1Il semble presque inutile de présenter Arlie Russel Hochschild tant ses travaux sont connus et reconnus, spécialement auprès des chercheurs qui s’intéressent aux émotions abordées sous l’angle des sciences sociales. Nous nous plierons néanmoins à l’exercice en introduisant très brièvement son parcours en guise de préambule à l’entretien qu’elle nous a accordé pour parler d’émotions, d’ethnographie et de comparatisme.
2Arlie Hochschild est professeur émérite de sociologie à l’Université de Berkeley (Californie) où elle a obtenu son master, son doctorat et réalisé toute sa carrière (à l’exception de son premier poste en tant qu’Assistant Professor à l’Université de Santa Cruz, Californie, entre 1969 et 1971). La retraite n’a pas du tout arrêté Arlie qui continue à faire du terrain et à publier. Arlie est mariée à l’écrivain Adam Hochschild, avec qui elle a eu deux enfants et deux petits-enfants.
3Aux États-Unis, les chercheurs sont fréquemment divisés entre les « article people » d’un côté et les « book people » de l’autre (Wolfe, 1990). Arlie Hochschild appartient clairement au second groupe. Elle a en effet publié dix ouvrages dont The Managed Heart: Commercialization of Human Feelings (1983) ; The Second Shift: Working Families and the Revolution at Home (1989) ; The Time Bind: When Work Becomes Home and Home Becomes Work (1997) ; The Commercialization of Intimate Life: Notes from Home and Work (2003) ; The Outsourced Self: Intimate Life in Market Times (2012) et Strangers in Their Own Land. Anger and Mourning on the American Right (2016).
4Dans ses travaux, elle a exploré les façons dont nous gérons et utilisons nos émotions à la fois dans la sphère privée, dans la sphère professionnelle et plus récemment dans la sphère du politique. Adepte du travail de terrain, Arlie ne délaisse pas pour autant la théorie. Les principaux concepts qu’elle a forgés et qui sont centraux pour travailler sur les émotions sont celui de travail émotionnel (emotional labor) et de règles de sentiments (feeling rules).
5C’est dans The Managed Heart : Commercialization of Human Feelings (publié en 1983, mais traduit en français en 2017 seulement sous le titre Le Prix des Sentiments) qu’Arlie Hochschild forge le concept de « travail émotionnel ». D’après elle, ce travail est accompli par les individus dans la sphère privée et dans certaines professions afin de se trouver en conformité avec les attentes sociales. Les émotions n’ont donc rien de naturel et sont gouvernées par des conventions sociales. Ce travail émotionnel est fortement genré et dépend du milieu social. Il traduit les évolutions sociétales et dépend aussi bien des contextes culturels que des milieux professionnels. C’est cette variabilité, ce caractère contextuel, voire contraint, que traduit l’idée de règles des sentiments (feeling rules). Les deux concepts (feeling rules et emotional labor) permettent de dénaturaliser la question des émotions et d’en faire ainsi un objet d’analyse sociologique.
6Plus récemment, Arlie Hochschild a introduit le concept de mur d’empathie (emapthy wall) pour parler de la profonde division politique qui traverse les États-Unis, sujet de son dernier livre pour lequel elle a fait un long travail de terrain auprès des supporters du Tea Party en Louisiane. Même si en apparence le livre s’éloigne de l’étude des émotions, il s’agit en fait d’une tentative de remettre la dimension émotionnelle au cœur de notre compréhension du tournant conservateur qui marque les États-Unis et d’autres pays au-delà. Arlie Hochschild y propose en effet de saisir ce tournant en rendant compte de ce qu’elle appelle l’histoire profonde (deep story) des personnes soutenant les droites, sorte de tableau empirique de ce que ces personnes ressentent (en l’occurrence la frustration et le sentiment d’injustice) dès lors qu’elles ont l’impression que des catégories comme les femmes ou les noirs les dépassent dans la file d’attente pour le bien-être et l’ascension sociale.
7Nous nous sommes entretenus avec Arlie Hochschild en juin 2018 lors de son passage en Suisse où elle a reçu un Doctorat honoris causa de l’Université de Lausanne. Les questions que nous lui avons posées ne portent pas sur son travail et son parcours en général, mais ont été pensées en fonction de la thématique de ce numéro sur l’ethnographie politique des émotions dans une perspective comparée. L’entretien est structuré autour de quatre thèmes, chacun comportant plusieurs questions. Le premier thème porte sur le développement de la sociologie des émotions et sur la manière dont Arlie Hochschild y a personnellement contribué. Le deuxième thème interroge le rôle de l’ethnographie, et plus particulièrement de l’observation au plus près des acteurs, pour saisir les émotions. Le troisième thème porte sur les avantages de la méthode comparative qu’Arlie Hochschild a souvent mise en œuvre, pour étudier les émotions. Le quatrième et dernier thème aborde le dernier livre de Arlie, Strangers in Their Own Land, et par là le glissement d’une sociologie de l’intimité et du travail à une sociologie politique.
8L’entretien a été édité, raccourci et traduit en français. Nous tenons à remercier Arlie Hochschild pour sa disponibilité et l’enthousiasme qu’elle a montré pour notre projet éditorial.
Les débuts de la sociologie des émotions. Arlie Hochschild la pionnière entre les moqueries de Goffman, l’empowerment du féminisme et son histoire de vie comme source de réflexion
9Question : Lorsque vous étiez doctorante à Berkeley dans les années 1960, s’intéresser à une sociologie des émotions suscitait sans doute beaucoup plus de réticences et méfiances qu’aujourd’hui. À quoi étaient liés ces obstacles que vous avez dû dépasser pour pouvoir ériger les émotions comme un objet d’étude sociologique pertinent et légitime ?
10Quand je faisais mes études de sociologie à Berkeley en 1962, personne ne parlait d’émotions. Cela semblait être le domaine de la psychologie. Bien entendu, on étudiait Max Weber et la sociologie compréhensive qui sont une tradition fondée sur l’empathie et la compréhension de la vision du monde d’autrui. Et il y avait Erving Goffman qui pratiquait une approche behaviouriste et s’intéressait aux règles du trafic, pourrait-on dire, des interactions humaines. Mais même lui, qui s’en rapprochait le plus, n’osait pas parler d’émotions. Ce n’était pas dans l’air, ce n’était pas conceptualisé. Je pense qu’il y avait déjà des chercheurs ici et là qui commençaient à parler d’émotions, mais je n’en connaissais aucun. Mais le mouvement féministe était très fort. On se rencontrait dans mon petit appartement à Berkeley et j’essayais de faire en sorte que les femmes n’arrêtent pas leur thèse. Il y avait seulement 25 %-30 % de femmes parmi les doctorants et la moitié abandonnait. Cela a failli m’arriver aussi, j’étais à deux doigts d’abandonner. Mais justement d’en être passée par là m’a donné le courage d’entreprendre ma propre voie et d’étudier les émotions. Bien entendu les hommes et les femmes ont des émotions. Mais je me disais, les règles des sentiments consistent à penser que les hommes n’ont pas d’émotions ou doivent les maîtriser pour s’en débarrasser. Tu n’es pas tenue de faire ça si tu es une femme, culturellement tu es davantage autorisée à regarder en face tes émotions. Alors je me suis dit : pourquoi ne pas utiliser cette autorisation ? Évidemment ces règles des sentiments qui pèsent sur les femmes posent problème, mais je me suis dit pourquoi ne pas utiliser les conventions qui pèsent sur nous pour reconceptualiser la sociologie ? L’une des choses que le féminisme nous a donnée est une certaine fantaisie de grandeur, l’idée qu’on pouvait reconceptualiser l’ensemble de la discipline (rires). Cela m’a donné le courage nécessaire pour écrire un article, qui a été publié en 1975 dans Sociological Inquiry. C’était mon premier vrai article. Il était intitulé “The Sociology of Feeling and Emotion: Selected Possibilities”. J’étais en train de mieux connaître Erving Goffman à l’époque. Il avait quitté Berkeley pour l’Université de Pennsylvanie, mais il rentrait pour aller skier dans la Sierra et on était tout un groupe de jeunes sociologues à aller avec lui. Je n’avais jamais suivi ses enseignements. On m’avait dit qu’il avait des préjugés envers les femmes de grande taille (rires) (Arlie est très grande) et pour cette raison stupide je l’avais évité, mais j’avais tout lu de lui. J’étais et je reste une grande admiratrice. Bref, un jour on était dans la voiture et il a dit « Arlie je sais que tu veux étudier les émotions. Et bien cette voiture est remplie d’émotions ! ». Il essayait de me provoquer, de se moquer de moi : « Comment vas-tu t’en sortir ? C’est un ce sac de nœuds ! Comment vas-tu conceptualiser cela sans que ça soit bâclé ? C’est intrinsèquement impossible à théoriser ». Il a dit ça en rigolant, mais moi j’ai pris ça très au sérieux, comme un défi (rires) et je me suis dit : « Ok, je vais essayer de le faire ! ». C’est donc ça mes débuts, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler sur The Managed Heart.
11Question : Le travail émotionnel (emotional labor) et les règles de sentiments (feeling rules) constituent vos concepts majeurs. Pourriez-vous revenir sur leur genèse intellectuelle ? Diriez-vous qu’ils vous ont été avant tout inspirés théoriquement par des auteurs que vous aviez étudiés ou bien plutôt par des énigmes empiriques qui se sont présentées à vous au cours de votre enquête de terrain ?
12Je pense que, comme pour tout sociologue, c’est un mélange des deux. Je pense que, au final, je me suis intéressée aux émotions en regardant le visage de ma mère. C’était une épouse de diplomate et elle n’aimait pas ce travail, ça lui avait été imposé. Mais elle était un bon soldat et elle aimait mon père alors elle faisait vraiment des efforts. Mais je pouvais voir la pression. Avec les invités, elle avait comme fonction de réunir, symboliquement, des gens de nationalités différentes. Je voyais sa tension et quand ils partaient elle pouvait souffler. Alors j’ai commencé à m’interroger : elle a ces sentiments et elle travaille. Elle n’est pas payée parce que c’est une épouse, mais elle travaille vraiment dur ! Comment rendre compte de cela ? Comment donner de la dignité à cela ? Elle travaille dur et c’est juste un exemple de tout un ensemble d’activités, le plus souvent accomplies par des femmes dans le secteur des services. Donc ça c’était mon expérience, mais est-ce que j’avais vu les choses ainsi quand j’étais enfant ? J’avais remarqué bien entendu, mais c’est seulement en arrivant en doctorat que je me suis dit que je pouvais réfléchir là-dessus. Et du coup je me suis dit : qui fait le même type de travail que celui que ma mère faisait ? Les hôtesses de l’air. Je vais aller au programme d’entraînement du personnel de vol de Delta Airlines à Atlanta, Géorgie pour aller au cœur de ce que font ces femmes qui ne sont pas comme ma mère, mais font le même type de travail. (ce qu’elle nommera travail émotionnel dans The Managed Heart).
13Question : Votre travail de recherche doit beaucoup à une sociologie économique et des professions ainsi qu’à une perspective féministe. Avec le recul, quels ont été les principaux avantages (et parfois peut-être les difficultés et inconvénients) qu’il y avait à entamer votre sociologie des émotions à partir de ces perspectives ?
14Le mouvement féministe, comme je l’ai dit, m’a donné la possibilité d’essayer des idées. Donc ce n’était pas une difficulté, c’était une force. Les sociologues économiques disaient que je n’étais pas assez économique. Les gens qui travaillaient sur les émotions disaient « pourquoi te focalises-tu sur l’aspect négatif, l’aliénation ? Que vient faire Marx là-dedans ? ». Je prends les critiques comme des dons, comme une invitation à repenser les choses. Dans le cas de la sociologie économique, j’ai dit « ceci est du travail et l’aliénation en est le coût ». Aux psychologues qui disaient « pourquoi tu te focalises sur l’aliénation, c’est une chose merveilleuse » j’ai pensé « vous avez raison, le travail émotionnel peut être source de joie. Par exemple j’adore enseigner, je donne de ma personne et en particulier à des étudiants qui essaient de faire preuve de créativité. Et j’en retire du plaisir. Beaucoup de mes efforts pour répondre à ces critiques et pour apprendre de ces critiques sont dans mon dernier livre d’essais So, how’s the family? and other essays. Il y en a un intitulé “Can emotional labor be fun?” (rires). Et bien entendu que cela peut être satisfaisant et avoir du sens. Être parent, c’est essentiellement du travail émotionnel, alors évidemment oui ça peut être satisfaisant, mais pas dans un système de care dysfonctionnel. C’était en réponse à ces critiques que j’ai pensé à cela. Je leur ai dit : « Vous avez raison, mais seulement à certaines conditions qu’il faut identifier ». Par exemple, si tu as un salaire trop bas et il y a un grand turnover et que tu ne vois jamais les mêmes patients. S’il y a une personne qui fait une injection, l’autre qui ajuste le coussin et la troisième qui fait autre chose parce que le travail est organisé sans prendre en compte la dimension émotionnelle, voilà ça peut être un exemple qui montre que notre système de care est dysfonctionnel et cela rend difficile l’amour pour son travail. C’est un exemple de comment j’essaie de prendre en compte et de répondre à ces critiques.
Arlie Hochschild l’ethnographe qui se laisse affecter [1]
15Question : Dans le cadre de vos travaux, vous avez recours non seulement à des interviews, mais aussi à des observations. Dans quelle mesure l’observation, au plus près des acteurs, est-elle essentielle pour saisir ce que les manières d’agir des individus doivent à des émotions et produisent en termes émotionnels ?
16C’est la meilleure des façons. J’ai souvent l’impression qu’observer une scène est la chose la plus difficile à faire parce que tu penses qu’il ne se passe rien et seulement plus tard tu y réfléchis et il y avait tellement de choses qui se passaient. Donc l’observation requiert de la patience et il faut expliquer aux gens ce que tu fais, pourquoi tu restes plantée là (rires). Et tu n’es jamais en train de seulement observer, tu es toujours dans l’interaction et tu essaies d’utiliser les sentiments des gens à ton égard et il faut de la confiance, donc il y a aussi ce travail de construction de la confiance à faire. Ce n’est pas facile, mais il m’est déjà arrivé de rentrer d’observations, et une fois dans ma voiture je me disais « mon Dieu ça c’était extraordinaire ! ».
17Question : pouvez-vous nous donner un exemple ?
18J’en prendrais un de mon dernier livre Strangers in Their Own Land. C’est la dernière phrase du livre d’ailleurs. Il y avait ce couple. Mon cœur avait été brisé par ce qu’ils avaient traversé. Des souffrances immenses et c’était des gens bien. Et même si j’étais parvenue à comprendre leur point de vue conservateur j’avais aussi compris que la politique ne voulait plus rien dire pour eux. Ils avaient renoncé. La politique avait disparu dans la religion. Et alors je me suis dit : je ne suis pas ici pour étudier la religion, mais d’un autre côté, de leur point de vue, la politique s’est fondue dans la religion. Alors je dois ouvrir mon esprit et mon cœur à la religion. Et j’ai commencé à aller dans des églises, surtout les offices pentecôtistes. C’était stupéfiant pour moi, tant d’émotion. Par exemple, on pouvait voir des personnes se comporter comme des fous, sauter en l’air ou alors il y avait une femme prostrée par terre devant 700 personnes. J’allais surtout à cette église pentecôtiste géante et ces gens en détresse me donnaient l’impression d’être dans un hôpital psychiatrique, vraiment. Mais après j’ai pensé « moi aussi j’ai déjà été tellement excitée que je sautais partout et j’ai déjà été débordée en ayant l’impression de devoir me débarrasser de quelque chose de toxique ». Je comprends les expressions folles de ces gens. Et après il y avait le fait de se serrer les mains pour que l’Esprit Saint circule. C’était une expérience très nouvelle pour moi. Et j’ai commencé à comprendre ce que les gens pouvaient y trouver, l’émotion de se réunir avec d’autres gens sans espoir dans cet état pétrolier si abîmé. Bref, tu m’as demandé ce qui me faisait sentir exaltée. Il y avait cette scène. J’avais passé quatre heures avec Harold et Annette Areno, ce couple de pentecôtistes qui vivent dans ce bayou, ce bayou ruiné. Tout le monde dans leur famille était mort de cancer, eux y avaient survécu. Pourtant cet homme me dit, quand on se dit au revoir, « Je ne sais pas quand on va se revoir, seul l’ange Gabriel sait quand notre temps est venu. Mais quand il est temps, la gravité nous quitte et on s’élève. Alors on se verra là-haut ». J’étais très touchée que cet homme pense que j’étais une bonne personne puisque nous allions nous revoir au paradis. Et après il me dit « il y a des arbres magnifiques au Paradis », alors qu’il a perdu ses arbres (à cause de la pollution). Je suis montée dans ma voiture et je pleurais. Je pensais « je suis entrée dans un autre monde. Je vais leur dédicacer le livre. Je les respecte. Je ne crois pas du tout à ce à quoi ils croient, mais je suis tellement reconnaissante d’avoir pu franchir le mur d’empathie et être parvenue à les aimer au-delà de cette différence ». Je me suis sentie élevée, reconnaissante, je ne sais pas comment appeler cela, mais c’est quelque chose de très spécial quand tu arrives à franchir ce mur. Alors après de telles rencontres je me sens comme dans un état second (rires).
19Question : Pourriez-vous revenir sur les émotions que vous avez pu ressentir vous-même à l’égard des personnes placées au cœur de vos enquêtes ? De l’empathie, de la sympathie ou de l’antipathie sans doute en fonction des circonstances. Dans quelle mesure selon vous, la tâche du sociologue doit, elle aussi, obéir à une forme de travail émotionnel ? Ce travail émotionnel peut-il s’enseigner, peut-on s’y préparer en amont des enquêtes ou bien le découvre-t-on in situ ?
20Excellentes questions ! Oui je pense que le travail de terrain requiert du travail émotionnel. Absolument. Et c’est très complexe et on devrait penser, conceptualiser et enseigner ce travail. Je pense que cela peut largement améliorer le type d’ethnographie que les chercheurs pratiquent. Je pense que pour les chercheurs, le travail émotionnel c’est premièrement gérer l’angoisse. Tu ne sais pas ce que tu cherches, tu n’es pas sûre de faire les choses comme il faut, tu ne sais pas ce que tu vas trouver et c’est normal ! Ma règle sur le terrain est qu’il est normal de se sentir perdus. Mais ça ne m’empêche pas de m’interroger : est-ce vraiment normal ? Pour combien de temps je peux me sentir perdue ? (rires). Ensuite vient l’anxiété d’établir des relations avec les gens sur le terrain de manière à ne pas sentir que tu les utilises, mais que tu leur donnes aussi quelque chose. Et ça, c’est très important. Tu dois te sentir bien par rapport à ce que tu fais et derrière ça il y a du travail émotionnel : ces gens me donnent tellement de temps et moi qu’est-ce que je leur donne en retour ? Par exemple. J’ai donné une copie du livre (Strangers in Their Own Land) à tous les gens sur lesquels j’ai écrit ou qui m’ont aidé et un mois plus tard j’y suis retournée et j’ai fait un dîner pour eux. Il s’agit d’établir des relations de confiance avec les gens. Pour ce livre je leur ai dit exactement qui j’étais : Arlie avec un nom de famille difficile à prononcer. Berkeley, Californie. Berkeley ? Ils disaient, « oh non une communiste » (rires). Donc, pourquoi est-ce qu’ils devraient avoir confiance en moi ? Je leur disais : écoutez, je suis préoccupée par la grande fracture (big divide) de notre pays, on dirait la guerre civile qui revient. Ne peut-on pas faire mieux que ça ? Et ils me répondaient « ça nous inquiète aussi. Mais vous (les urbains, intellectuels, progressistes), vous ne nous comprenez pas, vous nous regardez de haut, vous pensez que nous sommes stupides, incultes, et rednecks. Nous ne voulons pas de ce mépris ». Alors je me suis dit : c’est exactement la même chose que je veux faire (le projet du livre était d’aller au-delà de l’empathy wall). Mais ça m’a demandé un travail émotionnel pour comprendre que, même si nos perspectives étaient différentes, nous avions le même intérêt. J’ai dû gérer mon angoisse d’être au milieu de personnes… j’avais peur qu’ils m’en veuillent parce que je suis californienne, etc. J’avais peur de rencontrer des fous ! Mais ce qui m’a mise à l’aise, c’est de penser que l’on avait le même intérêt (le dépassement de l’empathy wall). Et je communiquais émotionnellement ma confiance et ça a tout facilité. Alors oui, je pense que ça pourrait s’enseigner, mais il faudrait conceptualiser les choses avant. Je ne crois pas que ça ait été fait. Il faut qu’on le fasse ! (rires).
21Question : Diriez-vous que votre dernier ouvrage – Strangers in Their Own Land: Anger and Mourning on the American Right – vous a demandé un travail émotionnel plus grand que celui auquel vous étiez accoutumée sur vos terrains d’enquête précédents ?
22Oui. C’est différent de mes autres livres. Je savais depuis le début que je voulais saisir la perspective de gens que je ne comprenais pas. Et j’ai conceptualisé l’idée du pont d’empathie et de mettre mon système d’alarme sur off pour pouvoir réellement écouter les gens en suspendant le jugement. Mais initialement je ne voulais pas parler de comment j’allais opérationnaliser le concept. Comment j’allais construire ce pont d’empathie ? Est-ce que dix petits pas suffisent et je suis de l’autre côté du pont ? Ou alors je fais des pas en avant et en arrière et j’hésite sur le pont ? Et si le pont s’effondre ? Je ne voulais pas parler de ça, mais, après avoir fait un premier jet, je me suis rendu compte que le livre n’allait pas fonctionner si je ne me mettais pas à raconter et à conceptualiser ce que cela signifie de rencontrer des gens très différents. Et la crainte du conflit et écouter des choses… en se disant « garde ton système d’alarme éteint ! ». C’est ainsi que, progressivement, j’ai commencé à écrire sur le processus de traversée du pont. Au début j’avais très peur de devenir l’un de ces chercheurs qui sont dans le « moi moi moi », qui ne parlent que d’eux. J’ai horreur de ça. J’ai des étudiants qui se mettent tellement dans le tableau que j’ai du mal à voir autre chose, à voir ce dont ils sont censés me parler. Et je ne voulais pas tomber moi-même dans ce travers. Cette tension était assez nouvelle pour moi. Il y a toujours eu une présence ethnographique dans mes livres, mais pas à ce point. Dans un travail ethnographique, c’est bien d’amener le lecteur dans ton expérience. Mais toujours pour illuminer la scène. Du coup, ça demande une certaine discipline dans l’écriture. C’est un équilibre difficile…
Arlie Hochschild la comparatiste au regard éloigné [2]
23Question : À vous lire on est vite convaincu que la méthode comparative est très utile en matière de sociologie des émotions. Vous avez souvent construit vos analyses sur des cas qui semblent délibérément contrastés : hôtesses de l’air et agents de recouvrement dans The Managed Heart ; organisateurs de mariages, nameologists (personnes dont le métier est d’aider à trouver un nom pour ses enfants) et wantologists (personne dont le métier est d’aider à trouver et atteindre ses buts) in The Outsourced Self… Pourriez-vous nous dire ce que cette méthode comparative vous a apporté de plus que des enquêtes que vous auriez pu construire sur des cas bien plus homogènes ?
24C’est précisément pour cela que le numéro de revue que vous montez est si prometteur. Comparer à travers des contextes nationaux surtout ! Je crois profondément au travail comparatif parce qu’il nous aide à répondre à la question : dans quelles circonstances voyons-nous X ou Y ? Quand ne les voit-on pas ? La pensée comparative est au fondement de la sociologie et même de la pensée tout court ! Comprendre quels facteurs sont les plus puissants et dans quelles conditions nous aident dans l’analyse. Quelles sont les similitudes ? Et les différences ? C’est comme avec les deep stories (concept développé dans Strangers in Their Own Land). Je serais vraiment intéressée à faire voyager cette idée dans d’autres contextes : quand est-ce qu’une deep story fonctionne ou pas ? Par exemple, pour reprendre l’idée de la file d’attente, dans mon livre ce sont des noirs ou des femmes qui « trichent » et me passent devant. Dans une autre deep story ça ne marchera pas et ça sera peut-être un immigré qui va me passer devant. Alors oui j’aimerais faire ça, car je crois vraiment au travail comparatif.
25Question : Est-ce ce que c’est ce vous essayez de faire avec votre nouveau terrain sur la droite dans les Appalaches (région pauvre du Kentucky où Arlie Hochschild a commencé un nouveau terrain ethnographique). Comparer ?
26Oui tout à fait. Même si, à ce stade initial du projet je n’en suis pas sûre. Ce sur quoi je suis en train de travailler c’est la masculinité. J’aimerais comparer deux types de masculinité. Une en Californie et une au Kentucky. Donc fortes mobilités d’un côté et mobilités bloquées de l’autre. Donc oui c’est comparatif, mais à ce stade je ne suis pas sûre de comment je vais faire ça. Je suis dans la phase angoissante de « quand est-ce que je vais comprendre où je vais ? » (rires).
27Question : Les comparaisons internationales vous paraissent-elles importantes pour le développement à venir de la sociologie des émotions ?
28Très importantes. J’attends beaucoup de ce type de comparaisons. Je te donne juste un exemple. J’étais allée donner une conférence pour l’International Society for Research on Emotions. C’est une association internationale, j’étais dans le comité à ses débuts. Quand tu vis autant d’années que moi tu as fait un tas de choses et l’une d’elles est que j’ai contribué à la création de cette association. Bref, j’étais à un meeting de l’association au Japon et j’ai écouté une chercheuse japonaise qui parlait du travail émotionnel. J’étais fascinée. Elle me disait « tu sais en japonais le mot émotion n’existe même pas. Pour nous tout est travail émotionnel. La notion de travail est incluse dans la notion d’émotion, indissociablement, parce que nous donnons forme à chaque sentiment de façon étudiée et esthétique. Ça fait partie, culturellement, de notre subjectivité ». Wow. Ça, c’est un défi ! Il y a quelque chose d’occidental dans la langue même que nous utilisons et donc dans les concepts ! C’est ce genre de découverte que j’attends du travail comparatif sur les émotions. Passionnant.
29Question : vous parliez précédemment de votre expérience, en tant qu’enfant, d’avoir vécu dans différents pays avec votre famille, en raison du travail diplomatique de votre père. En quoi cette expérience a pu influencer votre conviction que les “feeling rules” dépendent de contextes sociologiques et culturels variables ?
30Ça a beaucoup compté. Et je ne pense pas être une exception. J’ai ma petite théorie qui consiste à dire que tous les sociologues se sont sentis, à un moment de leur histoire, comme le bizarre (oddball) de la situation, tu vois ? L’outsider, celui qui ne colle pas (fit-in), tu essaies, mais tu n’es pas comme les autres. Tu étais peut-être trop grand, tu parles une autre langue que personne ne parle au parc à jeux, tu as la mauvaise couleur de peau ou la mauvaise façon de t’habiller. Ou peut-être que tu bégayais. Tu étais le différent (oddball). Au départ c’est très douloureux, pour un enfant. Mais en fait par la suite ça devient la meilleure chose qui te soit arrivée. Parce que ça te donne un point de vue d’outsider que tu transformes en point de vue d’insider et tu finis par avoir cette distanciation. Et ça, ça te donne une perspective. Et ça, c’est ce qu’on essaie de faire, de développer des perspectives. Alors je pense que les sociologues forment une tribu où beaucoup ont cela en commun.
D’une sociologie de l’intimité à une sociologie politique
31Dans votre dernier ouvrage – Strangers in Their Own Land: Anger and Mourning on the American Right – vous vous attaquez de manière frontale à un objet politique nouveau comparativement à vos objets antérieurs. Pourquoi et comment cet objet s’est-il imposé à vous ?
32Ah oui ça a été un gros changement. Je suis heureuse de l’avoir fait, mais c’est vrai que ça a été un gros changement. La décision je l’ai prise en 2011. J’étais dans mon bureau au département de sociologie de l’Université de Berkeley et je me suis dit : tout ce que j’ai étudié, tous les changements que j’aurais voulu voir dans la société, un congé parental rémunéré par exemple, ou des horaires flexibles au travail, qu’il se passe quelque chose pour les nounous qui laissent leurs enfants de l’autre côté de l’océan, toutes ces questions sur la vie intime, toutes ces choses que l’on pourrait changer. Et soudainement je me suis dit qu’en fait rien n’allait changer. Que j’allais mourir sans voir ces changements. Je suis une idéaliste, du genre qui espère que les choses vont changer. Mais je me suis dit « il y a quelque chose qui empêche ces changements d’être autre chose qu’un doux rêve. Et je dois m’intéresser à ce qui empêche ces idées progressistes d’avancer ». Parce que ça n’a pas l’air de disparaître, au contraire cela empire. Alors c’est un peu comme si j’étais obligée de m’y intéresser (rires).
33Question : Diriez-vous que vous avez pu simplement transposer votre méthode d’enquête sur un nouvel objet ou que vous avez dû vous renouveler pour vous adapter au mieux à ce nouvel objet ?
34Je pense que ça a aussi été un glissement méthodologique. C’est intéressant de me faire réfléchir sur comment ma méthodologie a changé. J’ai dû bien plus révéler ce que je faisais. Alors même que les gens (les enquêtés en Louisiane) ne m’ont pas demandé tant que ça. Et ça c’est déjà tellement intéressant ! Fascinant. Ça te dit déjà tellement de choses sur leur besoin de reconnaissance. Mais je devais quand même me préparer à avoir quelque chose à dire sur mes positions politiques. Et je n’ai jamais eu à me préoccuper de cela pour mes terrains précédents. C’est la première fois. C’est aussi la première fois que j’ai utilisé le vrai nom et prénom des gens. Parce que je me suis dit que des crimes avaient été commis contre ces gens. Par exemple le couple Areno, tout ce qu’ils possèdent, leur maison, leur jardin, l’air qu’ils respirent, tout a été empoisonné par ces compagnies qui ne reconnaissent même pas les faits. Et ils ne peuvent même pas quitter leur maison car qui l’achèterait ? Vraiment c’est un crime. Alors je me suis dit, je vais nommer ces gens et je vais aussi nommer la compagnie. Je voulais mettre mal à l’aise la compagnie, d’ailleurs j’ai envoyé une copie du livre à son directeur. J’ai essayé de faire ce que j’ai pu. Aujourd’hui même j’ai reçu un email d’un journaliste du journal local de Lake Charles (ville en Louisiane), journal très conservateur, très pro compagnies pétrolières. Et je lui ai dit « tu devrais écrire un article sur le couple Areno et leur drame. Ils ne peuvent même pas dormir la nuit à cause du bruit de l’usine. Et ils ont 70-80 ans. C’est injuste. Et l’usine relâche des gaz toxiques et ils ne savent même pas qu’elles peuvent en être les conséquences. Incroyable ». Donc justement aujourd’hui j’ai aussi écrit un email à Mike, l’une des personnes dont le livre parle, l’environnementaliste que j’ai suivi et dont j’ai rencontré les ennemis. Et le journaliste est son ami. « Mike, tu as pu le convaincre de faire un papier ? » (rires). Je n’arrive pas à lâcher. Je suis comme un chien avec son os. Alors je ne sais pas si c’est méthodologique, mais il est clair que mon engagement personnel est plus fort qu’il ne l’a jamais été.
35Question : et concernant l’observation participante, vous avez plus participé ou moins ?
36Plus, plus. Et tu sais Herbert Blumer, de qui j’ai appris l’observation participante à l’Université de Berkeley quand j’étais en doctorat, tu sais, il disait toujours : « faites des entretiens et de l’observation aussi autour de votre sujet, pas seulement sur votre sujet ». Et j’ai davantage fait ça cette fois-ci. Je rentrais dans une bibliothèque et j’allais parler à la bibliothécaire : « combien d’étudiants avez-vous qui font des projets autour de l’environnement ? ». Et c’était une bibliothécaire noire qui commence à me parler de comment marche la race sur place. « Peut-on déjeuner ensemble ? ». Ce n’est pas dans le livre, mais j’ai visité des prisons, juste pour avoir la température. Donc méthodologiquement c’était plus riche que mes anciens projets.
37Question : toujours par rapport à ce glissement vers la sociologie politique. En quoi le fait de vous intéresser aux préférences et convictions politiques a-t-il renouvelé votre perspective de recherche ?
38Avec ce projet, je me suis intéressée aux façons dont on peut se parler au-delà des différences. J’aimerais conceptualiser les manières que nous avons de faire ça. Je travaille par exemple le concept d’étirement des symboles (symbols stretching). Tu prends un symbole qui tient à cœur aux personnes de droite, qui est vraiment important pour eux. Liberté par exemple. Et après tu l’étires en l’appliquant à une chose à laquelle ils ne pensent pas. J’y ai songé en observant un homme qui était extraordinaire pour parler aux gens de l’autre bord. Je parle du général Russell L. Honoré qui a essayé de sauver la population de New Orleans pendant Katrina et qui est maintenant devenu un environnementaliste. Une fois il parlait à des gens très conservateurs à Lake Charles, des gens du business. Des gens qui croient à la liberté : d’investir, de devenir riches. Ces gens détestent les régulations et les environnementalistes. Mais lui, sachant à quel point ils chérissent la liberté, il leur a dit « je me suis levé ce matin, j’ai regardé le lac Charles, j’ai vu un homme dans son bateau avec sa canne à pêche. Le seau était prêt, mais cet homme n’est pas libre de pêcher un poisson non contaminé ». C’était brillant. Alors je l’ai suivi et j’ai vu d’autres façons qu’il a de faire de l’étirement de symboles. Et ils ne peuvent qu’être d’accord. On pourrait faire de même avec l’identité nationale. Je veux dire ces gens (en Louisiane) sont tous patriotes, mais ils ne font rien pour défendre l’équilibre des pouvoirs institutionnels (balance of power) ou la liberté de la presse. Donc il y a un certain nombre d’opportunités pour faire de l’étirement symbolique. Et ça m’a amené à m’intéresser à la persuasion, qui est une chose bien plus complexe que ça en a l’air. Comment concrètement construire des ponts ? Évidemment ce n’est pas la seule chose à faire, il faut aussi raviver le Parti Démocrate etc., mais l’une des choses que l’on doit apprendre c’est communiquer au-delà de la division, comment construire des ponts. Ce qui est une chose éminemment émotionnelle. Cœur à cœur, histoire profonde (deep story) à histoire profonde.
En guise de conclusion
39Question : D’une manière bien plus générale, quels sont, selon vous, les questions, les objets et les perspectives dont la sociologie des émotions gagnerait à se saisir dans les prochaines années ?
40Où devrait-on aller ? Au centre! Je pense que l’on doit affirmer fortement l’importance des émotions, mas on doit aussi fournir un ensemble conceptuel plus riche qui nous permette de ciseler les différents moments émotionnels. Ça a été trop holistique jusqu’à aujourd’hui. Des affirmations comme « il y a de la rage dans l’air » et bien attends une minute : comment tu sais ? Comment savoir qui contrôle sa rage et qui s’autorise à l’exprimer ? Et contre qui est dirigée cette rage ? Ce sont des questions politiques. Comment donner forme conceptuellement au fait de rejeter la faute sur les immigrés ? Ou les noirs ou les femmes ? Alors il nous faut conceptualiser et théoriser au niveau méso (middle range theorize). Je tiens ça de Robert Merton qui disait que, pour le développement de la sociologie, il faut certes de grandes affirmations, par exemple « les émotions sont centrales dans la vie sociale », mais après cela il te faut faire beaucoup de niveaux méso avec des petits concepts. Comme l’étirement de symboles par exemple, ou le travail émotionnel. Et il y en a d’autres ! Alors, mettons-nous au travail et déclinons par exemple différents types de travail émotionnel, ou différents types de deep story. J’aimerais vraiment voir fleurir davantage cette théorisation méso concernant les émotions. Ne pas rester au niveau de l’observation, regarder si on peut tirer un concept de ce que l’on a observé. La sociologie est un peu écrasée entre l’économie behaviouriste d’un côté, qui s’autorise plus de capacité explicative. Et de l’autre les explications biologico-psychologiques qui en gros disent « les émotions c’est de l’épinéphrine ». Nous devons réagir ! Nous devons dire « non, les émotions sont centrales (pour l’économie) et elles sont fondamentalement sociales (pour la psychologie) ».
Références
- Favret-Saada, J. (1990). Être affectée. Gradhiva, 8, 3-10.
- Lévi-Strauss, C. (1983). Le regard éloigné. Paris : Plon.
- Wolfe, A. (1990). Books vs. articles: Two ways of publishing sociology, Sociological Forum, 5(3), 477-489.