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Article de revue

Logique, ontologie et ontologie

Pages 149 à 162

English version
« La vérité c’est un peu une erreur en sursis »
(O. Wilde)
« To be or not to be, that’s the question Whether it is nobler in the mind to suffer, The slings and arrows of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And by opposing them. To die, to sleep…
No more, and by a sleep say we end… »
(Shakespeare/Hamlet)

Préambule

1Je me suis souvent interrogé sur la nature de l’engagement ontologique des théories logiques. Cette réflexion n’est pas aisée, et cela d’autant plus que je suis de ceux qui sont tributaires de l’héritage d’un glorieux passé logique, un passé qui a cristallisé certains slogans et sédimenté moult habitudes; en effet, nul n’ignore la devise quinienne : « être c’est être la valeur d’une variable liée » (Quine 1953 : 17). Chacun ou presque, accepte et sans souffrir la nature objectuelle de la quantification des théories dites classiques. Trop souvent aussi, on constate, chez certains auteurs, une confusion diffuse entre la sémantique formelle en tant que système de représentation de significations et l’ontologie en tant que théorie de ce qui est. Dans ce modeste essai, j’étudierai quelques aspects de la logique classique et mettrai en évidence la nature des liens qu’elle supporte avec l’ontologie. J’esquisserai également les contours d’une logique ontologiquement neutre; une telle logique est ainsi qualifiée si elle ne statue pas sur la nature des objets dans le monde, ni sur leur nombre. Elle ne saurait cependant être totalement ontologiquement innocente, dans la mesure où elle est marquée par le concept d’entité individuelle qu’elle veut associer à l’idée d’objet et par le traitement extensionnel auquel elle veut soumettre ces objets.

Comment parle-t-on des systèmes logiques ?

2De manière conventionnelle, une théorie logique est présentée en articulant une syntaxe à une sémantique. Dans ce contexte, la syntaxe est présentée en définissant :

  • l’ensemble des mots du vocabulaire au plus dénombrable,
  • l’ensemble des expressions dites bien formées et dont l’accès est donné par des règles de formation,
  • l’ensemble des axiomes donnés de manière schématique,
  • l’ensemble des règles d’inférence énoncées sous forme de mises en relation syntaxiques.

3Dans la perspective formaliste, la forme précède la signification. Il est cependant évident que l’on ne façonne pas un système formel sans préméditation. Il est conçu pour accomplir un dessein bien particulier et il est construit de manière à éviter les pièges de l’intuition et pour s’accomplir dans la non-contradiction et la décidabilité. Il s’agit d’un calcul formel bien défini dont on anticipe le statut de certains signes : certains d’entre eux seront amenés à jouer le rôle de variables, d’autres de constantes dites d’objet, d’autres encore de foncteurs, de relateurs ou de propositions. De fait, la syntaxe d’un système formel supporte un jeu de formes dont certaines sont appelées théorèmes, mais rien ne légitime dans la syntaxe elle-même la signification que l’on attribue à certains de ces signes. Dans ce cadre syntaxique formel, la variable ne varie de rien et la constante n’a la pérennité que de la forme qu’elle porte. Et de l’objet ? Il n’en est nullement question ! Il est vrai que l’appréhension présémantique que l’on attribue aux formes de la syntaxe permet de mieux saisir ce dont il va être question. Ces formes sont ainsi destinées à être interprétées; elles le seront doublement, d’une part en habitant fonctionnellement le statut et la catégorie qu’on leur destine, d’autre part en jouant sur un registre qui permettra de simuler un parler d’objets. Dans le fond, interpréter une syntaxe c’est un peu mettre en scène des signes de manière à faire jouer aux acteurs un jeu fonctionnellement convaincant.

4Interpréter c’est donc faire correspondre de manière bien pensée à chaque entité bien formée, simple ou complexe, de la syntaxe, un élément de la sémantique. La sémantique étant posée, à son tour, comme une théorie construite sur la base d’un ensemble non vide « d’objets », il s’agit donc de définir cette théorie, puis cette mise en correspondance afin qu’elles révèlent notamment le concept de variable, le concept de constante, celui de foncteur, celui de proposition et celui « d’objet ». Une expression syntaxique du type ( v)f(v) c ne dit rien d’autre que ce qu’elle est, i.e. une concaténation bien formée de caractères conformes aux règles de formation. Les inscriptions qu’elle contient telles , v, f, et c n’ont aucun statut fonctionnel. Ils acquerront ce statut au travers du simulacre supporté par la mise en correspondance entre syntaxe et sémantique, et plus particulièrement entre des symboles dits de constantes et des éléments graphiques dont on dit qu’ils sont de nature objectuelle; en fait, c’est cette attribution bien pensée qui simule leur statut; autrement dit, les signes de la syntaxe qu’on appelle constantes supportent fonctionnellement ce statut parce qu’à chacun d’entre eux est attribué un et un seul élément de l’ensemble de référence. Les signes de la syntaxe que l’on appelle variables vont parcourir dans la sémantique et en présence du signe de la quantification, un ensemble d’éléments. Aux signes de la syntaxe qu’on appelle foncteurs, il est attribué une organisation particulière et complexe d’éléments de l’ensemble de référence.

5Cette sémantique d’objets est un peu particulière et mérite qu’on s’y arrête un instant. Elle est déterminée, je l’ai déjà écrit, par un ensemble non vide d’éléments d’un ensemble de référence dit domaine d’« objets »; mais ces éléments ne sont rien d’autre que des formes discriminables dont on affirme, et cela est malheureux, qu’il s’agit d’objets ou de représentants d’objets, ou encore de noms d’objets, ou les deux, puisque ces entités sont inscrites de manière autonyme. Ainsi, chaque élément du domaine dit d’« objets » porte deux intentions : celle de dire son nom et celle d’être signe d’objet. Il n’y a à ce niveau rien d’absolument et d’intimement ontologique. C’est de fait le regard ontologique adopté qui force cette manière de considérer la sémantique. La sémantique, de manière absolue, n’est rien d’autre, elle aussi, qu’une théorie formelle sans aucune signification interne. Elle est structurée de manière à pouvoir supporter un traitement extensionnel relativement complexe. Il y a là, il est vrai, une prédétermination ontologique postulée; elle est ainsi non pas par rapport à la détermination de ce qui est; elle est ainsi parce qu’il y a d’une part la volonté de défendre que ce qui est est passible d’un traitement extensionnel et d’autre part par le fait qu’il est imposé que le monde ne saurait être vide. Ainsi, la logique formelle du premier ordre ne saurait être une logique universelle et ontologiquement neutre. Cette caractéristique gênait déjà quelque peu Russell.

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Parmi les mondes possibles, au sens leibnitzien du terme, il y en aura ayant un, deux, trois… individus. Il n’apparaît même pas de nécessité logique pour qu’il doive y avoir même un individu (1) pour que le monde puisse exister.
(1) Dans les Principia Mathematicales propositions primitives sont telles qu’elles permettent d’inférer qu’un individu au moins existe. Mais aujourd’hui je considère cela comme un défaut de pureté logique. (Russell 1970 : 241-242)

7Au-delà de ces deux intentions sur un jeu extensionnel, rien ne saurait mériter, dans ce cadre, la détermination d’une essence ontologique. Je considère donc abusif de qualifier les éléments du domaine sémantique, d’« objets ». C’est un abus de langage, voire une intrusion ontologique en contrebande; et si chose il y a, cela ne saurait être autre chose que tel graphème, telle inscription sis hic et nunc.

8L’introduction dans la sémantique de l’idée de la chose objective n’est pas sans conséquence; en effet, penser tout élément du domaine sémantique à l’image d’un objet induit la nécessité de choisir un mode de quantification en harmonie avec ce choix; le traitement objectuel de la quantification s’imposait donc naturellement au détriment de l’usage d’autres quantificateurs qui pourraient porter sur des éléments d’une autre catégorie que celle associée au domaine dit d’« objets ». Ainsi donc, la syntaxe d’une théorie formelle se voit refuser la possibilité d’inscrire une quantification qui pourrait être destinée à opérer sur des ensembles de foncteurs, de relateurs ou de propriétés. Il s’ensuit que toute quantification d’ordre supérieur est exclue de la syntaxe; elle est généralement exprimée de manière métalinguistique. Une autre quantification implicite apparaît dans la présentation schématique de l’ensemble des axiomes, une présentation qui cache une quantification de fait, j’y reviendrai un peu plus loin. D’une certaine manière un système formel qui tombe sous le joug des principes du formalisme classique est en quelque sorte corrompu par l’intention d’attribuer aux éléments du domaine sémantique un statut d’objets. En fait, et je me répète, de telles théories explicitent de quelle manière il est convenu de traiter extensionnellement les possibles objets de mondes possibles. C’est également une manière de postuler que les objets du monde sont passibles d’un traitement extensionnel. Rien n’est cependant révélé à propos de la nature ontologique que pourraient habiter ces « objets ». Quine préfère les objets physiques aux autres sans pouvoir pour autant en donner une signification claire; Frege projette une affection toute objective sur les nombres et Russell joue avec beaucoup de subtilité mais d’ambiguïté avec les classes ! J’incline donc à penser que la théorie de la preuve et celle des modèles remplissent parfaitement le double jeu formel nécessaire au calcul des limitations d’un système formel; elles n’offrent cependant aucun accès à l’expertise des objets de quelque ontologie que ce soit. Il aurait été bien plus sage d’affirmer qu’un système formel est l’expression d’une théorie des noms susceptibles d’être mise en œuvre pour parler extensionnellement de mondes possibles et de leur organisation. La chose est connue, mais elle mérite d’être rappelée.

Où il est question de la théorie des ensembles

9Il est d’usage de présenter la sémantique dans le cadre formel de la théorie classique des ensembles. Cette manière de faire n’est pas sans difficulté par rapport à notre propos. En effet, au-delà même du problème de l’un et du multiple propre aux théories classiques, le fait de faire appel à la théorie des ensembles et au concept de classe, n’est pas sans conséquence sur une certaine perception de l’ontologie où les notions de nom et de classe sont en jeu. Je vais considérer cela de plus près en en appelant encore une fois à Russell.

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The symbols for classes like those for descriptions (écrit-il) are, in our system, incomplete symbols :their “ uses” are defined, but they themselves are not assumed to mean anything at all. That is to say, the uses of such symbols are defined such that, when “definiens” is substituted for the “definiendum”, there no longer remains any symbol which could be supposed to represent a class. Thus classes, so far as we introduce them, are merely symbolic or linguistic conveniences, not genuine objects as their members are if they are individuals. (Russell 1910, I : 75)

11Ainsi donc, Whitehead et Russell font usage de leur epsilon d’appartenance à une classe et de leur abstracteur de classe uniquement comme d’un artifice notationnel pour parler extensionnellement des prédicats. Il y a ici quelque chose qui dérange; en effet, si l’on considère par exemple leur théorème 22.34 qui inscrit la somme logique de classes,

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equation im1

13 on s’aperçoit que cette somme extensionnelle de prédicats est définie de manière nominale. Cette ambiguïté est encore renforcée par le fait que ce théorème ne concerne pas uniquement la somme des classes de classes d’individus, mais également toute somme portant sur des classes d’ordre supérieur, si je puis dire. Il y a ici aussi une quantification cachée. Il serait souhaitable de disposer d’une théorie plus claire et à même de rendre possible la détermination du statut dénotatif des noms, comme celle de l’ordre des foncteurs conçus sur la base des classes. Il serait éminemment souhaitable de pouvoir définir des sommes logiques, par exemple, en marquant des distinctions catégorielles :une somme logique de la catégorie des foncteurs formateurs de la catégorie des noms à deux arguments nominaux, une somme logique de la catégorie des foncteurs formateurs de la catégorie des propositions à deux arguments propositionnels, une quelconque somme logique de la catégorie des foncteurs formateurs de la catégorie C à deux arguments de la catégorie C ! Il est bien évident que, comme l’écrit Canty (1984 :157): « What is here at issue is Whitehead and Russell willingness to exhibit theorems which are typically ambiguous… ». Mais ce type d’ambiguïté voulue par les auteurs des Principian’est pas sans rendre bien opaque toute une discussion sur la signification, la nomination, l’existence et donc l’engagement ontologique des théories formelles. Je suis de ceux qui revendiquent la construction d’un langage logique exempt d’ambiguïtés.

Un virus existentiel : la quantification

14La quantification objectuelle ne dit rien d’autre que le champ de la quantification est peuplé d’éléments considérés comme des entités individuelles. Mais les entités dans ce schème – les valeurs des variables liées – ne sont pas des événements individuels de sensation ou de réflexion. Ils sont inscrits dans une organisation extensionnelle – la sémantique formelle – de telle sorte à correspondre à une projection ontologique subjective. Il y a donc une double sémiotique interdépendante :une vie formelle organisée de manière cohérente et conçue pour habiter une signification extensionnelle, le tout conçu pour correspondre à la conception subjective d’une ontologie. Si la préméditation ontologique domine cette double action, la première relation est de type formel, la seconde est de type métaphysique.

15Je l’ai écrit dans la partie précédente, la nature conceptuelle de la théorie des ensembles n’est pas des plus limpides pour éclairer le débat sur l’engagement ontologique d’une théorie. Je peux faire la même critique à propos de l’usage que l’on fait de la quantification. En effet, dans la perspective classique, tout est mis en place de manière à réifier les éléments du domaine de la quantification. Mais,

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[est-ce que]nous nous engageons dans une ontologie contenant des nombres quand nous affirmons qu’il y a des nombres premiers plus grands qu’un million [?] [est-ce que] nous nous engageons dans une ontologie des centaures quand nous disons qu’il y a des centaures [?];et [que]nous nous engageons dans une ontologie contenant Pégase quand nous disons que Pégase est [?]. (Quine 2003 : 34)

17Oui, cela est ainsi s’il est décidé que la quantification en usage est de nature objectuelle ! Mais ne pourrions-nous pas dédramatiser la portée existentielle de la quantification et lui faire jouer un autre rôle, un rôle purement et fonctionnellement distributif ? Nous aurions ainsi toute latitude pour jouer avec des foncteurs de distribution fonctionnelle, du type, il y a tel et tel élément qui tombe sous la catégorie des noms d’individus, celle des noms de propriétés, celle des noms de propriétés de relations,…

18Cela ne résoudrait pas le problème de la quête ontologique, mais cela permettrait de désambiguïser la discussion, en séparant les différents ingrédients de la réflexion et en attribuant à chaque acteur formel un rôle non ambigu. Et si le rôle de la quantification mérite d’être clarifié, celui du statut des noms également.

De la nomination

19Dans ma pratique discursive, je ne cesse de nommer, de faire usage de noms, et cela, quelle que soit la nature ou la catégorie de l’élément de référence : l’homme est mortel, l’actuel roi de France est chauve, Pégase, Clinton, ce cercle carré, la commutativité de l’addition, … L’usage de la nomination dans les théories classiques ne s’applique que par rapport à des éléments portant le statut d’entité individuelle, et cela, en cohérence avec l’usage que l’on fait de la quantification. Ce choix est donc terriblement réducteur par rapport à l’usage et, de plus, cela ne dit rien sur l’essence objective de l’élément pris en considération. Sans ouvrir le débat sur les fonctions descriptives je souhaiterais simplement disposer dans une logique de différents types de noms : les noms individuels, les noms généraux et les noms vides; je voudrais également disposer de la catégorie de noms d’ordre supérieur. Ceux-ci ne seraient rien d’autre que les termes constants des foncteurs introduits, quelle que soit leur catégorie; on doit bien admettre qu’il est tout à fait convenable de nommer les relations, les foncteurs et les classes ! Ce désir est légitime, comme le sont mes autres souhaits concernant la quantification et la recherche de non-opacité des concepts de classe, d’ensemble,…

Un bilan

20Les remarques précédentes me conduisent à revendiquer la double distinction entre l’espace syntaxique et celui sémantique d’une part, et l’espace sémantique et l’espace ontologique présumé d’autre part. Elles m’engagent à préférer l’expression d’un calcul des termes qui puisse être interprété comme un calcul des noms. Elles suggèrent la possibilité de traiter avec des noms vides, des noms individuels et des noms généraux. Elles montrent ma préférence pour une quantification d’ordre supérieur qui soit dissociée de tout import existentiel et qui soit confinée à son rôle fonctionnel de « distribution ». Elles proposent de construire une logique universelle dans le sens de ne pas inférer l’existence d’un objet individuel dans le monde. Elles sous-entendent également qu’une distinction entre le traitement du distributif et du collectif serait de nature à éviter de faire appel à une prophylaxie pour se débarrasser d’une famille de contradictions !

Une alternative

21Toutes ces irritations et ces interrogations accumulées, toutes ces confusions et ces ambiguïtés vécues m’ont conduit à m’intéresser à d’autres systèmes logiques qui se sont développés à l’ombre de la logique classique du premier ordre. Ma curiosité fondée était associée à la volonté de disposer d’une théorie qui, tout en préservant les principes de bivalence et de non-contradiction, manifeste un engagement délibéré par rapport à son pouvoir expressif et à sa clarté conceptuelle; je souhaitais rencontrer une logique portant un véritable calcul des noms et permettant d’opérer une distinction sans équivoque entre quantification et projection existentielle. Mon intérêt donc était de travailler avec une logique libre, universelle, d’ordre supérieur, ontologiquement neutre et à même d’offrir la signification d’un quelconque terme de quelque catégorie que ce soit conçue sur les catégories primitives des noms et des propositions. Cette quête d’une logique ambitieuse et détachée des scories produites par certaines créations d’un lourd passé s’est révélée fructueuse. En effet, l’œuvre de Stanislaw Lesniewski [1889-1939], développée à l’aube du XXe siècle, porte les fruits d’une théorie logique débarrassée de toute ambiguïté et ouverte à la maîtrise de quelque concept logique que ce soit conçu sur la base des catégories fondamentales des propositions et des noms. Et, ce qui est pour le moins curieux et sympathique, la théorie qui m’intéresse a été nommée par son auteur : ontologie !

22L’ontologie de Lesniewski est donc un calcul des termes qui sert de base à l’élaboration d’une théorie formelle des noms. C’est un système qui explicite à sa manière le concept d’extension et qui peut être basé sur l’unique terme primitif, e, dans les propositions singulières telles que A b et qu’il est possible de lire : le A est un des b.

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Ontology is a modernised version of traditional logic; in its structural aspects it includes a theory of classes and relations (Grattan-Guiness 1981 :503).

24Cette façon de caractériser l’ontologie de Lesniewski reste vague; elle pourrait même conduire à quelques malentendus. Parler de l’ontologie comme d’une théorie de la classe distributive (Sobocinski 1954) est également ambigu. En effet, l’ontologie présente une manière de traiter l’extensionnel, mais la classe distributive n’y est jamais définie. Enfin, introduire sans plus l’epsilon peut conduire à une confusion. Dans la « tradition » ensembliste, l’epsilon dénote le symbole d’appartenance à une classe, mais l’epsilon de l’ontologie de Lesniewski, lui, est non réflexif et transitif et ne décrit pas cette appartenance particulière. D’autre part, le terme « ontologie » conduit naturellement à se demander quelles relations le système de Lesniewski soutient avec certains travaux d’Aristote. S’agit-il de quelque chose de l’ordre des « principes généraux de l’être » présenté dans les œuvres métaphysiques du savant grec ? La réponse de Kotarbinski est de nature à faire comprendre et à préciser pourquoi Lesniewski a choisi ce nom.

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We have decided to adopt Lesniewski’s system — known to us in manuscript form and communicated by him in his lectures — as the foundation of the calculus of terms. We consider that system of the calculus of terms to be the most natural, most evolved and most practical in application of all the systems known to us. At the same time, it is most closely connected with traditional Aristotelian formal logic, of which it is an extension and improvement, while, on the other hand, it is the terminal point of the endeavours to build the calculus of terms in logistic.
Let it be added that Lesniewski called his system ontology, in conformity with certain terms already used (cf. the term “ontological principle of contradiction” as the name of the thesis that no object can have and not have a given property; see also Lukasiewicz’s terminology is his book O zasadzie sprzecnosci u Arystotelesa (The Principle of Contradiction in Aristotle’s Works),1910, p. 3ff; cf. also Theorem 19). The term is further justified by the fact that the only specific primitive term which occurs in the axiom of the system in question is “est”, or “is”, which corresponds to the Greek esti.Now if we want to emphasize that, we may call the system after the appropriate Greek participle, namely on(gen. ontoz), which means “being”. That term has become accepted in another role—namely, that of enquiry into the “general principles of existence”, conducted in the spirit of certain parts of the Aristotelian “metaphysical” books. It must, however, be admitted that if the Aristotelian definition of the supreme theory (prvti filosocia), to which those books mainly refer, be interpreted in the spirit of a “general theory of objects”, then both the word and its meaning are applicable to the calculus of terms as expounded by Lesniewski (1966b :210-211).

26Bien qu’utile et intéressante, cette citation doit être considérée avec prudence. En effet, on pourrait penser que l’ontologie de Lesniewski est, dans un certain sens, « une théorie générale des objets », mais cela est faux. La problématique de l’ontologie de Lesniewski ne concerne pas « le monde des objets » mais bien la façon d’en parler. Elle est ontologiquement neutre, elle ne présuppose rien sur l’univers; elle n’attribue aucun statut particulier d’existence aux objets qui pourraient le constituer. Elle est d’ailleurs capable de « parler » d’un univers vide. C’est bien une théorie formelle des noms !

27Un rappel des conditions mêmes de son élaboration est susceptible de mieux en faire comprendre l’esprit. Lorsqu’au début des années 1920, Lesniewski sent le besoin d’élaborer une première base logique pour la méréologie, qu’il appelle alors théorie générale des ensembles, un premier problème se pose. Les fondements eux-mêmes de cette nouvelle théorie ne sont pas en cause et la difficulté réside dans leur présentation. Lesniewski faisait alors usage du langage naturel pour décrire ses théories. Sa crainte du pur formalisme s’ancrait dans sa conviction que tout système formel se doit d’être un système interprété, d’être en quelque sorte une abréviation du langage utilisé pour parler du monde et de ses objets, un formalisme donc profondément ancré dans l’intuition (Kearns 1967). J’ai rappelé dans le fascicule I de Introduction à l’œuvre de S. Lesniewski (Miéville 2001) les réticences profondes que Lesniewski ressentait à l’égard des Principia Mathematica.Ce refus du formalisme disparaît lorsqu’il voit la possibilité d’appréhender l’œuvre de Whitehead et Russell comme un système interprété. Ceci le détermine à transcrire en langage symbolique les développements théoriques élaborés jusqu’alors dans un langage naturel. Cette décision s’accompagne d’un problème délicat. Transcrire un discours logique exprimé dans un langage formalisé exige une exacte définition de tous les composants fondamentaux que ce langage naturel organise. Comme nous le savons, tout langage naturel est polysémique. De ce fait, il est difficile de le projeter, de le plier aux exigences et à la précision d’un langage logique formalisé. Lesniewski le savait bien.

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…je me suis décidé à introduire, dans ma pratique scientifique, un langage « symbolique » s’appuyant sur les exemples créés par les « logiciens mathématiques » – à la place du langage courant dont je m’étais jusqu’alors servi avec une préméditation obstinée en m’efforçant, comme tant d’autres, de le dompter logiquement et de le plier aux objectifs théoriques pour lesquels il n’a pas été créé. (Lesniewski 1931 : 154; trad. fr. Kalinowski 1989 : 101-102).

29La lecture des fondements de la théorie générale des ensembles de Lesniewski (1916) est révélatrice à cet égard; les axiomes et les définitions, les 58 théorèmes et leur démonstration qui en constituent l’exposé sont présentés à l’aide du langage naturel. L’expression « est » (« jest » en polonais) y est partout présente et toujours insérée dans des propositions singulières non formalisées.

30Th. IX If some object is a part of object P, then P is the class of parts of object P.

31 Th. LV No object is the complement of itself with respect for some objects.

32En voulant donner « vie formelle » à ses développements démonstratifs et définitoires qui étaient jusque-là exposés de manière discursive, Lesniewski est confronté à plusieurs problèmes. Tout d’abord, caractériser axiomatiquement la théorie logique, l’ontologie, qui fonde sa théorie générale des ensembles. Il lui faut également trouver un terme primitif qui prend sens dans et par la base axiomatique. Il lui faut ensuite traduire de la façon la plus rigoureuse qui soit les propositions du langage naturel qu’il utilisait dans sa pratique scientifique. L’usage courant de l’expression « est » dans la proposition singulière « A est (un des) b » le conduit à s’y intéresser, à l’étudier, puis à l’utiliser.

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…en suivant M. Peano j’ai commencé à utiliser le signe « e », première lettre du verbe « esti » à la place du verbe « est » dans les propositions « singulières » du type « A est b »; (Lesniewski 1931 : 155; trad. fr. Kalinowski 1989 : 103).

34Il ne s’agit pas d’une simple abréviation :ce choix constitue le résultat d’une longue réflexion.

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Déjà à l’époque où je me servais du langage courant, en m’efforçant de le dominer au point de vue « logique », j’ai essayé de rationaliser la façon dont j’employais dans ledit langage divers types de propositions légués par la « logique traditionnelle »… Il s’est trouvé qu’en 1920, en liaison avec les analyses sémantiques auxquelles je soumettais diverses catégories de propositions et en rapport avec les réflexions poursuivies au sujet de la possibilité de la « réduction », à l’aide de définitions, des types de propositions les uns aux autres, les propositions « singulières » du type « A e b » ainsi que les relations entre ces propositions devinrent, pour un certain temps, le centre de mes préoccupations. (Lesniewski 1931 :155-56; trad. fr. Kalinowski 1989 :103).

36Sur la base de cette signification primitive qui sera inscrite de manière axiomatique, Lesniewski construit un système logique extrêmement original et qui ne concède rien à la récente tradition logique d’alors, ni n’évite les difficultés inhérentes aux ambitions qui sont les siennes. Il va offrir une théorie à même d’accéder à tout foncteur d’une quelconque catégorie syntaxico-sémantique issue des deux catégories primitives des propositions S et des noms N. Cette ambition est extraordinaire si l’on considère la puissance de l’extension de tous les possibles générables par la petite grammaire suivante.

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  1. S et N sont des catégories syntaxico-sémantiques.
  2. Si C, C1, C2, …Cn, sont des catégories syntaxico-sémantiques alors C/ C1 C2 …Cn est une catégorie syntaxico-sémantique; elle est celle, formatrice de la catégorie C à n arguments, dont le premier est de la catégorie C1, le deuxième de la catégorie C2, … et le nième, de la catégorie Cn.
  3. Rien n’est une catégorie sinon par ce qui précède.

38Une telle possibilité n’est réalisable qu’à deux conditions :

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  • Le système doit disposer notamment d’une règle d’inférence définitoire, une règle qui n’introduit pas d’abréviation mais de véritables définitions créatives.
  • La nature syntaxique du système ne saurait se satisfaire d’une composition d’expressions bien formées prédéterminées potentiellement par une grammaire qui fixe préalablement la catégorie et la signification des symboles à utiliser. Le langage de l’ontologie se développe dans l’espace et le temps, et la détermination de la signification se fait de manière contextuelle.

40L’ontologie de Lesniewski dissocie la fonction distributive de celle associée à marquer une certaine « existence ». La quantification est donc d’ordre supérieur et est autorisée quelle que soit la catégorie des variables pour autant qu’un foncteur constant au moins de cette catégorie ait été introduit.

41L’ontologie permet de considérer dans la catégorie des noms, les noms singuliers, les noms généraux, et les noms vides, et cela, sans aucun trouble. De plus, elle offre la possibilité d’inscrire des « noms d’ordre supérieur ». On pourrait croire que le jeu des noms que porte la proposition singulière « A est un des b », « A e b », est une manière de retomber dans les problèmes inhérents à la « two-name theory ». De fait Lesniewski offre un nouveau traitement du distributif qui permet d’y échapper.

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Ce traitement, par l’introduction de noms pluriels et l’effacement conjoint de l’asymétrie entre sujet et prédicat, désamorce la dimension paradoxale du vieux problème de l’un et du multiple propre aux théories classiques. Les noms pluriels permettant en effet de ne retenir des « classes distributives » que leur dimension multiple, de sorte que la question de rapport entre l’extension en tant que multiplicité et l’extension en tant qu’unité n’a simplement pas à être posée. (Gessler 2002 : 120)

43L’ontologie de Lesniewski permet sans problème de définir des prédicats d’existence relative; un prédicat d’« existence » pour la catégorie des noms, N; un prédicat d’« existence » pour la catégorie des foncteurs formateurs de propositions à un argument nominal, S/N; un prédicat d’« existence » pour la catégorie des foncteurs formateurs de propositions à un argument de la catégorie S/N, S/(S/N), etc.

44Cette théorie, parce qu’elle a été conçue pour attacher au langage logique les vertus de précision, d’expressivité et de non-ambiguïté, est débarrassée des conséquences déraisonnables inhérentes à la logique traditionnelle et à sa complice, la théorie des ensembles. L’ontologie de Lesniewski est entièrement libérée de tout engagement ontologique; elle permet un parler « existentiel » sans déraison. Elle est d’une générosité conceptuelle sans égale et correspond à ce qui me semble être une complicité fondée avec la forme et le fond de nos pratiques discursives lorsqu’elles portent un mouvement raisonné. Elle reste une logique formelle non contradictoire et extensionnellement cohérente.

Épilogue

45Tout au long de mon propos, j’ai tenté de réagir contre la difficulté d’aborder la syntaxe et la sémantique des théories formelles classiques en des termes ontologiques. En effet, tant leur forme que leurs concepts basiques (nom, ensemble, quantification, …) se prêtent difficilement à cette analyse.

46Notre inclination naturelle à penser le monde comme un univers peuplé d’entités individuelles conduit le logicien à façonner des systèmes logiques capables d’expliciter un langage à même d’exprimer un traitement extensionnel de ces entités et de leurs organisations. Il s’ensuit la nécessité de développer, avant toute chose, une théorie des noms exempte de tout engagement ontologique.

47J’ai défendu ma préférence pour la conception d’un système logique à même d’offrir la plus grande générosité expressive et bannissant toute ambiguïté. Le choix de l’ontologie de Lesniewski s’est donc tout naturellement imposé. Je sais que pour convaincre il faut montrer et dire davantage que je ne l’ai fait. C’est la raison pour laquelle j’invite le lecteur critique à se plonger dans les très beaux textes de Lesniewski.

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Lesniewski ontology remains an early source of a language whose terminology is thoroughly explained; whose coherence is contextually determinate and unambiguous; whose type theory adheres closely to categories which must be recognized in ordinary language; and whose directives for development mirror the contextually determinate development that is to be expected of a vehicle for communication. (Canty 1984 :163).

Bibliographie

Bibliographie des ouvrages cités

  • Canty J. T. 1984, Ontology : Lesniewski’s Logical Language, in Srzednicki & Rickey (eds), 1984 : 149-163.
  • Gessler N. 2002, Défense d’une sémantique de la relation de partie à tout en logique. Résolution de l’argument de De Morgan. Thèse soutenue à l’Université de Neuchâtel sous la direction de D. Miéville.
  • Grattan-Guinness I. 1981, On the development of Logics between the two World Wars, American Mathematical Monthly 88 :495-509.
  • Kearns J. T. 1962, Lesniewski, Language and Logic. PhD dissertation, Yale :163.
  • Kotarbinski T. 1966, Gnosiology. The scientific Approach to the theory of Knowledge. Oxford : Pergamon Press.
  • Lesniewski S. 1931, O postawach matematyki, chapitres X-XI, PF 34 :141-170.
  • Lesniewski S. 1989, Sur les fondements de la mathématique :fragments Stanislaw
  • Lesniewski. Paris : Hermès; trad. du polonais par G. Kalinowski; préf. D. Miéville.
  • Lesniewski S. 1992, Collected Works I, II, Surma, Srzednicki, Barnett (eds). Varsovie : Polish Scientific Pub./ Dordrecht/Boston : Kluwer.
  • Miéville D. 1984, Un développement des systèmes logiques de S. Lesniewski. Protothétique, Ontologie, Méréologie. Berne, Frankfort/ New York : Lang.
  • Miéville D. 2001,Une introduction à l’œuvre de S. Lesniewski :la protothétique, Neuchâtel : Centre de Recherches Sémiologiques (Travaux de logique).
  • Miéville D. 2004, Une introduction à l’œuvre de S. Lesniewski : l’ontologie, Neuchâtel : Centre de Recherches Sémiologiques (Travaux de logique).
  • Quine W. V. 1953,From a logical point of view. Cambridge :Harvard University Press.
  • Quine W. V. 2003, Du point de vue logique. Paris :Vrin.
  • Russell B. 1970, Introduction à la philosophie mathématique. Paris : Payot.
  • Sobocinski B. Studies in Lewniewski’s Mereology, Polskie Towarzystwo Naukowe Na Obczyznie, Rocznik 5 (1954-55):34-43.
  • Srzednicki J.T.J. & Rickey V.F. (eds) 1984, Lesniewski’s System :Ontology and Mereology. Boston/The Hague : Nijhoff/Wroclaw : Ossolineum.
  • Whitehead A. N. & Russell B. 1910,Principia Mathematica. Cambridge :CUP.

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