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Article de revue

Ortega et la Métaphysique

Pages 13 à 44

Notes

  • [1]
    Prólogo para Alemanes, VIII, p. 43, La Razón histórica, XII, p. 203, El hombre y la Gente, VII, 102. (Pour toutes les citations je me réfère en chiffres romains aux exemplaires de l’édition en douze tomes des Obras Completas de Alianza Editorial, Madrid, 1983)
  • [2]
    Meditaciones del Quijote, I, pp. 311, 312.
  • [3]
    Ibidem, p. 325.
  • [4]
    J’utiliserai tout au long du texte l’infinitif substantivé “exister” pour Dasein. Cf. Julián Marías, Historia de la Filosofía, Alianza Editorial, Madrid, 1985, p. 415.
  • [5]
    Cf. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1963, p. 437.
  • [6]
    Cf. Francesco De Nigris, Persona y Sustancia, para una hermenéutica de la Metafísica de Aristóteles según la Razón Vital, Cuadernos de Pensamiento Español, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Navarra, Pamplona, nº51, 2013.
  • [7]
    « Comme pour le sensuel l’organe est la rétine, le palais, les pulpes des doigts, etc. celui qui médite possède l’organe du concept. Le concept est l’organe normal de la profondeur ». Meditaciones del Quijote, II, p. 350 et juste à la suite, le paragraphe 1º “Le concept”.
  • [8]
    « Tout vocable nous montre une chose — ceci signifie qu’il nous la dit, nous la montre déjà interprétée, qualifiée. La langue est déjà en soi théorie — peut-être, théorie toujours archaïque, momifiée ; dans certains cas, extrêmement vétuste. »¿Qué es filosofía ?, VII, p. 205. Cf. pour une théorie générale de la langue : Comentario al Banquete de Platón, IX, p. 751ss.
  • [9]
    Laissons ici de côté le fait qu’il puisse bien évidemment y avoir des croyances individuelles, c’est-à-dire des interprétations que l’individu, sans se questionner, garde dans son intimité et qui résistent, survivent ou même indirectement se confirment dans la société. Néanmoins, ceci nous conduirait à méditer sur ce qu’Ortega nomme le “style” d’une personne, ou sur le caractère et même la maladie. Étant donné nos objectifs, l’on prendra le cas général, omettant les exceptions, dans lequel la croyance repose sur la vie sociale. Pour plus de détails cf. Ideas y creencias y El hombre y la gente d’Ortega ou La estructura social de Julián Marías.
  • [10]
    Cf. “Cultura. Seguridad” en Meditaciones del Quijote ; Apuntes sobre el pensamiento, V, p.537ss. ou En torno a Galileo, V, p. 84ss.
  • [11]
    Cf. Apuntes sobre el pensamiento, V, p. 534ss.
  • [12]
    ¿Qué es filosofía ?, VII, pp. 383,384.
  • [13]
    « L’histoire de la Philosophie commence avec l’illustre journée lors de laquelle Parménide forgea le concept de l’Étant ; mais non par abstraction communiste [de sensations communes aux prágmata] mais en opposition au Rien, et en même temps en le niant, en réduisant à néant ou abasourdissant les choses sensibles ». La philosophie ne s’oppose pas au néant à partir de la création, concept étranger au monde grec, mais à partir d’un “transcendental” particulier et absolu de l’intellect grec, l’Étant. » La idea de principio en Leibniz, VII, p. 229.
  • [14]
    « L’“étant” pouvant être prêché à partir de tout le “habible” (de l’espagnol habible, « lo que puede haber », ce qu’il peut y avoir), il semble à Aristote et aux scolastiques qui le suivent qu’il s’agit simplement de l’abstraction communiste pratiquée sur les choses sensibles qui arrivent à leur extrémisme naturel. » Cependant, quand nous voyons une chose sensible, « Nous voyons sa blancheur et sa sphéricité ou “cubicité”, nous entendons sa sonorité, nous touchons sa dureté, nous percevons son mouvement, son augmentation ou diminution, etc. ; mais nous n’arrivons pas à apercevoir son entité ou ce qu’elle a d’Étant ». Ibidem, p. 228. Cf., aussi, Comentario al Banquete de Platón, IX, p. 767ss.
  • [15]
    Cf. Del Imperio Romano, VI, p. 106.
  • [16]
    Cf. Unas lecciones de Metafísica, “lección XII”, ou ¿Qué es filosofía ? section XI.
  • [17]
    Cf. En torno a Galileo, V, p. 93ss.
  • [18]
    Investigaciones psicológicas (1914-15), XII, p. 407
  • [19]
    Cf. ¿Qué es filosofía ?, VII, p. 372.
  • [20]
    Cf. Unas Lecciones de Metafísica, leçons I et II, ou, en général, ¿Qué es conocimiento ?
  • [21]
    « Cela surprend un peu que l’on ait voulu corroborer l’idée exorbitante que l’Homme est une question pour l’être ». Comentario al Banquete de Platón, IX, p. 774.
  • [22]
    Nous ne pouvons pas entrer dans l’analyse que fait Ortega du concept d’enérgeia (cf. Prólogo a la « Historia de la Filosofía de Émile Brehier »). Il s’agit de ce mouvement privilégié de l’âme qui a un télos, un fin, mais pas de péras, limite. C’est un mouvement qui a une forme particulière d’entelekheia, une perfection intrinsèque : celle d’être, en acte, puissance de soi-même. C’est la première découverte du mouvement illimité de la vie humaine qui est préoccupation d’elle-même, qui réabsorbe sa circonstance. J’analyse dans ce paragraphe le sens de l’enérgeia de la vie qui peut manifester, en l’intensifiant sans limite, son entelekheia. Aristote, avec son idéal autarcique, limitera ce mouvement de l’âme, dans sa plus grande pureté, à la théorie comme pensée de formes, l’attribuant finalement à dieu, forgeant la première théologie d’inspiration anthropologique.
  • [23]
    Cf. Mark Okrent, Heidegger’s pragmatism, Cornell University Press, 1988, New York, p. 53.
  • [24]
    « Sinn„ hat“nur das Dasein, sofern die Erschlossenheit des In-der-Welt-seins durch das in ihr entdeckbare Seiende„ erfüllbar“ist. Nur Dasein kann daher sinnvoll oder sinnlos sein. », Heidegger, op. cit. p. 151.
  • [25]
    Ibidem, p. 323.
  • [26]
    « Sinn bedeutet das Woraufhin des primären Entwurfs, aus dem her etwas als das, was es ist, in seiner Möglichkeit begriffen werden kann », op.cit. p. 324.
  • [27]
    Il ne faut pas oublier que la première analyse de l’être de l’exister de Heidegger à travers l’étude d’Aristote découvre l‘horizon de son sens dans la production (poíesis), et le nommer du lógos manifeste l’aspect de cet horizon. (Cf. Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische).
  • [28]
    Cf. Levinas voit ceci avec clarté.
  • [29]
    Cf. op. cit., p. 10.
  • [30]
    Si Husserl met l’être — en tant que prédicat d’existence — entre parenthèses, Heidegger, initialement influencé par la conception de la pensée antique qui vécut un nouvel essor à la fin du XIXème siècle (Natorp, Brentano, Zeller), le considère dans Sein und Zeit « das transcendens schlechthin » (Ibidem, p. 38). Dans sa pensée de la maturité, et d’une certaine façon déjà à partir des Beiträge zur Philosophie, Heidegger considérera qu’une des formes d’occultation de la différence ontologique a été l’idée de l’être comme fondement et, à son tour, de l’étant suprême comme fondement de l’être (l’onto-théo-logie). Commence un chemin de reconnaissance de la relation de coappartenance de l’être et de l’étant où il y a une étape de dévoilement permettant l’arrivée (Ankunft) du premier au second, qui est son illumination (Lichtung). Dans l’événement, l’être et l’homme s’appartiennent mutuellement, il n’y a pas de fondements. Que ceci suffise pour ce que nous dirons plus avant sur le sens.
  • [31]
    « Die Aufgabe der bisherigen Betrachtungen war, das ursprüng-liche Ganze des faktischen Daseins hinsichtlich der Möglichkei-ten des eigentlichen und uneigentlichen Existierens existenzial-ontologisch aus seinem Grunde zu interpretieren. Als dieser Grund und somit als Seinssinn der Sorge offenbarte sich die Zeit-lichkeit. ». Sein und Zeit, p. 436.
  • [32]
    Dans les Meditaciones del Quijote, avec un exemple étonnamment semblable à celui auquel aura recours Heidegger treize ans plus tard, il parle du « marteau comme abstraction de chacun de ses coups de marteau » (I, p. 321) ; de plus, comme je l’ai déjà souligné, il formule une théorie instrumentale du concept. L’idée rectrice de son pragmatisme, cependant, a des racines plus profondes. Ortega a l’habitude d’être méprisant vis-à-vis du pragmatisme anglo-saxon, qui avait attiré Unamuno ou Maeztu, en raison de son aspect éthique utilitaire et de son vérificationnisme sans clarté métaphysique (cf. Meditaciones del Quijote ou, même, déjà en 1908, dans Sobre una apología de la inexactitud, I, p. 119), tandis qu’il trouve une grande inspiration vers 1913 — comme l’on dit d’Heidegger aussi — dans les Bausteine zu einer biologischen Weltanschauung de von Uexküll, d’après ce que lui-même affirme dans le Prologo qu’il écrit pour la version espagnole de cette œuvre en 1922. Dans un autre prologue, le Prologo para Alemanes, Ortega indique le pourquoi : en lisant l’œuvre du biologiste allemand, où la conformation de l’organisme s’explique compte tenu du “plan” biologique, il vit la nécessité d’élargir à l’ordre philosophique ces idées, inversant le “lien traditionnel” de la pensée : « Ce n’est pas, sans raison, la terre qui fait l’homme, mais l’homme qui choisit sa terre, c’est-à-dire, son paysage, ce morceau de planète où il trouve symboliquement préformé son idéal ou projet de vie ». Il s’agit, comme nous verrons, de rien de moins que de l’inversion du sens classique de la vérité. Ce n’est pas l’adéquation de la pensée aux choses mais celle de la circonstance à mes projets. Après qu’Ortega se soit référé dans ce magnifique passage au fait que le choix de la terre compte tenu du projet est libre, intime et, pour cela, dramatique, il conclut de cette façon : « Tout peuple porte à l’intérieur de soi un “paysage promis” et errera comme pèlerin sur toute la surface de la terre jusqu’à ce qu’il le trouve ». (VIII, p. 54). Il s’agit de la vocation, celle d’un peuple et celle de l’individu. Avec ce biais il faut comprendre des phrases, déjà en elles-mêmes dénuées d’équivoque, des Meditaciones del Quijote (« Le processus vital ne consiste pas en une adaptation du corps à son moyen mais aussi en l’adaptation du moyen à son corps », p. 322) et la fameuse théorie perspectiviste, interprétative de la forêt dans la “Meditación preliminar” de cette œuvre. L’on conseille pour cette question, et comme référence interprétative en général, les deux œuvres de Julián Marías : Ortega. Circunstancia y vocación, et Ortega. Las trayectorias, ainsi que son commentaire aux Meditaciones del Quijote aux éditions Cátedra.
  • [33]
    Cf. Dan Zahavi, Self Awarness and Alterity, A Phenomenological Investigation, Northwestern University Press, 1999, p. 120ss.
  • [34]
    Cf. Meditaciones del Quijote, I, p. 322.
  • [35]
    Cf. ¿Qué es filosofía ?, VII, p. 419, 436ss.
  • [36]
    Avec ceci l’on peut fonder philosophiquement les théorèmes de Gödel.
  • [37]
    Edmund Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Husserliana I, Martinus Nijhoff, Haag, 1973, §37, p. 110.
  • [38]
    Je me permets seulement d’ajouter ce qui suit qui, bien que très partial, peut éclairer ce que je veux dire. Chez le jeune Heidegger, celui de Natorp Bericht, par exemple, on découvre l’importance de l’arkhé, bien que, en contemplant la pluralité de principes (arkhai), il ne saisisse pas sa fonction pròs hén compte tenu du télos, la question du principe radical, son unique Vom wo aus.
  • [39]
    Sobre la razón histórica, XII, p. 213, 214.
  • [40]
    « L’homme n’est pas son corps, qui est une chose ; il n’est pas non plus son âme, psyché, conscience ou esprit, qui est aussi une chose. L’homme n’est aucune chose mais un drame -sa vie, un pur et universel événement qui arrive à chacun et dans lequel chacun n’est, à son tour, rien d’autre qu’événement. […] l’homme non seulement doit se faire lui-même, mais le plus grave qu’il doit faire est de déterminer ce qu’il va être. […] Ce programme vital est le moi de chaque homme », Historia como sistema, VI, p. 33. Pour sa clarté, je conseille la lecture de tout le développement révélateur de Goya intitulé : “Le projet qu’est le moi” VII, p. 549. Prenez en compte qu’Ortega a l’habitude de nommer la vie “l’homme”, le premier “je” de la formule, qui est, à son tour, “moi” — au sens de “projet” — en vue de la circonstance.
  • [41]
    Vocation, même “destin”, n’est pas bien entendu prédestination, une idée contraire au sens créateur de la raison vitale. Je recommande, pour compléter ce que je pourrai dire dans cette étude, Goethe desde dentro d’Ortega et “Lo personal y lo histórico en la vocación” dans La introducción a la filosofía de Marías.
  • [42]
    Edumnd Husserl, Cartesianische Meditationen, §39, pp. 113,114.
  • [43]
    Cf. Dan Zahavi, op. cit. p. 153
  • [44]
    Cf. Francesco de Nigris, “Juicio, percepción y existencia pragmática en el pensamiento de Franz Brentano”. Revista Pensamiento, 2014,vol.69, nº.261
  • [45]
    Cf. supra note 32.
  • [46]
    Ensayo de estética a manera de prólogo, VI, p. 250.
  • [47]
    Depuis Maine de Birán qui s’inspire de l’aperception de Leibniz jusqu’à la perception interne de Brentano ou au moi ineffable lui-même de Natorp, inspiré par Kant, l’on a noté tant de fois la difficulté de capter réflexivement le moi dans la mesure où il est le pôle de l’instantané devenir de la conscience. Husserl lui-même, reprend l’évidence de Brentano, parle, avec le même exemple de son maître, de la colère en acte qui n’est pas la colère réfléchie ; dans Ideen II il étudie le fait que le moi ne se constitue pas dans la réflexion mais spontanément dans la vie, et que toute réduction implique toujours un résidu non réduit (Cf. §58) ; cependant, comme Husserl comprend que le projet de la conscience est intentionnel, cela l’intéressera toujours de montrer que dans la réflexion se conserve l’essence intentionnelle de l’expérience passée qu’il faut pressentir en variation eidétique.
  • [48]
    Cf. Enrique González Fernández, dans ce même volume.
  • [49]
    Cf. Prólogo a una edición de “Obras”, VI, p.346ss.
  • [50]
    Cf. Dan Zahavi, op.cit. Part 2, 8.
  • [51]
    Cf. Sein und Zeit, § 64.
  • [52]
    Cf. ¿Qué es Filosofía ?, VII, pp. 420,432ss ; En torno a Galileo, V p. 33ss., 94 ; Pasado y porvenir del hombre actual, IX, p. 653.
  • [53]
    « Tous les concepts qui souhaitent penser la réalité authentique qu’est la vie doivent être en ce sens “occasionnels” […] Cusano nomme l’homme Deus occasionatus, parce que selon lui, l’homme, étant libre, est créateur comme Dieu, au sens où il est un étant créateur de sa propre entité. A la différence de Dieu, sa création n’est pas absolue mais limitée par l’occasion. C’est pourquoi, littéralement, j’ose affirmer que l’homme se fait lui-même en vue de la circonstance, qu’il est un Dieu occasionnel. » Historia como sistema, VI, pp. 35,36.
  • [54]
    Cf. “Lección VIII” de Unas lecciones de Metafísica, ou En torno a Galileo, V, p. 32ss.
  • [55]
    El Hombre y la Gente VII, p. 104, 148, 208. Goya, VII, p. 549ss. Pasado y porvenir del hombre actual IX, p. 618ss. Cf. aussi Marías, paragraphe 53 de l’Introducción a la Filosofía, où il explique que la réduction eidétique concernant mon moi est impossible.
  • [56]
    Cf. Prólogo para Alemanes, VIII, p.44ss.
  • [57]
    Cf. Sobre la razón histórica, XII, p. 219.
  • [58]
    Cf., pour une étude détaillée des sens de la vérité chez Ortega, Antonio Rodríguez Huéscar, Perspectiva y Verdad, Ediciones de la Revista de Occidente, Madrid, 1966.
  • [59]
    Cf. ¿Qué es filosofía ?, VII, p. 434.
  • [60]
    Ce qu’est l’“illusion” au sens espagnol de ce terme.
  • [61]
    El Hombre y la Gente, VII, pp. 160-196.
  • [62]
    Meditaciones del Quijote, I, p. 313.
  • [63]
    Ibidem, p. 316.

1 Tout au long de son œuvre, Ortega affirme à diverses reprises que depuis 1914 est formulée succinctement l’expression qui constitue la colonne vertébrale de toute sa philosophie [1]. Il s’agit, comme on le sait, de la suivante : « je suis moi et ma circonstance, et si je ne la sauve pas, je ne me sauve pas moi-même » (« Yo soy yo y mi circunstancia, y si no la salvo a ella no me salvo yo »). Comme une cime magique dont la hauteur n’a cessé de croître tandis qu’elle était escaladée, cette formule, plus qu’une définition au sens classique, est un programme, un projet qui demande à être réalisé. C’est la manifestation majeure de la naissance d’une pensée créatrice, d’une fertilité formidable, qui aspire à être intensifiée d’en-dedans, complétée à partir de sa propre méthode, c’est-à-dire, au sens rigoureux qu’acquiert ce terme dans la philosophie d’Ortega, “aimée”. L’amour est, toujours, « l’amour de la perfection de ce qui est aimé », c’est aider chaque réalité à rencontrer dans notre vie son chemin original de plénitude, au point qu’elle devienne indispensable pour nous et nous pour elle, ce que veut dire l’expression “la sauver” [2]. Et pour Ortega le destin de la critique, le sens de l’herméneutique n’est pas autre chose. Il ne s’agit pas de la formulation de jugements fermés, qui prennent de la distance pour s’élever, mais de la capacité de l’interprète à accueillir une autre vie, dont il souhaite étudier l’œuvre, et à la compléter en l’intensifiant, se jugeant lui-même, au fond, à sa capacité à le faire. « Je vois dans la critique un effort empreint de ferveur pour accroître les potentialités de l’œuvre choisie. » La pulvériser en une “bruine d’anecdotes”, poursuit Ortega, signifie tout le contraire [3].

2 Dans les développements qui suivent, je tenterai de montrer, par des comparaisons choisies avec les œuvres de Heidegger et de Husserl, l’idée de la métaphysique qui se dessine chez Ortega et qui, de mon point de vue, est la plus grande potentialité que recèle l’expression “raison vitale”.

I. L’Être et les exigences de la métaphysique

3 Le projet philosophique de Heidegger dans Sein und Zeit consiste à atteindre le sens général de l’être, et pour cela, comme on le sait, il tente de découvrir la structure de l’exister [4] humain (Dasein) en tant qu’étant fondamental dont l’être se manifeste aussitôt après sa primauté ontique, ontologique et ontico-ontologique à l’égard des autres “étants”. Le retour constant du philosophe allemand à la pensée grecque signifie la possibilité de renouer avec un moment de la philosophie où l’être n’avait pas du tout été confondu avec une certaine idée de l’étant, quand la vérité était dévoilement plus que jugement et que le fait de nommer (phánai) s’unit dans l’être avec la pure intellection (noeîn). Distinguer comment l’ontologie fondamentale de l’exister humain transparaît dans la philosophie antique est le présupposé herméneutique qui permet de la comprendre. Comme il est connu également, d’autre part, l’analyse de l’ontologie fondamentale en tant que propédeutique vers une authentique métaphysique de l’être n’a pas eu le succès attendu. A la fin de son exploration Heidegger indique que le chemin vers la compréhension de l’être ne peut s’interrompre parce qu’il n’a même pas encore été emprunté [5], de sorte que sa stratégie en matière de méthode évolua jusqu’à considérer le privilège du langage, surtout du langage poétique, pour atteindre “le nommer” originaire et saisir la fondation de l’être dans le mot essentiel, comme cela est déjà exprimé dans son étude sur l’essence de la poésie chez Hölderling (1936). Nous prendrons ces faits partiels et connus de la première pensée de Heidegger comme des coordonnées utiles pour commencer à situer Ortega sur la carte de la philosophie contemporaine.

4 Le projet du philosophe espagnol n’a pas eu sa genèse dans une préoccupation pour le sens de l’être. L’être est avant tout un terme dont le concept, comme n’importe quel autre, a fonctionné au sein d’un système linguistique et dans la vie d’un peuple. Et en Grèce, en relation à la naissance du mode de pensée philosophique, l’être a offert une fonction essentielle : la possibilité de penser la totalité. L’être, dans l’esprit d’Ortega a été, en premier lieu, un prédicat de totalité, quoique très particulier, lié au naturalisme de la physis et au rationalisme de Parménide. En second lieu, avec la philosophie moderne, le concept de l’être comme totalité s’enrichit d’une autre acception fondamentale : la radicalité. L’être véritable est celui où la totalité s’enracine et se manifeste. Il s’agit de la découverte moderne de la conscience comme réalité radicale. Nous allons suivre les pistes décisives que nous laisse Ortega dans son œuvre pour développer ces idées, en renvoyant toujours le lecteur, étant donné l’exigence de brièveté, à d’autres écrits [6].

5 Pour éclairer la fonction conceptuelle de l’être, il faudra, avant tout, éclairer ce que l’on entend par “concept” selon la raison vitale. Le concept d’un mot est, au premier abord, son schéma logique significatif, celui que reflètent les significations du dictionnaire d’une langue. Ce schéma logique, ou patrimoine de significations, fonctionne au sein du système constitué par la langue - syntaxique-grammatical, sémantique-, qui, à son tour, s’enracine dans la vie sociale d’un peuple, et, s’actualise finalement toujours dans la vie de chaque individu avec des signifiés concrets. Le concept, moyennant le terme, est pour Ortega un instrument, une façon de plus d’utiliser les choses [7]. Avec lui, a-t-il l’habitude de dire métaphoriquement, « l’on passe les menottes à la réalité » ; et la langue, alors, est déjà théorie, interprétation implicite de la vie [8]. Le philosophe espagnol à partir des Meditaciones del Quijote adopte un pragmatisme semblable à celui que manifestera Heidegger dans Sein und Zeit, bien que différent dans ce qui est le plus décisif, comme nous le verrons.

6 Le concept, alors, est une façon de plus d’utiliser les choses : avec lui l’on capte — cum-cipere — les possibilités que recèlent les choses à l’égard de mes projets, bien que ces possibilités soient massivement héritées par l’histoire, quasiment jamais inventées par moi. Le mot reflète ce patrimoine pragmatique conceptuel surtout à travers l’étymologie, à laquelle Ortega consacre une attention soutenue, étant donné qu’en elle demeure la trace de la raison historique des projets d’un peuple. Dans le mot se manifeste, moyennant une analogie créatrice, c’est-à-dire métaphorique, la tension associative et dissociative de l’individu dans la société. Cela dit, bien qu’il fasse partie de l’homme en général, de la vie sociale, le concept se forge et s’utilise toujours dans la vie individuelle, c’est pourquoi son usage par chaque individu produit également une usure du schéma logique général, le patrimoine de significations se transformant. Cette tension entre le collectif et l’individuel dans l’usage du concept, de son schéma logique dans sa constante fonction significative individuelle, n’est pas autre chose, en large mesure, que ce qu’exprime Ortega avec sa fameuse distinction entre “idées” et “croyances” [9].

7 Une “croyance” est l’interprétation ou l’ensemble d’interprétations qui se sont cristallisées relativement à une chose, qui sont comme une auréole de virtualités, toujours actualisables comme facilités ou difficultés au regard de mes projets, qui inscrit cette chose dans une fonction ou “champ pragmatique” hors duquel il est littéralement impensable ; et le concept du mot correspondant renvoie à ce patrimoine de possibilités déjà établies, “crues”. Quand nous voyons une chose ou quand nous l’appelons par son nom, nous nous orientons sans nécessité de penser, nous savons déjà à quoi nous en tenir. La lumière comme “objet” sert à voir, à allumer, pour lire ou blesser mes yeux fatigués ; il n’est pas nécessaire que je pense la lumière, je sais déjà à quoi m’en tenir vis-à-vis d’elle, de sorte que le terme “lumière” ne m’est pas non plus “problématique”. Mais si je découvre que la lumière passant par une lentille peut brûler, je fabrique alors une nouvelle interprétation, c’est-à-dire une nouvelle idée de ce qu’est la lumière qui inévitablement enrichit aussi son concept, parce qu’elle enrichit qui je peux être dans ma circonstance. Cependant, quand quelque chose ne peut pas être interprété comme on l’interprète d’habitude, parce qu’il commence à montrer, réclamer ou suggérer un fonctionnement dans la totalité de ma vie, en raison de la situation dans laquelle je me trouve, qui est différente des limites pragmatiques établies par cette interprétation, alors il oblige l’homme à penser, à parvenir à une autre interprétation de cette chose, à une nouvelle idée.

8 La croyance est l’interprétation établie, c’est “la vérité dans laquelle nous nous trouvons” à l’égard d’une chose, en raison de laquelle il n’est pas nécessaire de la penser ; l’idée, d’autre part, est “la vérité à laquelle nous arrivons” avec la pensée quand se brise en nous ou simplement demeure insuffisante la croyance. Dans la vie intime, solitaire, de l’homme qui parle avec lui-même ou dans la vie “interindividuelle”, qui est interaction entre les individus qui fonctionnent comme “je” et “tu”, l’usage de la langue se moule. Dans ce processus qui évidemment transcende la langue mais qui se manifeste également dans la langue, les croyances peuvent “devenir des idées”, perdre leur automatisme, et les idées se cristalliser, s’établir conceptuellement dans la vie et fonctionner comme des interprétations automatiques ; et la langue, une réalité plastique, nous le répétons, un système ouvert qui dépend de la vie, reflète ces changements dans la sémantique, dans la syntaxe, dans l’étymologie des mots. Et de tout ce qui a été dit nous pouvons déduire, finalement, que la pensée est beaucoup plus qu’un acte intellectuel délibéré : c’est l’opération spontanée de la vie qui cherche à “savoir à quoi s’en tenir”, en s’orientant avec des mots, des images ou avec tout comportement corporel, situationnel, qui peut nous conduire à savoir comment faire fonctionner les choses en vue de nos projets, pour que nous puissions être dans notre contour celui que nous prétendons être. Ceci est la raison pour laquelle Ortega, déjà très précocement, conçoit la culture comme un patrimoine pour l’orientation de l’homme, pour qu’il parvienne à une sécurité et une fermeté dans sa vie intrinsèquement dénuée de sécurité [10]. Grâce à ces détails denses mais absolument nécessaires nous pouvons maintenant comprendre pourquoi pour Ortega “l’être” est seulement un concept qui se présente dans la vie grecque ; un concept qui a une fonction interprétative pré-philosophique spontanée, “de l’ordre de la croyance”, à laquelle s’ajoute une portion conceptuelle “idéelle”, bien que, sans doute, il s’agisse d’un concept absolument particulier.

9 Il est particulier, en premier lieu, parce que c’est une interprétation de toutes les choses, c’est-à-dire de “tout ce qu’il y a”. Tò eînai est un verbe qui a l’action de conduire celui qui pense ou parle en l’employant à se trouver avec la totalité, à se dévoiler à lui-même comme partie d’un tout. En second lieu, si l’être est une expression qui prêche la totalité (chaque chose est parce ce que tout est), l’autre grande particularité de l’être grec est que la totalité à laquelle il se réfère, dans son substrat ultime, ne se produit pas ni ne se crée mais au fond était donnée depuis toujours : c’est la physis[11]. Celle-ci, implicitement et de façon ancestrale, est le substrat générateur de tout ce qu’il y a, l’ordonnant avec des lois fixes, susceptibles d’observation (theoría). L’être, alors, se réfère à la physis prêchant ce qui sera parce que toujours il a été (tò tí ên eînai). Et l’homme, en se découvrant philosophe, acquiert une nouvelle interprétation de lui-même, une nouvelle idée de soi : il est celui qui a un lógos, c’est-à-dire celui qui peut, parmi les êtres de la nature, dire la totalité, dévoiler le principe (arkhé) et la fin (télos) de la nature pour son propre compte, sans intermédiaires comme les oracles, les dieux ou la sagesse antique.

10 En suivant ces présupposés, nous pouvons conclure que la philosophie de l’être grec est une “physique” conçue avec une prétention philosophique. Sa prétention est, en effet, philosophique : celle de chercher un principe (arkhé) et une fin (télos) à tout ce qu’il y a, en découvrant son ordre (kósmos) ; mais comme l’être est “physique”, le philosophe commence par reconnaître que le principe réside dans les éléments naturels (eau, terre, feu, air, le mouvement sans fin qui est en gestation entre eux…), et, finalement, à mesure que la physis trouve dans les mathématiques une méthode plus efficace pour se révéler, au point de transfigurer son image plus rigoureuse dans les sciences modernes, la philosophie perd son horizon et une autre idée de totalité, une autre idée de l’être se dévoile peu à peu : la conscience. Sans que nous puissions trop nous arrêter sur ce processus complexe, Ortega signale que le scepticisme antique et le christianisme ont été les forces imparables qui ont conduit à la modernité, parce que chacune à sa façon a découvert l’intimité du sujet, obligeant à un élargissement du concept d’“être” et, corrélativement, de la raison [12]. Mais avant d’arriver à l’être radical de la conscience, nous allons voir ce qu’est capable de conceptualiser l’“étant” pour Ortega suivant le concept d’être duquel il dérive.

11 Nous nous emparons des possibilités philosophiques conceptuelles de l’étant si nous comprenons qu’il s’agit d’une interprétation de l’être de la physis, qui délimite son horizon de totalité. L’étant répond à un mode de pensée particulier : le rationalisme de Parménide. Tò ón cherche à embrasser la totalité de l’être de la physis en vue d’un type d’unité intellectuelle qui sacrifie son mouvement et sa multiplicité ; c’est, en d’autres termes, un pròs hén de l’intellect qui forge la logique de l’identité et éloigne du positivisme empirique grec naissant [13]. L’Étant est l’unique et authentique forme de l’être, celle qui est capable de l’exprimer en chaque chose dans sa fonction d’existence pure et identique, de sorte que ce qui ne rentre pas dans cette unité simplement n’est pas : est une apparence de réalité. L’on vérifie l’aveugle incorporation du rationalisme de l’étant de Parménide à l’histoire de la philosophie quand Aristote, sans s’en rendre compte, trahit sa méthode empirique en interprétant la substance première comme forme, eîdos, c’est-à-dire substance seconde, entité, perdant de la sorte son sens véritable et primaire de prágmata. Ortega signale que ceci se produit parce qu’Aristote prend l’étant comme s’il s’agissait du résultat ultime de l’abstraction des propriétés sensibles communes des choses, de l’“abstraction communiste” [14]. L’entité cherche à réduire la physis à ce qui est éternel et immobile, à partir duquel, comme s’il s’agissait d’une unique catégorie transcendantale de l’intellect, l’on interprète tout ce qu’il y a. Le syllogisme, qui est la logique de l’identité organisée en genres et en espèces, est un abandon ultérieur du pragmatisme originaire des choses : de leur “être” pour mes projets avant d’être pour l’entité. Le genre aristotélique, bien qu’il soit enrichi par les prédicables en vue de la définition, surmontant l’étroite dichotomie de la dialectique platonicienne, est vide, ne génère pas l’espèce, n’est pas, en définitive, générateur de la physis mais forme de l’intellect. Avec l’étant le concept de vérité oublie sa fonction de dévoiler les prágmata en vue de nos projets et se limite à la logique de l’identité. Il s’agit de la dissimulation définitive de la raison vitale de la part de la raison pure ; expression, celle de “raison pure”, qu’Ortega utilise pour se référer à toute analyse de la réalité qui n’a pas été faite à partir de la vie en tant que réalité radicale, avec des concepts forgés en vue de son mouvement historico-narratif particulier [15].

12 Cela dit, avec la découverte de l’être de la conscience, selon Ortega, la thèse de l’être de la physis se trouve “compliquée”, c’est-à-dire inclue et exprimée par une autre plus radicale qui résulte face à elle plus radicale et indubitable [16]. Si l’être de la métaphysique réaliste de la nature cherchait à exprimer la totalité, une telle prétention se voit aujourd’hui corrigée par une autre. La totalité se manifeste comme telle dans un être radical : la conscience, par laquelle il y a totalité. Même Dieu, qui depuis le schéma de la divinité philosophique grecque avait été interprété comme le principe du mouvement de la totalité, comme l’être qui contient tout dans sa perfection, un concept d’omnipotence païen se transférant au christianisme, doit s’envisager de nouveau à partir de l’intimité de la conscience, doit s’enraciner en elle et être, Lui-même, d’une certaine façon, une substance qui a une conscience, trait moderne de la personnalité. Sans que nous puissions approfondir cette complexe question [17], qu’il nous suffise de réaffirmer qu’avec la modernité l’on découvre l’indubitable sous forme de “radicalité” de l’être, qu’avant ingénument l’on avait identifié avec la physis. Nous allons voir brièvement quels sont les deux traits fondamentaux de la conscience.

13 La conscience est le cadre incontournable où sont les étants : le fondement de leur apparition. Et ceci parce que la conscience, en premier lieu, consiste dans le fait de se référer à ce qui n’est pas elle-même, c’est-à-dire son être se constitue comme manifestation de ce qui est autre qu’elle. « La conscience n’est pas une chose qui se réfère à une autre, mais est “le référer” lui-même, le fait de porter en soi ce qui est autre que soi-même, en somme, le fait d’avoir un objet, le fait de se rendre compte de quelque chose. » [18]. Une telle caractéristique de la conscience, ajoute Ortega à la suite, fut déjà soulignée par les scolastiques avec le terme “intentionnalité”, finalement utilisé par Brentano y Husserl. En second lieu, en approfondissant plus le “fait de se rendre compte” qui apparaît dans la citation d’Ortega, la conscience découvre une autre propriété qui complète l’intentionnalité. Tout étant, au sens phénoménologique large, doit apparaître dans l’être de la conscience parce que tout en ayant la propriété de se rendre compte d’elle, d’“être pour soi” comme dit Ortega [19], elle conserve en son être ce qui est autre qu’elle, lui donne une temporalité en le rendant existant, c’est-à-dire, re-sistant, objet. Si nous voulons nous référer aux philosophes mentionnés auparavant, il n’est pas difficile de distinguer dans ce second caractère de la conscience, avec leurs nuances respectives, la perception interne de Brentano ou la conscience interne du temps de Husserl [20]. La reconnaissance de ces deux caractères fondamentaux de la conscience permet qu’elle s’impose dans le mode de pensée moderne comme l’être véritable, “la réalité radicale” selon l’expression ortéguienne.

14 Ces denses réflexions permettent de comprendre que l’être dans son histoire se révèle à l’esprit d’Ortega comme un concept avec une double acception qui détermine les exigences de la métaphysique dont il doit, de façon responsable, se charger : il se réfère à la totalité, à ce qui s’exprime en espagnol avec le verbe “avoir”, au sens de “ce qu’il y a”, et, en second lieu, il exprime cette “réalité radicale” où se manifeste tout ce qu’il y a, où “est” tout, ou, pourrions-nous dire, où tout devient en quelque sorte “réel”. Avec cette prémisse l’on pourra maintenant souligner une caractéristique fondamentale de la pensée d’Ortega, qui distingue la raison vitale de toutes les formes philosophiques de son temps, y compris de l’analytique existentiale de Heidegger.

II. La métaphysique comme sens de la réalité radicale et comme forme de vie

15 Ortega comprend, comme il avait compris l’idéalisme face au réalisme — d’où, comme il a l’habitude de dire, “sa part de raison” — que découvrir ce véritable être où la totalité des êtres se manifestent, où ils acquièrent leur être, c’est faire de la métaphysique, de sorte que, par exemple, même l’idéalisme phénoménologique est, pour le philosophe espagnol, bon gré mal gré, de la métaphysique. Pour Husserl tout apparaît en genèse passive et tendanciellement pour l’intentionnalité de la conscience, qui est toujours consciente d’elle en raison de la synthèse temporelle interne du flux absolu… Avec ceci nous avons déjà les conditions minimales, suffisantes, pour qu’Ortega voie en Husserl un métaphysicien : la totalité de ce qu’il y a qui s’enracine dans une réalité radicale. Il est clair que Husserl, lorsqu’il se réfère avec mépris à la métaphysique, comprend des idées arbitraires de l’être en tant qu’attribution d’existence à des choses transcendantes ou à un sujet comme “réalité” spirituelle ou psychophysique qui les pense, ou, même, à un transcendantalisme catégoriel constructiviste où le sujet n’est pas ouvert intentionnellement à la pure survenue des phénomènes… Sans doute, mais avec cela, précisément, nous pouvons capter comment Ortega perçoit la métaphysique et la phénoménologie, qui est bien différente de la façon dont Husserl lui-même les interprétait.

16 Cela dit, Ortega utilise l’expression espagnole “tout ce qu’il y a” ou “l’avoir” en général parce qu’il comprend que l’être, comme concept qui embrasse la totalité, véhicule déjà une interprétation déterminée de celle-ci qui, de base naturaliste, se réduit encore plus avec le rationalisme parménidéen de l’étant, au patrimoine pragmatique conceptuel très pauvre pour saisir ce qui n’est pas naturel, ce qui n’est pas res. Une fois écartée l’idée de l’être et des étants, Ortega ne parlera pas non plus de “phénomènes”. Bien que “tout ce qu’il y a” coïncide avec “tout ce qui apparaît”, le phénomène est un concept qui reflète le drame moderne, le problème de la communication des substances. Husserl conçoit les phénomènes à partir de la pure apparition de la conscience, où ils se manifestent pour ce qu’ils sont en eux-mêmes ; mais pour Ortega, comme nous verrons, la conscience est une interprétation dérivée d’une autre réalité plus radicale qui est la vie humaine, qui a toujours lieu sous la forme individuelle de “ma vie”. D’où le fait que, finalement, il décidera de dénommer la vie “la réalité radicale”, et “tout ce qu’il y a” la “réalité qui s’en racine” en elle. Avec ceci l’on comprend pourquoi Ortega en vient à affirmer à plusieurs reprises que la réalité radicale n’a pas de raison d’être la réalité la plus importante, mais simplement celle où tout ce qu’il y a doit prendre ses racines pour être, d’une quelconque façon, réelle, avec sa forme de réalité qui, comme nous avons commencé à le voir, est pragmatique, fonction de mes projets, de qui je prétends à être à chaque moment dans ma circonstance, transformant constamment ma circonstance en monde. Ce nouveau concept de “réalité” sera décisif pour la pensée de Zubiri et de Julián Marías. Je crois que nous disposons maintenant d’éléments minimaux mais suffisants pour comprendre pourquoi, à partir de l’idée de l’être d’Ortega, l’exposé de l’analytique existentiale de Heidegger véhicule un archaïsme primaire [21].

17 Nous avons conclu que pour le philosophe espagnol, avoir une idée de la réalité radicale qui permette de concevoir le sens de la réalité qui s’enracine en elle consiste déjà à faire de la métaphysique. Sans doute ces éléments se trouvent-ils aussi chez Heidegger, et avec un caractère ressemblant à Ortega, au point que leurs pensées ont souvent été confondues. L’exister humain est l’étant capable de comprendre toutes les autres formes d’être, tous les étants, parce que son être consiste en une compréhension projective de son propre être dans le monde sous la forme de ses possibilités d’être, ce qui le rend toujours ouverture pré-compréhensive à l’être (primauté ontologique) et, pour cela, étant privilégié qui est détermination de sa propre existence (primauté ontique). Cependant, ces conditions pour Heidegger, à la différence d’Ortega, ne sont pas suffisantes pour la métaphysique. L’analyse de l’être fondamental est au service de la découverte du sens général de l’être : c’est seulement une “voie” vers la métaphysique. Avec ceci, cependant, Heidegger de fait élève la recherche du sens général de l’être à une prétention radicale de la vie humaine, interprétant celle-ci à partir du moule de l’être, la traitant comme une forme d’être, comme un type d’étant, bien que fondamental, où se manifestent aussi les autres êtres en tant qu’étants. Celle-ci serait la racine qui différencie profondément l’analytique existentiale de la raison vitale et qui, de mon point de vue, permet à cette dernière de suggérer un élément fondamental de plus à la métaphysique : Ortega ne cherche pas le sens général de l’être, mais le sens de la vie qui doit s’organiser à travers un patrimoine conceptuel qui jaillit d’un principe intrinsèque à la vie elle-même, pas étranger à elle, et qui, à mon avis, est personnel. Pour cela aussi, nous le comprenons maintenant, Ortega n’utilisera jamais le concept d’“existence” (existentia) qui, malgré l’effort de Heidegger pour le revitaliser moyennant l’analyse de l’être de l’exister, opposant sa consistance (Existenz) à la simple présence des choses (Vorhandenheit), n’atteint pas un sens personnel, une enérgeia de la vie [22].

18 Une analytique de la vie doit découvrir le sens ultime de la vie elle-même, orienter son interprétation compte tenu d’un principe qui émerge de son interprétation intrinsèque. Il ne suffit pas de réaliser que le Dasein dans son auto-interprétation mondaine (Selbstauslegung) s’interprète à partir du monde, avec des concepts qui confondent sa forme d’être avec celle d’autres étants, mais il faut repenser le sens même du projet de compréhension anticipateur dans le monde, le sens du souci (Sorge) et, en ultime instance, du temps. Si le souci s’interprète pour le sens de l’“être”, on en vient à réifier la vie, à l’étantifier, à voir ses possibilités d’authenticité en vue de la mort comme “possibilité la plus authentique”, et le cercle herméneutique n’atteint pas sa fonction, ne se fait pas à partir de l’ouverture elle-même (Erschlossenheit), en définitive, la possibilité illimitée que la vie intensifie son sens. Si je ne craignais pas une confusion à l’égard de mes propos, j’affirmerais sans réserve que l’analytique de la vie, à partir d’Ortega, suggère une phénoménologie du sens, une recherche incessante et sans préjugés de ce qui peut intensifier et authentifier la vie humaine, c’est-à-dire, la rendre heureuse. Trouver une raison au fait de vivre est ce qui se nomme depuis Ortega “raison vitale”, dont une préoccupation brute, manquant de systématisation, fut anticipée par Unamuno. Avec ceci, cependant, nous n’avons fait rien de plus que commencer. Pour que ce que je viens d’affirmer revête une signification, il faut éclairer ce que signifie “sens”.

19 L’on a dit que Heidegger ne paraît pas expliquer à fond ce qu’est le “sens”, bien que tout le programme de sa pensée consiste en une recherche du Sinn von Sein[23]. D’autre part, si nous confrontons son usage avec celui que fait la philosophie allemande immédiatement antérieure à lui (nous pensons à Frege et Husserl), il faut admettre une grande avancée, une approche radicale. Avec l’inévitable brièveté à laquelle je suis contraint, je procèderai systématiquement, laissant au lecteur un chemin balisé plus qu’une argumentation détaillée.Sinn est élevé par Heidegger à existential de l’exister parce que l’exister est un incessant projet d’auto-compréhension anticipatrice du monde, c’est-à-dire une ouverture intrinsèquement interprétative qui projette la compréhension à partir de ce qui est compris, révélant le sens des étants. Nous avons ici le grand élément de nouveauté : l’exister seulement “a” un sens, les autres étants “sont” pour se dévoiler dans l’exister [24]. C’est le projet (Entwurf) ouvert de l’exister dans son auto-compréhension mondaine, c’est le souci, en définitive, en tant que concept qui résume son projet intégral, qui forge l’horizon (Woraufhin) de sens. A un certain moment Heidegger, finalement, arrive à se poser la question qui, d’après moi, pourrait radicaliser énormément son point de vue. Il arrive à poser directement la question du sens du souci et, aussi, du signifié même du “sens” [25]. Ces deux questions radicales et intimement liées, cependant, ne parviennent pas à être le “fil conducteur” pour la compréhension de l’exister ; la tendance consiste à revenir au fait d’envisager le sens à partir de la primauté ontico-ontologique de l’étant fondamental, dont le “projet primaire” est celui d’anticiper les possibilités elles-mêmes d’être pour dévoiler l’être des étants [26]. Et les étants, finalement, manifestent deux sens : ceux qui sont à portée de main (zuhanden) et ceux qui sont présents (vorhanden). Et si, comme on l’a également dit, la Vorhandenheit dérive de la Zuhandenheit parce que le signe en général et le mot, en tant que concept de l’assertion (Aussage), comme il se produit chez Ortega, sont des instruments, alors l’unique modèle de sens est celui qui se révèle dans le pragmatisme instrumental [27]. Les étants sont “des phénomènes” au sens nouveau qui dévoilent leur entité à la lumière de l’être qui se projette comme possibilités d’être de l’exister.

20 En ce qui concerne le sens du souci, du projet intégral de l’exister, alors, il faudra recourir à l’idée d’authenticité (Eigentlichkeit). Si la condition de l’exister est d’être ouvert, sa forme pleine de l’être, qui détermine la résolution (Entschlossenheit) comme vérité originaire, se manifeste quand chaque projet a lieu en prenant en charge la possibilité ultime et radicale de l’exister lui-même : la mort. L’exister est à la mort (Sein zum Tode) et son ouverture se dilate en une unité d’extases temporelles orientées vers le futur comme “instant” : présent et passé se décident compte tenu d’un futur anticipateur qui compte intégralement avec le projet parce qu’il est ouvert à sa mortalité et tacitement la sent, s’ouvrant également à son émotivité originaire, à l’angoisse. Sans que le discours (Rede) tombe dans les potins, sans que notre condition de jetés dans le monde nous entraîne à nous interpréter à partir de la compréhension moyenne, à partir de la conscience de la société, à partir de l’un (das Man), nous devons écouter la voix de la conscience qui surgit de la structure elle-même du souci et qui nous appelle vers le futur à partir de notre histoire, qui est dramatique, mortelle, impossible à confondre avec l’histoire de l’un. La résolution véritable est celle qui nous projette dans le futur avec une conscience de dette, c’est-à-dire, du défaut ou de la culpabilité (Schuld) qui implique de nous choisir dans un monde dans lequel nous sommes jetés sans l’avoir choisi, qui nous oblige toujours à nous interpréter parmi des possibilités écartant la majorité de celles qui se présentent à nous, conscients que la possibilité ultime et la plus personnelle, qui nous prédispose à une interprétation complète de notre être, est la mort. Le lecteur de Sein und Zeit qui aspire à trouver un sens ultime au souci dans l’authenticité finira en se désespérant. La vie ne s’installe pas dans une recherche incessante de son sens en tant qu’activité radicale qui peut nous permettre d’affronter authentiquement la mort, la réabsorbant dans la vie, même en la défiant, comme demandaient Unamuno y Senancour. La mort dans Sein und Zeit a une fonction essentielle parce qu’elle radicalise la vie, dessine son contour, individualise la mêmeté de l’exister — mon moi — face à l’un parce qu’elle permet la résolution authentique… , mais elle ne se pose pas à partir du sens de la vie. C’est elle le terme de la vie dans un sens limité, face auquel il y a seulement l’angoisse ; c’est le non-exister.

21 Heidegger montre que nous nous occupons des choses (Besorgen) et aussi du prochain (Fürsorgen), et dit que le traitement vis à vis de ce dernier diffère de celui que nous dispensons aux choses, mais ne découvre pas un sens de l’exister particulier dans cette relation, un existentiel d’amour, par exemple, qui puisse réagir sur le sens entier de l’appel de la conscience, de la culpabilité, de la mort… du souci [28]. Il faudrait alors se demander : pourquoi la recherche du sens intrinsèque de la vie ne parvient-elle pas à être le Leitfaden de l’analyse de sa réalité ? Nous avons déjà signalé une raison fondamentale. Heidegger croit qu’“il y a de l’être” et son idée, de plus, est celle de rechercher son sens, de sorte que, en réalité, le concept de “sens” qui fonctionne dans l’expression “sens du souci” dépend de celui qui fonctionne dans l’expression “sens de l’être”. Il n’y a pas une recherche du sens du souci dans la vie, radicalisant au maximum la possibilité pour que la vie atteigne un sens, même en ouvrant l’exister à l’expérience de la foi qui, dit le même Heidegger, peut donner une interprétation plus radicale de l’être de l’homme [29]. Il n’y a pas non plus une élaboration du concept de sens à partir de la compréhension moyenne, comme celle que l’on demande pour l’être (des durchschnittlichen Seinsverständnisses) ; le sens fonctionne pour la révélation de l’être. Et en ce qui concerne la compréhension moyenne de l’être, de laquelle Heidegger veut partir pour la raffiner avec l’interprétation de l’étant fondamental où l’être se comprend, il y a quelque chose de plus qu’un simple point de départ herméneutique : il y a une idée de l’être comme universel transcendant fonctionnant comme présupposé de toute la recherche, qui évidemment procède des études de Heidegger de philosophie grecque médiévale et que lui-même corrigera, en fin de compte, avec l’idée de Ereignis[30]. Finalement, si l’idée d’interprétation, comme je vais le montrer, dépend de l’idée de sens, bien que Heidegger surmonte l’idéal descriptiviste pur de la phénoménologie, approfondissant l’évidence que vivre est une tâche intrinsèquement interprétative, dont les présupposés historiques, mondains, loin de pouvoir être neutralisés doivent être découverts et possédés pour la rigueur même de l’interprétation, d’autre part, il limite les possibilités de l’interprétation parce qu’il n’“élargit” pas le cercle herméneutique à partir de la vie : il n’y a pas une interprétation qui jaillisse d’un principe interne à la vie qui ouvre son cercle herméneutique, qui ouvre la vie de chaque personne et son histoire au bonheur. En raison de tout cela, Heidegger en vient à attribuer le sens du souci au temps, revenant à l’idée de Husserl que le temps est quelque chose de plus que l’horizon de déploiement de la vie, mais une « forme » qui configure l’horizon, parvenant même, selon Heidegger, à lui donner “sens” [31]. Ortega, au contraire, tend à donner sens au temps à partir du sens de la vie. Mais, alors, une fois de plus, qu’est-ce qu’est le sens ?

22 Reprenons un moment le pragmatisme d’Ortega, qui a une racine biographique incorporant celle biologique [32]. Le monde ne se configure pas seulement pour notre vie biologique, pour que fonctionne notre corps en vue d’un plan vital organique, génétique, mais l’adaptation biologique elle-même sert, à son tour et de façon primaire, pour que l’on mène à bien une vie biographique. Mais que signifie le biographique face au biologique, bíos face à zoé ? Une des phrases les plus répétées par Ortega est que tout ce que nous faisons ici et maintenant, nous le faisons toujours, que nous le voulions ou non, « en raison de quelque chose et pour quelque chose ». Quand nous parlons de pragmatisme, de comment nos projets dévoilent l’instrumentalité des objets, leur “être pour”, en réalité, le “pour” n’a pas de sens s’il ne se projette pas à partir d’un “en raison de”, d’un principe. Sans lui, la vie se transformerait en un activisme aveugle, le choix ne serait pas choix et la liberté serait une chimère. Un sens est, pour le moment, le “en raison de”, son principe, qui projette un “pour” ; et tel est, aussi, le signifié basique d’“interprétation”. Cependant, ce n’est pas suffisant ; il n’y aurait pas non plus de choix ni de liberté si le principe d’interprétation de la vie était d’avance donné comme une cause mécanique à partir de laquelle se déduisent les actions qui lui succèdent. Que devrions-nous considérer, alors, comme principe d’interprétation biographique ? Le factum que la vie arrive comme transparence, comme réabsorption d’elle-même, oblige à admettre une idée radicale de principe. Le fait de survenir comme transparence, en effet, signifie survenir comme réabsorption, mais il y a réabsorption seulement si ma vie est un événement qui s’approprie d’elle-même de façon créatrice. Donc, si la philosophie recherche le sens de la vie en tant que réalité radicale, alors elle doit trouver un véritable principe (arkhé), c’est-à-dire celui qui recrée la fin de la vie : un principe en fonction duquel la fin (télos) n’ait pas de fin (péras) parce qu’elle est perpétuellement recréée. Le sens de la vie — ou interprétation radicale où peut radiquer n’importe quel autre sens — est, alors, ce que je nomme “recréation”. Et grâce à elle s’ouvre le temps et se génère l’auto-conscience, étant évitée du point de vue théorique n’importe quelle complication de retour à l’infini ou de coïncidence d’identité dans les théories de l’auto-concience. Je pourrai seulement ébaucher ici cette théorie dans ses termes les plus élémentaires, en tentant qu’ils soient suffisants pour manifester, de mon point de vue, la manière la plus fertile d’interpréter Ortega. Plus de précisions seront fournies dans le prochain paragraphe.

23 Nous avons indiqué qu’Ortega, de même que Heidegger, reprend à partir de sa perspective l’évidence qui s’affirme tout au long de l’idéalisme selon laquelle la conscience est, toujours, conscience de soi. Sans cette propriété elle ne serait pas la réalité radicale, elle ne pourrait rien retenir ni anticiper parce que rien ne lui arriverait, elle serait une succession d’instants détachés, elle n’aurait ni mêmeté ni objet. Sans l’auto-conscience il n’y aurait pas d’auto-affection de l’ego moyennant l’hétéro-affection de ce qui n’est pas l’ego lui-même, à commencer par la conscience du corps lui-même dans le monde, qui suggère une genèse hylétique passive au service de l’intentionnalité [33]. Pour Heidegger, comme nous l’avons vu, “souci” est une projection anticipatrice, pré-compréhensive de l’être de l’exister dans le monde. Ortega accueille également cette évidence. Sa formule “je suis moi et ma circonstance, et si je ne la sauve pas, je ne me sauve pas moi-même” est déjà une interprétation formelle de la vie qui indique que « le destin concret de l’homme », c’est-à-dire le destin radical, inévitable, auquel ne peut échapper aucun homme, est « la réabsorption de la circonstance » [34]. Ensuite, Ortega, probablement inspiré par Heidegger, utilisera aussi les termes de “préoccupation” et de “transparence” [35]. La vie, en définitive, pour être une réalité radicale doit permettre la “radication” de toutes les réalités en se réabsorbant elle-même. Cependant, comme je l’anticipais, ce n’est pas suffisant. Il faut approfondir, à son tour, le factum de la “réabsorption” et éclairer la source de la radication. Il y a réabsorption parce que la vie, en général, est principe de sa fin elle-même, de sorte que le résultat de cette coappartenance est la recréation, qui est le sens dans lequel transite chaque vie individuelle — et qui, comme nous le verrons, en raison du caractère de principe et de fin de la vie humaine, oblige à ce qu’il y ait plus d’une vie pour qu’il se réalise —. Sens, alors, est re-création en tant que co-appartenance de principe et de fin en une réciproque révélation (apokálypsis). Une “cause”, au contraire, ne ré-initie pas intrinsèquement sa fin. La cause s’épuise dans la fin, ne s’en distingue pas : elle se distingue seulement du point de vue d’une vie qui l’interprète comme effet d’une cause. Une balle, dès qu’elle a été tirée, porte déjà en elle sa fin : son mouvement n’est pas recréation, son présent est une simple succession d’instants qui ne possèdent pas de continuité, parce qu’une continuité temporelle est une propriété de la recréation en tant que réinterprétation du passé dans le futur, qui est ce qui génère la conscience. La balle, sans recréation de la fin dans le principe, n’a ni conscience ni temps, ne se possède pas elle-même, et, par conséquent, ne peut décider de changer de trajectoire. Du point de vue d’une métaphysique de la physis comme celle d’Aristote, et comme il est évident dans le livre V de sa Métaphysique, les possibilités du concept d’arkhé ont été confondues avec celles de aítion, et le sens de la vie — végétale, animale et surtout humaine — a été occulté pour toute l’histoire de la philosophie qui s’est limitée à de simples téléologies, sans dévoiler la recréation. Recréation est ouverture systématique à n’importe quel ordre d’éléments : à n’importe quelle structure systématique — algorythmique, causale — [36], qui, de telle sorte, peut exister, ré-sister dans le temps, comme un corps qui est en vie, précisément, dans l’horizon de la recréation, et qui, par conséquent, a un sens intrinsèque.

24 Le sens de la vie, alors, est la réalité radicale où n’importe quel autre sens peut radiquer, où tout autre mouvement — comme celui de la balle ou du corps — prend son sens. Une interprétation de la vie déterministe ou simplement pragmatiste est un contresens parce qu’elle suppose la réalité radicale qui est interprétation ou sens radical : principe en vue de sa fin, en recréation.

25 La difficulté de l’idéalisme pour conceptualiser l’être pour soi de la conscience, alors, procède de l’absence de la question de son sens. Interpellant Husserl avec ses propres termes, nous pourrions dire avec un socratisme renouvelé : pourquoi et pour quoi y a-t-il conscience interne du temps ? Pourquoi et pour quoi le flux absolu est-il transparence ? Dans la phénoménologie, la conscience interne du temps est au service de l’intentionnalité — de fait, elle commence à s’organiser en Längsintentionalität et Querintentionalität —, et seulement la genèse passive oblige à une “égologie” plus profonde qui demande de surmonter l’intentionnalité comme méthode transcendantale d’adéquation aux essences. Néanmoins, en fin de compte, l’objectif de l’ego factique, le caractère exécutif passif lui-même de l’Urich qui transcende l’intentionnalité ou se manifeste dans une fungierende Intentionalität, revêt un sens en vue d’atteindre les structures universelles qui composent la monade transcendantale en tant que cadre intersubjectif de toutes les monades intentionnelles [37]. Le sens de la conscience tout au long de l’idéalisme, même, à sa façon, de la conscience intentionnelle, paraît demeurer dans le cadre de la vérité comme adaequatio, et, cependant : la vie humaine est-elle possible, non seulement en tant que principe créateur mais en tant que bonheur si sa fin consiste à s’adapter à des essences universelles ? Sa fin ultime, celle qui peut dévoiler son principe, ne sera-t-elle pas autre ?

26 Sans que je puisse approfondir ici cette question, il faut indiquer que le problème du sens du mouvement a été occulté durant d’énormes pans de l’histoire de la philosophie, spécialement durant la philosophie moderne qui a cherché la méthode pour faire correspondre la pensée aux choses avant de s’interroger sur le sens d’une telle adéquation.

27 Sans pouvoir ici donner plus de détails sur cette inévitable herméneutique de la philosophie, je peux maintenant signaler avec plus de précision pourquoi je crois que la pensée d’Ortega, dès ses débuts, est extrêmement novatrice [38]. Sa fertilité repose sur le fait qu’elle interprète la vie, elle ne la décrit pas phénoménologiquement, elle cherche son sens, son pourquoi et sa finalité, en conséquence de quoi elle trouve également un sens nouveau à la philosophie (“science générale de l’amour”, comme je vais le montrer), redécouvrant la légitimité d’une autre expérience ancestrale de la pensée, qu’il élève au rang de méthode : le fait d’être forme de vie.

28 La philosophie cherche le sens de la totalité et, comme la réalité radicale est ma vie, sa légitimité procède du sens de ma vie ; son lógos est la raison vitale. Il faudrait, donc, changer de méthode : seule une vie intense et authentique peut dévoiler son sens créateur. Tel sens devrait orienter le sens de chaque projet vital, mesurer son niveau de vérité, inévitablement historique, intrinsèquement “intensifiable”.

29 Je tenterai de montrer maintenant, avec une concision inévitable, quel sens de la vie suggère la pensée d’Ortega, ce qui, nous le savons désormais, consiste à se demander : quel est le principe qui recrée sa fin ?

III. La raison vitale est personnelle. Sujet, objet, vérité

30 J’ai affirmé que le concept de projet ou de prétention, chez Ortega, en tant que réabsorption de la circonstance, implique ce que j’ai nommé recréation. Néanmoins, il faudra maintenant se demander : quelle portée a sa recréation ? Si la vie est « une tâche » (quehacer), comme le répète tant de fois Ortega, parce que sa réalité « ne nous a pas été donnée accomplie », qu’est-ce qui sans fin demeure à faire ? Je crois qu’avec cette question nous avons finalement trouvé la perspective pour comprendre les possibilités de la fameuse formule d’Ortega : « Yo soy yo y mi circunstancia, y si no la salvo a ella no me salvo yo » (« Je suis moi et ma circonstance, et si je ne la sauve pas je ne me sauve pas moi-même »). Étant donné sa difficulté, je commencerai par une première approche de ce que signifie “yo”, qui apparaît deux fois dans la première phrase, avec deux fonctions complémentaires ; je comparerai ensuite ces premières conclusions avec des perspectives phénoménologiques et, finalement, je radicaliserai le point de vue.

31 Pour l’instant, il faut comprendre que le premier “yo” (je) signifie la réalité intégrale de ma vie, qui, comme nous le verrons, est ma personne. Cela dit, ce qui de ma vie ou personne n’est pas fait est le second “yo” (moi), qui est toujours en train de se faire de façon circonstancielle : la vie est projet parce que son principe pro-jette, lance en avant en un présent transitif une image, figure ou “jauge” de qui je vais être en réabsorbant qui j’ai été [39]. Le second yo est “qui” ou un projet et, donc, il est ce qu’il faut faire, il est la finalité recréée dans la vie qui, pour cela, est ma vie : constante recréation de qui j’ai été en fonction de qui je vais être. Nous pouvons comprendre ainsi, pour le moment, que “sauver la circonstance” signifie qu’en elle je dois trouver, en la projetant, une image de qui je vais être, ce qui réabsorbe la circonstance en monde, me personnalisant en elle, faisant d’elle, inévitablement, mon monde. “Circonstance” veut dire toute la réalité qui prend racine dans ma vie, que je trouve pour continuer à me rencontrer ; c’est ce que je réabsorbe dans mon projet pour me créer. Je me trouve avec mon patrimoine génétique, avec mon corps, mon âme, le monde physique et les autres vies dans leur histoire, qui arrive à être l’Histoire narrée et connue par l’homme, tout ceci enraciné dans mon passé, que forcément je dois réinterpréter comme patrimoine de possibilités futures dans mon choix présent inévitable et constant de moi-même [40]. L’horizon futur, en effet, se fait à partir du passé qui se recrée dans mon projet, et est également circonstance. Circonstance est tout ce qui n’est pas mon projet ici et maintenant et à partir de quoi mon projet se construit. Vivre, alors, est inéluctable liberté mais aussi responsabilité, parce que mon projet présent est l’anticipation créatrice de mon passé qui projette des possibilités futures, mais également un futur incertain qui devient peu à peu passé d’une façon imprévisible. Condamné au choix responsable de moi, même quand je crois que je suis en train de ne rien faire, je suis, de toutes façons, “celui qui” croit être en train de ne rien faire. Ceci ne veut pas dire, d’autre part, que tout dans la vie soit choix, comme soutenait Sartre. Je ne choisis pas ma circonstance, toujours je la trouve pour me choisir en elle, et me choisissant je rencontre aussi déjà ébauchée ma vocation : une trajectoire de sens personnel qui répond à un ensemble de facteurs, comme les conditions historico-sociales de ma naissance, les expériences radicales, ce qu’Ortega nomme “le style” ou, plus encore, “le fond incorruptible” d’une personne, c’est-à-dire la façon particulière à laquelle elle ne peut renoncer, en fonction de quoi elle se sent intimement appelée à vivre [41]. Que ce qui a été dit suffise, pour le moment, pour que nous puissions souligner la grande nouveauté de cette perspective en la distinguant, dans la mesure du possible, d’autres qui lui sont contemporaines.

32 Husserl fonde la méthode de la connaissance phénoménologique sur la conscience intentionnelle, qui est essentiellement intention significative et implétion intuitive. Cette méthode fait face à d’évidentes difficultés pour connaître le moi lui-même. L’avènement instantané ineffable de l’ego à la réflexion empêche sa connaissance au sens strict, intentionnel : nous pouvons le signifier mais non le pressentir. L’idée de genèse passive, concept aussi intuitivement obscur, renvoie à un cadre pré-prédicatif, pré-objectif de la conscience où l’on parle d’une fungierende Intentionalität, ou, simplement, de tendances et forces associatives qui conservent un lien avec l’intentionnalité active, objectivante, moyennant l’association eidétique, à laquelle Husserl confère « ein Titel der Intentionalität » [42]. Avec l’association eidétique l’on pourrait parler d’égologie dans un cadre passif, c’est-à-dire une auto-conscience où l’ego continue d’être un pôle d’auto-affection parce que la hylé conserve encore un sens intentionnel. A la suite de cela, l’on a affirmé que quand Husserl parle du pré-intentionnel du flux de la conscience, même du pré-égoïque, comme dans son analyse sur le lebendige Gegenwart, il a simplement voulu montrer la radicale passivité de l’ego qui n’est pas présent activement à lui-même, bien que, dans l’auto-conscience, il est toujours auto-affection avec ce qui n’est pas lui-même [43]. La hylétique interne du corps vivant qui s’apparente à celle qui procède du monde, fait que chaque ego, parmi les autres, homogénéise l’espace et le temps, s’introduisant au monde lui-même, s’installant ab initio dans une vie intentionnelle intersubjective. Si l’on faisait alors un pas de plus, de mon point de vue, l’on reconnaîtrait que le corps et le monde sont des ingrédients circonstanciels qui se trouvent dans la vie pour l’ego, pour le projet ou finalité créatrice de la vie, qui pour se réaliser, comme nous allons le voir, a besoin du prochain. Ce qui empêche la phénoménologie de faire ce pas, cependant est l’idée elle-même d’intentionnalité que seule la genèse passive semble conduire jusqu’à ses limites, sans que Husserl décide de la substituer avec une idée de projet.

33 A partir de l’intentionnalité, Husserl a la première évidence de l’ego pur, résistant à l’epokhé car pôle identique d’action et d’affection de la conscience. Et l’ego est référence à un “objet” compris comme un schéma formel d’“objet en général” qui se raccourcit et se spécifie en régions de corrélation noético-noématique où l’horizon du noème est, peu à peu, le monde de la vie et de telles corrélations seront comprises comme les structures intersubjectives universelles de l’ego monadique. Le concept d’ego, bien qu’enrichi avec la personnalité transcendantale, avec le “je peux” qui élargit ses possibilités en incorporant des habitus, et qui, en définitive, s’auto-constitue dans l’auto-conscience, ne conduit pas Husserl à s’interroger sur la fonction de l’intentionnalité. La raison, nous l’avons déjà notée : il s’agit de l’oubli de la question du sens de l’auto-conscience, de la finalité créatrice, projective de l’autoconstitution de l’égo. La genèse transcendantale, l’ego comme “je peux”, pourraient avoir une fertilité conceptuelle immense s’ils s’ouvraient à la recherche du sens le plus profond de l’“attitude naturelle”, et, cependant, on les fait fonctionner au service de la découverte de la transcendantalité intersubjective monadique, qui est une forme ultérieure, bien que raffinée, d’adéquation à la logique pure face à une logique du sens de la vie.

34 Admettre que la circonstance sert pour la création de l’ego n’aurait pas limité la phénoménologie à une légère déviation pragmatiste : elle aurait obligé à un réexamen du sens de l’intentionnalité, ce qui, d’une certaine façon, arriva à Brentano avec sa dernière théorie de l’auto-perception [44]. L’intentionnalité phénoménologique, cependant, si nous la pensons bien, en tentant de revitaliser la adaequatio pratique un pragmatisme à l’envers : elle met la personne au service des essences universelles. Pour cette raison j’ai déjà suggéré que nous devons nous demander si l’homme, avec un projet d’adéquation aux essences — qu’elles soient de la physis ou de la conscience — peut avoir une finalité créatrice et trouver un chemin de bonheur. L’on comprendra maintenant avec plus de profondeur pourquoi Ortega entrevit la nécessité de pratiquer une inversion du “lien traditionnel” de la pensée [45]. La circonstance, avec toutes les essences que je peux découvrir en elle, même biologiques qui permettent le miracle de l’adaptation de mon corps au monde, est au service de ma vie biographique ; elle est pour le plus grand miracle de ma création. Nous pouvons pour le moment dire avec Ortega que le sens de la vie ne peut pas se manifester dans l’adéquation de la pensée à l’être ou à l’entité, ni même dans l’adéquation de la conscience à la structure universelle de l’ego transcendantal, toutes celles-ci étant des formes limitées de la vérité ; c’est, plutôt, l’adéquation incertaine et créatrice de la circonstance à mon projet, à qui je prétends être à chaque moment et, plus encore, à une idée de ma vie générale et à laquelle je ne peux renoncer : ma vocation. A partir de son texte Adán en el Paraíso (1910), Ortega revient de fait à mettre ce qui est créé au service de la créature. Ensuite nous reprendrons cette conclusion extrêmement importante qui nous introduit à l’idée de la vérité selon la raison vitale, qui est l’authenticité de la vie, l’intensification de son sens. Je souhaiterais maintenant éclairer quelque chose de plus que signifie “je” comme projet.

35 Ortega conçoit très tôt, sans doute à partir de 1914, que ce qui est essentiel pour le moi est le fait qu’il soit exécutif ; le pragmatisme le conduit justement à cette conclusion : « Devant tout nous pouvons nous situer dans une attitude utilitaire, sauf devant une chose : Moi » [46]. “Moi” est ce qui est insaisissable, comme tant de fois on l’a entrevu dans l’histoire de la philosophie [47], et l’epokhé de la phénoménologie est impossible parce que le moi qui se met entre parenthèses est à son tour exécutif et ne peut “sauter en dehors de son ombre”, ne peut, tandis qu’il est en train de s’exécuter, s’observer pour suspendre les présupposés circonstanciels à partir desquels il est en train de se projeter. Mais au-delà de cette raison, que l’on a commentée tant de fois [48], nous comprenons aujourd’hui qu’il n’y a pas de motif pour mettre entre parenthèses la circonstance : la raison vitale est personnelle, elle est pour que je me fasse moi-même en me réabsorbant dans et avec la circonstance ; seulement un type de raison abstraite, un sens dérivé de la vie, peut penser à la suspendre. D’autre part, à l’égard de la phénoménologie et de l’histoire de la philosophie en général, la raison vitale demande une révision de ce que l’on a compris comme “objet”. Ce qui est ob-jectum, ce qui se lance en avant, n’est pas une res ou une idée formelle d’“objet en général”, comme soutient Husserl jusqu’à la fin de son œuvre, mais est mon propre moi en vue de la circonstance, est le véritable finis parce qu’il est la direction essentielle de notre regard créateur, il est l’inévitable scopus (skopós), d’où la nouvelle fonction de l’imagination depuis la raison vitale. Il n’est pas suffisant d’élargir l’horizon noématique de l’objet au monde de la vie pour que nous puissions comprendre peu à peu son unité idéale à travers les raccourcis des expériences. Même avec cette vision demeure caché le véritable objet de la vie, parce que n’est pas dévoilée la raison personnelle de celui qui nécessairement est en train de se jeter et “ouvre” son passé au futur incertain. Je suis un projet circonstanciel : j’arrive comme je parce que je prétends être celui que je ne suis pas encore, anticipant qui je peux parvenir à être à travers de qui j’ai été [49], me lançant de nouveau constamment. Si l’on pense à fond ce que signifie “raison vitale”, si l’on tente de conduire à leur plénitude les idées d’Ortega, l’on comprend qu’au moment où il parle de “moi” comme appel personnel, comme vocation, “il surmonte”, si nous voulons parler en ces termes, la phénoménologie. Ortega voit une autre raison pour vivre, un autre sens que le concept d’intentionnalité ne peut exprimer, et que, pour cela, il n’utilise jamais pour la formulation de sa pensée.

36 Cependant, revenant à la doctrine de Husserl, on a commenté — et je crois à juste titre — que l’ego n’a pas besoin, pour sa finalité descriptive, d’être un objet d’intuition [50]. Husserl sait parfaitement que l’on ne peut pas saisir l’ego dans son devenir mais sa présence s’impose de manière descriptive en raison du fait même qu’il y a réflexion. Je peux me souvenir parce qu’il y a une expérience qui appartient à ma conscience, sur laquelle je peux réfléchir, en la projetant de façon anticipatrice en de successives réflexions ; c’est l’évidence spontanée et indubitable que la conscience était et sera mienne. Thématisant cette évidence, nous pourrions dire que “je” suis une mêmeté pre-réflexive garantie par la conscience interne du temps. En second lieu, avec la réflexion nous nous rendons compte consciemment que je suis le pôle pur d’affection et de passion de la conscience : je suis l’identité subjective intentionnelle qui permet ce qui est autre que moi et qui, pour cela, doit survivre à la réduction, la rendant possible à partir de sa racine. Finalement, sur un troisième plan d’évidence, l’ego se consolide lui-même dans le processus de réflexions ultérieures où il se reconnaît avec une personnalité transcendantale, avec les habitus immanents d’un “je peux” qui, en même temps, les transcende ; c’est une transcendance dans l’immanence, une ipseité transcendantale biographique. Si nous passons à Heidegger, nous pouvons retenir de cette réflexion, avec des changements importants, seulement la mêmeté spontanée de la conscience justifiée par la structure du souci. L’admission d’un pôle identique, bien que logique, serait, comme il le reproche à Kant, un substantialisme ingénu ; ce serait traiter la subjectivité comme une chose qui sous-tend ses prédicats. “Je”, selon Heidegger, a son principe d’individuation dans le souci de l’exister, qui en projetant de façon anticipatrice ses possibilités d’être dans le monde génère une ipseité dans l’existence (Selbstheit) : l’exister est toujours mien (Jemeinigkeit), et, de plus, comme originairement il tend à la chute, la propriété de l’exister qui est mon “je” peut se distinguer de l’Un et s’emparer de lui moyennant l’appel à la décision authentique compte tenu de la mort [51].

37 Je crois que ni un moi comme autoconstitution du ego ni comme ipseité de l’existence peut expliquer ce que signifie “je”. Il ne s’agit pas du fait que la vie en se projetant simplement génère une évidence de la même identité ; la chaise ou la montagne que j’ai devant moi maintenant sont aussi les mêmes qu’il y a quelques instants. “Je”, en réalité, suis précisément ce qui change face au même : je changeant, je étant un projet qui devient de façon circonstancielle, la circonstance, dans beaucoup de ses éléments, peut apparaître comme la même. Cependant, n’est-ce pas également vrai de dire, d’une certaine façon, que je suis “le même” ? Ma vie étant un projet personnel, en projetant une idée ou image de qui je vais être, “je”, en effet, face à la chaise suis celui qui peut s’asseoir, celui qui peut se mettre debout pour changer une ampoule, celui qui, face à cette personne, peut parler ou aimer, étant véritablement moi… Mais ceci indique simplement que chaque projet, chaque qui que je suis, devient passé pour revenir à être quelqu’un dans le futur, c’est-à-dire que je me retrouve avec le même dans mon passé parce qu’avec lui je projette, j’éclaire les possibilités incertaines de qui je peux et dois être dans le futur : je traverse le passé vers le futur, je suis un pèlerin dans le temps, une irréalité dans la “réalité”. Avec cela l’on explique pourquoi, en effet, la vie est un événement temporel. Le présent, comme dit Ortega, est passé en fonction de mon futur : il est recréation forcée anticipatrice de mon passé pour me projeter dans le futur [52]. Ceci me permet de choisir mes trajectoires de vie, thématiser mes projets, organiser mon futur, dilater ou restreindre temporellement mes tâches dans un rythme de vie temporel et vital qui, s’il se structure empiriquement à partir de la société, au rythme historique du temps dans lequel je vis, finit par être mien, temporalité intime à l’intérieur de la temporalité sociale, parce qu’il est une conséquence de plus de la personnalisation de la circonstance en monde.

38 Cela dit, en tentant de résumer, il résulte que “je” ne suis pas le même, ni non plus une mêmeté comme quelque chose que l’on possède de nouveau en chaque instant comme le même ; je, plutôt, suis le même qui change et qui peut se trouver avec le même, avec des portions de ma circonstance, parce qu’elle existe, ré-siste dans le temps ouvert pour ma recréation. Je suis “moi” parce que je ne suis jamais entièrement mien, je consiste en une appropriation créatrice ; je suis, en ce difficile et subtil sens, “projet”. Ortega, faisant référence à Nicolás de Cusa, parle de l’homme comme Deus occasionatus[53]. Ce n’est pas le Dieu qui crée à partir du rien, étant donné qu’il ne crée pas sa circonstance, mais recrée son projet en vue d’elle, en la personnalisant, “en fabriquant son monde”. Avant d’être homo sapiens, et précisément pour arriver à l’être, dit Ortega, l’homme est homo faber, fabricateur de mondes, d’où, affirme-t-il aussi, il est le plus grand technicien, le plus grand artiste : sa vie est un “travail poétique” (faena poética) [54].

39 Quel concept est, alors, que celui qu’exprime le terme “je” ? Il s’agit d’un concept de ceux que les anciens dénommaient “occasionnels”, dont la fonction significative varie en vue de l’occasion, en vue de la circonstance ; pour cette raison tout usage de la première personne qui ne respecte pas sa fonction créatrice, occasionnelle, réifie, se détourne de son sens authentique. Si Husserl nomme X l’objet qui se découvre parmi les raccourcis noématiques, Ortega, toujours fidèle à l’inversion du lien de la pensée traditionnelle, s’accoutume à nommer “X” “mon je” [55]. Le terme “je” est une variable indéfinie, une leere Stelle qui se remplit en chaque moment de contenu circonstanciel. Avec tout ceci nous pourrions parvenir à une première idée de ce qu’est le principe du mouvement de la vie humaine selon la raison vitale. Ma vie est un mouvement de réponse individuelle à une question radicale et universelle qui donne forme à l’humanité en chaque individu, qui encourage, comme pneûma, le présent de la vie : Qui suis-je ? La vie a lieu comme un mouvement de création personnelle en réponse, est la réalisation programmatique de la personne, une constante renaissance. On explique ainsi que personne est prósopon : je peux métaphoriquement me mettre “des masques”, tous, les infinis que supposent mes projets.

40 J’ai suggéré cette perspective il y a un certain temps, poursuivant l’immense labeur de Julián Marías pour intensifier la raison vitale, pour la conduire à sa plénitude ; cependant, je me rends compte qu’il s’agit d’un chemin philosophique qui finit de commencer. Cette question est-elle suffisante pour dire que nous avons trouvé le sens de la vie ? Bien qu’il s’agisse d’une nouvelle étape, qui trouve un principe au mouvement personnel particulier de la vie, ne sera-t-elle pas seulement un premier et timide pas vers un énorme continent philosophique ? La philosophie est revenue depuis peu à la recherche du sens et son destin est intimement lié à l’authenticité de la vie historique, c’est-à-dire à la capacité de vivre intensément de toute la société. Un philosophe est un prophète du sens qui, auscultant son battement dans la vie historique d’une société, sait l’amplifier par la clarté créatrice de ses idées. Seulement en radicalisant le pour, en parcourant le chemin ou méthodos de la vie qui conduit à sa finalité authentique, l’on peut dévoiler son principe qui, en outre, de mon point de vue, incite à accomplir l’ascension de nouvelles cimes théologiques. Cela dit, pour la suite, avec un inévitable schématisme, je vais suggérer une lecture de ce qui, de mon point de vue, serait le plus fertile de la pensée ortéguienne pour le dévoilement du sens.

41 Si ma vie répond à une question radicale : qui suis-je ?, cela signifie que la vie est personnelle et de l’ordre de la réponse, mais, aussi, intrinsèquement problématique. La circonstance n’est pas en soi accueillante pour mon projet, celui-ci anticipe au contraire la circonstance en forçant mon passé à être, bien qu’imperceptiblement, ce qu’il n’est pas encore, en conséquence de quoi sa réalisation est, même à un degré minime, incertaine, dramatique, dangereuse. Chacun, projet ou moi s’écoule dans le présent recréant tout son passé pour une réalisation future qui n’est jamais entièrement prévisible, mais à un certain degré nécessaire, traduisant, de cette façon, la nécessité en liberté [56]. L’homme est sur la scène du monde, en train d’écrire au fur et à mesure la trame de sa vie ; il est le premier biographe de lui-même. Cela dit, la rencontre incertaine du projet avec la circonstance est ce qu’Ortega nomme la situation. L’homme est toujours, qu’il le veuille ou non, dans une situation ; et celle-ci est intrinsèquement problématique mais plus elle le sera, plus grande sera la divergence entre ce que je prétends être et sa réalisation circonstancielle. Si je prétends être celui qui sort de cette chambre mais la porte est fermée, la circonstance s’oppose à mon projet, ma situation est problématique ; et plus ma prétention de sortir de la chambre s’intensifiera, plus elle le sera. Le caractère problématique de ma situation augmentant, je devrai me mettre à penser pour savoir à quoi m’en tenir, c’est-à-dire chercher comment sortir de ma chambre, en trouvant une autre fonction aux choses, peut-être à une chaise pour casser la porte, ou repenser mon projet : si je ne prétends pas sortir de la chambre, ma situation n’est pas d’être enfermé, même si la porte a été fermée à clé. Avec cet exemple nous comprenons diverses choses. En premier lieu, la fonction ortéguienne de la pensée devient plus claire, si éloignée de la fonction qu’elle a dans la phénoménologie et liée à la réalisation du projet personnel ; en second lieu, que la vie, à la différence de ce que pensait Heidegger, n’a pas dans l’angoisse et dans le concept particulier de culpabilité qui appelle l’individu, respectivement les racines de l’état d’esprit véritable et de la résolution authentique [57]. La vie peut être, selon ce que nous prétendons d’elle, succès ou échec, et, pour cela, si elle est effectivement susceptible de tragédie, elle est plutôt épopée, elle est une aventure qui appelle son héros. Un degré de donquichottisme, même minime, est nécessaire pour vivre. Finalement, en troisième lieu, parmi les nombreux projets, la vie atteint plus de dramatisme, plus d’intensité et, donc, une possibilité de bonheur authentique, quand elle découvre sa trajectoire, une trajectoire à laquelle elle ne peut renoncer, qui peut difficilement être repensée, dont le sens oriente et vertèbre tous les autres projets et qui demande à être découverte et réalisée : il s’agit de la vocation au sens strict. Nos prétentions les plus profondes sont, en même temps qu’elles sont en train de se forger, celles qui nous orientent et qui constituent le fond inaltérable de notre projet général de vie, au point que notre vie, si elle n’est pas réalisation de cette vocation radicale, n’est pas une vie heureuse. La vocation ne peut pas en soi être repensée, comme quand je renonce à sortir de la chambre pour ne pas m’y sentir enfermé, mais elle anime tous les projets de la vie, elle est la disposition radicale de l’homme, elle est, en un sens radical, “moi”. L’idée de vérité la plus novatrice que nous trouvons chez Ortega est la vocation [58].

42 Chaque individu est doté de certains caractères physiques uniques, des “talents” qu’une société lui reconnaît, parce que dès qu’il naît il s’installe dans l’idée générale de l’homme qu’il reçoit de cette société, transmise par la génération et réinterprétée par la famille dans laquelle il grandit… , mais il réagit toujours, originellement, sur toute sa circonstance et compte tenu d’elle, se constitue peu à peu en lui un schéma radical des possibilités qu’il peut offrir au monde et auquel il ne peut renoncer. Il s’agit du chemin dans lequel la circonstance peut être personnalisée authentiquement en monde : notre monde, celui dans lequel nous sommes heureux de vivre, dans lequel nous nous comprenons comme qui nous devons être.

43 Quand nous nous installons dans une trajectoire de vie dans laquelle nous nous reconnaissons comme nous-mêmes, se révèle notre vocation, notre mode fondamental d’être une personne. Dans les expériences radicales, comme la paternité, l’amitié, l’amour… , notre mode inaltérable d’être appelés à vivre se manifeste à nous, devenant ce à quoi nous ne pouvons renoncer [59]. Dans l’amour, par exemple, il y a une vocation d’éternité ; il nous semble que nous connaissions cette homme ou cette femme depuis toujours, cependant, ce qui se trouvait là est une prétention radicale à être quelqu’un qui se voit éveillée, comprise et accueillie par une autre personne qui nous révèle notre passé avec une perspective de futur pleine et stimulante [60]. La reconnaissance de notre vocation signifie nous posséder et nous ouvrir au changement dans l’authenticité, signifie nous mettre, en définitive, au service d’une entreprise créatrice qui nous transcende. Ortega, comme je l’ai indiqué dans l’introduction, se présente dans les Meditaciones del Quijote avec l’unique “affect” dont il se dit capable, moyennant lequel il se sent justifié à ses yeux, et lie un tel affect, qui dans son cas se manifeste exemplairement dans la philosophie, à l’amour et au salut. La vocation, en effet, est le chemin qui conduit notre vie à sa tension créatrice maximale, nous sauvant dans la circonstance ; c’est le chemin de l’amour propre face à l’égoïsme, parce qu’il est ce à quoi l’on ne peut renoncer. En quoi consiste le salut ? « Etant donné un fait — un homme, un livre, un cadre, un paysage, une erreur, une douleur —, l’emmener par le chemin le plus court à la plénitude de son signifié. » Chaque chose a dans ses entrailles l’indication d’une possible plénitude, d’où le fait qu’« Une âme ouverte et noble sentira l’ambition de la perfectionner, de la soutenir pour que celle-ci atteigne sa plénitude. » Ceci, conclut Ortega, est l’amour : « l’amour de la perfection de ce qui est aimé ».

44 A partir de cette dernière phrase il faudra poser une toute dernière et décisive question, même si nous ne pourrons lui dédier beaucoup d’espace. Nous sommes parvenus à la conclusion que la vie advient comme un projet personnel de compréhension circonstanciel parce qu’elle répond au même principe d’humanité, à la radicale question de chaque vie : qui suis-je ? D’où nous avons remarqué que chaque personne est une perspective unique, absolument originale sur l’univers, une radicale vocation. Cependant, avec ceci il ne semble pas encore que nous ayons atteint une vérité ultime à l’égard de la vocation humaine en général, capable d’orienter ou même de découvrir n’importe quelle vocation individuelle. Nous avons indiqué que toute idée d’adéquation à une essence fixe, modèle d’une chose, est une idée partielle de la vérité ; la raison de ceci est évidente, bien qu’elle ait été oubliée durant pratiquement toute l’histoire de la philosophie : comment pourrais-je rendre véritable ma vie en m’adaptant à un objet si je ne peux pas m’adapter à l’authentique objet de ma vie parce qu’il n’est pas fait, parce que je suis en train de le faire : mon propre moi ? L’unique sens avec lequel nous pouvons sauver l’idée d’adéquation est de trouver une méthode formelle d’intensification de la vie qui puisse intensifier sa finalité créatrice, en découvrant une vocation universelle de la vie humaine. L’idée de vocation, en effet, n’aurait pas de sens si la personne n’avait pas l’opportunité de se choisir en elle, en l’intensifiant, en la cachant ou, même, en l’amenant, dans des cas surprenants de “conversion” biographique, à un autre chemin, c’est-à-dire si chaque vocation n’était pas une perspective créatrice d’une vocation humaine en général. Cela dit, comment découvrir cette vocation ? J’ai exhorté dans cette étude à ne pas glisser sur les concepts, en particulier sur celui de “réabsorption”, en vérifiant à fond ce qu’il implique ; il s’agit maintenant de faire la même chose avec le concept de “vocation”.

45 Si la vie consiste en un appel personnel circonstanciel et de fait se réalise, cela signifie que dans la circonstance il y a d’autres personnes. Sans un tu ma vie ne pourrait avoir lieu. Ortega depuis 1914, posant la vie comme vocation indique le chemin pour surmonter les difficultés, parmi lesquelles la “communication des substances” et le solipsisme. Si Husserl dans les Méditations Cartésiennes, à partir de la conscience intentionnelle, doit passer par l’expérience interne du corps pour trouver une analogie avec un autre corps qui se comporte dans l’espace et dans le temps comme le mien, pour finalement le découvrir comme un alter ego… , à partir de la vie comme projet personnel de compréhension circonstancielle, il résulte que le prochain fait déjà partie de ma vie, sinon il n’y aurait pas de vie humaine. Et il ne s’agit pas non plus, remarque Ortega, que la vie se constitue sous la forme dialogique, entre moi et toi. Il faut une méthode ou un chemin précis : moi et toi, nous nous découvrons en nous personnalisant à partir de la nostrité, c’est-à-dire d’une idée générale de l’homme que partage chacun pour être l’un et l’autre dans la réciprocité [61]. C’est en raison de cette structure trine que la vie est susceptible d’un infini chemin de réalisation personnelle : je peux intensifier ma personnalité en pénétrant dans le prochain qui, initialement, m’apparaît comme un visage ou masque de plus de l’homme, un passant de plus dans le monde, jusqu’à ce que l’échange s’intensifie et le convertisse en un toi, jusqu’à le rendre essentiel pour moi. Ce mouvement spontané de la vie, qui la réalise en intensifiant son sens, qui est le chemin ou la méthode spontanée pour la réaliser, est l’amour. Plus j’habite la vie du prochain, plus je me différencie de lui en même temps que je me projette avec lui, amplifiant ma vie, en l’enrichissant de ces projets qui, avant inconnus, maintenant sont miens, authentifiant ma réalité. « Il y a, par conséquent, dans l’amour une amplification de l’individualité qui absorbe d’autres choses à l’intérieur de celle-ci, qui les fonde en nous. Un tel lien et une telle compénétration nous font nous plonger dans les attributs de ce qui est aimé. Alors nous remarquons que ce qui est aimé fait, à son tour, partie d’une autre chose, en a besoin, lui est lié. Ce qui est essentiel pour l’aimé devient essentiel pour nous » [62].

46 L’amour, donc, conclut Ortega nous renvoyant à Platon, « est un divin architecte qui descendit du monde “afin que tout dans l’univers vive relié” ». La raison vitale est personnelle, c’est-à-dire raison d’amour, et la philosophie, qui est la vie elle-même dans son expression radicale, est « la science générale de l’amour » [63].

47 Il faudrait alors réagir de nouveau sur le principe de la vie. L’appel qui constitue la vie en projet personnel signifie la protéger avec une forme trine, dont la méthode de réalisation est l’amour, qui naît pour que sa finalité (télos) n’ait pas de terme (péras), et le fait qu’elle semble en avoir un dans la mort, en réalité, amplifie infiniment son sens créateur amoureux, lui donne une infinie importance : il élève l’amour au suprême télos et au plus grand danger, parce que la vie, je peux maintenant l’affirmer, ne crée pas à partir du rien mais, toujours, à partir de quelqu’un : le prochain en moi et moi dans le prochain à travers la nostrité, qui est la forme concrète de l’amour dans l’histoire : son esprit comme forme humaine de communion créatrice avec l’Amour.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : raison vitale, projet, Ortega, Métaphysique

Mise en ligne 03/04/2015

https://doi.org/10.3917/rip.271.0013

Notes

  • [1]
    Prólogo para Alemanes, VIII, p. 43, La Razón histórica, XII, p. 203, El hombre y la Gente, VII, 102. (Pour toutes les citations je me réfère en chiffres romains aux exemplaires de l’édition en douze tomes des Obras Completas de Alianza Editorial, Madrid, 1983)
  • [2]
    Meditaciones del Quijote, I, pp. 311, 312.
  • [3]
    Ibidem, p. 325.
  • [4]
    J’utiliserai tout au long du texte l’infinitif substantivé “exister” pour Dasein. Cf. Julián Marías, Historia de la Filosofía, Alianza Editorial, Madrid, 1985, p. 415.
  • [5]
    Cf. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1963, p. 437.
  • [6]
    Cf. Francesco De Nigris, Persona y Sustancia, para una hermenéutica de la Metafísica de Aristóteles según la Razón Vital, Cuadernos de Pensamiento Español, Servicio de Publicaciones de la Universidad de Navarra, Pamplona, nº51, 2013.
  • [7]
    « Comme pour le sensuel l’organe est la rétine, le palais, les pulpes des doigts, etc. celui qui médite possède l’organe du concept. Le concept est l’organe normal de la profondeur ». Meditaciones del Quijote, II, p. 350 et juste à la suite, le paragraphe 1º “Le concept”.
  • [8]
    « Tout vocable nous montre une chose — ceci signifie qu’il nous la dit, nous la montre déjà interprétée, qualifiée. La langue est déjà en soi théorie — peut-être, théorie toujours archaïque, momifiée ; dans certains cas, extrêmement vétuste. »¿Qué es filosofía ?, VII, p. 205. Cf. pour une théorie générale de la langue : Comentario al Banquete de Platón, IX, p. 751ss.
  • [9]
    Laissons ici de côté le fait qu’il puisse bien évidemment y avoir des croyances individuelles, c’est-à-dire des interprétations que l’individu, sans se questionner, garde dans son intimité et qui résistent, survivent ou même indirectement se confirment dans la société. Néanmoins, ceci nous conduirait à méditer sur ce qu’Ortega nomme le “style” d’une personne, ou sur le caractère et même la maladie. Étant donné nos objectifs, l’on prendra le cas général, omettant les exceptions, dans lequel la croyance repose sur la vie sociale. Pour plus de détails cf. Ideas y creencias y El hombre y la gente d’Ortega ou La estructura social de Julián Marías.
  • [10]
    Cf. “Cultura. Seguridad” en Meditaciones del Quijote ; Apuntes sobre el pensamiento, V, p.537ss. ou En torno a Galileo, V, p. 84ss.
  • [11]
    Cf. Apuntes sobre el pensamiento, V, p. 534ss.
  • [12]
    ¿Qué es filosofía ?, VII, pp. 383,384.
  • [13]
    « L’histoire de la Philosophie commence avec l’illustre journée lors de laquelle Parménide forgea le concept de l’Étant ; mais non par abstraction communiste [de sensations communes aux prágmata] mais en opposition au Rien, et en même temps en le niant, en réduisant à néant ou abasourdissant les choses sensibles ». La philosophie ne s’oppose pas au néant à partir de la création, concept étranger au monde grec, mais à partir d’un “transcendental” particulier et absolu de l’intellect grec, l’Étant. » La idea de principio en Leibniz, VII, p. 229.
  • [14]
    « L’“étant” pouvant être prêché à partir de tout le “habible” (de l’espagnol habible, « lo que puede haber », ce qu’il peut y avoir), il semble à Aristote et aux scolastiques qui le suivent qu’il s’agit simplement de l’abstraction communiste pratiquée sur les choses sensibles qui arrivent à leur extrémisme naturel. » Cependant, quand nous voyons une chose sensible, « Nous voyons sa blancheur et sa sphéricité ou “cubicité”, nous entendons sa sonorité, nous touchons sa dureté, nous percevons son mouvement, son augmentation ou diminution, etc. ; mais nous n’arrivons pas à apercevoir son entité ou ce qu’elle a d’Étant ». Ibidem, p. 228. Cf., aussi, Comentario al Banquete de Platón, IX, p. 767ss.
  • [15]
    Cf. Del Imperio Romano, VI, p. 106.
  • [16]
    Cf. Unas lecciones de Metafísica, “lección XII”, ou ¿Qué es filosofía ? section XI.
  • [17]
    Cf. En torno a Galileo, V, p. 93ss.
  • [18]
    Investigaciones psicológicas (1914-15), XII, p. 407
  • [19]
    Cf. ¿Qué es filosofía ?, VII, p. 372.
  • [20]
    Cf. Unas Lecciones de Metafísica, leçons I et II, ou, en général, ¿Qué es conocimiento ?
  • [21]
    « Cela surprend un peu que l’on ait voulu corroborer l’idée exorbitante que l’Homme est une question pour l’être ». Comentario al Banquete de Platón, IX, p. 774.
  • [22]
    Nous ne pouvons pas entrer dans l’analyse que fait Ortega du concept d’enérgeia (cf. Prólogo a la « Historia de la Filosofía de Émile Brehier »). Il s’agit de ce mouvement privilégié de l’âme qui a un télos, un fin, mais pas de péras, limite. C’est un mouvement qui a une forme particulière d’entelekheia, une perfection intrinsèque : celle d’être, en acte, puissance de soi-même. C’est la première découverte du mouvement illimité de la vie humaine qui est préoccupation d’elle-même, qui réabsorbe sa circonstance. J’analyse dans ce paragraphe le sens de l’enérgeia de la vie qui peut manifester, en l’intensifiant sans limite, son entelekheia. Aristote, avec son idéal autarcique, limitera ce mouvement de l’âme, dans sa plus grande pureté, à la théorie comme pensée de formes, l’attribuant finalement à dieu, forgeant la première théologie d’inspiration anthropologique.
  • [23]
    Cf. Mark Okrent, Heidegger’s pragmatism, Cornell University Press, 1988, New York, p. 53.
  • [24]
    « Sinn„ hat“nur das Dasein, sofern die Erschlossenheit des In-der-Welt-seins durch das in ihr entdeckbare Seiende„ erfüllbar“ist. Nur Dasein kann daher sinnvoll oder sinnlos sein. », Heidegger, op. cit. p. 151.
  • [25]
    Ibidem, p. 323.
  • [26]
    « Sinn bedeutet das Woraufhin des primären Entwurfs, aus dem her etwas als das, was es ist, in seiner Möglichkeit begriffen werden kann », op.cit. p. 324.
  • [27]
    Il ne faut pas oublier que la première analyse de l’être de l’exister de Heidegger à travers l’étude d’Aristote découvre l‘horizon de son sens dans la production (poíesis), et le nommer du lógos manifeste l’aspect de cet horizon. (Cf. Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische).
  • [28]
    Cf. Levinas voit ceci avec clarté.
  • [29]
    Cf. op. cit., p. 10.
  • [30]
    Si Husserl met l’être — en tant que prédicat d’existence — entre parenthèses, Heidegger, initialement influencé par la conception de la pensée antique qui vécut un nouvel essor à la fin du XIXème siècle (Natorp, Brentano, Zeller), le considère dans Sein und Zeit « das transcendens schlechthin » (Ibidem, p. 38). Dans sa pensée de la maturité, et d’une certaine façon déjà à partir des Beiträge zur Philosophie, Heidegger considérera qu’une des formes d’occultation de la différence ontologique a été l’idée de l’être comme fondement et, à son tour, de l’étant suprême comme fondement de l’être (l’onto-théo-logie). Commence un chemin de reconnaissance de la relation de coappartenance de l’être et de l’étant où il y a une étape de dévoilement permettant l’arrivée (Ankunft) du premier au second, qui est son illumination (Lichtung). Dans l’événement, l’être et l’homme s’appartiennent mutuellement, il n’y a pas de fondements. Que ceci suffise pour ce que nous dirons plus avant sur le sens.
  • [31]
    « Die Aufgabe der bisherigen Betrachtungen war, das ursprüng-liche Ganze des faktischen Daseins hinsichtlich der Möglichkei-ten des eigentlichen und uneigentlichen Existierens existenzial-ontologisch aus seinem Grunde zu interpretieren. Als dieser Grund und somit als Seinssinn der Sorge offenbarte sich die Zeit-lichkeit. ». Sein und Zeit, p. 436.
  • [32]
    Dans les Meditaciones del Quijote, avec un exemple étonnamment semblable à celui auquel aura recours Heidegger treize ans plus tard, il parle du « marteau comme abstraction de chacun de ses coups de marteau » (I, p. 321) ; de plus, comme je l’ai déjà souligné, il formule une théorie instrumentale du concept. L’idée rectrice de son pragmatisme, cependant, a des racines plus profondes. Ortega a l’habitude d’être méprisant vis-à-vis du pragmatisme anglo-saxon, qui avait attiré Unamuno ou Maeztu, en raison de son aspect éthique utilitaire et de son vérificationnisme sans clarté métaphysique (cf. Meditaciones del Quijote ou, même, déjà en 1908, dans Sobre una apología de la inexactitud, I, p. 119), tandis qu’il trouve une grande inspiration vers 1913 — comme l’on dit d’Heidegger aussi — dans les Bausteine zu einer biologischen Weltanschauung de von Uexküll, d’après ce que lui-même affirme dans le Prologo qu’il écrit pour la version espagnole de cette œuvre en 1922. Dans un autre prologue, le Prologo para Alemanes, Ortega indique le pourquoi : en lisant l’œuvre du biologiste allemand, où la conformation de l’organisme s’explique compte tenu du “plan” biologique, il vit la nécessité d’élargir à l’ordre philosophique ces idées, inversant le “lien traditionnel” de la pensée : « Ce n’est pas, sans raison, la terre qui fait l’homme, mais l’homme qui choisit sa terre, c’est-à-dire, son paysage, ce morceau de planète où il trouve symboliquement préformé son idéal ou projet de vie ». Il s’agit, comme nous verrons, de rien de moins que de l’inversion du sens classique de la vérité. Ce n’est pas l’adéquation de la pensée aux choses mais celle de la circonstance à mes projets. Après qu’Ortega se soit référé dans ce magnifique passage au fait que le choix de la terre compte tenu du projet est libre, intime et, pour cela, dramatique, il conclut de cette façon : « Tout peuple porte à l’intérieur de soi un “paysage promis” et errera comme pèlerin sur toute la surface de la terre jusqu’à ce qu’il le trouve ». (VIII, p. 54). Il s’agit de la vocation, celle d’un peuple et celle de l’individu. Avec ce biais il faut comprendre des phrases, déjà en elles-mêmes dénuées d’équivoque, des Meditaciones del Quijote (« Le processus vital ne consiste pas en une adaptation du corps à son moyen mais aussi en l’adaptation du moyen à son corps », p. 322) et la fameuse théorie perspectiviste, interprétative de la forêt dans la “Meditación preliminar” de cette œuvre. L’on conseille pour cette question, et comme référence interprétative en général, les deux œuvres de Julián Marías : Ortega. Circunstancia y vocación, et Ortega. Las trayectorias, ainsi que son commentaire aux Meditaciones del Quijote aux éditions Cátedra.
  • [33]
    Cf. Dan Zahavi, Self Awarness and Alterity, A Phenomenological Investigation, Northwestern University Press, 1999, p. 120ss.
  • [34]
    Cf. Meditaciones del Quijote, I, p. 322.
  • [35]
    Cf. ¿Qué es filosofía ?, VII, p. 419, 436ss.
  • [36]
    Avec ceci l’on peut fonder philosophiquement les théorèmes de Gödel.
  • [37]
    Edmund Husserl, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge, Husserliana I, Martinus Nijhoff, Haag, 1973, §37, p. 110.
  • [38]
    Je me permets seulement d’ajouter ce qui suit qui, bien que très partial, peut éclairer ce que je veux dire. Chez le jeune Heidegger, celui de Natorp Bericht, par exemple, on découvre l’importance de l’arkhé, bien que, en contemplant la pluralité de principes (arkhai), il ne saisisse pas sa fonction pròs hén compte tenu du télos, la question du principe radical, son unique Vom wo aus.
  • [39]
    Sobre la razón histórica, XII, p. 213, 214.
  • [40]
    « L’homme n’est pas son corps, qui est une chose ; il n’est pas non plus son âme, psyché, conscience ou esprit, qui est aussi une chose. L’homme n’est aucune chose mais un drame -sa vie, un pur et universel événement qui arrive à chacun et dans lequel chacun n’est, à son tour, rien d’autre qu’événement. […] l’homme non seulement doit se faire lui-même, mais le plus grave qu’il doit faire est de déterminer ce qu’il va être. […] Ce programme vital est le moi de chaque homme », Historia como sistema, VI, p. 33. Pour sa clarté, je conseille la lecture de tout le développement révélateur de Goya intitulé : “Le projet qu’est le moi” VII, p. 549. Prenez en compte qu’Ortega a l’habitude de nommer la vie “l’homme”, le premier “je” de la formule, qui est, à son tour, “moi” — au sens de “projet” — en vue de la circonstance.
  • [41]
    Vocation, même “destin”, n’est pas bien entendu prédestination, une idée contraire au sens créateur de la raison vitale. Je recommande, pour compléter ce que je pourrai dire dans cette étude, Goethe desde dentro d’Ortega et “Lo personal y lo histórico en la vocación” dans La introducción a la filosofía de Marías.
  • [42]
    Edumnd Husserl, Cartesianische Meditationen, §39, pp. 113,114.
  • [43]
    Cf. Dan Zahavi, op. cit. p. 153
  • [44]
    Cf. Francesco de Nigris, “Juicio, percepción y existencia pragmática en el pensamiento de Franz Brentano”. Revista Pensamiento, 2014,vol.69, nº.261
  • [45]
    Cf. supra note 32.
  • [46]
    Ensayo de estética a manera de prólogo, VI, p. 250.
  • [47]
    Depuis Maine de Birán qui s’inspire de l’aperception de Leibniz jusqu’à la perception interne de Brentano ou au moi ineffable lui-même de Natorp, inspiré par Kant, l’on a noté tant de fois la difficulté de capter réflexivement le moi dans la mesure où il est le pôle de l’instantané devenir de la conscience. Husserl lui-même, reprend l’évidence de Brentano, parle, avec le même exemple de son maître, de la colère en acte qui n’est pas la colère réfléchie ; dans Ideen II il étudie le fait que le moi ne se constitue pas dans la réflexion mais spontanément dans la vie, et que toute réduction implique toujours un résidu non réduit (Cf. §58) ; cependant, comme Husserl comprend que le projet de la conscience est intentionnel, cela l’intéressera toujours de montrer que dans la réflexion se conserve l’essence intentionnelle de l’expérience passée qu’il faut pressentir en variation eidétique.
  • [48]
    Cf. Enrique González Fernández, dans ce même volume.
  • [49]
    Cf. Prólogo a una edición de “Obras”, VI, p.346ss.
  • [50]
    Cf. Dan Zahavi, op.cit. Part 2, 8.
  • [51]
    Cf. Sein und Zeit, § 64.
  • [52]
    Cf. ¿Qué es Filosofía ?, VII, pp. 420,432ss ; En torno a Galileo, V p. 33ss., 94 ; Pasado y porvenir del hombre actual, IX, p. 653.
  • [53]
    « Tous les concepts qui souhaitent penser la réalité authentique qu’est la vie doivent être en ce sens “occasionnels” […] Cusano nomme l’homme Deus occasionatus, parce que selon lui, l’homme, étant libre, est créateur comme Dieu, au sens où il est un étant créateur de sa propre entité. A la différence de Dieu, sa création n’est pas absolue mais limitée par l’occasion. C’est pourquoi, littéralement, j’ose affirmer que l’homme se fait lui-même en vue de la circonstance, qu’il est un Dieu occasionnel. » Historia como sistema, VI, pp. 35,36.
  • [54]
    Cf. “Lección VIII” de Unas lecciones de Metafísica, ou En torno a Galileo, V, p. 32ss.
  • [55]
    El Hombre y la Gente VII, p. 104, 148, 208. Goya, VII, p. 549ss. Pasado y porvenir del hombre actual IX, p. 618ss. Cf. aussi Marías, paragraphe 53 de l’Introducción a la Filosofía, où il explique que la réduction eidétique concernant mon moi est impossible.
  • [56]
    Cf. Prólogo para Alemanes, VIII, p.44ss.
  • [57]
    Cf. Sobre la razón histórica, XII, p. 219.
  • [58]
    Cf., pour une étude détaillée des sens de la vérité chez Ortega, Antonio Rodríguez Huéscar, Perspectiva y Verdad, Ediciones de la Revista de Occidente, Madrid, 1966.
  • [59]
    Cf. ¿Qué es filosofía ?, VII, p. 434.
  • [60]
    Ce qu’est l’“illusion” au sens espagnol de ce terme.
  • [61]
    El Hombre y la Gente, VII, pp. 160-196.
  • [62]
    Meditaciones del Quijote, I, p. 313.
  • [63]
    Ibidem, p. 316.
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