Notes
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[1]
Sur tout ceci, voir Michel Meyer, Le comique et le tragique. Penser le théâtre et son histoire, PUF, 2003 et l’édition de la Mandragore et son introduction, « Machiavel et l’invention de la comédie moderne » au Livre de Poche, Hachette, 2007
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[2]
Shakespeare. Roi Lear. Acte I, scène 2 (Tr. Fr. Y. Bonnefoy, Gallimard, 1965)
-
[3]
Voir M. Meyer. Rome et la naissance de l’art européen, Arléa, 2007
-
[4]
Sur tout ceci, on se reportera à Questionnement et historicité, PUF, 2000, (édition de poche, « Quadrige », PUF, 2011).
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[5]
Shakespeare. Le Roi Lear. Acte I, scène 1, 80-90. (Tr. Fr. A. Robin), Le Club Français du Livre, Paris, 1988
-
[6]
Ibid, I, 1, 70
-
[7]
Ibid, I, 1, 53
-
[8]
Shakespeare. Jules César, Acte I, scène 1, 7, 10-35 (Tr. Fr. Y. Bonnefoy), Le Club Français du Livre, Paris, 1988
-
[9]
Baroque et classicisme, Plon, 1957
-
[10]
Renaissance et baroque, le Livre de Poche, Hachette, 1967
-
[11]
Le Baroque, Larousse, 1977
-
[12]
Pour l’analyse de la période comme pour le théâtre, on renverra également le lecteur aux travaux de J. Maravell, The Culture of the Baroque, Univ. of Illinois Press, 1986 et Teatro y literatura en la sociedad barrocca, Critica, Barcelona, 1972
-
[13]
Sur Ibsen, voir mon « Introduction » à ses Drames contemporains, la Pochothèque, Hachette, 2005 et mon article « Les trois moments du réalisme chez Ibsen et l’histoire du théâtre occidental », Etudes germaniques, vol. 62, 2007, pp 833-938
1. Comment lire l’histoire du théâtre ?
1 Comme tous les arts, le théâtre s’est développé en rapport avec les autres formes littéraires et artistiques. De telles formes ne naissent et ne s’épanouissent jamais isolément. Elles se modifient en fonction des autres, qui s’épuisent ou au contraire prennent le devant. Le théâtre n’a pas échappé à cette règle. Parfois florissant, parfois peu original, il évolue au fil des siècles, pour culminer au temps de Sophocle ou au XVIIe siècle. Pourquoi et selon quelle logique ? Le but de notre article est de répondre à toutes ces interrogations.
2 Les peintures n’ont pas toujours été dans des musées, ni les sculptures non plus. On les a créées les unes et les autres pour faire partie de temples, de maisons, d’églises. Il en va de même pour le théâtre : sa différence s’inscrit aux confins de la littérature, de la musique, donc de l’opéra, et certains affirment même que la peinture, comme spectacle, domine les arts quand le théâtre ne le fait pas, et réciproquement. L’Histoire semble leur donner étrangement raison. Ceci explique qu’à certains moments, il y ait eu un théâtre extrêmement puissant, et non à d’autres. Ce n’est donc pas par hasard que l’âge d’or de la tragédie moderne se situe entre 1500 et 1590, commençant en Angleterre avec Shakespeare, se poursuivant en Espagne, avec Lope de Vega, Tirso de Molina (l’auteur du premier Don Juan), Caldéron de la Barca, et s’achevant en France, avec Molière, Racine ou Corneille. A d’autres époques, cela a été la peinture ou la musique qui a dominé la scène artistique, tandis que le théâtre ne se renouvelait guère ou s’effaçait presque totalement devant le roman ou la poésie. Ainsi, durant le Moyen Age chrétien, il n’y a guère de théâtre original, ni comédie ni tragédie. La raison est simple : après la mort du Christ, on ne peut plus faire rire sans être sacrilège, tout comme aucune histoire ne peut égaler le potentiel tragique et dramatique de cet événement. Bref, le théâtre est banni du monde chrétien religieux, et ce n’est qu’à la fin de la Renaissance, entre 1590 et 1690 environ, qu’on voit resurgir, avec l’humanisme et la laïcisation lente mais progressive de la société, un théâtre vraiment neuf qui inaugure le théâtre dont le nôtre est l’héritier direct.
a) la naissance de la comédie moderne
3 Ce sera d’abord la Célestine de Rojàs, (1500), et ensuite la Mandragore de Machiavel (1517), le véritable père de la comédie moderne [1], et enfin le Doctor Faustus (1592) de Christopher Marlowe, qui est aussi une immense farce dialoguée. On pourrait penser que ces pièces sont des sortes de fabliaux mis au goût du jour, du Boccace déguisé, où l’on rit du clergé et des naïfs en général, mais il s’agit en réalité d’autre chose. Ces trois pièces ont ceci de commun qu’elles mettent en scène avant tout la magie comme imposture, parce qu’elle illustre le déclin du discours de la ressemblance et des identités faibles reconnues de plus en plus comme telles. L’être faible des analogies se laisse désormais percevoir pour ce qu’il est, et ne pas se rendre compte que ce ne sont qu’analogies, ressemblances et non de réelles identités dans les choses mêmes, c’est retarder par rapport à l’Histoire. Du même coup, ceux qui croient encore à la littéralité de ces similitudes, sur lesquelles opère la magie, s’en trouvent ridicules, et souvent, ridiculisés. Si certains imaginent toujours que ces réponses illusoires sont efficaces, d’autres feignent surtout d’y croire pour manipuler les premiers. Il faut bien se rendre compte que ce genre de réponses n’est plus qu’un vestige du passé. Déçus, les retardataires finissent par se fâcher, le jour où ils se rendent compte qu’on les a trompés. Le conflit qui en résulte ne peut que conduire à l’effondrement du château de cartes. On ne rit des naïfs que parce qu’ils marchent encore à l’idéologie révolue. Rien de tel au Moyen Age où il s’agissait plutôt d’un comique de situation, car on n’aurait pas osé rire de l’idéologie régnante.
4 Examinons de plus près ces pièces qui ouvrent notre modernité. Dans La Mandragore de Machiavel, par exemple, on se régale de la niaiserie et de la crédulité d’un mari qui croit que, si sa femme absorbe de la mandragore, une herbe magique faite de la semence des pendus, elle tombera enceinte. Le plan (machiavélique) ourdi par l’ami du mari, qui veut séduire sa femme, consiste alors à suggérer à ce dernier que le premier rapport sexuel après l’absorption de mandragore est fatal pour l’homme. Cela doit décourager le mari de lui faire l’amour, du moins s’il veut survivre. Mieux encore : l’ami conseille vivement au mari de trouver un amant de substitution, assez « crédule » pour prendre sa place lors de ce premier rapport sous mandragore. Au début, le mari demeure hésitant. Mais l’ami ajoute que cette « infidélité » ne serait pas grave, puisque l’amant mourra aussitôt. On sent que ce sera l’ami du mari qui va profiter de la situation et se « dévouer » en cachette, une fois l’épouse du naïf convaincue (à demi) par l’utilité de l’herbe magique. Le mari, qui est déjà très niais, mais l’ignore (il est diplômé), espère donc trouver plus niais que lui. Le confesseur de la fidèle épouse achèvera le travail de sape auprès d’elle, après s’être fait acheter. Pour la persuader, il lui dit que l’Eglise ne considèrera pas cette infidélité comme en étant une, mais plutôt comme un devoir d’obéissance conjugale. On trouve dans les deux autres pièces du moment le même jeu sur les identités faibles. Dans la Célestine, l’action de séduction repose sur l’usage d’un philtre d’amour auquel même l’entremetteuse contactée ne croit pas. Enfin, dans le Doctor Faustus, le pacte avec le Diable accorde à Faust des pouvoirs magiques ridicules, drôles, et même loufoques, et en tout cas insolents. Mais ce pouvoir est irréel, aussi fantasmagorique que la magie, qui comme le Diable, relève de l’imagination des hommes. Elle est donc un pouvoir illusoire, féerique, donc déjà fictif et irréaliste. Bref, croire à la magie et à toutes les autres sortes de réponses analogiques et métaphoriques en guise de vérité, c’est ne pas avoir vu que l’Histoire était passée par là, les frappant de caducité, et c’est ne pas voir que la raison exige un nouveau type de discours et d’inférence. Penser que le Diable peut faire tout cela, c’est, suggère Marlowe, faire preuve de bien de naïveté..., et alors tout, mais vraiment tout, est possible du même coup, du moins grâce à la fiction. On est loin du Faust de Goethe, où l’homme veut et croit très sérieusement augmenter ses pouvoirs en concluant un pacte avec le diable.
5 Il y a une leçon générale à tirer sur l’époque à partir de tous ces exemples. Les identités s’affaiblissent quand l’Histoire s’accélère, et les réponses d’hier deviennent les questions d’aujourd’hui, tout en gardant leur forme de réponse. D’où la possibilité de manipuler et de tromper, de se faire avoir en pensant abuser les autres. La victime de ce retard sur l’Histoire, sur le réel, sur le savoir des autres ou de quelques autres, fait rire. Cet affaiblissement des identités que l’Histoire rend peu à peu obsolètes crée une confusion au sein même des réponses, entre celles qui le sont encore et celles qui ne le sont plus, ce qui entraîne méprises et quiproquos. Ces différences qu’on ne voit pas sont une occasion pour faire rire celui qui s’en est aperçu, de celui qui ne les a pas vues, un peu comme lorsqu’on rit de l’homme pressé qui se heurte à une vitre qu’il verrait trop tard. L’effet comique est assuré par cette identité qui se brise et qui piège celui qui n’a pas su se rendre compte des différences, notamment celles creusées par l’Histoire.
b) la naissance de la tragédie moderne
6 L’Histoire accentue les différences et problématise les réponses acquises. Tant que les valeurs essentielles ne sont pas en jeu, cela fait rire. Ce n’est plus du tout le cas quand les réponses qui se trouvent problématisées par l’Histoire sont constitutives de l’ordre social : la vie et la mort, le rapport des parents et des enfants, le lien entre les hommes et les femmes, dont la vertu des uns et des autres préserve la famille, le lien social et patrimonial, l’autorité du pouvoir. La tragédie illustre ce qui se passe de négatif quand les différences de base dont on vient de parler ne sont plus que des métaphores et des fictions, qu’on ne les prend plus au pied de la lettre et qu’on estime que ce ne sont plus que de simples jeux de langage, des coquilles vides, dont les plus ambitieux et les plus cyniques espèrent pouvoir s’emparer pour assouvir leurs ambitions personnelles ou leurs passions les plus frénétiques. Les valeurs fondamentales et structurelles de la société sont alors bafouées par ceux qui ne croient plus en leur vérité et qui les détournent, les métaphorisent pour mieux les relativiser, les adaptant à leur desseins les plus troubles. Rappelons un célèbre passage du Roi Lear :
« L’amour tiédit, les amitiés se disloquent, les frères se brouillent. Il y a des émeutes dans la ville, la discorde est dans le pays, la trahison au palais, et entre le père et le fils, les liens naturels se rompent. C’est le fils qui se dresse contre le père, c’est le père contre l’enfant » [2]
8 Les valeurs essentielles s’effritent sous le poids d’une Histoire qui s’accélère et bouscule les vielles identités. Celles-ci ne sont plus que des métaphores pour des différences qu’elles avalent, métaphores qui vont finir par exploser pour ce qu’elles sont, révélant alors les différences jusque-là enfouies, des oppositions inconciliables, d’où le conflit tragique qui les démystifie au bout du compte, comme le fait Hamlet avec l’assassin de son père. Ces identités, ces réponses, deviennent problématiques, parce qu’on ne les considère plus que comme des métaphores d’elles-mêmes, des énigmes pour une nouvelle littéralité à trouver. C’est là la source même de la tragédie. Dans la comédie, l’identité résiste aux différences qui se creusent, tandis que dans la tragédie, c’est la différence qui doit céder face à ceux qui sont attachés au maintien résolu d’identités jugées intangibles. D’où notre définition de la tragédie et de la comédie :
La tragédie se marque par un excès de métaphoricité, tandis que la comédie, un excès de littéralité
10 Les deux, tragédie et comédie, offrent le spectacle de la confusion, ce qui engendre l’effet de crainte et de pitié, dont parlait Aristote pour la tragédie, et de rire, pour la comédie. Dans les deux cas, les personnages centraux sont victimes malgré eux de la problématicité qui frappe désormais leurs réponses. La tragédie Hamlet offre d’excellents exemples de ce mélange de problématique et de non-problématique. Hamlet ignore s’il devient fou ou non, il est en tout cas indécis sur ce qu’il doit faire ou ne pas faire (comme le rappelle la célèbre tirade du « to be or not to be » et surtout ce qui la suit). Le spectateur ne sait même pas si ce qu’a vu Hamlet sur les remparts du château d’Elseneur est bien son père, Hamlet (c’est son nom également, ce qui accentue l’effet d’identité) ou si ce n’en est que le spectre, donc un fantasme, une métaphore où se projette le désir du fils de revoir le père. Le réel se brouille dans son apparence, se dédouble en elle. Ce qui est réponse ne peut plus être distingué de ce qui ne l’est pas : ainsi, le roi Lear se trompe lourdement sur ses filles lorsqu’il prend la réponse mesurée de sa « bonne » fille, la fidèle et aimante, Cordélia, pour un aveu de tiédeur. Les réponses des deux autres l’enthousiasment, alors qu’elles maquillent leur désir de le mettre à l’écart par des protestations de tendre amour filial. Elles lui font facilement croire qu’elles l’aiment, alors qu’elles n’en veulent qu’à son trône. Bref, la question est bien de savoir comment encore distinguer les vraies réponses des réponses vraies.
11 Toute l’histoire du théâtre est caractérisée par cet accroissement de problématicité, qui est source de confusions, les unes ridicules, les autres tragiques, où viennent se cristalliser les remous grandissants de l’histoire de l’Europe. On pourrait d’ailleurs ajouter que cette problématisation accrue constitue un marqueur essentiel de l’art européen en général. Mais le théâtre n’en demeure pas moins spécifique. En effet, la confrontation (tragique et comique) des réponses problématiques avec les autres finit par faire imploser la confusion, par la mort et le déshonneur dans la tragédie, par le triomphe et le retour du bon sens dans la comédie. Ces amalgames, qui semblent s’être imposés et comme avoir été placés en travers de notre route par l’Histoire, éclairent le spectateur sur des réponses dont il est peut-être lui aussi victime, tout simplement en tant que fils de son temps. La mise en garde accompagne la mise à distance par la fiction. Celle-ci aussi permet à chacun de prendre conscience de ce qu’il n’accepterait pas forcément, si on lui exprimait les choses directement, de face.
2. La place du théâtre dans le système des beaux-arts et des formes littéraires
12 Au début de cet article, nous avons souligné combien le théâtre obéissait à une logique de complémentarités esthétiques. Il importe maintenant de les mettre en lumière, si on veut comprendre pour quelle raison le théâtre a fleuri principalement au Ve siècle avant J.C. pour renaître de façon extraordinaire au XVIIesiècle de notre ère.
13 On connait le triptyque d’Aristote :
ethos | logos | pathos |
genre lyrique | genre épique | genre dramatique |
14 La relation ethos-logos-pathos a été introduite par Aristote pour décrire ce qui se passe en rhétorique : l’ethos, c’est le soi, le pathos, c’est l’Autre, et le logos, c’est le langage qui lie les deux, utilisé pour débattre, convaincre ou plaire, ce que le logos effectue en mettant en jeu de diverses manières la différence des questions qui agitent les uns et les réponses que proposent les autres. Or, dans le théâtre, ce sont les protagonistes qui mettent en œuvre et en scène cette relation ethos-logos-pathos, ils la jouent et l’incarnent, même si le théâtre, comme genre littéraire, relève du pathos, puisqu’il offre le spectacle des autres qui se font face et souvent se heurtent. Mais à l’intérieur de ce pathos, un triptyque à part entière se forme, qui noue l’ethos, le logos, et le pathos : des êtres s’affrontent, s’expriment, dialoguent, etc. C’est ce tryptique qui faisait que Aristote opposait la comédie à la tragédie en distinguant chaque fois dans chacune ce qui relevait de l’ethos (nobles, princes et rois dans la tragédie, versus hommes du peuple dans la comédie), du logos (le style en vers, versus le style en prose), et du pathos (l’émotion tragique, la catharsis, basée sur la crainte et la pitié, tandis que dans la comédie, le pathos est centré sur le rire). On se demandera sans doute pourquoi le théâtre est avant tout du pathos. La raison est simple : le pathos, c’est l’Autre, l’altérité, conflictuelle ou non, c’est donc la distance et le spectacle des humains en interaction qu’offre le théâtre. Le rapport à autrui, c’est-à-dire la différence, sociale et psychologique par exemple, est l’objet même du théâtre, comme le « je » dans la poésie lyrique (ethos), et le « cela » ou le « il » dans l’épopée, dans laquelle se déploie un monde qui met en scène les valeurs d’un peuple ou d’une nation, ses « moteurs originels » ou si l’on préfère s’exprimer de la sorte, ses « équations de base » (logos).
15 Quand l’Histoire s’accélère, le conflit de l’ancien et du nouveau devient patent, et le théâtre traduit leur amalgame possible comme les confusions qui en résultent. Mais la case du pathos n’est pas réservée au seul théâtre. Dans les beaux-arts, le spectacle est aussi offert par la peinture, qui, par exemple à Rome, est souvent théâtrale, ce que rappellent les masques dont nombre de fresques sont parsemées. On a ainsi le tableau suivant pour les beaux-arts :
ethos | logos | pathos |
sculpture (personnages) |
architecture (ordre cosmique et politique, temple, maison) |
peinture (scènes) |
16 Il y a d’ailleurs un côté théâtral à la peinture, qui est explicite dans la peinture romaine par exemple, avec ses trompe-l’œil et ses masques de personnages. [3] On relève ainsi des concomitances troublantes, qui ne s’expliquent que par notre modèle de compréhension fondé sur les complémentarités esthétiques de l’ethos, du pathos et du logos. Ainsi, c’est au moment où le théâtre s’éteint à Rome qu’Auguste repense la ville et la transforme en théâtre, y plaçant des statues (et pas seulement la sienne) sur fonds de scène, au sein des édifices publics (thermes, forums), tandis que les peintres décorent l’intérieur des maisons avec des masques pour symboliser le théâtre de la ville et du monde, c’est-à-dire l’extériorité. La case pathos, que cesse d’occuper la création théâtrale, se voit désormais remplie par la peinture, tandis que le théâtral se trouve déplacé au cœur de l’architecture urbaine.
17 Une des fonctions du théâtre est d’offrir le spectacle de la différence qui s’insinue au cœur des réponses soumises aux basculements de l’Histoire, au travers de personnages qui s’en libèrent ou, au contraire, qui demeurent piégés par les anciennes réponses devenues caduques. L’Histoire, en s’accélérant, menace ou gomme les valeurs, et efface peu à peu les identités, comme par indifférence aux bonnes et aux mauvaises différences. Or, le groupe, dans son identité même, a besoin de pouvoir identifier à chaque moment les différences qui lui sont essentielles. La différence, cependant, heurte l’identité du groupe (puisque la différence lui est contraire par définition), d’où le souci de légitimer les bonnes différences, de faire la différence entre les bonnes et les mauvaises différences. Les désordres et les violences des puissants dont le peuple est victime engendrent de funestes différences, avec lesquelles il ne faut pas confondre les « bonnes » différences, celles, par exemple, dont les rois légitimes se réclament et dont ils assurent être les garants. Elizabeth I soutient Shakespeare et Louis XIV protège Racine. Ce n’est évidemment pas par hasard. Le pouvoir se veut le fondement de la sécurité des citoyens et protège du désordre et de l’anarchie. Or, ce que montre la tragédie, c’est le désordre et la confusion. Les différences entre lesquelles on ne fait plus de différence y sont représentées et mises en scène. Et celles auxquelles on devrait être attentif sont mises en évidence par des personnages qui en font fi. Une comédie comme le Bourgeois Gentilhomme illustre bien le côté ridicule qu’il y a à vouloir fouler au pied des différences, prises ici dans leur côté inessentiel, certes, mais néanmoins révélatrices de l’ordre établi et de ses valeurs de base. Mais c’est une comédie.
18 En France, le théâtre domine la scène artistique au XVIIe siècle, tout comme l’opéra en Italie. Point de monarchie là-bas. Il n’y a donc pas à justifier les bonnes différences par le spectacle des mauvaises. De plus, la peinture qui régnait s’est épuisée à son tour dans le maniérisme. Elle ne peut mettre davantage d’anges dans le ciel ou au plafond qu’elle ne le fait déjà. Une nouvelle forme d’art exprimant le pathos va naître, mais pour les raisons indiquées plus haut, ce ne sera pas du théâtre au sens traditionnel. Ce sera l’opéra. Celui-ci est né du souci de contrebalancer par de la représentation, forcément plus réaliste, une figurativité accrue par l’Histoire qui s’accélère et qui creuse les différences, tout en métaphorisant celles-ci en identités de plus en plus « rhétoriques ». Le retour du réalisme s’impose au niveau des réponses, en contrepoint de cette figurativité. Cela donne lieu à du spectacle, certes, mais d’opéra, car la musique avait partout en Europe la forme d’un spectacle de théâtre, sauf en Italie. Le chant y était monodique, c’est-à-dire sans alternance de voix qui se répondent comme dans une pièce de théâtre. Plus rien de théâtral dans la musique italienne, d’où la réponse qui a été l’opéra. Le pathos ne pouvant s’exprimer dans cette société ni par le théâtre ni par une peinture désormais épuisée, il ne pouvait se nourrir que de la musique qui allait devoir et se théâtraliser, en réintroduisant la pluralité des voix qui, ailleurs, servait de mime théâtral. L’opéra combine toutes ces formes.
3. La théorie du refoulement problématologique
19 Une des idées essentielles de notre vision de l’Histoire est que son accélération coïncide avec une problématisation, violente ou partielle, idéologique ou purement intellectuelle, des réponses qui sont tenues pour acquises. Cela crée des réponses fictives, voire des fictions de réponses. D’où la littérature. Homère n’aurait pas été possible sans la mise en question de la vérité des mythes, rendant l’explication par la mythologie un mythe en elle-même. Alors seulement pouvait-on faire intervenir les divinités au gré de l’histoire que l’on racontait. L’Histoire – “avec un grand h” c’est celle que l’on vit et non sa théorisation ou celle que l’on raconte dans les histoires littéraires – fait en sorte que ce qui est n’est plus tout à fait tel qu’il était, et qu’il ne l’est donc plus que métaphoriquement, que figurativement. Au début, on ne distingue pas les métaphores de la réalité même, on ne les perçoit donc pas comme des métaphores. Mais plus le temps passe, plus celles-ci vont apparaître comme telles et s’imposer à l’esprit comme des demandes de dépassement, comme des énigmes qui exigent résolution et requièrent pour ce faire une littéralité nouvelle. Le problématique, c’est la métaphore consciente de sa propre énigmaticité, de celle de son propos, comme lorsqu’on dit que « Richard est un lion », pour signifier qu’étant à la fois humain et non humain, il doit bien être autre chose qui « résolve » cette équation où il est x et non-x à la fois. Cette demande de littéralité nouvelle permet à la différence question-réponse, appelée aussi différence problématologique, d’être préservée et d’éviter les confusions, confusions dont le théâtre se fait l’objet, depuis les Grecs, avec ses connotations personnelles (réalisme), politiques (théâtre anglais), historiques (Shakespeare) ou mythologiques (Sophocle).
20 L’Histoire qui s’accélère voit donc tout ce qui est ne plus être tout à fait tel qu’il était, ce que nous avons caractérisé comme affaiblissement de l’être. La différence s’installe, avalée au départ par le métaphorique qui la cache dans l’identité. Dans le discours comme dans les choses, l’être se métaphorise, mais le fossé entre ces deux ordres de réalité va inévitablement se creuser et finir par s’imposer à l’attention. On parlera de l’Etre et de l’étant (Heidegger) ou plus traditionnellement, de l’objectif et du subjectif, en essayant de retrouver une unité et une identité qui vont transcender leur différence, par exemple dans un ordre politique rationnel à l’âge classique, ou dans les ressources d’une subjectivité elle-même transcendantale, à la fois individualisée et commune à tous, paradoxalement objective donc, chez Kant par exemple.
21 En art, la figurativité accrue ne peut continuer longtemps à se faire passer pour réaliste alors qu’on prend de plus en plus conscience qu’elle est du métaphorique. D’où la nécessité de trouver, ou d’établir, une littéralité réaliste en contrepoint. Cela donne la sculpture au service de l’architecture, le roman face à la poésie, l’opéra face à la musique instrumentale au XVIIe siècle, et ainsi de suite. Mais au départ, les formes artistiques illustrent la différence problématologique en leur sein, en étant à la fois réalistes et métaphoriques, selon des proportions variables. Et c’est là que l’histoire du théâtre est intéressante. La confusion des réponses qui sont devenues problématiques avec celles qui valent comme telles est un des grands thèmes du théâtre, et on le trouve omniprésent, par exemple, chez Shakespeare. Celui-ci inaugure la grande période qui voit l’hégémonie de la tragédie moderne : après Shakespeare (± 1600), c’est le règne du théâtre espagnol, qu’on a appelé aussi baroque (1635) et le théâtre français, qu’on a caractérisé comme classique (1665). C’est ce qui fait qu’on a deux pièces sur Don Juan, l’une de Tirso de Molina, l’autre de Molière, qui, malgré leurs similitudes, sont néanmoins porteuses de différences, liées à l’accélération de l’Histoire, où le classicisme de la monarchie absolue française succède aux incertitudes centripètes de la monarchie espagnole de l’âge baroque.
22 Pourquoi parler de refoulement problématologique qui diminue pour analyser cette évolution ? Qu’entend-on au juste par un tel refoulement ? Il est essentiel de pouvoir distinguer les questions des réponses, et de ne pas prendre ce qui est problématique pour ce qui le résout. Nos désirs ne sont pas la réalité, et nos croyances, la vérité. L’homme a donc toujours dissocié la réalité du réel de l’image qu’il s’en faisait, et associé à la folie ou à la déraison la confusion des deux. Etre rationnel, c’est être capable de faire la différence entre un problème à résoudre et sa solution, et adapter celle-ci au problème posé, bref, c’est être capable de répondre aux problèmes qui se posent pour qu’ils disparaissent ensuite. Mais pour y parvenir, il faut pouvoir dissocier ces deux ordres de pensée, l’ordre des questions et l’ordre des réponses. De ce fait, la différence problématologique est fondamentale pour l’homme comme pour toute société humaine : il s’agit de ne pas se méprendre sur ce qui est réponse et sur ce qui ne l’est pas, afin de guider l’action, et d’éviter des confusions, des amalgames et des erreurs qui seraient nuisibles à tous. Il faut donc pouvoir distinguer les questions des réponses et maintenir celles-là à part de celles-ci. C’est ce qu’on appelle le refoulement problématologique. Le terme de refoulement n’est pas sans rappeler l’usage qu’en faisaient Freud et la psychanalyse. Sans doute parce que là aussi le refoulement sert à mettre de côté ce qui est problématique pour l’individu, parce qu’insupportable ou traumatisant. Mais le refoulement possède une acception plus large. Le refoulement, pour être vraiment conçu comme processus général, ne doit pas se limiter aux processus psychologiques, mais doit être défini par la différenciation du problématique et du non-problématique. Le reste en découlera. Cette différenciation peut effectivement se faire de diverses façons, et l’Histoire nous apprend souvent lesquelles. Il est vrai, si l’on s’en tient à Freud, que cela peut consister parfois à laisser dans l’implicite les questions et à n’expliciter que les réponses, puisque c’est le but, et que celui-ci une fois atteint, les questions devraient s’estomper. Sauf dans les névroses, où elles semblent encore affleurer à la surface du discours, à l’insu du sujet. D’une façon plus générale, plus l’Histoire s’accélère, plus le problématique va s’imposer à la conscience et au discours, et plus il faut le marquer comme tel, afin, finalement, de le dire et de le spécifier expressément, comme le fait la problématologie qui thématise le questionnement en propre, étant issue de ce mouvement de réflexion du questionnement par lui-même. [4]
4. En quoi l’affaiblissement du refoulement problématologique explique-t-il le passage du théâtre élisabéthain au théâtre classique français ?
23 Et le théâtre dans tout cela ? Il est le spectacle de la confusion des questions et des réponses dans un affrontement, ou simplement une confrontation (comme dans la comédie) des deux, qui vise à rétablir ce qui relève des unes et ce qui ressortit aux autres.
24 La différence se rétablit, ou même s’instaure, par les conflits ou les dialogues auxquels le théâtre donne lieu. Les confusions sont combattues dans les tragédies, comme dans le Roi Lear ou McBeth, ou se dénouent dans les comédies. On voit ainsi le problème qui agitait le héros ou les divers personnages de la pièce. Mais il y a évolution : de Shakespeare à Racine, l’affaiblissement du refoulement problématologique est continu, et la métaphorisation des réponses tenues pour acquises s’accroît au point de s’imposer à l’attention. On peut parler aussi d’affaiblissement de l’être, car c’est tout ce qui est qui n’est plus que métaphoriquement tel. Comme les choses changent, ce qui est n’est plus tout à fait tel qu’il était auparavant, et l’identité de ce qui est recèle une différence que la métaphorisation recouvrait et que la théâtralité fait imploser, dans le rire comique comme dans l’effroi tragique.
25 Reprenons brièvement l’évolution du théâtre de 1587 à 1687, qui se termine par ce que Georges Steiner a appelé « la mort de la tragédie », dans l’ouvrage de même nom.
26 Chez Shakespeare, l’accélération de l’Histoire se traduit clairement par une confusion des questions et des réponses issue d’un refoulement problématologique faible. Hamlet ne sait plus que répondre à la question de savoir s’il lui faut être ou ne pas être consentant ou révolté face à l’assassinat de son père, s’il faut le venger ou accepter la nouvelle situation, par confort. Cette confusion se poursuit non seulement par des hésitations qui font sa célèbre indécision, mais aussi par la manière dont il va réagir. Se faire passer pour fou pour mieux faire comprendre ce qui est réel, créer une pièce de théâtre accusatrice pour son oncle assassin, où se mêlent réalité et fiction, tout cela ajoute à la confusion possible de ce qui est vraie réponse et seulement fiction. Le roi Lear n’est pas mieux loti pour sortir de la confusion. Toute la pièce repose sur cette indifférenciation problématologique, typique de la Renaissance, où le discours (en être faible) peut être à la fois problématique et apocritique (apokrisis, en grec, signifie réponse). Avant de leur confier son royaume, Lear, fort curieusement demande à ses filles de leur dire si elles l’aiment, ce que vont s’empresser de lui confirmer avec emphase les deux sœurs les plus ambitieuses des trois. Seule Cordélia s’en tient à une réponse factuelle, mais dont la sobriété ne plaît pas au roi, qui lui demande [5] « Que peux-tu dire pour recueillir un troisième lot plus opulent que celui de tes sœurs ? Parle ! » Et Cordélia d’ajouter « Rien, Monseigneur ! Rien ? Rien ! », ponctue-t-elle encore. Et lui : « De ‘rien’ il ne vient rien ; parle encore ». A quoi Cordélia répond : « Malheureuse que je suis. Je ne sais pas jusqu’à mes lèvres élever mon cœur. J’aime Votre Majesté, selon mon devoir, ni plus ni moins (« I love your Majesty according to my bond, no more, no less »). Cet aveu d’une littéralité sans reproche est considéré par Lear comme une mise en question de l’amour que sa fille doit lui porter, ce qui déclenche sa colère. A l’inverse, les discours sirupeux des deux autres filles sont pris pour argent comptant. C’est cette inversion, cet aveuglement qui fait que Lear confond le discours qui devrait faire problème avec celui qui ne le devrait pas. Ecoutons les deux sœurs hypocrites. Régane : « Je suis, moi, l’ennemie de toutes les autres joies que peuvent éprouver les sens les plus fins et ne me trouve heureuse que dans l’amour pour Votre Altesse aimée » [6]. Goneril n’y est pas allée de main morte non plus dans la métaphore : « Sire, je vous chéris plus que les mots ne peuvent manier un tel sujet, plus que la vue de mes yeux, que l’espace et la liberté, au-delà de ce qui peut être évalué comme richesse ou rareté, pas moins que la vie avec félicité, santé, honneur, beauté » [7]. Belles métaphores qui auraient dû, par leur excès, soulever le questionnement.
27 C’est à ce même genre d’indifférenciation question-réponse qu’on assiste dans bien des pièces de Shakespeare, où le doute et l’hésitation font pencher le répondre vers l’assurance d’avoir la bonne réponse, et non vers la prise de conscience de celle qui est la plus problématique. Par exemple, Brutus veut-il tuer en César le tyran qu’il serait déjà ou celui qu’il pourrait être si on ne le tuait pas ? « Il faudra donc qu’il meure. Cependant, je n’ai rien à lui reprocher, sinon le tort qu’il peut faire à l’Etat. A dire vrai, je n’ai jamais vu César asservir à ses passions sa raison. Mais c’est la règle que la modestie soit, pour l’ambition naissante, une échelle vers quoi reste tourné celui qui monte. Il est l’œuf du serpent. Eclos il montrera sa nature nuisible. Ecrasons-le ! » [8] Macbeth aussi se trompe sur les prédictions qui lui sont faites par les sorcières sur sa destinée. Les métaphores deviennent énigmatiques et le héros tragique s’en empare pour les « remplir » de réponses qui conviennent à ses ambitions, mais qui contreviennent aux valeurs fondamentales de la société, tels le respect des parents, la légitimité du pouvoir, le respect de la vie. D’où le conflit qui se termine tragiquement. On trouve tout cela dans les grandes tragédies shakespeariennes, de Hamlet à Macbeth, de Timon d’Athènes au Roi Lear.
28 Un quart de siècle plus tard, c’est au tour du théâtre espagnol de dominer cette part réservée en art au pathos. On est en plein âge baroque. Nombreux sont ceux qui ont vu dans les dernières pièces de Shakespeare un univers baroque en gestation ou même en nette affirmation. Les jeux de miroir entre personnages, la pièce de théâtre dans la pièce elle-même dans Hamlet, les intrigues et les points de vue qui se démultiplient, ont alimenté cette vision des choses. De même, nombre de pièces du théâtre français dit classique perpétueraient l’image baroque du monde. Si tout cela est sans doute vrai, c’est parce que les contours des concepts de baroque et de classique sont eux-mêmes incertains et empiètent les uns sur les autres. L’Histoire est plus continue que cela, et s’il y a des formes d’art qui disparaissent et d’autres qui prennent leur place, le mouvement est progressif, lent parfois, partiel souvent, car tout ne se passe pas en même temps, comme sous l’effet d’une révolution brutale.
29 Qu’annonce le monde baroque et comment le théâtre va-t-il en prendre acte ? On ne peut ici que reprendre pour l’essentiel ce que l’on sait depuis Wölfflin [9], Tapié [10], Claude-Gilbert Dubois [11], pour ne citer qu’eux [12]. Quels sont les traits qui semblent pertinents pour caractériser le baroque, surtout quand on parle de théâtre et qu’on le fait avec l’approche problématologique comme clé de lecture ? Pour être au plus général de la question, je dirais que la métaphorisation, issue d’une Histoire en accélération, creuse les différences, faisant éclater les métaphores en simples manières de parler, de plus en plus ampoulées, compliquées, sinueuses, obliques. Cette cassure du modèle de la Renaissance est typique du maniérisme, et se poursuit partiellement dans le baroque, qui aura son réalisme propre, en peinture notamment, avec le Caravage, l’Ecole hollandaise et l’idéal classique français. Le baroque accentue les discordances, les disproportions, brise la régularité des symétries et des analogies, instituant le doute et le mystère au creux de ses représentations. Le métaphorique est bien perçu dans son double aspect : réponse et question à la fois. C’est pour cela qu’il attire et repousse, mobilise et détache ceux qui y sont livrés. Réel ou irréel ? Réponse ou question ? Voilà bien le problème qui se pose à l’aube du baroque à propos de tout discours qui se réfléchit dans l’interrogation qu’il suscite. On pense à Hamlet et à son théâtre dans le théâtre où, par similitude, il met en scène le crime qu’il s’efforce de démasquer. On pense aussi à La Vie est un songe de Calderòn, pièce dans laquelle le personnage central, Sigismond, qui n’a connu que le donjon de la prison depuis sa naissance, est subitement libéré puis replongé dans ses fers, ne sachant plus s’il a rêvé de sa liberté ou s’il l’a réellement vécue. Cassure de l’identité, des identités, affaiblissement des structures du réel, explosion des contours en mille volutes et lignes courbes, amplification jusqu’à l’extrême des formes et des métaphores, tel semble bien être ce qui caractérise un baroque qui mord sur la Renaissance, l’avale, la phagocyte, l’assimile, et finalement la prolonge dans quelque chose de neuf et d’étrange, plus figuratif encore. Il est difficile, parfois, de tracer la limite entre le maniérisme, avec ses raffinements, ses ondulations, ses métaphorisations du réel, du baroque, qui les utilise aussi pour interroger ce qui n’est plus évident, alors que cela l’était encore quelque peu à la fin de la Renaissance. C’est là que l’on voit que l’Histoire est faite de davantage de continuités que de ruptures. En quoi le maniérisme se distingue-t-il du baroque ? En peinture, le premier formalise et métaphorise ce qu’il représente par une disposition spatiale sans perspective depuis Léonard de Vinci et Raphaël (par exemple), le second joue davantage sur l’opposition de l’ombre et de la lumière, qu’il soit réaliste comme chez Caravage ou figurativiste comme chez Carracci. Ou plus tard : Le Nain et Poussin pour la France. Le théâtre, lui, s’inscrit dans le contexte baroque. Les différences se creusent avec l’Histoire qui s’accélère, et ce qui assurait au social son socle, l’honneur en Espagne, les différences bien ordonnées et bien hiérarchisées qui régissent l’ordre social en France, doivent être défendues parce que de plus en plus remises en question par l’évolution sociale. Quel bourgeois ne cherche-t-il pas à être gentilhomme, ou quelles femmes, savantes ? Le ridicule, nous assure Molière, est au bout. Entre le moment espagnol et le moment français, les différences se sont creusées. En France, ces différences, bien que plus affirmées, sont devenues aussi plus perméables pour les individus, au fur et à mesure que la monarchie a besoin d’élever les bourgeois pour faire contrepoids à une noblesse qu’il s’agit de rendre inoffensive. Elles en sont devenues problématiques. Elles font rire ou, quand on se porte sur celles qui sont essentielles, donnent lieu à des violations tragiques. L’objet du théâtre classique n’est plus l’honneur à proprement parler, comme vertu si l’on veut, – et même Corneille va se départir du modèle espagnol – mais les différences qui ordonnent presque mathématiquement le social et le psychologique. Mais cela aussi va basculer.
30 Le réalisme baroque fait contrepoids au figurativisme maniériste, mais Histoire oblige, le baroque va se figurativiser à son tour, débouchant finalement sur ce que l’on appellera le style « rococo », au formalisme encore plus alourdi. On aurait d’ailleurs pu exprimer les choses par leur envers et dire que le baroque prolonge le maniérisme, qui doit trouver, à un moment donné, son contrepoint réaliste. Le maniérisme répondait au souci, bien historique lui aussi, de traduire et d’introduire le mouvement dans l’espace à l’intérieur du tableau. Le spectacle était à l’intérieur, laissant le spectateur en dehors, comme au théâtre. Le réalisme retrouvera ses droits à l’époque baroque avec les peintures de paysage, de natures mortes, de scènes du quotidien, de personnages au réalisme typique du portrait moderne. Le baroque est tout entier dans la réaction et la réponse. Le classicisme français voudra remettre de l’ordre dans ces tensions, tout en se faisant l’héritier de Rome comme d’Amsterdam. Le baroque s’efforce de montrer que dans la tension, le métaphorique et le figuratif sont des outils pour mieux faire prendre conscience de ce qu’il y a de fallacieux, de fictif, d’illusoire, dans la réalité visible, afin de renvoyer à une vérité qui va au-delà du visible. Le retour du religieux s’affirme dans cet écart, qui fait suite à celui du monde et de l’homme, source de scepticisme chez un Montaigne, ou de mélancolie chez Burton, et qui annonce l’ère des passions de l’âge classique, où l’on cherche en réponse l’unité perdue, entre autres grâce à la science et à la raison (Descartes). Avec, en contrepartie de ce fossé qui se creuse entre la subjectivité et le monde, un discours sur les passions qui, de Racine à tous les moralistes du XVIIe siècle français, domine la perception de la subjectivité qui s’affirme et se pose en propre de plus en plus, après avoir exprimé son errance première (Don Quichotte) et tout ce qui rend l’homme désemparé.
31 Ce sont là des moments essentiels du refoulement problématologique qui diminue. Lorsque la métaphorisation s’accroît, celle-ci devient consciente de l’énigmaticité qu’elle traduit, accouplant des termes différents qui explosent, après que la tension y ait joué un rôle essentiel. La confrontation dramatique illustre bien cette dynamique. La métaphore n’étant plus que perçue telle, les termes de la différence qu’elle recouvrait éclatent en deux termes distincts. C’est ce sentiment de dualité qui s’impose à l’âge baroque, comme c’est sa résolution par une littéralité nouvelle que l’on trouverait davantage à l’âge classique. Ainsi, le refoulement apocritique qui vise à renforcer l’identité par un discours en être fort, la mathématique, est typique de l’âge de Descartes et de Pascal. D’une part, l’être s’affaiblit, et d’autre part, l’on recherche un refoulement compensatoire qui dise clairement ce qui est ou doit être une réponse pour valoir comme telle. La naissance de la science formalisée répond au refoulement problématologique qui s’affaiblit et qui voit questions et réponses se mélanger dans ce que Descartes appelait le douteux, où l’on retrouve du vrai comme du faux, que l’on met à l’écart parce qu’on ne peut plus les différencier. L’ordre des réponses a besoin alors d’identités fortes. Par contre, l’être faible fait le lit des arts et des lettres. Le théâtre illustre ce jeu des méprises et des confusions, parfois tragiques, parfois comiques. Qu’est-ce qui est question, qu’est-ce qui est réponse ? On ne le verra qu’après, quand les hommes se seront trompés, dans tous les sens du terme. L’illusion baroque n’est pas simplement une erreur, elle est déjà le lieu d’un questionnement. Le monde sensible se dissocie du monde intelligible que propose la religion, l’un devant conduire à l’autre, mais le monde sensible finit par être entièrement pénétré par les métaphores du religieux pour renvoyer le spectateur à la seule vérité littérale possible, le divin, l’infinité de Dieu, consacrant la vérité de la religion issue de la Contre-Réforme. Pour l’univers baroque, le monde sensible est ainsi un piège pour la vanité, et du coup, pour les plaisirs multiples et contradictoires (pour les hommes, et à l’égard de la religion) qu’offre « le monde ». L’âge classique, lui, pose désormais le réel physique encore plus à part dans son identité, l’affaiblissement de l’être n’étant plus le gage du monde réel, ou plutôt son lieu spécifique dans le langage, auquel il faut faire subir par ailleurs un refoulement apocritique, compensatoire, en lui appliquant la mathématisation, afin de « récupérer » le monde dans son identité organisée. L’âge classique répond ainsi à l’interrogation de l’âge baroque, créant une littéralité nouvelle propre à éliminer le métaphorique, qui n’est plus que subjectivité, car il est le style des passions (Racine).
32 La figurativité accrue par un formalisme de plus en plus vide va inéluctablement conduire à un réalisme accru, inhérent au baroque, mais qui s’accentue en France sous l’effet du classicisme, vers 1660, dont le théâtre français, de Molière et de Racine surtout, est un des représentants. Le métaphorique, démonétisé comme réponse sur le monde à l’âge classique, mélangé avec les questions à la Renaissance, est ambivalent à l’âge baroque. Celui-ci voit ainsi le métaphorique comme n’ayant rien de naturel. Un fossé se creuse avec l’ordre des choses, laissant à la convention le soin de résoudre les écarts avec le naturel (comme en témoignent Hobbes et son Léviathan). A l’âge classique, les identités sont possibles si elles ne viennent pas de la nature (rationalisme), mais comme le naturel est considéré désormais tel qu’en lui-même, et s’autonomise ontologiquement, la voie est également ouverte pour que naisse, à terme, l’empirisme. Dieu qui, dans l’univers baroque, se situe au bout des métaphores, dans l’infini des suggestions et des inférences qu’elles évoquent, va de plus en plus garantir l’unité et l’identité du monde à l’âge classique, pour finir par être, avec Spinoza, le monde lui-même. Les métaphores sont démasquées comme irréelles et comme en retard sur l’ordre des choses, ce qui fait rire par leur côté excessif et ampoulé (Molière, dans le Bourgeois Gentilhomme).
33 Le refoulement problématologique qui diminue voit ainsi les questions risquer de se mêler de plus en plus aux réponses, si on n’y met un point d’arrêt par la forme qui permet de les distinguer. Le fossé entre l’homme et les choses, entre les mots et la réalité, se creuse. L’interrogatif se concentre dans le langage, comme l’illusion de réponse. Quelle est la grande différence entre le Don Juan de Tirso de Molina, un Don Juan baroque, et celui de Molière, plus spécifique de l’âge classique, écrit trente ans plus tard ? A les relire, on voit bien que la séduction du premier repose sur l’ambivalence du réel, sur les plaisirs de la vanité. Le plus souvent, il se laisse faire. Les occasions et les aventures le trouvent plus qu’il ne les provoque, alors que le second, comme Tartuffe d’ailleurs, manipule les autres par le langage, puisque le réel ne contient plus l’ambivalence de jadis : l’honneur, qui entrait en conflit avec le moi profond, l’individu, se fracturait comme métaphore à l’âge baroque, est moins à l’avant-plan à l’âge classique. Les différences se sont creusées et relittéralisées, c’est donc l’homme qui est devenu ambivalent, c’est lui, et non le réel, qui trompe le plus souvent. Don Juan, chez Molière, est plus cynique, plus manipulateur, il trompe par les mots, non par une lecture fallacieuse de ses intentions que font de lui les femmes, comme c’était le cas avec le Don Juan de la pièce de Tirso de Molina. Ce ne sont plus les apparences qui nous trompent parce qu’elles sont ambigües, c’est l’homme. Et c’est dû à ses passions (Racine). Le visible est réponse, le problématique est donc ailleurs. La différence problématologique va peu à peu se transformer en oppositions du subjectif et de l’objectif, et non plus se cristalliser dans celle du monde visible et de l’univers invisible (et indéfini) du divin, propre aux débuts du baroque.
5. De la comédie du XVIIIe siècle au romantisme
34 Si la tragédie meurt vers 1690, avec Esther et Athalie de Racine, le théâtre lui va continuer à traduire une Histoire qui creuse les différences au cœur du social, avec Marivaux, Goldoni, et Beaumarchais principalement. Les hauts faits des princes n’intéressent plus guère les bourgeois qui vont au théâtre. Le quotidien les intéresse davantage, mais pas n’importe quel type de quotidien. De plus en plus, il s’agit des rapports entre maîtres et serviteurs, les rapports de force au sein de la famille ou entre les hommes et les femmes, qui, devenant problématiques, font rire par l’obstination des maîtres à exercer un pouvoir dont on estime qu’ils sont de moins en moins légitimes à l’exercer. Tout s’inverse, intentionnellement chez Marivaux, ou de fait chez Goldoni. La Révolution n’est pas loin. La subjectivité poursuit sa marche égalitaire inéluctable, par delà les obstacles. Le romantisme en marque à la fois les arrêts et la nostalgie ou l’espérance de reprendre cette progression devenue illusoire dès la Restauration, ce qui fait du romantisme un mouvement ambivalent, progressiste et réactionnaire à la fois.
6. Du romantisme au réalisme
35 Le processus de métaphorisation propre à l’Histoire va se marquer de façon spécifique tout au long du XIXe siècle. La problématicité s’accroît, les différences se creusent, il n’y a plus que les métaphores qui expriment la subjectivité pour faire croire que les différences sociales peuvent être abolies. La Restauration en France est cruelle à cet égard. Entre nostalgie et espérance presque impossible, l’âme des individus est déchirée. Les métaphores pour exprimer le désir, les sentiments, les désespérances en tous genres qui alimentent le romantisme sont prises au pied de la lettre, comme la réalité subjective qu’éprouvent les individus. Tout cela se voit bien dans le drame romantique. On pense à Hugo, à Dumas, ou à Musset qui, en France, l’exemplifient le mieux. Des aspirations sociales empêchées, une nostalgie pour un passé prometteur (d’abolition des inégalités sociales entre noblesse et bourgeoisie), et qui ne s’est pas prolongé après la défaite napoléonienne, sont source d’imageries qui n’ont d’autre contenu que la douloureuse expression de l’individualité bridée par le social de la Restauration des Bourbons. Le romantisme règne en maître de, en gros, 1820 à 1848, et parfois se prolonge ici ou là, comme en Allemagne, mais il va céder peu à peu la place au réalisme, après 1848, surtout là où le romantisme a peu marqué le paysage théâtral. Les pays du Nord n’ont connu ni de révolution comme la France, ni, par conséquent, de Restauration comme elle. Dans ces pays, l’Histoire est plutôt celle qui affecte la famille bourgeoise puritaine. Pensons à Ibsen, le père fondateur du réalisme théâtral, qui est norvégien, à Strindberg, qui est suédois, et même à Tchekhov, qui est russe, où l’on a eu très vite le sentimentalisme en guise de romantisme. Pas encore de révolution là-bas à cette époque. Le rôle de l’Histoire domine dans le réalisme. Si elle est présente dans les romans de Hugo et de Dumas, au théâtre, elle va s’inscrire sous une forme particulière, comme étant refoulée dans les vies individuelles, mais refaisant surface. A l’inverse du romantisme, les métaphores dans le réalisme ne sont pas la réalité, mais la manière dont les individus refoulent leur passé pour mieux s’accommoder des manquements et des erreurs qu’ils ont pu commettre. Ainsi, chez Ibsen, un père qui laisse mourir ses enfants dans l’incendie de sa maison, appellera cela un accident, belle métaphore destinée à couvrir la volonté de laisser brûler sa demeure pour pouvoir la reconstruire et montrer ainsi au monde qu’il est un grand architecte. Il fera fortune grâce à cela. Mais un jour, le passé refait surface et la métaphore qui arrangeait bien sa conscience éclate pour ce qu’elle est. Il doit alors faire face lucidement à son acte tel qu’il s’est réellement passé. La pièce de Ibsen où le conflit du romantisme et du réalisme est peut-être le plus évident est Hedda Gabler. L’ancien, c’est l’amant, Lövborg, que Hedda a rejeté pour préserver son idéal de relation amoureuse intact, tandis que le nouveau, c’est le mari, une pâle copie intellectuelle de l’amant. L’amant refait surface. Elle est inexorablement confrontée à son idéal amoureux, romantique, insatisfait, incarné dans l’amant qu’elle a quitté pour n’en garder que le souvenir, et à la médiocrité de l’amour conjugal qu’elle ressent. L’amour romantique explose comme une métaphore enfin consciente d’elle-même. Elle ne peut supporter cette comparaison de l’idéal et de la réalité. Déchirée, elle va se suicider, mais avant cela, elle pousse Lövborg à faire de même, après lui avoir subtilisé le manuscrit qui était essentiel à la poursuite de sa carrière universitaire. Si chez Ibsen, le passé remonte à la surface comme métaphore dans la confrontation avec le réel actuel qui la démystifie pour ce qu’elle est [13], chez Tchekhov, le passé n’a jamais abandonné les personnages de son théâtre. Ils ont raté leur vie en prenant les mauvais embranchements et n’ont pu être ce qu’ils espéraient, vivant dans la nostalgie d’un passé qu’ils n’ont su retourner à leur avantage et le désespoir d’une réalité présente insatisfaisante. Tchékhov est ainsi, quelque part, l’envers, le pendant de Ibsen. Celui-ci fait remonter le passé dans le présent, et un conflit dramatique en résulte, tandis que Tchékhov fait du passé un poids omniprésent dans la vie actuelle de chacun, un passé qui empêche de vivre vraiment et avec bonheur le présent. Tout est résumé dans cette célèbre tirade de l’Oncle Vania : « Nuit et jour la pensée que ma vie est perdue sans retour m’oppresse ; je n’ai pas de passé, je l’ai bêtement gaspillé en niaiseries, et le présent est d’une effroyable absurdité » Cela explique le caractère statique de ce théâtre, qu’on a parfois qualifié d’ennuyeux, comme si l’Histoire s’était arrêtée il y a bien longtemps pour les personnages qui se retrouvent à un certain moment, celui de la pièce. Le temps est immobile, reste l’espace, avec ses maisons, ses jardins, ses domaines comme la Cerisaie. Le drame est dans cette Histoire intangible que ressassent les protagonistes qui n’ont pas su saisir les opportunités. Le présent est la rencontre de chacun avec son propre destin manqué, au travers de la confrontation avec d’autres personnages, qui n’ont pas forcément mieux réussi leur vie d’ailleurs. Certains s’en tirent mieux que d’autres, parfois injustement. Le passé qui remonte est l’échec de ne pas avoir su bien choisir, condamnant tout présent à n’être qu’un néant qui se prolonge indéfiniment. Chez Tchekhov, on ne peut revenir en arrière et refaire l’Histoire, son histoire, on continue sa misérable existence, que ponctuent tous les espoirs déçus. Si chez Ibsen, on nie l’Histoire, chez Tchékhov, on ne peut l’oublier. Dans les deux cas, l’illusion va faire long feu.
36 Le réalisme connaîtra un destin étonnant, puisqu’il marquera tout le XXe siècle, à l’exception peut-être du théâtre de l’absurde, et encore.
7. Du réalisme de Pirandello au théâtre de l’absurde
37 L’héritier le plus célèbre de Ibsen est Pirandello. L’Histoire a creusé encore davantage le rapport au réel, celui qui sépare les mots et les choses. Leur usage est plus problématique que jamais. La réalité est un mot, rien qu’un mot, celui de « réalité ». Rien ne dit que les deux coïncident, puisque les mots ne coïncident plus avec ce qu’ils dénotent. Le XXe siècle littéraire et philosophique, avec son goût prononcé pour le langage, s’inscrit dans ce constat, cet écart. Dans Six personnages en quête d’auteur, on assiste à une étrange rencontre entre des acteurs de théâtre qui attendent l’auteur qui est censé leur apporter le texte de la pièce qu’ils doivent jouer, et des individus en proie à de multiples drames qui se présentent devant eux pour qu’ils jouent leur histoire, puisque l’auteur originel (Dieu ?) n’est pas venu. Toute la question est de savoir si ce jeu entre la réalité et la fiction appartient lui aussi à la fiction, ou si c’est bien ce qui se passe en réalité, des acteurs qui ne voient pas leur auteur apporter le texte. A la fin de la pièce, on se demande encore sans pouvoir trancher, si tout ne faisait pas partie de la pièce elle-même, et c’est cette interrogation qui fait l’intérêt, le suspense de la pièce. On ne saurait le dire. La confusion indécidable entre le réel et la fiction, entre le représenté et l’effectivité, relève bien d’un refoulement problématologique à ce point fort que ce questionnement est le thème même de la pièce de Pirandello. Mais la pièce de Pirandello qui est, à mon sens, la plus significative à cet égard est La volupté de l’honneur. Il ne s’agit plus ici d’une pièce dans la pièce qui ne serait pas du théâtre mais la réalité (ou l’inverse), mais la réponse que donne Pirandello à la situation d’écart grandissant entre les mots et les choses. La pièce est moins connue, en dire quelques phrases n’est pas inutile. Une jeune fille se retrouve enceinte d’un notable qui est encore marié. Pour éviter le scandale, il va lui trouver un mari de complaisance, Baldovino, un vieil ami de collège d’un ami. Baldovino est un homme méticuleux, littéral, précis. Très vite, il va prendre son rôle au sérieux, jouer littéralement au mari et au père, et finir par écarter l’amant qui, voyant le danger venir, essaye de le compromettre aux yeux de la femme par une sordide affaire financière où Baldovino aurait trempé. Rien n’y fait : il sera père, puisqu’on l’a décrété père, il sera époux, puisqu’on l’a pris pour cela. Les mots veulent dire ce pour quoi ils sont faits désormais, par décision, par décret. Si on s’en tient au littéral, plutôt qu’à la métaphorisation que reflète le gré des circonstances, on aura un monde enfin stable et sûr, un monde en somme. La femme, conquise comme mère et comme « épouse », décide alors de garder Baldovino pour jouer le rôle qu’on lui a attribué et elle laisse tomber son amant, trop cynique et malhonnête. Il n’empêche que Baldovino, dit à cette femme, devenue « sa » femme, qu’il n’est pas le père de l’enfant. A qui elle répond « En êtes-vous si sûr ? » Phrase extraordinaire sur le pouvoir de littéralité des mots, qui relève presque de décisions partagées, mais désormais conventionnelles. Pirandello est un dramaturge du rhétorique : il tranche les alternatives en décidant que le réel est conforme à ce que disent les mots sur le réel, et quand ce n’est pas le cas, on ne peut plus décider ce qui est la réalité et ce qui ne l’est pas. Tout est alors possible. Les plus grandes dérives du cynisme ne sont pas loin.
38 Pirandello annonce le théâtre de l’absurde par le caractère énigmatique et parfois un peu fou des situations qu’il met en scène. Un roi qui n’est pas un roi mais qui est un individu tombé de cheval qui se prend pour tel, avec la complicité de son entourage qui a peur que la vérité ne lui cause un choc (Henri IV), est une pièce aussi absurde que Six personnages en quête d’auteur ou que Cosi è. Dans cette dernière pièce, la mère de l’épouse du personnage central, prétend que son gendre, le mari, a assassiné sa fille, parce qu’il fait tout pour l’empêcher de voir sa fille. Lui prétend que la fille est morte et que son épouse est en réalité sa seconde femme, la première ayant eu une maladie mortelle. Pour ne pas heurter sa belle-mère encore vivante, il préfère lui laisser croire que sa femme est bien sa fille. A la fin de la pièce, quand on demande à cette femme qui elle est réellement, on se heurte à une fin de non-recevoir, elle ne répond pas. C’est ainsi (Cosi è).
39 Le théâtre de l’absurde, lui, va se diviser en quatre grandes figures principales : Sartre et Camus, Beckett et Ionesco. A y regarder de près, cela correspond aux complémentarités esthétiques suivantes :
8. Conclusion
40 Le théâtre représente la problématicité des valeurs et de leurs engagements dans les moments de leur plus grande confusion. C’est l’art type de l’accélération de l’Histoire, souvent privilégié entre des périodes de création picturale ou d’opéra, quand les fractures sociales se dessinent, se creusent, où les différences qui ont émergé sont remises en question à leur tour. L’honneur, la vanité oppressante, le retrait des dieux ou de Dieu, nourrissent les confusions et les aventures, le crime comme le ridicule. Le théâtre, c’est la représentation d’un monde où l’ancien et le nouveau se heurtent encore de façon indécidable, avec ses nostalgies et ses espérances, ses indignations et ses remords. La grandeur du théâtre est de répondre sur les grandes questions qu’on ne parvient plus, ou pas encore, à résoudre dans un monde qui change. On les met alors en scène, on les représente, et on donne à penser le problématique dans ce qui le consacre comme ressort de la pensée et du vivre.
Notes
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[1]
Sur tout ceci, voir Michel Meyer, Le comique et le tragique. Penser le théâtre et son histoire, PUF, 2003 et l’édition de la Mandragore et son introduction, « Machiavel et l’invention de la comédie moderne » au Livre de Poche, Hachette, 2007
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[2]
Shakespeare. Roi Lear. Acte I, scène 2 (Tr. Fr. Y. Bonnefoy, Gallimard, 1965)
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[3]
Voir M. Meyer. Rome et la naissance de l’art européen, Arléa, 2007
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[4]
Sur tout ceci, on se reportera à Questionnement et historicité, PUF, 2000, (édition de poche, « Quadrige », PUF, 2011).
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[5]
Shakespeare. Le Roi Lear. Acte I, scène 1, 80-90. (Tr. Fr. A. Robin), Le Club Français du Livre, Paris, 1988
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[6]
Ibid, I, 1, 70
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[7]
Ibid, I, 1, 53
-
[8]
Shakespeare. Jules César, Acte I, scène 1, 7, 10-35 (Tr. Fr. Y. Bonnefoy), Le Club Français du Livre, Paris, 1988
-
[9]
Baroque et classicisme, Plon, 1957
-
[10]
Renaissance et baroque, le Livre de Poche, Hachette, 1967
-
[11]
Le Baroque, Larousse, 1977
-
[12]
Pour l’analyse de la période comme pour le théâtre, on renverra également le lecteur aux travaux de J. Maravell, The Culture of the Baroque, Univ. of Illinois Press, 1986 et Teatro y literatura en la sociedad barrocca, Critica, Barcelona, 1972
-
[13]
Sur Ibsen, voir mon « Introduction » à ses Drames contemporains, la Pochothèque, Hachette, 2005 et mon article « Les trois moments du réalisme chez Ibsen et l’histoire du théâtre occidental », Etudes germaniques, vol. 62, 2007, pp 833-938