, thèse d’histoire de l’art dirigée par Philippe Dagen, Université Paris I, 2010, p. 207-208.
-
[14]
Cette typologie des valeurs et registres de valeurs a été explicitée notamment dans N. Heinich, La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuiller, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009.
-
[15]
Cf. notamment Danilo Martuccelli, Sociologies de la modernité, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1999.
-
[16]
Notons que la notion d’homologie (autrement dit d’identité structurelle), développée par Pierre Bourdieu à partir d’un ouvrage d’Erwin Panofsky, permet d’éviter l’imputation causale qui ferait de l’art soit une origine matricielle, soit une conséquence (un « miroir ») de l’état d’une société tout entière (cf. P. Bourdieu, postface à E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scholastique, 1951, Paris, Minuit, 1967).
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[17]
N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit.