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Article de revue

La famille conjugale : une catégorie d’Etat selon Durkheim

Pages 141 à 155

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, « A propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 10, décembre 1993, p. 32-36.
  • [2]
    Cf. « Débat sur l’explication en histoire et en sociologie », Bulletin de la Société française de sociologie, 8, 1908, p. 245, réimp. in Émile Durkheim, Textes, Paris, Minuit, 1975, t. 1, p. 216.
  • [3]
    Cf. Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 10-11.
  • [4]
    Émile Durkheim, « L’État actuel des études sociologiques en France », version française d’un article publié en italien, « Lo stato attuale degli studi sociologica in Francia » in La réforma sociale, 2, (3), fasc. 8, p. 607-622 et fasc. 9, p. 691-707, réimp in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. 1, p. 107.
  • [5]
    « Je ne songe pas à attribuer une trop grande importance à la question de savoir comment s’est formée ma pensée », cf. La lettre à Simon Deploige, 8 novembre 1907, Revue néo-scolastique, 14, 1907, p. 614, réimp. in ibid., T. 1, p. 404.
  • [6]
    Christophe Charle, « Le beau mariage d’Emile Durkheim », Actes de la recherche en sciences sociales, 55, novembre 1984, pp. 45-49.
  • [7]
    E. Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, Paris 1998.
  • [8]
    Émile Durkheim, « La famille conjugale », Revue philosophique, 90, 1921, p. 4, rep. in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. III, p. 35.
  • [9]
    Émile Durkheim, « L’éducation, sa nature, son rôle », in Ferdinand Buisson, Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911, réimp. in Émile Durkheim, éducation et sociologie, Paris, Puf, 1968, p. 51.
  • [10]
    Émile Durkheim, « Débat sur le rapport entre les fonctionnaires et l’État », Libres entretiens de l’Union pour la vérité, 4e série, 1908, p. 194, réimp. in Textes, op. cit., t. III, p. 200.
  • [11]
    Pierre Bourdieu, La noblesse d’état, Paris, Minuit, 1989, p. 546-548.
  • [12]
    Émile Durkheim, L’éducation morale, Paris, Puf, 1963, p. 124.
  • [13]
    Cf. Émile Durkheim, « Suicide et natalité. étude de statistique morale », Revue philosophique, 26, 1888, p. 446-463, réédité in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. II, p. 231-236.
  • [14]
    Remi Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003, notamment le chaptire V, « Luttes sociales et enjeu moral : l’insertion du familialisme », Ibid., p. 211-277.
  • [15]
    Cf. Bernard Kaloara et Antoine Savoie, « La mutation du mouvement leplaysien », Revue française de sociologie, XXVI, 2, avril-juin 1985, p. 272-273.
  • [16]
    « Pour ce qui est de Le Play et de son système, nous n’avons rien dit parce que les préoccupations y sont beaucoup plus pratiques que théoriques, et, d’ailleurs, il a pour postulat fondamental un préjugé religieux. Une doctrine qui prend pour axiome la supériorité du Pentateuque n’a rien de la science », Émile Durkheim, « La sociologie en France au XIXe siècle », Revue Bleue, 4e série, t. XIII, 20, 1900, p. 609-613 et 21, p. 647-656 réimp in Émile Durkheim, La science sociale et l’action, Paris, P.U.F, 1970, p. 133, note 1.
  • [17]
    Jules Ferry, « Discours à la Chambre, 26, juin 1879, cit. in Jean Marie Mayeur, La question laïque XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 61.
  • [18]
    Émile Durkheim, compte rendu du lire de C. V. Starcke, La famille dans les différentes sociétés, Paris, Giard et Brière, 1899, in L’Année sociologique, 1898-1899, p. 370, reimp. in Émile Durkheim, Journal sociologique, Paris, Puf, 1969, p. 227.
  • [19]
    Cf. Émile Durkheim, « La famille conjugale », in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. III, p. 23.
  • [20]
    Cf. Victor Karady, « Durkheim, les sciences sociales et l’université », Revue française de sociologie, XV, avril-juin 1976, p. 270-289
  • [21]
    Émile Durkheim, Lettre du 11 septembre 1904 à Octave Hamelin, in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. II, p. 459.
  • [22]
    Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Puf, 1969, p. XXXIX.
  • [23]
    Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », Revue bleue, 4e série, t. X, pp. 7-13, repris in Émile Durkheim, La science sociale et l’action, op. cit., p. 262.
  • [24]
    Émile Durkheim, « L’élite intellectuelle et la démocratie », Revue Bleue, 5e série, T.1, pp. 705-706 réimp in ibid. p. 280.
  • [25]
    Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1966, p. 84.
  • [26]
    Émile Durkheim, « Le divorce par consentement mutuel », La Revue bleue, 44, 1906, (5), p. 553, réimp. in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. II, p. 192.
  • [27]
    Émile Durkheim, « L’élite intellectuelle et la démocratie », loc. cit., in Émile Durkheim, La science sociale et l’action, op. cit., p. 279.

1 Le dessein de soumettre les outils les plus communément utilisés par la sociologie à une critique épistémologique fondée sur l’histoire sociale de sa genèse et de son utilisation, trouve dans la notion de famille une confirmation particulière, car la famille forme à la fois une structure cognitive qui permet de penser le monde social, et une structure sociale selon laquelle le monde social est lui-même construit et tend à se perpétuer. À ceux qui verraient, dans ce projet de faire l’histoire sociale d’une catégorie de construction du monde social, une sorte de dévoiement du travail scientifique, on peut rétorquer que la certitude au nom de laquelle ils invoquent la connaissance de la « réalité » plutôt que celle des catégories qui permettent de la connaître, n’est sans doute jamais aussi peu fondée que dans le cas d’une « réalité » qui, étant d’abord de l’ordre des représentations, dépend, comme l’écrivait Pierre Bourdieu, aussi profondément de la « connaissance » mais aussi de la « reconnaissance » [1].

2 A cet égard, les travaux et les cours de Durkheim sur la famille, qui fut un des enjeux majeurs de la vie politique de son temps, sont exemplaires. Ils constituent inséparablement un instrument de connaissance de l’évolution des fonctions de la famille en relation avec l’autonomisation et la croissance du rôle de l’État dans les sociétés où la division du travail social s’accroît, et un type-idéal de la représentation de la famille d’une fraction des catégories sociales proches du pôle intellectuel de son temps, celles qui doivent leur ascension au développement de l’État républicain en France à la fin du XIXe siècle. Si Durkheim est sans doute celui qui a le mieux pensé et établi les rapports entre structures politiques et structures familiales, et montré combien la genèse de l’État moderne et ce qu’il appelait « la famille conjugale » participent des mêmes principes, il reste qu’on ne saurait comprendre et réutiliser ses travaux sur la famille que si l’on tient compte de sa position dans l’espace intellectuel et scientifique de cette époque, de la manière dont il y a accédé, et du rôle croissant de l’État (notamment par rapport à celui de l’église) dans la formation de cet univers.

3 Ses travaux, en effet, décrivent le processus au terme duquel l’État moderne a contribué à construire la forme « conjugale » de la famille et, en construisant cette représentation de la famille, s’est construit et affirmé en tant qu’État. Ainsi, en même temps qu’il rendait compte de l’effet protecteur de la famille, Durkheim ne pouvait envisager la famille sans la tutelle de l’État. A sa manière, c’est-à-dire du point de vue scientifique, il a participé à l’imposition d’une représentation de l’État en étudiant la famille. Mais pas n’importe quelle famille et pas n’importe quel État. L’État, notamment, auquel pense Durkheim correspond à celui qu’il n’a eu de cesse de servir et de défendre, comme ses collègues de la « Nouvelle Sorbonne », un État neutre, universel, éclairé par la science et capable, grâce à la réflexivité que donne la science, de faire accéder la société à la conscience d’elle-même et, de là, à la conduire rationnellement. Il en est ainsi du rapport que l’État doit entretenir avec la famille. C’est pourquoi Durkheim est peut-être un des cas où l’objectivation du sujet objectivant s’impose tout particulièrement.

4 Car la sociologie ne peut se réduire à recueillir et à étudier les « prénotions » que les agents sociaux investissent dans la construction de la réalité sociale, elle doit, en plus, prendre comme objet les conditions sociales de production de ces pré-constructions. C’est ce que soutenait Durkheim lui-même, par exemple dans le débat public qui l’a opposé à Seignobos sur l’explication en histoire et en sociologie : « En deux mots, affirmait-il, nous n’acceptons pas telles quelles les causes qui nous sont indiquées par les agents eux-mêmes. Si elles sont vraies, on peut les découvrir directement en étudiant les faits eux-mêmes ; si elles sont fausses, cette interprétation inexacte est elle-même un fait à expliquer [2]. » Et de prendre à plusieurs reprises « l’organisation familiale liée à telle particularité sociale », « l’évolution des unités domestiques » dans leurs relations avec « l’organisation sociale ». Reste que Durkheim ne s’est guère interrogé sur les conditions sociales de possibilité de son propre point de vue sur le monde social et des explications qu’il donnait du fonctionnement de ce dernier, comme s’il allait de soi. Tout se passe comme s’il s’était arrêté à mi-chemin du travail d’objectivation, en quoi, selon lui, consistait l’explication sociologique, la sociologie de la connaissance, dont il a été un des fondateurs, s’arrêtant à la connaissance de la sociologie, celle des faits sociaux constitués en « eux-mêmes » et de leur « vérité » établie « directement » par la science.

5 Comme le déclarait Pierre Bourdieu, « La critique épistémologique ne va pas sans une critique sociale. Et pour mesurer ce qui nous sépare de la sociologie classique, il suffit d’observer que l’auteur des « Formes primitives de classifications », n’a jamais conçu l’histoire sociale du système d’enseignement qu’il proposait dans L’Évolution pédagogique en France comme la sociologie génétique des catégories de l’entendement professoral pour laquelle il fournissait pourtant tous les instruments. Peut-être parce que le même Durkheim, qui recommandait que la gestion de la chose publique fût confiée aux savants, avait peine à prendre, à l’égard de sa position sociale de maître à penser le social, la distance nécessaire pour la penser comme telle [3]. »

6 Cette conception objectiviste de la science sociale est sans doute en affinité avec la montée d’un État républicain laïque s’appuyant sur les élites scolaires formées dans les écoles publiques et qui fit du positivisme scientiste mêlé de spiritualisme moral une forme d’idéologie officielle, d’idéologie d’État. Dès lors, pour comprendre toute leur portée, il convient d’analyser les conditions dans lesquelles Durkheim a mené ses travaux sur la famille et sur ce qui lui était lié, l’éducation morale et scolaire, les formes de la solidarité sociale, celles du droit et de la religion. Si l’on trouve dans son œuvre des analyses sur le rôle que doivent jouer les élites intellectuelles (souvent assimilées aux seuls « professeurs »), il n’y a guère d’informations explicites sur la sociologie consciente ou inconsciente qu’il a engagée dans sa pratique scientifique et dans le rapport qu’il entretenait avec la vie politique de son temps. Les quelques explicitations de son point de vue apparaissent le plus souvent dans les débats entre pairs où il théorise sa position d’universitaire et de scientifique en tant que « fonctionnaire » d’un État « grâce auquel la sociologie reposera désormais sur des bases rationnelles » [4]. Et quant à ce qui l’a conduit à cette position, les indications qu’ils donnent sont rares et, lorsqu’il en livre, elles renvoient exclusivement à sa formation, tout se passant comme si ses prises de positions découlaient de sa fonction d’universitaire, « unité impersonnelle », selon son expression, fonctionnaire intellectuel d’un État favorisant en principe, au double sens, la production d’un mode de pensée rationnel [5].

Point de vue scientifique et trajectoire sociale

7 Ce n’est pas un hasard si Durkheim s’est intéressé dès ses premiers cours et travaux à la famille. Les réformes de la famille cristallisaient alors des oppositions parmi les plus profondes dans les univers politique, idéologique et économique de son temps. Comme tous les « défenseurs » de la famille, le rapport que Durkheim entretint avec cette institution est inséparable de celui qui le liait à la formation d’un État républicain. Issu d’une famille juive et provinciale suffisamment fortunée pour lui assurer de longues études, il dut doublement sa carrière et son statut à l’enseignement public : élève et professeur consacré par le système scolaire au point d’incarner officiellement une des figures les plus conformes à l’image que la nouvelle Sorbonne et les hauts responsables de l’Instruction publique d’alors – ses pairs – visaient à donner alors de l’enseignement d’État, méritocratique, rationnel et moral.

8 La vision durkheimienne du monde que Christophe Charle rapporte à la situation paradoxale de cet intellectuel, à la fois fils de rabbin et gendre de petit industriel (ainsi que frère – le plus jeune – et beau-frère de négociant et de commerçant) [6], mais aussi duale, respectueux mais détaché de ses croyances religieuses, proche et distant du socialisme d’inspiration marxiste, peut être étendue à sa vie familiale à laquelle il se voue tout autant qu’à son œuvre au point d’associer à cette dernière sa femme, son fils et son neveu. En effet, son intégration à la société française ne le coupe pas de ses traditions d’origine qui passent par la famille, voire de cette forme d’intégrisme familial qu’il tend à faire respecter scrupuleusement tant à ses collaborateurs qu’aux membres de sa propre famille. Ses lettres à Marcel Mauss qui lui reproche, à certaines occasions, son « communisme familial », attestent l’intrication et les tensions entre sa vie en famille, sa fonction de chef de famille, son rôle de chef d’école scientifique et de professeur d’université, le principe unifiant ses différentes fonctions étant, chez lui, celui de la responsabilité, forme philosophique et politique de l’intégration et de l’intégrité morales qu’il élèvera au rang d’un principe à la fois sociologique et politique : répondre de ses actes et de ses engagements avec toute la lucidité, l’assurance et la fermeté que donne la conscience éclairée par la raison, dans une société où l’État donne raison à ceux qui ont la raison pour eux [7].

9 L’importance qu’il accorde à la famille tant dans ses cours sur la famille ou sur la morale, que dans les débats de son temps sur le divorce par consentement mutuel ou sur l’éducation sexuelle, sans parler de ses ouvrages qui, tous, portent sur l’intégration sociale (familiale, scolaire, professionnelle et religieuse), a sans doute, au moins pour une part, son origine dans le rapport qu’il entretient avec ses propres obligations familiales et scientifiques. Ni exclusives ni inclusives les unes des autres, elles trouvent une solution de compromis pratique et de conciliation théorique dans ce qui est une assimilation des trois groupes auxquels il a consacré sa vie et sa pensée : la famille conjugale, les professions et l’État républicain. Si la famille conjugale, les professions et ce type d’État résultent, selon lui, d’un même degré de la division du travail social, leur coexistence organique est, à la différence des sociétés politico-domestiques antérieures, assurée avant tout par l’État qui intervient de plus en plus dans les affaires de famille et la division du travail social. Cette prééminence étatique n’émane pas d’une volonté politique, mais de la nouvelle organisation de la « solidarité » dont l’État procède et qu’il a pour fonction d’imposer : « Avec la famille conjugale, écrit-il, les liens de parenté sont devenus tout à fait indissolubles. L’État en les prenant sous sa garantie a retiré aux particuliers le droit de les briser. [8] » Il en est de même pour l’éducation qui ne saurait rester aux seules mains des « particuliers » : « Du moment que l’éducation est une fonction essentiellement sociale, l’État ne peut s’en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. [9] »

10 Cette représentation de l’État comme instance universelle et universalisante (et, du même coup, du type de famille qui lui est socialement associé) correspond à la vision du monde social que peut avoir un fonctionnaire, ou, plus précisément, un professeur d’université qui a « précisément pour fonction de représenter la société, à savoir l’État » [10] et qui, doté de l’intelligence des choses sociales, est également l’obligé de l’État qui le reconnaît en tant que savant. A ce propos, ne peut-on pas interpréter cette forme de « fonctionnalisme », à quoi est souvent réduite la sociologie durkheimienne, comme une stratégie théorique typique des fonctionnaires intellectuels qui visent à élever leur position professionnelle à ce statut méta-social, comme ce sera le cas, plus tard et dans un autre contexte, de Talcott Parsons au moment où l’État (ou ce qui en tient lieu) s’érige comme le « point central » vers lequel tout doit aboutir : considérer l’État comme « l’organe de réflexion », « l’intelligence à la place de l’instinct obscur », c’est aussi une manière de définir sa position dans l’espace social et, tout en en faisant la théorie, d’en fonder la légitimité [11].

11 Dans sa vie comme dans son œuvre, Durkheim ne se départira jamais du primat qu’il accorde aux principes moraux (ceux qui concernent l’ordre social et ses équilibres fondamentaux) sur toute autre considération politique ou, plutôt, politiquement constituée à son époque (luttes des classes, internationalisme) ou religieuse (affaire Dreyfus) et sur tous les abus d’autorité que la confusion des genres et des fonctions peut engendrer (droit de grève des fonctionnaires, neutralité professorale). En effet, Durkheim vise toujours à dépasser les particularismes qui le rattachent tant à la famille en faisant de la « morale domestique » une dimension de la morale d’État, même si « l’idée abstraite du devoir, joue [dans la première] un moindre rôle que la sympathie, que les mouvements spontanés du cœur » [12]. En effet, la famille ne peut plus être le foyer de la vie morale, la morale étant conçue, avec l’essor de la division du travail social, comme une forme de réglementation générale, impersonnelle et stable. Celle-là même qu’élabore l’État, l’organe de la solidarité entre des univers sociaux aux intérêts propres et souvent antagonistes dans les sociétés complexes. L’abstraction, notamment l’abstraction conceptuelle, aussi bien scientifique que morale (mais aussi artistique, notamment picturale), est liée à la montée de l’État et à l’autonomisation de secteurs entiers de l’activité sociale qui ne communiquent plus les uns avec les autres et sur lesquels seul l’État peut encore avoir prise grâce aux pouvoirs qu’il détient et au monopole qu’il exerce dans la définition du bien commun, du bien collectif, et des moyens qu’il a pour l’imposer.

12 Les fondements sociaux de cette connaissance « abstraite » des phénomènes sociaux pourraient bien être en affinité avec les dispositions associées aux trajectoires sociales ascendantes conduisant d’un univers relativement clos, en l’occurrence la communauté juive, qui plus est, de province, à l’université constituée à l’époque comme l’univers de l’universalité. C’est, en effet, toujours en passant par le genre – « l’homme en général », « la patrie in abstracto » – que Durkheim tente de dépasser les oppositions entre les particularismes que sont devenues les communautés familiales, religieuses, professionnelles ou nationales. La logique universalisante que Durkheim prête à l’État a trois dimensions : un savoir « clair », c’est-à-dire conceptuel, un savoir « éclairé » fondé sur l’information, un savoir « désintéressé », celui-là même que l’université s’efforce de dispenser.

13 Durkheim attaque ainsi la conception « biblique » des origines de la famille, celle qui dominait à l’époque avec l’hégémonie de l’école de Le Play dont la « science sociale » tenait lieu de sociologie, notamment dans les élites catholiques : faire de la famille un « fait social » était la seule manière, selon lui, de parler de manière rationnelle d’un objet pensé jusque-là de manière irrationnelle. Durkheim, en effet, prend acte de la régression des sentiments domestiques, comme l’attestent l’apparition et la montée du divorce ou le moindre rôle de l’héritage dans la transmission des biens entre générations. S’il le déplore à propos de la conduite de son neveu (utilisation de l’héritage familial à des fins politiques, liaisons amoureuses sans finalité matrimoniale…), il n’appréhende jamais l’évolution des mœurs de son temps comme le résultat d’une dégénérescence ou d’un déclin de la civilisation. Et s’il « prend parti » pour un type de famille, la « famille conjugale » – le problème était, à l’époque, posé en ces termes – et le mode de reproduction qui lui est lié (Durkheim s’est toujours déclaré « contre » l’héritage et plus généralement « contre » l’hérédité), c’est à partir des résultats de son étude statistique – la première qu’il ait faite – sur l’évolution démographique en France qui établit objectivement les effets de la baisse de la natalité sur l’état moral de la société et des individus qui la composent [13].

14 La famille, celle qu’il incombe à l’État de reconnaître comme telle, est une institution nécessaire au maintien du bonheur individuel et social : l’État doit protéger le mariage et la famille dans la mesure où les « intérêts sociaux » y sont engagés. La conduite des conjoints est subordonnée à l’intérêt de la société (et non des seuls enfants), que garantit l’État. Ainsi, la famille n’est plus une forme universelle au principe de l’ordre social. C’est au contraire l’ordre social qui est à son principe. Seul l’État peut opposer au particularisme de chaque famille le sens de l’intérêt général et les nécessités de l’équilibre social. A la différence de celle que conçoit la vision familialiste, qu’elle s’appuie sur les travaux politico-démographiques ou sur des considérations politico-religieuses, la famille, selon Durkheim, comme les ordres professionnels et tous les modes d’encadrement et de discipline des populations, notamment les systèmes d’enseignement, les formes mutuelles de protection sociale et les systèmes coopératifs de production et de consommation, participe d’un ordre social transcendant que l’État symbolise et organise et avec lequel il tend à se confondre.

La famille : un enjeu moral et politique

15 Sans doute les choix scientifiques les plus décisifs que faisait Durkheim dépendaient-ils non seulement de sa trajectoire sociale et de la position qu’il occupait dans son univers professionnel, voire, plus largement, dans le champ intellectuel, mais aussi de la place de ce dernier dans l’espace des classes dirigeantes à son époque. Encore faut-il rappeler en quoi cet univers pouvait être concerné, sinon par la famille elle-même, au moins par la morale familiale. Ici, l’analyse de l’enjeu social et politique que représentaient les débats sur la famille, dans le dernier tiers du XIXe et au début du XXe siècle en France, est nécessaire pour comprendre ce que la sociologie de Durkheim doit aux traditions et aux particularismes nationaux (l’université française dans ses relations avec le monde politique), aux problématiques de l’époque (la natalité française), ainsi qu’aux présupposés inhérents aux catégories de l’entendement savant (en particulier celles de la démographie).

16 En effet, prendre comme objet la famille n’était pas seulement un exercice obligé des disciplines naissantes (démographie mais aussi psychologie, pédiatrie, criminologie, anthropologie), c’était un des thèmes qui concentraient alors les antagonismes sociaux et politiques les plus virulents. Ceci principalement pour deux raisons qui intéressaient Durkheim au premier chef et dont il était tout à fait conscient, étant un des acteurs, fût-il « éloigné », de ces luttes. D’une part, tout ce qui touchait à la famille renvoyait au système scolaire qui se déployait à cette époque : il n’est pas, par exemple, un débat, parlementaire ou savant, qui ne mette en relation la famille et l’école. Ce qui est en question est explicitement le mode familial de reproduction de la structure sociale et de l’ordre moral et politique qui lui correspond. D’autre part, les débuts de la Troisième République furent très fragiles et si le terrain des luttes politiques ne pouvait plus, après la Commune de Paris, être momentanément celui des grandes luttes sociales, elles se déplacèrent sur le terrain de la morale, de la morale publique et privée, l’église catholique et son magistère moral étant le seul point de ralliement de tous les opposants à la République, compte tenu du capital politique qu’elle avait accumulé depuis le Concordat.

17 On devrait plutôt parler, à propos de l’église catholique, de capital moral ou mieux de cette espèce de capital politique à dimension morale pour désigner cette forme de patrimonialisation des ressources collectives qui se sont accumulées et se sont transmises (entre autres, par des legs et des donations) au moyen des structures qui lui étaient rattachées, allant des congrégations à la nébuleuse de ses réseaux de relations, en passant par les relations familiales de ses membres. Cette espèce de capital, elle a tenté de le gérer au travers de ce qu’on appelle le « familialisme ». Le « familialisme d’Église » visait à défendre la morale catholique de la famille, la « famille nombreuse », selon l’intitulé des multiples organismes constitués autour de cette cause. Cette défense fut assurée par de grandes et influentes associations et surtout d’un point de vue idéologique et politique par les leplaysiens dont on imagine mal aujourd’hui l’influence sur les notables et dirigeants des différentes formations politiques d’alors, tant au niveau national que local [14].

18 Le mouvement leplaysien offrait, en effet, une des rares réponses d’ensemble, moralement et intellectuellement cohérente, à la question du paupérisme. Sorte de société de pensée, de club politique et de laboratoire de recherche et d’intervention sociale, il correspondait aux attentes à la fois intellectuelles et pratiques des « autorités sociales » cherchant à renouveler les formes de maintien de l’ordre et de la paix sociale face à la montée d’une bourgeoisie rationaliste, mais aussi d’un prolétariat de plus en plus nombreux, concentré et en cours de formation et d’organisation. Les disciples de Le Play participaient souvent simultanément à plusieurs univers des classes dominantes (économique, politique, religieux, intellectuel) relevant de ces nouvelles catégories d’intermédiaires entre des univers sociaux qui se côtoyaient voire s’opposaient : catholiques sociaux et libéraux, grande bourgeoisie et aristocratie légitimistes, haute fonction publique républicaine et patronat conservateur. Tout en gardant leurs valeurs propres, ils s’identifiaient, en référence à ses travaux, moins à leurs intérêts catégoriels qu’à la classe elle-même contre leurs adversaires communs.

19 Le mouvement leplaysien a survécu à travers le mouvement familialiste d’église [15]. Et ce dernier n’aurait, sans doute, pas eu tant d’influence dans les instances politiques si les mouvements leplaysiens ne s’étaient pas imposés avec une telle force dans la plupart des catégories dirigeantes à Paris comme en province. Le discours, en France typiquement de droite, sur le « libre choix des familles contre les empiétements de l’État », a cristallisé toutes les oppositions contre la République laïque et démocratique, visant particulièrement l’école qui était l’instance alors la plus visible (il n’y avait pas encore de système de sécurité sociale), tendant à concurrencer la famille comme instrument de redistribution, à chaque nouvelle génération, des positions dans la structure sociale. Le rapport à la « famille » concentrait tout un ensemble d’attitudes cohérentes à partir desquelles les agents sociaux engendraient des pratiques objectivement et subjectivement systématiques : rapport au système scolaire, mais aussi à la sexualité, au statut de la femme, à l’héritage, ou, encore, dans d’autres domaines que structure la famille, le type d’autorité et la manière de l’exercer ainsi que le rapport à la sécurité, notamment la prévoyance

20 L’apparition du familialisme, qu’il soit d’État ou d’église, participe très directement de la lutte que se sont livrée alors les élites républicaines et laïques et les partisans de la monarchie catholique ou plutôt du catholicisme monarchique pour le contrôle du pouvoir politique. Peut-être faut-il voir dans cet usage politique de l’œuvre de Le Play une des raisons de l’ignorance qu’affichait délibérément Durkheim à l’égard de ce dernier [16]. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’émergence du familialisme, les formes qu’il a prises, les enjeux qui le constituent en tant que tel, apparaissent comme un puissant révélateur de l’importance de cette formidable bataille morale à laquelle la « défense de la famille » a donné lieu en cette période où les institutions républicaines se mettaient en place et dont la guerre scolaire n’a été qu’une des dimensions, certes la plus connue et la plus importante.

21 Or, s’il a été un bien alors considéré comme politique, c’est bien la morale, notamment la morale familiale. Un des enjeux des luttes symboliques qu’a engendrées l’instauration d’une République, laïque parce que républicaine et républicaine parce que laïque, a été le contrôle de tout ce qui formait la vision du monde correspondant au nouvel ordre politique. Le nouveau régime devait s’affronter à l’église notamment au travers des catégories par lesquelles celle-ci assurait à la fois son magistère et son emblème, la morale familiale. Comme l’atteste la naissance des mouvements familialistes à cette époque, ce qui était en question n’était pas simplement la moralité publique et les bonnes mœurs propres à tout ordre public, mais les fondements moraux de l’ordre social lui-même et les moyens légitimes, politiques et économiques, de maintenir ce dernier.

22 Dans cette lutte pour ce qui n’était pas simplement un changement de régime politique mais une transformation de la structure de l’ordre social et de l’ordre symbolique qui lui correspondait, les différentes composantes des « partis républicains » ont tenté de créer, par la rénovation et l’extension du système scolaire, par l’invention du droit du travail et de la protection sociale (assistance publique), par l’élaboration d’un droit public fondé sur la notion de service public, par la généralisation de la conscription, par la démocratisation du système électoral et de la vie politique, les conditions institutionnelles d’une politique de la morale – une « morale sans épithète » – qui n’ait pas pour fondement le catholicisme et les idéologies spiritualistes qui lui étaient attachées. Comme le déclarait en 1879 Jules Ferry, « si l’État s’occupe de l’éducation […], c’est pour y maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation » [17].

Le défi moral

23 Face à cette forme d’infaillibilité morale que l’église représentait, les groupes qui ne relevaient pas de son ressort, protestants, juifs, libres-penseurs, francs-maçons, ont été conduits à manifester tous les signes d’une impeccabilité cherchant à dépasser les catholiques sur leur propre terrain, notamment en créant et en imposant des catégories morales à partir d’autres fondements que ceux de la théologie : scientifiques, philosophiques et politiques. On le voit à l’université où nombre de professeurs de philosophie d’origine protestante ou juive ont consacré l’essentiel de leurs œuvres à fonder sur des bases scientifiques une morale « positive » – une « science des mœurs » – dont les principes sont aussi stricts et rigoureux que ceux de la morale catholique. Dans le champ politique lui-même, nombreuses sont les situations où les formations laïques ont fait preuve d’une sorte d’hyper-correction à l’égard des « partis » catholiques. Ce souci date des origines mêmes de la Troisième République : par exemple, à la veille des élections législatives de 1881, à propos du rétablissement du divorce, réforme qui mettait en cause l’hégémonie familialiste de l’église, Henri Brisson, député républicain et anticlérical, déclarait que l’adopter risquait de porter atteinte à « la bonne renommée de la République ». Sans doute la raideur et la rigidité des positions de Durkheim, notamment en matière de morale familiale, souvent assimilées à une forme de conservatisme politique, trouvent aussi leur principe dans la position dominée – au moins sous ce rapport – qu’il occupait face aux représentants de l’église catholique à l’université ou en dehors.

24 À l’instar de la religion, la science a constitué l’arme symbolique par excellence des nouvelles élites républicaines vis à vis des dépositaires d’une morale fondée sur la tradition et les dogmes religieux. On sait combien les républicains n’ont eu de cesse de glorifier leurs savants – notamment ceux qui avaient contribué aux luttes contre les fléaux sanitaires et sociaux (Claude Bernard, Pasteur) – par des célébrations nationales (funérailles, jubilés) et d’exalter les inventions scientifiques à dimension sociale et politique dans les manuels et les programmes scolaires. A cet égard, l’œuvre de Durkheim est une illustration idéal-typique des fonctions politiques de la science dans un contexte où morale et religion sont des enjeux et des armes dans les luttes sociales : la science est à la fois un instrument de connaissance des fondements de la morale et le mode de pensée de ces savants d’État qui constitue l’État comme savant – « un cerveau » disait Durkheim – et du même coup la science comme une science d’État (comme on parle de religion d’État), avec toutes les limites qu’une telle collusion implique.

25 Devant des adversaires dont l’autorité spécifique résulte du monopole qu’ils détenaient en matière éthique, ces enseignants républicains ont tenté de fonder une morale sui generis, expression que reprend souvent Durkheim, qui ne repose pas sur des principes qui lui sont extérieurs, religieux ou politiques, mais sur les mœurs et les formes de solidarité sociale qui leur sont liées, et dont l’État laïque et républicain est l’émanation et le garant. Si l’étude des relations familiales occupe chez les idéologues républicains une place privilégiée, c’est que la famille était le lieu de tous les investissements politiques des moralistes catholiques. Ainsi, Durkheim conçoit-il l’État comme une instance transcendante, gardien éclairé de l’ordre social et de la morale familiale correspondante, parce qu’il détient les attributs dont, dans d’autres systèmes politiques, l’Église était dotée.

26 Même si ses travaux ne participent pas aux formes les plus polémiques et politiques des discours sur le déclin de la natalité, ils font cependant écho, et même directement, aux préoccupations de démographie politique d’alors, ainsi qu’en témoignent les comptes rendus qu’il a donnés dans l’Année sociologique, notamment des ouvrages d’Arsène Dumont, l’utilisation qu’il a faite des travaux démographiques de Jacques Bertillon, ou encore les débats publics auxquels il a participé au côté des représentants du familialisme catholique, comme Paul Bureau ou du familialisme d’État, comme Ferdinand Buisson. Et il rendait compte aussi des ouvrages sur la famille qui, sans finalité familialiste à fondement scientifique ou apologétique, pouvaient être « un document qui nous renseigne sur la manière dont les esprits cultivés de notre temps conçoivent la famille et son rôle dans la société » [18]. Mais c’est en termes scientifiques et non immédiatement politiques que Durkheim a pris part aux débats sur les problèmes moraux de son temps, notamment ceux dont la famille était alors l’objet.

27 C’est à cette conception de l’État qu’on peut rapporter l’origine de cette sorte d’équation existentielle que devait résoudre Durkheim dans un contexte politique qui l’a éloigné du « familialisme d’État ». Celui-ci s’est formé en 1896 autour de l’Alliance nationale contre la dépopulation. Cette association rassemblait pour l’essentiel des démographes, des scientifiques, des médecins, des inspecteurs du service public, des enseignants et de hauts fonctionnaires ; la plupart de ses membres, souvent libres penseurs, déistes, francs-maçons ou relevant d’obédiences religieuses minoritaires, appartenaient aux nouvelles élites d’une République laïque et patriotique et avaient partie liée avec le développement de l’État républicain, notamment de ses nouvelles fonctions éducatives, sanitaires et sociales, conquises au détriment de l’église. Cette création portait à l’objectivité d’un discours public et officiel une morale familiale concurrente de celle du catholicisme. Les préoccupations morales et sociales, notamment tout ce qui concernait la morale familiale, ne sont évidemment pas absentes du programme de l’Alliance nationale, mais, à une perception éthico-religieuse du monde social, s’est peu à peu substituée une vision qu’on dirait aujourd’hui technocratique, d’inspiration scientiste et rationaliste, voire positiviste : il s’agissait pour les tenants de cette tendance de favoriser la natalité par des moyens politiques, économiques, scientifiques et, par là, rivalités nationales obligent, la puissance économique et militaire de la France.

28 Emile Durkheim se tiendra à l’écart des débats immédiatement induits par la confrontation des deux formes de familialisme. Son point de vue sur la famille est trop fortement marqué par celui d’un État auquel il s’est totalement identifié en contribuant à concevoir une morale d’État ou mieux un État moral, alors que le familialisme d’État se développait selon les lois de fonctionnement du champ politique (notamment la logique des lobbies et des compromis politiciens), qui a réduit la morale familiale à une forme de moralisme se démarquant de moins en moins des préceptes, sinon des principes de la morale catholique. Le familialisme catholique ou laïque tendait à percevoir l’État selon les catégories et les « intérêts de la famille » (et de ceux qui ont intérêt à la défendre), comme si la « famille » était à elle-même sa propre fin et l’État l’instrument. Durkheim tend au contraire à percevoir la famille comme une catégorie d’État, ce qui lui permet de rompre avec la vision naturaliste de la famille mais ce qui lui interdit d’analyser le point de vue de l’État sur la famille qu’il reprend comme si le point de vue étatique allait de soi dans l’univers scientifique qui était le sien et qui doit tant à la formation de l’État républicain.

29 On en voit un indice dans cette sorte de fascination qu’il a eue pour la démographie qui, selon lui, « parvient à exprimer presque au jour le jour les mouvements de la vie collective ». Et d’ajouter : « un observateur isolé n’aperçoit jamais qu’une position restreinte de l’horizon social : la démographie embrasse la société dans son ensemble. Il était toujours à craindre que le premier en mêlant ses impressions à la réalité ne la défigurât : la statistique nous met en présence de chiffres impersonnels. [19] ». Bref, la famille est une catégorie d’Etat, selon Durkheim, où tout ce qui est officiel est assuré par l’Etat et ce qui ne l’est pas, lui est renvoyé d’une manière ou d’une autre (pensons aux comportements sexuels…)

Autonomie du champ scientifique et action politique

30 Durkheim participe de cet univers scientifique qui s’est autonomisé notamment de l’univers politique et religieux, dès la seconde moitié du XIXe siècle, dont la Nouvelle Sorbonne est pour une part la manifestation et le produit et qu’attestent, entre autres, l’essor des sciences sociales naissantes, des maisons d’éditions spécialisées, ainsi que la multiplication des revues savantes, et des enseignements dans les facultés des lettres et dans les écoles d’érudition littéraires [20]. On connaît les convictions politiques ainsi que la manière de Durkheim de s’engager qui, parce que venant d’un « intellectuel », ne pouvait être celle d’un militant, d’un partisan, comme nombre de ses amis, Jean Jaurès, bien sûr, mais aussi Lucien Herr ou Charles Andler, sans parler de Marcel Mauss ou de Lucien Hertz et leur propension à faire de ce qu’il appelait la « politique pratique » [21]. Cette attitude n’est pas due à une sorte de dédain théoriciste de penseur professionnel ou de distance qui sied à la respectabilité universitaire par rapport aux événements d’actualité. L’œuvre de Durkheim ne correspond guère à ces caricatures, et l’on sait qu’il écrivit dès son premier ouvrage qui était aussi sa thèse : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif [22] ». Même en pleine affaire Dreyfus dans laquelle Durkheim s’est sans doute le plus impliqué, adhérant actif de la Ligue des droits de l’homme et agissant directement auprès de Jaurès pour que le Parti ouvrier français et d’autres partis socialistes de tendance réformiste soutiennent Dreyfus, il déclarait : « Laissons donc de côté les arguments de circonstance qui sont échangés de part et d’autre : oublions l’affaire elle-même et les tristes spectacles dont nous avons été les témoins. Le problème qu’on dresse devant nous dépasse infiniment les incidents actuels et en doit être dégagé. [23] »

31 C’est en effet toujours en tant que scientifique que Durkheim a abordé les problèmes politiques et sociaux de son temps, même s’il est vrai que, chez lui, la morale et la science ne se départissent pas, au point où son objectif majeur aura été non seulement de poser les fondements d’une science de la morale mais aussi une morale de la science. Et, en même temps, une morale du savant, c’est-à-dire, une morale dégagée des préoccupations immédiatement politiques et religieuses. Et de distinguer le rôle du sociologue et celui de l’homme politique : « C’est donc surtout, écrit-il à propos de la loi sur la séparation de l’église et de l’État, à mon sens, par le livre, la conférence, les œuvres d’éducation populaire que doit s’exercer notre action. Nous devons être, avant tout, des conseilleurs, des éducateurs. [24] » Si Durkheim n’a cessé de contester l’efficacité de l’action des légistes « qui n’inventent rien ou presque rien de nouveau [25] » ou qui, comme les magistrats, sont « impuissants à faire respecter la loi » et qui, pire, comme les hommes politiques, « érigent en État de droit la violation même du droit » [26], voire celle des écrivains ou des savants qui « ne possèdent [pas] le sens pratique qui fait deviner les mesures que réclame l’État d’un peuple donné » [27], il incitera cependant ces derniers à « participer à la vie publique ». Comment cela ? En soulevant les questions de principe. Qui, mieux que Durkheim, a respecté ce programme ?


Date de mise en ligne : 01/04/2017

https://doi.org/10.3917/rip.280.0141

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, « A propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 10, décembre 1993, p. 32-36.
  • [2]
    Cf. « Débat sur l’explication en histoire et en sociologie », Bulletin de la Société française de sociologie, 8, 1908, p. 245, réimp. in Émile Durkheim, Textes, Paris, Minuit, 1975, t. 1, p. 216.
  • [3]
    Cf. Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 10-11.
  • [4]
    Émile Durkheim, « L’État actuel des études sociologiques en France », version française d’un article publié en italien, « Lo stato attuale degli studi sociologica in Francia » in La réforma sociale, 2, (3), fasc. 8, p. 607-622 et fasc. 9, p. 691-707, réimp in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. 1, p. 107.
  • [5]
    « Je ne songe pas à attribuer une trop grande importance à la question de savoir comment s’est formée ma pensée », cf. La lettre à Simon Deploige, 8 novembre 1907, Revue néo-scolastique, 14, 1907, p. 614, réimp. in ibid., T. 1, p. 404.
  • [6]
    Christophe Charle, « Le beau mariage d’Emile Durkheim », Actes de la recherche en sciences sociales, 55, novembre 1984, pp. 45-49.
  • [7]
    E. Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, Paris 1998.
  • [8]
    Émile Durkheim, « La famille conjugale », Revue philosophique, 90, 1921, p. 4, rep. in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. III, p. 35.
  • [9]
    Émile Durkheim, « L’éducation, sa nature, son rôle », in Ferdinand Buisson, Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911, réimp. in Émile Durkheim, éducation et sociologie, Paris, Puf, 1968, p. 51.
  • [10]
    Émile Durkheim, « Débat sur le rapport entre les fonctionnaires et l’État », Libres entretiens de l’Union pour la vérité, 4e série, 1908, p. 194, réimp. in Textes, op. cit., t. III, p. 200.
  • [11]
    Pierre Bourdieu, La noblesse d’état, Paris, Minuit, 1989, p. 546-548.
  • [12]
    Émile Durkheim, L’éducation morale, Paris, Puf, 1963, p. 124.
  • [13]
    Cf. Émile Durkheim, « Suicide et natalité. étude de statistique morale », Revue philosophique, 26, 1888, p. 446-463, réédité in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. II, p. 231-236.
  • [14]
    Remi Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003, notamment le chaptire V, « Luttes sociales et enjeu moral : l’insertion du familialisme », Ibid., p. 211-277.
  • [15]
    Cf. Bernard Kaloara et Antoine Savoie, « La mutation du mouvement leplaysien », Revue française de sociologie, XXVI, 2, avril-juin 1985, p. 272-273.
  • [16]
    « Pour ce qui est de Le Play et de son système, nous n’avons rien dit parce que les préoccupations y sont beaucoup plus pratiques que théoriques, et, d’ailleurs, il a pour postulat fondamental un préjugé religieux. Une doctrine qui prend pour axiome la supériorité du Pentateuque n’a rien de la science », Émile Durkheim, « La sociologie en France au XIXe siècle », Revue Bleue, 4e série, t. XIII, 20, 1900, p. 609-613 et 21, p. 647-656 réimp in Émile Durkheim, La science sociale et l’action, Paris, P.U.F, 1970, p. 133, note 1.
  • [17]
    Jules Ferry, « Discours à la Chambre, 26, juin 1879, cit. in Jean Marie Mayeur, La question laïque XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 61.
  • [18]
    Émile Durkheim, compte rendu du lire de C. V. Starcke, La famille dans les différentes sociétés, Paris, Giard et Brière, 1899, in L’Année sociologique, 1898-1899, p. 370, reimp. in Émile Durkheim, Journal sociologique, Paris, Puf, 1969, p. 227.
  • [19]
    Cf. Émile Durkheim, « La famille conjugale », in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. III, p. 23.
  • [20]
    Cf. Victor Karady, « Durkheim, les sciences sociales et l’université », Revue française de sociologie, XV, avril-juin 1976, p. 270-289
  • [21]
    Émile Durkheim, Lettre du 11 septembre 1904 à Octave Hamelin, in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. II, p. 459.
  • [22]
    Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Puf, 1969, p. XXXIX.
  • [23]
    Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », Revue bleue, 4e série, t. X, pp. 7-13, repris in Émile Durkheim, La science sociale et l’action, op. cit., p. 262.
  • [24]
    Émile Durkheim, « L’élite intellectuelle et la démocratie », Revue Bleue, 5e série, T.1, pp. 705-706 réimp in ibid. p. 280.
  • [25]
    Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1966, p. 84.
  • [26]
    Émile Durkheim, « Le divorce par consentement mutuel », La Revue bleue, 44, 1906, (5), p. 553, réimp. in Émile Durkheim, Textes, op. cit., t. II, p. 192.
  • [27]
    Émile Durkheim, « L’élite intellectuelle et la démocratie », loc. cit., in Émile Durkheim, La science sociale et l’action, op. cit., p. 279.

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