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Article de revue

Écrire à l’image de son institution. Les rapports de la Cour des comptes et du Conseil économique, social et environnemental

Pages 33 à 53

Notes

  • [1]
    Lors de la mandature étudiée, les conseillers se répartissaient en dix-huit groupes : Agriculture, Artisanat, Associations, CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, CGT-FO, Coopération, Entreprises, Environnement et nature, Mutualité, Organisations étudiantes et mouvements de jeunesse, Outre-mer, Personnalités qualifiées, Professions libérales, UNAF, UNSA.
  • [2]
    Par commodité on utilisera indifféremment avis ou rapport pour désigner les avis.
  • [3]
    Comme celles qui suivent, cette citation est tirée de nos observations de réunions de section au CESE (2014).
  • [4]
    Chaque section ne dispose que d’un administrateur et d’un administrateur-adjoint, auxquels peuvent parfois s’associer un ou des experts venus de l’extérieur (INSEE, etc.).
  • [5]
    Sur l’effet de cumulativité des rapports publics, voir l’introduction du dossier.
  • [6]
    Dans les entretiens, l’autosaisine est perçue au CESE comme une faiblesse de l’institution qui ne parviendrait pas assez à solliciter les pouvoirs exécutif et législatif, tandis qu’elle est vécue comme une preuve d’indépendance par les magistrats de la Cour des comptes.
  • [7]
    Pour une critique de la notion d’influence, Gayon, 2009.
  • [8]
    Compte-rendu n°85 de la réunion de la commission des Finances de l’Assemblée nationale du 17 juin 2014.
  • [9]
    Entretien, ancien président de chambre.

1Le processus d’écriture des rapports est marqué par de nombreuses formes d’anticipation de la réception (Gayon, 2009). Le cadrage, l’expertise dépendent de la position occupée par les acteurs dans un secteur particulier et sont donc pris dans des rapports de pouvoir qui ne se réduisent pas à la phase proprement dite de la production d’expertise (Fournel, 2007 ; Henry, 2011). Cependant, la manière dont se forment et s’expriment ces anticipations – autrement dit, la production d’un « sens de l’acceptable » (Gayon, 2017, p. 43) au cours de l’écriture – reste encore pour une large part inexplorée. Des travaux sur des agences, des comités d’experts ou sur des organisations internationales ont certes avancé des explications en ce sens : les propriétés sociales similaires des agents (Bourdieu & Boltanski, 1976), le travail de construction et de maintien d’une réputation (Carpenter, 2010), la mise en scène d’une légitimité scientifique (Hilgartner, 2000), l’existence de « circuits de légitimation » par la multipositionnalité des acteurs ou leur intégration dans des espaces internationaux (Gayon, 2017), l’accord préalable des acteurs sur les savoirs légitimes (Brissaud, 2019) sont susceptibles de favoriser la construction d’accords au cours de l’écriture et in fine la constitution de ces espaces en lieux neutres. Cependant, si de nombreux travaux ont finement décrit des rapports délivrés par des institutions fortement objectivées, peu d’entre eux ont insisté sur les effets de l’institutionnalisation de la production des rapports.

2C’est cette routinisation du travail rédactionnel qu’il s’agit ici d’interroger, à partir de la sociologie des institutions (Lagroye & Offerlé, 2010 ; Dulong, 2012). La Cour des comptes, en charge du contrôle de l’administration, de l’audit des finances publiques et de l’évaluation des politiques publiques, et le Conseil économique, social et environnemental (CESE), assemblée de représentants de la « société civile organisée », constituent des points d’entrée pour comprendre ce que les effets propres aux configurations d’écriture font aux rapports.

3Si ces institutions ont pour fonction principale la production de rapports (voir encadré), leur composition diffère (hauts fonctionnaires pour leur grande majorité issus de l’ENA contre représentants de la « société civile ») de même que leur histoire et leur capacité à intéresser le champ journalistique et à affecter l’agenda politique. La comparaison de ces deux cas favorise la connaissance de ces institutions peu travaillées par la science politique. Elle permet surtout de saisir ce qui fait une « identité institutionnelle » et la manière de constituer un auteur collectif et une configuration d’écriture, à travers l’étude des similitudes (le fonctionnement par autosaisine, le caractère facultatif des recommandations faites dans les rapports) et des différences (l’organisation du travail, la composition, le rayonnement) entre les deux institutions.

Fondée en 1807 (Descheemaeker, 2005), la Cour des comptes (Crépey & Élie, 1984) est une juridiction dont la mission principale a longtemps été de juger les comptes des comptables publics, c’est-à-dire d’effectuer un contrôle de régularité sur les comptes des administrations de l’État et des collectivités locales. Cependant, son activité non juridictionnelle a pris le pas à partir des années 1960-1970 : dans ses rapports, la Cour contrôle désormais la gestion des administrations et évalue les politiques publiques, activités pour lesquelles elle n’a pas de pouvoir de sanction ni d’injonction (Lépinay, 2018). Du fait d’une politique éditoriale et médiatique active, en particulier sous les présidences de Pierre Joxe (1993-2001) et de Philippe Séguin (2004-2010), ses rapports sont de plus en plus médiatisés. Elle est en grande partie composée de hauts fonctionnaires issus des premiers rangs de l’ENA. Membres d’un grand corps de l’État (Suleiman, 1979 ; Kessler, 1986), les magistrats font des allers et retours entre l’institution et des postes prestigieux à l’extérieur, dans l’administration, les cabinets ministériels, les entreprises publiques ou privées, voire en politique.
Relativement ignoré des autres pouvoirs et du débat médiatique, le Conseil économique, social et environnemental (Frayssinet, 1996 ; Lépinay, 2014 ; Brugidou & Jobert, 2016), qui a changé régulièrement de nom, mais aussi de forme depuis 1924, se présente volontiers comme la « Troisième Assemblée » de la République. C’est une instance uniquement consultative, qui donne son avis au Gouvernement et au Parlement sur des projets de loi ou sur des problèmes dont elle s’est elle-même saisie. Ses 233 membres sont désignés par les « corps intermédiaires », c’est-à-dire des organisations syndicales, patronales ou associatives, ainsi que par le pouvoir exécutif [1]. Ils sont désignés pour cinq ans, mais les remplacements sont fréquents au cours de la mandature. Ce sont souvent des « numéros deux » (sauf pour les plus petites organisations), c’est-à-dire des dirigeants qui ne sont pas occupés par les tâches de représentants de leur organisation et qui peuvent consacrer deux journées par semaine, ou plus lorsqu’ils sont rapporteurs principaux, à l’institution. Ils ont souvent l’habitude de la négociation et entretiennent des relations régulières avec l’État ou avec d’autres organisations (en particulier en ce qui concerne les syndicats). Le CESE produit principalement des « avis », des documents d’une cinquantaine de pages qui contiennent des propositions, parfois prolongés par les rapports qui travaillent plus en profondeur le thème abordé et ne contiennent que des constats [2].

4On montrera que les institutions définissent une « manière d’être » des rapports censée être à leur image. L’hypothèse avancée est que les différences dans la forme, le style d’écriture, le cadrage voire parfois le contenu des rapports peuvent dériver des prescriptions de rôle (Briquet, 1994 ; Lagroye, 1997) qui s’exercent sur les auteurs des rapports, qui doivent maintenir l’image publique qu’ils se font de leur institution. Deux niveaux sont à tenir ensemble : d’une part, l’institution fait partie d’une configuration dans laquelle elle coopère et se trouve en concurrence avec d’autres institutions et d’autres acteurs, et d’autre part elle est un ensemble de pratiques et de discours portés par des acteurs aux trajectoires et aux positions différentes et parfois opposées, ce qui génère des luttes internes pour la définition du « bon rapport ». Ainsi, selon leur trajectoire antérieure et leur position au sein et en dehors de l’institution, les acteurs font exister et évoluer leurs rôles dans un ensemble relativement limité de possibilités.

5La comparaison tentée ici n’a pas été pensée comme telle, même si les démarches qui soutiennent les deux enquêtes juxtaposées sont en partie similaires. Les terrains ont été abordés successivement lors de mon master de science politique (Lépinay, 2014) et de ma thèse (Lépinay, 2020). J’ai étudié le CESE entre 2012 et 2014, à partir d’une observation directe de plusieurs semaines du travail en section (qui n’est pas rendu public), complétée par des entretiens avec des conseillers et des administrateurs de section (n = 8), et une étude des documents institutionnels publics. En ce qui concerne la Cour des comptes, je fais usage des entretiens que j’ai réalisés avec des magistrats anciens ou actuels (n = 45), d’archives et de discours d’institution divers (journaux internes, contributions des Premiers présidents ou de membres éminents de la Cour à des colloques ou à des revues).

6On partira de l’étude des rapports eux-mêmes : tant dans la forme que dans le style d’écriture, les rapports publics donnent à voir une identité institutionnelle. Les acteurs centraux et en particulier les dirigeants – Premier président pour la Cour des comptes, Président pour le CESE – sont chargés de définir celle-ci, c’est-à-dire de donner sens à des pratiques peu définies juridiquement, de spécifier la singularité de l’institution face aux concurrents et de construire la relation aux publics divers et notamment aux acteurs politiques. Enfin, dans les luttes internes que constituent les moments de définition des orientations stratégiques ou le temps même de l’écriture, les acteurs construisent un ensemble de prescriptions de rôle qui les habilitent et les contraignent et orientent la production des rapports.

« Écriture d’autorité » contre « écriture négociée »

7Les rapports publics de la Cour des comptes et du CESE sont à la fois descriptifs et prescriptifs. Ils se présentent sous la forme attendue d’un texte assorti de tableaux et de graphiques, mais s’ordonnent différemment dans les deux cas. Les différences peuvent d’abord se percevoir dans la forme et dans le péritexte des rapports, mais également dans leur style d’écriture.

La forme et le péritexte

8Dans les deux institutions, la tâche d’écriture initiale est déléguée à un rapporteur principal, qui présente par la suite ses propositions devant ses pairs dans le cadre de réunions : délibéré(s) en chambre, en Comité du rapport public et des programmes et Chambre du conseil pour la Cour des comptes, discussion en réunions de section puis en assemblée plénière pour le CESE. Le rapporteur est souvent secondé par du personnel administratif spécialisé dans le travail qu’il doit conduire (assistants et experts à la Cour, administrateurs de sections au CESE). Le rapport est donc en grande partie cadré et rédigé par un seul auteur ou par une équipe réduite, même s’il est discuté et amendé par d’autres membres de l’institution.

9Or, en examinant les couvertures des rapports, on observe une première différence en ce qui concerne la mise en scène de la « signature » : à la Cour des comptes, le nom du rapporteur initial disparaît et ne figure que dans les pages internes, où sont rappelés qui sont le(s) rapporteur(s), le(s) contre-rapporteur(s) et les membres de la formation délibérante. La page de couverture montre donc une parole sans nom, officielle, émanant d’une institution. Au Conseil économique, social et environnemental, le nom du rapporteur figure sur la couverture, comme si l’avis était l’œuvre d’un seul auteur. Cependant, en page de titre, le rapport devient plus officiellement un rapport du CESE « présenté au nom de » la section qui a délibéré (par exemple, la section du Travail et de l’Emploi) « par » le rapporteur. Le rapport maintient donc une ambiguïté sur son producteur, et semble fonder sa légitimité à la fois sur son auteur principal, le rapporteur, et sur la collégialité qui prévaut au sein de la section.

10En deuxième lieu, le rapport est ordonné différemment : au CESE, après le sommaire et le texte proprement dit, figurent les déclarations des groupes et le résultat du scrutin. Le rapport donne donc à voir le caractère d’« assemblée » de l’institution, puisqu’une partie est explicitement consacrée à la position de chaque groupe sur le texte commun et qu’un tableau rappelle le vote final de chaque membre. À la Cour des comptes, le texte est précédé d’une notice sur l’élaboration et la publication des rapports ainsi que du délibéré, dans lequel les positions des magistrats ne sont pas rendues publiques. Le rapport de la Cour met en scène la nature juridictionnelle de l’institution, y compris pour les rapports qui ne relèvent pas de ses missions juridictionnelles. Après cette notice vient le texte divisé en chapitres, puis les « recommandations », des annexes présentant par exemple la méthodologie de l’enquête ou le cadre juridique, et pour terminer les réponses des administrations concernées par le contrôle. Là où le rapport du CESE met en scène une polyphonie et montre l’institution comme une assemblée, celui de la Cour met en avant la relation contrôleur/contrôlé.

La Cour des comptes : écrire en grand corps de l’État

11Le style d’écriture montre également des différences dans la présentation de soi des institutions. La Cour des comptes produit des rapports très écrits, descriptifs, qui donnent à voir une position d’institution intellectuelle : un « discours de la hauteur » (Bachir-Benlahsen, 1991) qui marque une différence par rapport aux services de contrôle ministériels et aux cabinets d’audit, dont les rapports sont brefs, centrés sur les points les plus importants et très opérationnels, comme le suggère ce magistrat :

« La Cour écrit tous ses rapports, même les rapports liés aux finances publiques, ce qui est un peu paradoxal […]. Les tableaux, il n’y en a pas tant que ça, on pourrait imaginer des rapports de la Cour qui ressembleraient plus à des rapports d’audit, avec beaucoup plus de données brutes, de chiffres et de constats saignants, or la Cour écrit énormément. »
(Entretien, conseiller référendaire)
Nombre d’entretiens similaires évoquent un « style Cour » donnant à voir un rôle à la fois de haut fonctionnaire et de magistrat des comptes. Sortis pour beaucoup des tout premiers rangs de l’ENA, les conseillers de la Cour des comptes ont appris au cours de leur formation à se comporter en hauts fonctionnaires généralistes, ces « écrivains publics » (Eymeri, 2003) capables de manier une langue à la fois technique et politique, et effectuant des opérations de traduction entre les mondes administratif et politique. Mais ils doivent savoir également faire preuve de l’autorité « pure, lapidaire et péremptoire » des magistrats que décrit Alain Bancaud, de « celui qui est passé maître dans le maniement d’une autorité à la fois déniée et transcendante » (1993). Car si la Cour des comptes a évolué dans la seconde moitié du XXe siècle et a peu à peu cessé d’être une juridiction pure, faisant du contrôle de la gestion son activité principale à partir des années 1970, les motivations juridictionnelles demeurent et sont à la source de sa légitimité. Les conseillers ne se comportent certes plus totalement en magistrats : à rebours de leurs prédécesseurs de l’après-guerre, ils effectuent désormais leurs contrôles sur un mode qui envisage davantage la coopération avec les administrations contrôlées (Lépinay, 2018). Leur rôle conserve toutefois encore une part de l’ethos juridique (Morin, 2011). La forme du discours, à la fois bureaucratique et judiciaire, concourt à la puissance de l’institution et à sa légitimité : à la Cour des comptes, la parole se montre comme parole d’État, empreinte de la dignité des hauts fonctionnaires (Baruch, 2006), en particulier de ceux qui incarnent le plus la haute administration, les membres des grands corps. L’écriture est ainsi marquée par l’univocité (Hilgartner, 2000) ou par une écriture d’autorité qui vise à construire une parole portée par une institution dans son ensemble et présentée comme vraie, non arbitraire, en limitant les possibilités d’interprétation au cours de la réception (Brown, 2003, pour un cas similaire).

Le CESE : une écriture à plusieurs voix

12Au Conseil économique, social et environnemental, le rapport ne se donne pas à voir comme un discours judiciaire ni comme un texte bureaucratique. Même s’il entend faire résonner une objectivité et une forme de « vérité » qui naissent de l’échange entre les organisations représentatives de la « société civile », il laisse apparaître autant un processus qu’un résultat. Le temps de l’écriture collective y est en effet marqué par un lent passage d’un modèle coopératif (les conseillers font montre d’agir selon les attentes institutionnelles, tendent à afficher le plus possible le respect de la norme tacite du « consensus », notamment dans le choix du sujet et dans la rédaction de l’avant-projet) à un modèle plus concurrentiel dans lequel les acteurs ont à défendre les intérêts de l’organisation dont ils sont membres, ce qui les conduit à exprimer plus franchement leurs divergences. Les dernières séances en section, où les acteurs reprennent et amendent le texte proposé par le rapporteur désigné au début du processus, se rapprochent davantage de la négociation, notamment sur les saisines gouvernementales ou sur des rapports qui ont un écho dans l’agenda gouvernemental proche.

13Les conseillers, pour la plupart en milieu ou en fin de carrière (Lépinay, 2014), sont rompus à ce type de situation qui nécessite la maîtrise des dossiers ainsi que des compétences interactionnelles et discursives. Par leur trajectoire antérieure de syndicalistes ou de membres d’associations reconnues au niveau national, ils ont souvent déjà mené des négociations, par exemple avec les pouvoirs publics ou entre partenaires sociaux. Le processus d’écriture dépend alors des configurations que sont les sections, leur composition, la trajectoire de leurs membres, leur expérience, la relation qui s’instaure entre le président de section, le rapporteur, les administrateurs et le reste des membres de la section.

14Dans les rapports du CESE, certaines formules trahissent ces moments finaux de négociation. Des expressions telles que « et notamment » ou « comme par exemple » permettent souvent d’inclure à peu de frais une remarque d’un conseiller dont le rapporteur ne veut pas s’aliéner le vote, ou de faire mention d’un acteur particulier pour rappeler son statut et son rôle d’interlocuteur, sans toutefois changer l’équilibre du texte (par exemple « une concertation doit être menée avec les acteurs concernés, et notamment les organisations étudiantes »). Un président de section remarque ainsi en séance : « ça fait très CESE, ce “et notamment” [3] ». De la même façon, pour faire autorité et du fait de la faible capacité de l’institution à produire une expertise spécifique [4], les conseillers n’hésitent pas à s’appuyer sur des experts qui ont été auditionnés ou sur d’autres rapports publics, y compris ceux de la maison [5]. Dans la discussion, ces arguments d’autorité acquièrent une valeur que n’ont pas les arguments fondés sur les revendications des organisations membres. Ainsi un rapporteur utilise-t-il dans la section de l’Environnement une expression exacte d’un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) comprenant le mot « effondrement », ce qui est contesté par un autre membre :

15

Conseiller : Je propose de retirer le mot « effondrement ». C’est disproportionné et contre-productif.
Rapporteur : Le GIEC le dit, il ne faut pas qu’on s’en éloigne…
Président : Il dit le mot « effondrement » ? On met le mot ?

16Dans cet échange très court, personne n’émet d’avis contraire, le consensus est acté : cette manière de réduire les coûts de l’écriture collective façonne le texte final. Ainsi, les formes d’« esquive » (Brugidou & Jobert, 2016), qui consistent à survoler ou à ne pas aborder un point délicat, de même que les expressions floues ou ambivalentes permettent de trouver des compromis ponctuels : on peut par exemple voir un syndicaliste de la FNSEA et un représentant d’une association environnementale s’accorder sur le concept de « solutions agronomiques », sans préciser dans l’avis ce qu’ils entendent par ces termes. Enfin, à certains endroits et à certains moments – car la pratique n’est pas tout à fait légitime au sein de l’institution –, les acteurs peuvent recourir à ce qu’ils appellent en langage indigène un « dissensus », c’est-à-dire l’expression dans le texte de deux opinions distinctes, reconnaissant l’impossibilité d’établir un compromis sur un point. Les « dissensus » naissent souvent d’amendements de surpolitisation (Lascoumes, 2009) émanant de conseillers dont le poids symbolique ou numérique de l’organisation ne peut être négligé par le rapporteur pour le vote final en assemblée plénière.

17Ces marques révèlent une écriture qui est négociée : dans la culture du « consensus » du CESE, il est nécessaire que l’avis soit voté par le plus grand nombre de conseillers possibles, représentant les diverses organisations. L’institution – du moins celles et ceux qui parlent en son nom et défendent ses intérêts : président de section, administrateurs, et, dans un rôle plus ambigu, rapporteur – travaille donc à faire advenir ce consensus, par ces formules et ces bricolages d’écriture. Le caractère confidentiel des débats, puisque les réunions de section ne sont pas ouvertes au public, permet l’usage régulier de ces transactions.

18Ainsi, là où le rapport de la Cour des comptes constitue un discours d’autorité qui fait silence sur les modalités de sa propre construction, à laquelle est adjointe la réponse d’une administration, le rapport du CESE est polyphonique, tant au niveau du péritexte (les déclarations de groupe) que du texte central, où l’on trouve les marques des négociations qui ont eu lieu lors de l’écriture collective. Les rapports construisent ainsi une relation différente au récepteur, et donc implicitement au pouvoir politique. Ils donnent à voir la façade de l’institution (Goffman, 1973 ; Codaccioni, Maisetti & Pouponneau, 2012). Ces présentations de soi sont elles-mêmes dépendantes à la fois d’un travail mené par les autorités institutionnelles pour donner un sens aux pratiques et construire des publics, mais également des luttes internes pour la définition du sens des rapports produits.

La définition d’une façade institutionnelle

19Le CESE et la Cour des comptes sont contraints par leur position imprécise dans le processus décisionnel (une fonction de consultation, même si les rapports sont produits par autosaisine la plupart du temps [6]) et leur manque relatif de légitimité (ils peuvent subir des critiques parfois violentes, mettant en cause leur existence même). Il en résulte un certain flou, que caractérise bien la variété des conceptualisations que les dirigeants des deux institutions ont proposées dans les années 1990 et 2000 : « juridiction préventive », « magistrature d’influence », « conscience de l’État », « vigie des finances publiques » pour la Cour des comptes, « vigie de la République », « maison des citoyens » ou « assemblée du futur » pour le CESE. Définies juridiquement de manière imprécise, les institutions se construisent avec le temps et leur légitimité peut varier, selon la place qu’elles occupent au sein de l’espace de production d’expertise, parmi les différents pôles dans et hors l’État.

20Les dirigeants des institutions doivent ainsi proposer des formalisations de l’activité institutionnelle, par lesquelles ils établissent la « figure de l’institution » et confèrent du sens aux pratiques (Lacroix, 1992). Ils essayent de construire des publics et d’orienter la réception de leurs travaux. Mais ils contribuent en particulier à spécifier la relation de l’institution au pouvoir politique et à affirmer une singularité (Carpenter, 2010) par rapport aux institutions concurrentes.

Le travail de construction d’une réception

21Les deux institutions et en particulier leurs acteurs centraux travaillent à émettre une réception (Le Grignou & Neveu, 1988), c’est-à-dire à construire un ou plusieurs lecteurs implicites de leurs rapports afin de cadrer leur communication. La situation semble la plus délicate au CESE : hormis les saisines gouvernementales et les rapports portés par des acteurs au capital symbolique plus important, les avis peinent à trouver un public. S’ils sont relatés dans le Bulletin Quotidien, ils ne rencontrent pas toujours un écho dans la presse commerciale et la place qui leur est consacrée est en général faible. Dans ce cas, la définition du public constitue un enjeu de luttes au sein des sections lors de l’écriture des rapports (cf. encadré).

Pour qui écrit-on un avis au CESE ?

À la fois déconcertés par la définition peu précise de l’institution et sa relative marginalité, et habilités dans leurs stratégies en se présentant comme « porte-parole » de potentiels lecteurs, les conseillers et les fonctionnaires s’adressent à des publics divers dans l’écriture de l’avis. Ainsi a-t-on pu entendre en réunion de section les conseillers dire que l’on écrivait :
  • pour un monde administratif : « je pense que ça va être un peu grinçant pour un monde administratif qui ne voit pas forcément les choses de cette façon. » (Conseillère),
  • pour le grand public, en plus des ministères et des journalistes : « Il faut avoir le grand public comme objectif. Nos recommandations seront pillées par nos interlocuteurs, les ministères, par les journalistes, mais aussi par des gens de toute sorte. Ce sera la reconnaissance de la valeur ajoutée du Conseil. » (Rapporteur),
  • pour les partenaires sociaux : « C’est aussi une saisine pour les partenaires sociaux. Il faut oser y confronter nos points de vue pour y mettre des propositions innovantes et utiles. » (Présidente de section),
  • pour un sachant : « Ta proposition affaiblirait le propos. Celui qui lit le texte sait qu’on parle de ça. » (Rapporteur),
  • pour l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) : « Les gens de l’Ifremer ont fait plein de choses dans ce sens. Quand ils vont lire ça, ils ne vont pas comprendre. » (Conseiller),
  • pour TF1 : « Il faut que ce soit percutant. Il faut qu’on se demande ce qui va intéresser TF1. » (Conseiller).

22À la Cour des comptes, la question du destinataire semble plus stabilisée et ne fait pas l’objet d’une remise en cause permanente, mais elle a connu des évolutions depuis la fin du siècle dernier. Si son interlocuteur principal reste le pouvoir exécutif et les directions des administrations contrôlées, elle a élargi son audience. La Cour des comptes s’est rapprochée du Parlement dans les années 1990, même s’il est régulièrement déploré par des magistrats ou des parlementaires que les rapports ne soient pas assez utilisés. Elle a surtout fait un immense effort de communication et de mise en forme des rapports pour toucher la presse, profitant de (et fabriquant) l’intérêt médiatique pour les questions de dette publique ou de dysfonctionnements de l’administration (Bezes, 2009 ; Lemoine, 2016). Les dirigeants de la Cour des comptes des années 1990 et 2000, au profil plus politique, et les autres acteurs centraux de l’institution ont rendu les rapports plus accessibles (synthèses des rapports, codes couleur, infographies, travail sur les titres et sur la langue pour rendre les rapports moins technocratiques), accéléré le rythme des publications en ne se limitant plus à l’exercice du rapport public annuel et donné une visibilité médiatique au Premier président à travers des conférences de presse ou des invitations à des émissions de radio et de télévision. Mais il n’en reste pas moins un certain flou sur les destinataires du rapport, comme l’explique ce magistrat :

23

« En réalité, notre message est pluridirectionnel. On écrit pour le directeur de l’organisme ou de l’administration qu’on contrôle, non pas pour lui rendre service, mais parce qu’on sait que c’est lui qui va être le premier regard et qu’on sait qu’il ne va pas nous rater si on exagère ou si on dit des choses qui ne sont pas dûment démontrées. Donc, écrire pour, cela signifie écrire sous la contrainte de qui. Secondairement, il y a des tiers [comme la direction du Budget, à laquelle sont presque systématiquement envoyés les rapports]. Ensuite on écrit pour… c’est un terme ravissant, mais le grand public, le grand public qui s’intéresse aux finances publiques. Philippe Séguin parlait du “passant de la rue Cambon” […] On écrit aussi un peu pour les journaux, parce que l’on compte sur eux pour être la vraie menace, donc il y a un certain nombre de nos sujets qui sont clairement faits pour être lus par les médias et d’abord par eux. »
(Entretien, conseiller maître)

24« Écrire pour, cela signifie écrire sous la contrainte de qui » : produire un rapport nécessite d’anticiper toutes sortes d’effets, dont certains ne sont pas toujours identifiables. Ainsi la Cour des comptes réduit-elle son nombre de publications lors des campagnes électorales, notamment depuis l’élection présidentielle de 2012 où un rapport sur les politiques menées par le ministère de l’Intérieur sous les années Sarkozy avait été fortement critiqué par l’UMP, qui avait mis en avant que le Premier président était un ancien membre du Parti socialiste. L’enjeu est grand pour la Cour puisqu’elle doit sans cesse justifier sa « neutralité », son « indépendance » et son « objectivité » de juridiction financière. Le choix des sujets et des agendas se fait donc en contrainte, entre besoin de reconnaissance médiatique et crainte de la polémique.

25Au CESE, la question des sujets se pose également, avec une contrainte supplémentaire qui est la culture du « consensus ». Les acteurs estiment nécessaire de trouver un sujet qui pourra déboucher sur une majorité large : or, pour mettre d’accord patronat et syndicats, ou agriculteurs et environnementalistes, ou syndicalistes entre eux, il est plus facile de choisir un sujet qui n’apparaît pas dans l’agenda gouvernemental. Les sujets choisis lors d’autosaisines sont souvent des évaluations des effets de précédentes réformes ou des sujets prospectifs (les biotechnologies, l’agriculture de demain, etc.).

26Les institutions doivent enfin gérer un capital symbolique qui n’est pas garanti. Elles tentent de mettre en scène le fait que leurs constats et leurs recommandations sont pris en compte par les décideurs publics. La Cour des comptes a depuis les années 2000 mis en place un suivi des recommandations passées et produit un indicateur de suivi, qui affiche un taux de réalisation des recommandations d’environ 70 %. De même, le CESE tente de démontrer son utilité par des études sur les conséquences législatives de ses avis, ou encore en attirant l’attention du public sur les grands avis votés par la maison, comme par exemple le rapport Wresinski de 1987 sur la grande pauvreté. Dans les deux cas, on ne saurait évaluer de notre côté l’impact des rapports produits par les institutions [7], mais force est de constater qu’elles entendent faire preuve de leur capacité à être des auxiliaires des pouvoirs publics et mener ce qu’on pourrait appeler une politique réputationnelle, en affirmant une légitimité, en se démarquant de leurs concurrents, et en spécifiant leur relation aux pouvoirs publics.

Se définir par rapport au pouvoir politique et aux concurrents

27L’anticipation de la réception induit un positionnement de « l’auteur » affiché du rapport par rapport à ses différents publics. L’écriture du rapport et plus largement les discours publics des acteurs centraux des institutions mettent en avant une légitimité spécifique de l’institution, qui autoriserait la production de constats et de prescriptions destinés au pouvoir politique et se démarquerait des autres producteurs d’expertise.

28Le travail de formalisation au CESE s’appuie sur la légitimité propre des organisations qui sont représentées dans l’institution et sur le « consensus », considéré par les acteurs comme le pilier de la culture d’institution (Biland, 2010). Le consensus donne sens aux textes peu clairs qui régissent le Conseil : en effet, selon un ancien Président, la mission confiée par la Constitution est « en elle-même difficile à définir. […] La valeur ajoutée du travail du CES réside dans le caractère “partagé” de ses constats et propositions qui, eux, expriment l’avis de la société civile » (Dermagne, 2006, p. 45). L’institution s’empare du crédit accordé aux organisations qui la composent et se fait le porte-voix de la « société civile organisée » ou de la « société civile », notion forgée dans les années 1990, reprise dans les institutions européennes (Guichet, 2013, pp. 67-69) et valorisée par le CESE depuis le début des années 2000. Le CESE se démarque ainsi de ses principaux concurrents dans la production d’expertise, que sont les institutions nationales (Conseil d’analyse économique, France Stratégie…) ou internationales (OCDE, etc.) ainsi que les think tanks. Un texte stratégique adopté par le Bureau du CESE, alors CES, en 2002 parle « d’une expertise de terrain, à caractère opérationnel, qui permet d’utiliser la richesse des savoirs [que l’institution] rassemble et d’éclairer le gouvernement sur le souhaitable et le possible, les points d’accord et de désaccord, les éléments de blocage et les moyens de les surmonter » (Conseil économique et social, 2002, p. 15).

29Cette manière de faire se distingue également de la compétition politique et des pratiques politiques de la Ve République. Les présidents du CESE et ses autorités morales (vice-présidents, présidents de section…) mettent ainsi à distance la politique partisane, ce que fit l’ancien président Jean-Paul Delevoye (2010-2015) de manière appuyée lors de sa mandature, en écrivant par exemple dans un ouvrage qu’il fallait « imaginer comment prendre soin de l’intérêt général sans être l’otage des protagonistes du jeu politique » (Delevoye, 2012, p. 159). Prenant appui sur les travaux de Pierre Rosanvallon (Rosanvallon, 2004), le texte stratégique adopté par le Bureau en 2002 affirme quant à lui que

30

« le Conseil économique et social tire en effet sa légitimité, non seulement de l’exercice de sa fonction de représentation de la société civile et des moyens d’expertise que lui confère sa composition, mais aussi de sa capacité à tenter, au-delà de l’articulation des intérêts en présence, un début d’agrégation de ces différents intérêts en intérêt général ».
(Conseil économique et social, 2002, p. 16)

31Les auteurs s’appuient ici sur une distinction entre l’agrégation des intérêts, dévolue au pouvoir politique qui doit produire une décision légitime en établissant un intérêt général, et l’articulation des intérêts, qui « ne cherche pas à dégager par force une synthèse, mais plutôt à prendre en compte et à respecter les divers intérêts en présence. » Cette opposition permet de spécifier les organisations qui relèvent de la société civile (les groupes d’intérêt, les corps intermédiaires) et celles qui relèvent de la sphère politique, comme les partis politiques. Cependant, dans la citation, le CESE affirme qu’il assume une partie du travail d’« agrégation » : il entend par là qu’il produit de l’intérêt général d’une manière différente, non pas « par force » comme dans le jeu politique, mais par le « consensus » que les membres de l’institution s’efforcent de dégager. Le texte marque une ambiguïté, entre reconnaissance de la primauté de la sphère politique et affirmation d’une capacité de la « société civile » à produire des décisions plus judicieuses.

32Le travail intellectuel de formalisation est différent pour la Cour des comptes, qui n’est pas composée du même type d’acteurs et qui connaît un succès médiatique plus grand que le CESE. Les principales critiques adressées à la Cour sont liées à ses constats et à ses recommandations jugés parfois trop politiques. Les justifications que les dirigeants de la Cour des comptes avancent ne sont donc pas du même ordre qu’au CESE et mobilisent davantage le répertoire juridique. Là où le Conseil mentionne simplement son statut constitutionnel, le droit permet à la Cour de justifier ses positions : par exemple, lorsque la députée Karine Berger affirme en 2014 à l’Assemblée nationale que la Cour des comptes prône l’austérité et la récession, le Premier président Didier Migaud répond que « les objectifs ne sont pas définis par la Cour, mais votés par le Parlement. […] Lorsque je dis qu’il faut davantage mettre l’accent sur la réduction de la dépense publique, c’est ce que vous avez voté et pas une invention de la Cour [8]. » Les valeurs qui fondent la légitimité de la Cour des comptes selon ses dirigeants et ses membres sont tirées du statut juridictionnel et des procédures de l’institution. Elles sont constamment réaffirmées, en dépit du fait que le jugement des comptes, activité traditionnelle et autrefois dominante à la Cour des comptes, se retrouve désormais largement remplacé par des activités non juridictionnelles.

33Ces valeurs se résument souvent à trois mots : c’est parce qu’il y a indépendance (souvent assimilée à l’indépendance institutionnelle des juridictions financières et à l’indépendance statutaire de ses membres), collégialité (les membres d’une chambre, voire la Cour entière à certaines occasions, délibèrent tous ensemble au sujet d’un rapport) et contradiction (l’administration contrôlée a son mot à dire, lors d’une audition ou par réponse insérée à la fin d’un rapport) que le travail de la Cour serait doté des qualités d’objectivité, de neutralité, d’impartialité. Ces principes, repris dans chaque rapport et régulièrement rappelés dans les discours officiels, constituent des enjeux dans le champ du contrôle et de l’audit. Les dirigeants de la rue Cambon entendent distinguer la Cour de ses concurrents directs que sont les services de contrôle ministériels et les cabinets privés d’audit, dont les rapports feraient moins montre d’indépendance parce qu’ils sont commandés par les ministres. Mais à l’inverse, la collégialité de la Cour des comptes est perçue à l’Inspection générale des Finances comme un frein à la liberté de ton et à l’audace des rapporteurs, comme l’a montré Laure Célérier (2016, p. 348). C’est en premier lieu par sa nature juridictionnelle que la Cour des comptes affirme sa singularité, même si la formation des magistrats (la plupart sont énarques) et la diversité de leur parcours (du fait des mobilités des hauts fonctionnaires) sont également mobilisées comme des garanties de la qualité de l’expertise de la Cour.

34Les rapports portent ainsi la trace de ces rapports différents aux publics, par exemple dans la présentation des contenus prescriptifs : tandis qu’au CESE les rapports alternent entre « propositions » et « préconisations » (renvoyant au mot « avis » qui désigne la forme habituelle des rapports du CESE), la Cour des comptes parle exclusivement de « recommandations », mot dont la connotation impérative est plus accentuée.

La forme des rapports, résultante des prescriptions de rôle

35Si les règles de production des rapports ne sont donc pas totalement fixées par les textes ni par le travail de formalisation des autorités institutionnelles, elles ne sont pas pour autant rediscutées à chaque rapport : il y a des régularités, intériorisées sous forme de « rôles » par les acteurs. Fruit des dispositions des acteurs et du contexte institutionnel, le rôle n’est pas figé (Lagroye, 1997 ; Lagroye & Offerlé, 2010) : il est traversé par des luttes internes et externes à l’institution. Ces luttes ne prennent pas la même forme dans les deux organismes étudiés : à la Cour, elles se font principalement de manière feutrée, à travers les grandes orientations que les magistrats veulent mettre en œuvre ; au CESE, elles se font plus régulières, au fil de la production des rapports. Mais elles conduisent à établir un répertoire de registres que les acteurs peuvent employer dans leurs rapports : ceux-ci varient donc dans leur forme selon un ensemble de possibilités limitées, forgées dans la durée et qu’il leur est difficile de mouvoir.

À la Cour des comptes : le magistrat et le conseiller du prince

36Rue Cambon, les rapports changent progressivement entre les années 1960 et 1980, notamment du fait de la transformation sociologique que connaît le corps : les magistrats désormais issus de l’ENA ont à la fois une formation plus généraliste (droit, économie, savoirs de gestion, etc.) que leurs prédécesseurs, qui se spécialisaient très tôt dans le jugement des comptes, et d’autres ambitions pour leur carrière qui ne se déroule plus uniquement à la Cour (Lépinay, 2018). Les débats internes se cristallisent autour de la pertinence du contrôle juridictionnel, fondé sur l’examen des comptes fournis par les comptables publics. Ce type de contrôle est renvoyé au passé : il est présenté par les jeunes magistrats comme peu pertinent, vu comme excessivement tatillon et offrant peu de perspectives de réforme. De son côté, le contrôle de la gestion, qui a émergé très progressivement depuis les années 1950, est paré des vertus de la modernité. Il s’agit d’un changement de référentiel : la régularité, c’est-à-dire la conformité de l’action administrative avec la loi, laisse la place à l’efficacité. À partir des années 1980, le rapport public annuel, vitrine de la Cour, cesse d’être un recueil des irrégularités et des fautes les plus scandaleuses et se recentre sur la gestion défaillante de certaines administrations ou de certains organismes, puis commence à interroger l’efficacité des politiques publiques elles-mêmes. L’insertion concernant la caisse nationale d’assurance-maladie (CNAMTS) dans le rapport public annuel de 1990, étudiée par Louise Hervier, marque cette évolution : s’il est l’objet d’une polémique liée au caractère scandaleux des dépenses somptuaires effectuées par les dirigeants syndicaux de la CNAMTS et à la réponse insultante de son président, il provoque de manière plus discrète un débat interne à la Cour des comptes sur la nature des contrôles. En effet, le directeur administratif de la CNAMTS est alors un magistrat de la Cour, Gilles Johanet, qui y effectue une mobilité : celui-ci dénonce le « ton péremptoire » de la Cour et le fait qu’elle s’intéresse à des points de gestion mineurs alors qu’elle pourrait selon lui traiter la question de la maîtrise des dépenses de santé, dont les enjeux financiers sont bien plus importants (Hervier, 2007, p. 74-79).

37Ces transformations ont donné lieu à des luttes qui ont pu se dérouler dans les années 1990 et 2000 dans différentes formations de l’institution : conférences et séminaires des présidents (où figurent le Premier président, le Procureur général et les présidents de chambre et qui sont des moments de réflexion stratégique pour l’institution), Comité du rapport public et des programmes ou Chambre du conseil, mais également de manière informelle au sein des chambres, celles-ci disposant d’une assez grande autonomie.

38Selon leur trajectoire et leur carrière, les membres de la Cour des comptes peuvent se vivre comme des magistrats, des hauts fonctionnaires chargés de la bonne marche des administrations ou comme des conseillers du prince. Deux idéaux types semblent alors s’opposer, sans qu’aucun ne puisse réellement prendre le pas sur l’autre : l’un fondé sur l’ethos du magistrat, qui apporte une grande importance au droit et qui entend limiter l’expression publique de la Cour pour qu’elle conserve son autorité ; l’autre qui fait du haut fonctionnaire un auxiliaire du politique, dont l’indépendance et la compétence garantiraient une meilleure action publique (Morin, 2011 ; Lépinay, 2018). Ces registres peuvent être relativement contradictoires, d’autant plus qu’à partir des années 1990, les rapports sont de plus en plus souvent rendus publics et repris par la presse, ce qui expose la Cour des comptes sur la scène médiatique et politique. Les débats portent principalement sur la place des recommandations au sein des rapports : la Cour doit-elle proposer des pistes de réforme, et si oui, à quel degré de précision ? N’est-ce pas s’aventurer sur le terrain du politique ? Des magistrats soucieux de rendre la Cour plus audible et de « ne pas doubler le Canard enchaîné dans la critique [9] », appuyés par le Premier président Joxe (1993-2001), prennent l’initiative d’expliciter et de mettre plus en avant des recommandations : le rapport sur la Sécurité sociale de 2001 en comporte ainsi cent sept. L’importance de l’histoire et de la culture juridictionnelle au sein de la Cour des comptes vient toutefois tempérer l’évolution des manières d’être du rapport. Le statut de l’institution et la coexistence, parmi les magistrats, des deux registres peuvent ainsi expliquer l’obsequium, le respect de la forme juridictionnelle y compris dans les rapports qui n’ont pas de portée juridictionnelle. Ces pratiques, héritées d’une histoire longue mais remotivées, offrent aux magistrats des comptes un langage commun et leur permettent de subsumer des identités divergentes.

Au CESE : parler ou dire ?

39Au palais d’Iéna, les luttes internes sont permanentes, du fait du caractère « parlementaire » de l’institution et de la faiblesse des formalisations, et ne sont pas cantonnées aux moments de réflexion sur la conduite de l’institution, mais au contraire s’expriment au cours des processus de coécriture. Elles s’articulent principalement autour de deux modalités, le parler et le dire.

40Dans le registre du parler, il n’est pas important que l’institution produise des recommandations que les pouvoirs publics intégreront à leurs politiques. Ce qui prime avant tout, c’est la discussion entre des organisations différentes dont les idées et les intérêts sont divergents. Au mieux, le but de ce processus est de produire une expertise, de faire avancer sa représentation du monde au sein du rapport, d’introduire ses questions dans le débat public. Le CESE est appréhendé comme un espace d’argumentation et il s’agit de « comprendre » le partenaire ou le concurrent, selon le mot qui nous est revenu plusieurs fois en observation ou en entretien.

41Dans le registre du dire, le dialogue a évidemment une importance, puisque c’est lui qui conduit au « consensus », mais les conseillers accordent une attention toute particulière au texte final, et notamment aux préconisations. Il s’agit ainsi de faire avancer sa cause auprès des décideurs. Dans ce cadre, l’usage de l’institution n’est plus le même. Le Conseil produit des recommandations qui sont celles qui sont portées et acceptées par les organisations représentées, et peuvent donc être mises en place par le Gouvernement sans susciter de grandes protestations. Sont davantage portées à assumer cette position les petites organisations qui ne s’inscrivent pas dans la confrontation entre organisations patronales et syndicales, ou celles qui n’ont pas un grand accès aux pouvoirs publics et qui font du Conseil un usage plus militant.

42Ces deux registres différents ne forment néanmoins pas un clivage structuré et durable, car les acteurs et les groupes sont situés dans plusieurs espaces et peuvent agir de manière apparemment contradictoire au Conseil, à l’image des conseillers régionaux étudiés par Olivier Nay (1997) qui se présentent et agissent de façon différente selon qu’ils sont au siège du Conseil régional ou sur le territoire où ils sont implantés. Ainsi, un représentant syndical a pu tour à tour nous confier en entretien que le CESE n’était qu’un moyen de comprendre les positions du patronat et les arguments tenus (registre du parler) et expliquer qu’un avis sur les retraites que les organisations patronales avaient voté a été utilisé comme argument lors d’un mouvement social pour délégitimer la position du Medef (registre du dire).

43Il faut donc plutôt y voir un enchevêtrement des registres qui favorise des stratégies diverses lors des réunions de section. Les pratiques des acteurs sont marquées à la fois par le manque d’audibilité auprès des décideurs, qui permet les concessions, et la possibilité que l’avis soit utilisé contre sa propre organisation, qui nécessite parfois d’user d’un rapport de forces. Seuls les acteurs, les acteurs qui ne respectent les formes les plus élémentaires de la discussion au CESE sont délégitimés : les comportements qui s’écartent le plus d’une norme tacite sont en effet marginalisés, et aboutissent le plus souvent à une défection progressive du membre transgressif (Angeletti, 2009). Aussi l’obstruction, les propos hors sujet ou qui ne suivent pas le fil de l’examen du texte, les tentatives exagérées de « retourner le texte du rapporteur » sont perçus en entretien ou au cours des débats comme des pratiques illégitimes qui discréditent leur auteur. La coexistence de plusieurs registres légitimes et la spécificité de cette configuration d’écriture expliquent alors, par-delà les divergences de fond sur les sujets, la polyphonie des rapports et l’invention récurrente de pratiques nouvelles, dont le « dissensus », permettant de concilier les divergences.

Conclusion

44Par-delà le contexte politique et social direct de l’écriture, le rapport est modelé par des règles formelles et informelles, des prescriptions de rôle plus ou moins objectivées. Ces règles du jeu, qui sont la résultante de luttes internes, entre des membres aux trajectoires et aux positions différentes, et de luttes externes, au cours desquelles l’institution doit défendre sa place et son image publique, habilitent et contraignent les membres et orientent la production des rapports. Chaque rapport est une épreuve pour les acteurs, où se jouent leur crédibilité collective et leur légitimité auprès de différents publics qu’ils ont eux-mêmes contribué à construire. L’institution doit tenir au fil des rapports sa réputation (Carpenter, 2010), c’est-à-dire construire une différence avec ses concurrents, araser les prises à la critique et conserver un capital symbolique particulier. Le travail constant des membres et en particulier des acteurs les plus centraux des institutions pour construire et maintenir une identité institutionnelle oriente ainsi la forme, le style d’écriture, le cadrage et, ce faisant, le contenu des rapports.

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Notes

  • [1]
    Lors de la mandature étudiée, les conseillers se répartissaient en dix-huit groupes : Agriculture, Artisanat, Associations, CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, CGT-FO, Coopération, Entreprises, Environnement et nature, Mutualité, Organisations étudiantes et mouvements de jeunesse, Outre-mer, Personnalités qualifiées, Professions libérales, UNAF, UNSA.
  • [2]
    Par commodité on utilisera indifféremment avis ou rapport pour désigner les avis.
  • [3]
    Comme celles qui suivent, cette citation est tirée de nos observations de réunions de section au CESE (2014).
  • [4]
    Chaque section ne dispose que d’un administrateur et d’un administrateur-adjoint, auxquels peuvent parfois s’associer un ou des experts venus de l’extérieur (INSEE, etc.).
  • [5]
    Sur l’effet de cumulativité des rapports publics, voir l’introduction du dossier.
  • [6]
    Dans les entretiens, l’autosaisine est perçue au CESE comme une faiblesse de l’institution qui ne parviendrait pas assez à solliciter les pouvoirs exécutif et législatif, tandis qu’elle est vécue comme une preuve d’indépendance par les magistrats de la Cour des comptes.
  • [7]
    Pour une critique de la notion d’influence, Gayon, 2009.
  • [8]
    Compte-rendu n°85 de la réunion de la commission des Finances de l’Assemblée nationale du 17 juin 2014.
  • [9]
    Entretien, ancien président de chambre.
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