Notes
-
[1]
Cette idée est prônée par Francis Fukuyama dans FUKUYAMA F., La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
-
[2]
Un ensemble de termes est employé de manière quasiment interchangeable dans la littérature. On parle ainsi, entre autres, de résilience (HADDAD B., Business Networks in Syria: the Political Economy of Authoritarian Resilience, Stanford, Stanford University Press, 2011), de durabilité (SCHLUMBERGER O. (eds), Debating Arab Authoritarianism: Dynamics and Durability in Nondemocratic Regimes, Stanford, Stanford University Press, 2008), ou encore, de résistance (POSUSNEY M., ANGRIST M., Authoritarianism in the Middle East: Regimes and Resistance, Bolder, Lynne Rienner, 2005).
-
[3]
DOGAN M., HIGLEY J., « Elites, Crises, and Regimes in Comparative Analysis », in DOGAN M., HIGLEY J. (eds), Elites, Crises and the Origins of Regimes, Lanham (Maryland), Rowman and Littlefield Publishers, 1998, p. 7.
-
[4]
Cet article est basé sur une étude biographique approfondie des élites gouvernantes sous Saddam Hussein réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat. Des sources de première main (journaux irakiens, documents et rapports officiels, entretiens) ont permis à l’auteur d’établir des CV détaillés des membres de l’élite gouvernante irakienne des années 1970 jusqu’à 2003. Pour plus de détails, voir : CHAMS EL-DINE C., Stratégies de survie de l’autoritarisme : gestion de l’élite gouvernante dans l’Irak de Saddam Hussein, thèse de doctorat, Florence, Institut Universitaire Européen, 2007.
-
[5]
Le roi Ghazi trouva la mort en 1939 au cours d’un accident de voiture et dans lequel certains observateurs ont vu la main des Britanniques (LUIZARD P.-J., La question irakienne, Paris, Fayard, 2002, p. 40) ; Fayçal II et une partie de la famille royale furent massacrés lors du coup d’État de juillet 1958 qui mit fin à la monarchie irakienne et installa la République ; le général Qassem fut condamné à mort et exécuté lors du premier coup d’État baassiste en 1963 ; le général ‘Abdel Salam ‘Aref trouva la mort dans un accident d’hélicoptère en 1966, tandis que son frère et successeur ‘Abdel Rahman fut écarté du pouvoir en juillet 1968 suite au second coup d’État baassiste, lors duquel sa vie fut épargnée. Quant à Ahmed Hassan al-Bakr, il abdiqua contraint et forcé, en juillet 1979, cédant la place à Saddam Hussein.
-
[6]
À ce propos, une des histoires drôles irakiennes qui caricaturait la pérennité du règne de Saddam Hussein et circulait en Irak avant la chute du raïs a retenu notre attention : « Le jour du jugement dernier, Dieu se lève expressément pour accueillir au ciel chaque ancien chef d’État. Quand vient le tour de Saddam Hussein, il reste néanmoins assis et le salue de loin. Saddam Hussein se vexe, mais Dieu lui confie : avec toi, tu sais bien que si je me lève, tu es capable de me piquer ma place » (source : BARAN D., Vivre la tyrannie et lui survivre, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 56).
-
[7]
La chute de Bagdad eut lieu le 9 avril 2003. Saddam Hussein fut capturé par les forces américaines le 13 décembre 2003 et pendu le 30 décembre 2006.
-
[8]
C’est l’hypothèse soutenue par Kanan Makiya, selon lequel la peur était l’épine dorsale du régime de Saddam Hussein : MAKIYA K., Republic of Fear. The Politics of Modern Iraq, Berkeley, University of California Press, 1998.
-
[9]
Pour une approche critique de différentes ressources utilisées par le pouvoir irakien, voir BOZARSLAN H., « La pérennité du pouvoir de Saddam », Esprit, février 2001, p. 10-21.
-
[10]
SLUGLETT P., « The Ozymandias Syndrome: Questioning the Stability of Middle Eastern Regimes », in SCHLUMBERGER O. (eds), op.cit., p. 93-108.
-
[11]
BOTTOMORE T., Elites and Society, Londres/New York, Routledge, 1993, p. 7-8.
-
[12]
Dans cet article, nous utilisons les termes « élite gouvernante », « élite dirigeante » et « élite politique » de manière interchangeable.
-
[13]
Un projet de nouvelle constitution a été élaboré en 1990, qui n’aboutira pas. La constitution intérimaire de 1970 est donc restée en vigueur jusqu’en 2003.
-
[14]
Pour davantage de détails sur le parti Baas en général et en Irak en particulier, voir: ABU JABER K., The Arab Ba‘th Socialist Party. History, Ideology and Organization, Syracuse, Syracuse University Press, 1966 ; HELMS C. M., Iraq. Eastern Flank of the Arab World, Washington D.C., Brookings Institution, 1984 ; CANSOT M., « La doctrine baassiste », L’Afrique et l’Asie modernes, n° 166, automne 1990, p. 87-108 ; ISSA A., Relectures ba‘thistes du fascisme historique, thèse de doctorat, Strasbourg, Université Robert Schuman, 1994, p. 245-286 ; BARAN D., « Emprise vacillante du parti Baas en Irak », Le Monde Diplomatique, décembre 2002.
-
[15]
Les premières élections législatives, après la révolution de 1958, eurent lieu en juin 1980, initiées par Saddam Hussein. Le Conseil national fut établi par la loi n° 55 de 1980 qui fixa les conditions d’éligibilité, les procédures d’élections et les prérogatives du Conseil (al-Waqai‘ al-‘Iraqiyya [journal officiel irakien], n° 2764, 17 mars 1980).
-
[16]
Avant 1988, toute convocation d’un des membres du gouvernement nécessitait un ‘feu vert’ du président de la République.
-
[17]
Pour plus d’information sur l’ensemble des appareils de renseignements et de sécurité, voir : AL-MARASHI I., « Iraq’s Security and Intelligence Network : a Guide and Analysis », Middle East Review of International Affairs, vol. 6, n° 3, septembre 2002 ; MAKIYA K., op.cit., p. 3-45.
-
[18]
Entretien, Londres, 20 avril 2004.
-
[19]
Le Bureau des Relations Générales était le service de sécurité du parti Baas irakien.
-
[20]
Cette campagne de baassisation commençait déjà dans les collèges et institutions militaires où seuls les membres du Baas étaient admis. Tous les officiers de l’armée devaient adhérer au Baas et ceux qui le refusaient étaient immédiatement suspectés et couraient le risque d’être liquidés. Des dizaines d’exécutions d’officiers entre 1968 et 1978 témoignèrent d’une résistance à la baassisation parmi les cadres militaires « indépendants ». Des bureaux militaires du Baas, dominés par des civils, furent implantés dans chaque unité pour y diffuser la propagande baassiste, en vue d’arriver à l’objectif « proclamé » de la campagne : la création d’une « armée idéologique ». L’armée était la première cible de cette vague de baassisation à grande échelle car Saddam était conscient que l’armée était la première force de frappe, la base de tout changement politique en Irak.
-
[21]
En référence à Takrit, ville d’où étaient originaires Saddam Hussein et Ahmed Hassan al-Bakr, ce dernier étant un cousin éloigné de Saddam.
-
[22]
LEWIN M., Le siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003, p. 131-133.
-
[23]
Cadres nommés en 1937-1938.
-
[24]
Seul dignitaire qui n’a pas été arrêté par les forces américano-britanniques en 2003, al-Douri est devenu leader du parti Baas irakien (actuellement clandestin) suite à l’exécution de Saddam Hussein le 30 décembre 2006.
-
[25]
Suite à la chute du port irakien d’al-Faw et à la reprise de la ville iranienne de Mehran par Téhéran.
-
[26]
Kamel Yassin Rachid appartient à la tribu de Saddam Hussein (Albou-Nasser), il lui est également apparenté par alliance ; en effet, son frère, Archad Yassin, est marié à la sœur de Saddam, Nawal. Quant à ‘Ali Hassan al-Majid, c’était le cousin direct de Saddam Hussein et chef de la Sécurité générale (al-amn al-‘am).
-
[27]
Il s’agit de la double révolte des Chiites au Sud et des Kurdes au Nord, à peine quelques jours après l’opération « Tempête du Désert » menée par les forces de la coalition internationale contre l’Irak, afin de profiter de la faiblesse du régime et le renverser. Le soulèvement chiite commença le 2 mars 1991 à Bassora pour s’étendre rapidement à d’autres villes du Sud. Le 5 mars, c’est au tour des villes kurdes du Nord de se révolter, celles-ci tombant l’une après l’autre entre les mains des rebelles. Touchant le cœur du régime, jusqu’à ébranler son existence même, ces émeutes ont poussé les hauts responsables politiques irakiens à engager une bataille pour leur propre survie et à mater férocement les révoltes au Nord et au Sud.
-
[28]
Hammadi était titulaire d’un doctorat en économie de l’Université du Wisconsin.
-
[29]
BARAM A., Building Toward Crisis: Saddam Husayn’s Strategy for Survival, Washington D.C., Washington Institute for Near East Policy, 1998, p. 25-26.
-
[30]
L’organisation de ce référendum a contraint à amender la constitution temporaire de 1970, pour que le candidat à la présidence soit élu par référendum populaire plutôt que par les membres du Conseil de Commandement de la Révolution – la procédure habituelle.
-
[31]
Voir Figure 2 : une du quotidien al-Thawra (Bagdad) du 17 octobre 1995, annonçant le résultat du plébiscite.
-
[32]
Chiite d’origine modeste, al-Zoubaydi a joint le parti Baas à l’âge de 16 ans, et a occupé plusieurs responsabilités partisanes jusqu’en 1977, lorsqu’il a été élu membre suppléant du CR. Ce n’est qu’en 1982 qu’il fut propulsé sur le devant de la scène, en étant élu membre du CR et nommé conseiller du président, avec rang de ministre. Par la suite, il occupa la charge de ministre des Transports et Communications de 1987 jusqu’à sa nomination comme Premier ministre en septembre 1991. Sa réputation de véritable boucher du régime vient du fait qu’il a dirigé les opérations de répression de grande envergure contre les membres de sa propre communauté chiite, notamment en mars 1991, lors de la rébellion des chiites du Sud.
-
[33]
Voir annexes : Tableaux 1, 2 et 3.
-
[34]
Voir annexes : Tableau 4.
-
[35]
Citons par exemple : JABAR F. A., DAWOD H. (eds), Tribes and Power. Nationalism and Ethnicity in the Middle East, Londres, Saqi, 2003.
-
[36]
Définie par Olivier Roy comme « tout groupe de solidarité fondé sur des relations personnelles (généalogiques, matrimoniales, clientélistes, d’allégeance, etc.), et dont la finalité est précisément cette solidarité et non la mise en œuvre d’un objectif justifiant la création du groupe ». Voir ROY O., « Groupes de solidarité au Moyen-Orient et en Asie centrale », Cahiers du CERI, n° 16, 1996, p. 8.
-
[37]
IBN KHALDOUN, Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddima (traduit de l’arabe et présenté par Vincent Monteil), Paris, Sindbad, 1997, p. 279.
1Une des questions récurrentes traitée dès les années 1990 par la littérature portant sur les régimes politiques postcoloniaux – notamment dans le monde arabe – est celle de la démocratisation, ou plus exactement de l’échec de la démocratisation de ces régimes politiques, et les raisons pour lesquelles cette « évolution logique de l’histoire [1] » ne survenait pas nécessairement. Cette posture scientifique évite une question fondamentale pour la compréhension des régimes contemporains : comment expliquer la résilience des régimes autoritaires ? Quelles sont les stratégies de survie qui leur permettent de persister pendant plusieurs décennies, dans un contexte où la survie du régime autoritaire s’accompagne de celle de son leadership politique ?
2Dans cet article, nous avons discerné deux dimensions explicatives de la survie [2] d’un régime politique : la persistance et l’adaptabilité. La persistance est le fait que le régime politique garde les caractéristiques de son autorité politique (son type), ses éléments diacritiques et identitaires pendant une longue période de temps. Quant à l’adaptabilité, c’est la capacité du régime à faire face aux événements contingents, à s’accommoder des pressions internes et environnementales qui auraient pu précipiter sa chute. Ce sont donc ces deux aspects, persistance et adaptabilité, qui constituent notre définition de la survie d’un régime politique.
3Dans ce travail nous rejetons d’emblée à la fois les approches culturalistes, ainsi que l’hypothèse selon laquelle seules la répression et la capacité coercitive des appareils d’État expliqueraient la persistance des régimes autoritaires. En effet, au cœur de notre démarche réside la question de la compréhension des mécanismes de perpétuation des autoritarismes, autrement dit comment ces derniers se construisent et se renouvellent pour répondre aux défis externes, mais surtout internes, qui menacent leur survie.
4Une telle persistance ne va pas néanmoins sans changement : changement des règles du jeu, du fonctionnement du régime, intégration d’acteurs maintenus jusque-là à l’écart, etc. Nous nous pencherons donc sur cette question à travers l’étude des modes de gestion et de circulation de l’élite gouvernante en temps de crise, permettant au régime autoritaire de s’adapter à (et de s’accommoder de) la crise en question au lieu d’y succomber. Par crise nous entendons, à la suite de Dogan et Higley, tout « défi imprévu, brutal, pouvant menacer la survie d’un régime politique donné. [Ce défi] consiste, souvent, en un enchaînement d’événements, sur une courte période de temps, qui détruisent ou affaiblissent considérablement l’efficacité du régime politique en question et portent atteinte à son équilibre » [3]. Ces deux auteurs ont établi un lien entre les crises politiques, les changements au niveau des élites, et l’éventualité d’un changement de régime, ou du moins la mise en place d’un régime dont le fonctionnement est altéré d’une façon significative. Dogan et Higley ont ainsi dressé un modèle causal, presque linéaire, selon lequel une crise politique engendre un changement d’élite et de régime. Dans ce travail, nous remettons en question cette causalité, en montrant que bien qu’il existe un lien étroit entre les crises politiques et les changements au niveau de l’élite gouvernante, le modèle se révèle en réalité beaucoup plus complexe. Certains régimes survivent en engendrant eux-mêmes, suite à chaque crise rencontrée, des changements dans la composition de l’élite gouvernante, et parfois dans le mode de fonctionnement et de gestion de celle-ci. C’est cette capacité du régime autoritaire à s’adapter, à faire face aux événements contingents en empruntant un mode de gestion de l’élite dirigeante adapté à la crise en question, qui contribue à sa survie et qui fait l’objet de ce travail.
5Nous avons choisi l’Irak de Saddam Hussein (1979-2003) comme cas d’étude, afin d’analyser la survie des régimes autoritaires à travers la gestion de leur élite gouvernante en périodes de crises [4]. Il est important de souligner qu’à l’exception du roi Fayçal, désigné en 1921 par les Britanniques comme monarque du nouvel État irakien construit de toutes pièces par ces derniers-tous les dirigeants de l’Irak contemporain ont payé cher cette configuration étatique : leur règne et parfois leur vie se soldèrent par une fin tragique [5]. Seul Saddam Hussein a fait preuve d’une certaine longévité politique, en détenant le pouvoir de 1979 à 2003 [6]. Il ne fut détrôné que par l’intervention militaire américano-britannique le 20 mars de la même année [7].
6Certes la répression sans faille des opposants politiques contribua à cette longévité sans précédent dans l’Irak contemporain, mais nous postulons ici que la coercition et la peur [8] ne peuvent pas être, à elles seules, le ciment d’un régime ayant perduré vingt-quatre ans. Celui-ci a en effet fait preuve d’une remarquable habileté à survivre à des crises potentiellement déstabilisatrices : succession de défaites militaires cuisantes, sanctions onusiennes, révoltes populaires, coups d’État avortés, défection et trahison de proches, etc. Saddam Hussein a donc ingénieusement réalisé des changements « dans le régime » afin de préserver son pouvoir personnel, en modifiant notamment la composition et les sources de recrutement de son élite gouvernante à la suite de chaque crise. C’est l’examen des modes de gestion et de la structure de l’élite gouvernante irakienne qui constituera le cœur de notre argumentation.
7Ce faisant, nous avons favorisé cette piste de recherche au détriment d’autres hypothèses couramment évoquées pour expliquer la survie du régime irakien. Parmi celles-ci nous pouvons citer : la faiblesse de l’opposition irakienne ou l’absence d’alternative politique crédible, le tandem coercition-redistribution des ressources (notamment la rente pétrolière), la nature segmentaire de la société irakienne qui, paradoxalement, accroît les chances du pouvoir central de trouver des alliés [9], ou encore l’intérêt des puissances internationales (en particulier des États-Unis) à préserver le statu quo et à favoriser le maintien en place d’un régime affaibli par rapport aux incertitudes qui résulteraient de sa chute [10].
8Notre article est donc divisé en trois parties. Dans la première, nous définissons ce que nous entendons par élite gouvernante et nous dessinons les paramètres de l’élite gouvernante irakienne. Puis nous examinons les modes de gestion adoptés par le régime lors de cinq moments critiques du règne de Saddam Hussein. Cette analyse temporelle sera complétée dans la troisième partie par une analyse statistique, dans laquelle nous étudierons la nature de la circulation des élites et la composition de celles-ci par institution.
Paramètres de l’élite gouvernante
9Tout d’abord il nous paraît judicieux de préciser ce que nous entendons par élite gouvernante. Notre définition de l’élite gouvernante se fonde sur celle proposée par Bottomore [11]. Sur la base des terminologies de Mosca et de Pareto, Bottomore a désigné par « classe politique » tous les groupes qui exercent un certain pouvoir politique ou une certaine influence et qui sont directement impliqués dans la lutte pour le leadership politique. À l’intérieur même de cette « classe politique », Bottomore a distingué un autre sous-groupe : « l’élite politique » ou « l’élite gouvernante ». Cet ensemble comprend tous les individus qui exercent réellement le pouvoir politique dans une société à un moment donné de son histoire. Les frontières de « l’élite politique » sont plus ou moins aisément déterminées ; y sont inclus les membres du gouvernement et de l’administration « supérieure », les leaders militaires et, dans certains cas, les familles politiquement influentes et les chefs de grandes entreprises économiques. En revanche, les bornes de la « classe politique » sont plus difficiles à repérer. Celle-ci comprend « l’élite politique » bien sûr, mais aussi les « contre élites », c’est-à-dire les leaders de l’opposition, les représentants de certains intérêts ou classes, comme les leaders des syndicats ou ceux des groupes d’hommes d’affaires, ainsi que les intellectuels actifs politiquement. De la sorte, cette « classe politique » est composée de groupes variés qui pourraient établir des relations de coopération mutuelle, mais aussi de compétition, voire de conflit.
10Nous adopterons la définition susmentionnée de l’élite gouvernante [12], tout en prônant une approche institutionnelle ou positionnelle qui limitera dans une certaine mesure les catégories incluses dans l’élite gouvernante de Bottomore. Nous définissons donc l’élite gouvernante comme l’ensemble des personnes qui exercent réellement le pouvoir, qui occupent les postes clés au sein des instances exécutives et représentatives dans un régime donné et durant une certaine période de son histoire.
11À partir de cette définition, tâchons maintenant de donner un aperçu des différentes instances dirigeantes sous Saddam Hussein. Au cœur du pouvoir irakien, le « Conseil de Commandement de la Révolution » (CCR) était, selon la constitution « provisoire » de 1970 [13], l’institution suprême de l’État. Constituant à l’origine le comité qui avait dirigé le coup d’État de juillet 1968, le CCR élisait ses membres parmi les dignitaires du parti Baas. Il constituait l’autorité exécutive et législative suprême et, dans certains cas exceptionnels, il pouvait aussi former le corps judiciaire suprême. Le président du CCR était aussi le président de la République et le Chef suprême des forces armées. Le Conseil jouissait de ce fait de larges prérogatives : il élisait son président et son vice-président, il pouvait juger, accuser et mettre fin à l’appartenance au Conseil de l’un de ses membres, promulguait des décrets ayant force de lois dans les domaines militaires, financiers ou touchant à la sécurité nationale. Enfin, il avait le pouvoir de déclarer la mobilisation générale et la guerre, de conclure la paix et de ratifier les accords et traités internationaux.
12Second organe dirigeant, le « Commandement Régional » (CR) du parti Baas [14]. Fondé à Damas (Syrie) en 1947, le parti Baas (« renaissance » en arabe) s’est implanté en Irak en 1949, comme un mouvement politique formé de militants solidaires et dévoués à la cause nationaliste arabe. Les trois piliers de la doctrine baassiste étaient à l’origine : « unité arabe, liberté, socialisme ». L’idéologie laïque et progressiste du parti lui a valu un succès rapide dans les milieux étudiants, et il a été porté au pouvoir en Irak par les coups d’État de juillet 1963 puis de 1968. Dans l’idéologie baassiste, l’Irak n’était qu’une région au sein de la Nation arabe, si bien que le « Commandement Régional » du Baas était chargé de l’Irak, tandis que le « Commandement National » supervisait l’ensemble du monde arabe et regroupait des cadres issus de divers pays arabes. Sorte de comité central du parti, le CR était à la tête de toute une structure pyramidale et hiérarchisée. Il était doté de « bureaux » qui étaient autant de quasi-ministères, chargés des questions militaires, culturelles, de la gestion de secteurs de la population comme les paysans, les ouvriers, les jeunes, etc. Le CR représentait ainsi un second appareil exécutif, doublant l’appareil d’État, et censé compenser ses défaillances. Si l’importance politique du CR était plus faible que celle du CCR, il ne fait aucun doute que les résolutions des congrès du CR légitimaient les politiques du régime baassiste et facilitaient leur mise en place.
13La troisième institution de l’appareil dirigeant irakien était le gouvernement, dont les membres – selon la constitution – étaient nommés et démis par le président du CCR et, par conséquent, par le président de la République. Chargé de mettre en œuvre les résolutions du CCR, le gouvernement paraissait dans les faits complètement subordonné à celui-ci. Pourtant, il restait la plus haute institution purement exécutive de l’État, en charge de la vie quotidienne de la population et de la marche du pays.
14Le parlement ou « Conseil National » [15] (al-majlis al-watani) était une façade symbolique de l’Irak « parlementaire et constitutionnel », selon la rhétorique officielle. Ses compétences législatives étaient limitées. Ainsi, l’initiative des lois ne lui était pas reconnue dans les matières militaires, financières ou touchant à la sécurité nationale. Ce n’est qu’en 1988 que les prérogatives du Conseil National furent élargies. Il lui fut octroyé la possibilité de superviser les activités du gouvernement et de l’administration publique, de convoquer le Premier ministre et tous les membres du gouvernement pour toute clarification [16], et de donner les recommandations jugées nécessaires. Il se composait de 250 membres, élus au suffrage universel direct pour un mandat de quatre ans. Les membres du Conseil National pouvaient être convoqués et démis de leur fonction par le CCR, qui les tenait donc à sa merci.
15Enfin en ce qui concerne les appareils de sécurité et de renseignements [17], il s’agissait d’un réseau ramifié de plusieurs appareils concurrents, parmi lesquels la Sécurité générale (créée en 1921 par les Britanniques), les Renseignements militaires (créés en 1932), la Sécurité militaire, créée en 1992 pour détecter et contrer les dissidences au sein de l’armée, les Renseignements généraux, l’Organisation de la sécurité spéciale, et le Conseil de la sécurité nationale. Ces différents appareils – dont les fonctions s’entrelaçaient – guettaient tout mouvement suspect et se surveillaient les uns les autres.
Structure de l’élite gouvernante irakienne
Structure de l’élite gouvernante irakienne
16Dans notre analyse de l’élite gouvernante irakienne, nous exclurons néanmoins l’ensemble des appareils de renseignements et de sécurité. En effet, non seulement ceux-ci ne rentrent pas dans notre définition de l’élite gouvernante, mais à cela s’ajoute la difficulté d’accès à des informations régulières sur la composition et le profil de leurs membres, qui rend illusoire toute étude d’envergure comparable aux autres organes composant l’élite. De même, nous n’aborderons pas dans ce travail les parlementaires irakiens ainsi que les gouverneurs de provinces, dont les prérogatives furent limitées.
17Suite à ce bref aperçu des instances dirigeantes irakiennes, nous allons nous pencher maintenant sur l’étude des crises et remaniements au sein de l’élite gouvernante, afin de mettre au jour différents modes de gestion de celles-ci qui ont contribué à la survie du régime irakien. Nous étudions les remaniements au sein du CCR, du CR et des gouvernements successifs. Nous avons choisi cinq moments clés de la présidence de Saddam Hussein au cours desquels la survie du régime a été mise en péril, à savoir : a) 1979, arrivée de Saddam Hussein au pouvoir et élimination de ses rivaux potentiels ; b) 1982/1987, débâcles militaires durant la guerre Iran-Irak ; c) 1991, échec de l’invasion du Koweït et imposition des sanctions onusiennes sur l’Irak ; d) 1995, remise en cause des alliances tribales-familiales, à la lumière de la révolte d’al-Anbar et de la défection des gendres de Saddam Hussein ; e) 2001, rajeunissement/renouvellement de la direction baassiste.
Crises et remaniements au sein de l’élite gouvernante irakienne
18« C’était un régime clanique, qui a concentré le pouvoir dans les mains de la famille, de la tribu, et a élargi sa base en établissant des alliances horizontales avec les tribus clientes ». C’est en ces termes qu’un opposant politique irakien [18], un an après la chute de Bagdad, nous décrivait le régime de Saddam Hussein. Bien que celle-ci ne soit pas complètement erronée, cette perception – partagée par plusieurs de nos interlocuteurs – ne donne qu’une image partielle de ce dernier, réduisant son mode de gouvernement à une série d’alliances tribales et matrimoniales. D’autre part, une telle analyse ne fait aucun cas des différentes sources de recrutement de l’élite gouvernante irakienne, ni des variations des modes de gestion de celle-ci durant vingt-quatre ans de règne.
19Dès son arrivée au pouvoir en 1979, et jusqu’à sa chute en 2003, Saddam Hussein a recruté son personnel politique en puisant alternativement, et essentiellement, au sein des sources suivantes : le noyau dur de vétérans baassistes, l’ensemble des militants baassistes, les membres de sa famille (demi-frères, cousins, fils), les membres des tribus loyales au président irakien, que nous désignons par les membres de la « coalition tribale », et les technocrates hautement qualifiés. Il a tantôt conjugué plusieurs de ces sources de recrutement, tantôt assuré la prééminence de l’une d’entre elles dans l’équation du pouvoir, et ce, selon des modes de gestion appropriés à chacune des crises – comme nous l’expliquons ci-dessous. À ce stade de notre démonstration, il nous paraît opportun de revenir sur les conditions d’accession au pouvoir de Saddam Hussein, celles-ci étant d’une grande utilité pour la compréhension des modes de gestion des élites dans les années qui les suivirent.
20Au lendemain du second coup d’État du 17 juillet 1968 qui a porté le Baas au pouvoir, Saddam Hussein, directeur du Bureau des Relations Générales [19] (Maktab al-‘Ilaqat al-‘Amma) du Baas et secrétaire général adjoint du CR, avait déjà une stratégie visant à se débarrasser de ses propres concurrents à la présidence de l’Irak. Ceci passait d’abord par la « décapitation » de tout leadership militaire, à travers le limogeage des militaires présents au sein des instances dirigeantes du Baas et la baassisation [20] de l’armée. Suite à l’amendement constitutionnel de 1969 ayant permis l’élargissement du CCR et l’inclusion de nouveaux éléments civils, l’équilibre civils/militaires fut renversé au profit des civils. Les militaires isolés au sein du CCR et du CR, perdirent graduellement leurs postes au cours des remaniements successifs des instances dirigeantes du parti qui eurent lieu de 1969 à 1971. Ainsi, Saddam Hussein, lui-même civil n’ayant jamais gravi les échelons de la hiérarchie militaire, fut élu vice-président du CCR irakien en novembre 1969, ce qui lui valut désormais le surnom de « Monsieur l’adjoint » (al-sayyid al-na’ib). Après avoir écarté ses principaux rivaux militaires parmi les baassistes, mis l’armée sous le contrôle des civils à travers la campagne de baassisation, Saddam passa à la seconde étape de son plan : l’élimination de ses concurrents civils au sein même du Baas qui étaient opposés à sa ligne politique. Les années 1970 vont alors être le théâtre d’une élimination progressive de cette génération de cadres civils du Baas. Après l’élimination de tous ses potentiels rivaux, vint le tour de Ahmed Hassan al-Bakr, président de la République depuis 1968, et appelé au sein du Baas le « père leader ». Affaibli par ses problèmes de santé, Bakr s’accrocha quand même au pouvoir, si bien que deux groupes antagonistes se distinguèrent progressivement nettement : les partisans du « père leader » et les partisans de « Monsieur l’adjoint », ou le groupe des conservateurs contre celui des jeunes rénovateurs. Enfin vint l’heure pour Saddam d’exiger le départ de Bakr. Saddam joua sa meilleure carte : la pression du clan des Takritis [21] sur Bakr pour l’obliger à démissionner. Après avoir pesé de tout son poids sur la famille afin d’obtenir son soutien, Saddam chargea Khayrallah Toulfah, l’oncle maternel de Saddam, et son fils ‘Adnan, ministre de la Défense, de convaincre Bakr de s’écarter « volontairement » du pouvoir, pour préserver « sa sécurité personnelle ». Le 16 juillet 1979, Bakr abdiqua et céda officiellement la place à son adjoint Saddam Hussein.
21Si dès la fin des années 1970 Saddam Hussein avait commencé à asseoir la base personnelle de son pouvoir, il a inauguré son règne en 1979 – selon une démarche « stalinienne » – par des purges de grande envergure. Celles-ci s’avéraient nécessaires pour effacer son passé, liquider tous ceux qui en avaient été témoins et donc imposer une nouvelle image complètement revisitée de lui-même. Staline avait organisé les purges de 1937-1938 contre les cadres du parti pour remédier à son déficit d’alibi historique et afin d’acquérir une légitimité qui lui était défaillante. Comme le montre Moshe Lewin, Staline se débarrassa des personnes qu’il considérait comme intellectuellement supérieures et des dirigeants historiques du parti qui ne lui avaient jamais accordé auparavant la place qu’il était convaincu de mériter. À la suite des purges de 1937-1938, la plupart des anciens cadres du Parti Communiste soviétique furent exterminés, si bien que Staline disposait enfin d’un nouveau système, le « sien » [22]. À l’instar de Staline, Saddam Hussein a souhaité mettre en place son propre système après les purges des cadres du parti en 1979, et à l’image de la « promotion Staline » [23], une nouvelle génération de cadres – que nous désignons ici sous le terme de « génération Saddam » – a investi les postes clés en Irak, avec l’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir. Il est à noter qu’au sein de cette génération existait un cercle intime plus restreint – composé de six à huit personnes, à savoir Taha Yassin Ramadan, ‘Izzat Ibrahim al-Douri, Tareq ‘Aziz, Na‘im Haddad, Sa‘doun Chaker, Hassan ‘Ali al-‘Amri et ‘Adnan Khayrallah Toulfah. Si aucun dénominateur commun régional ou confessionnel ne peut les caractériser, les dignitaires appartenant à la « génération Saddam » se distinguent donc véritablement par leur appartenance au Baas, par leur qualité de membres du CR et du CCR (au moins à partir de 1977) et par leur appartenance à la même catégorie d’âge que Saddam Hussein. Par-dessus tout, le facteur déterminant de leur nomination aux postes stratégiques en 1979 réside dans leur loyauté infaillible à Saddam Hussein, à qui ils doivent leur ascension au pouvoir et dont le sort lui était intrinsèquement lié. Ce noyau dur de vieux compagnons baassistes est l’élément invariant du régime de Saddam Hussein, bien que son influence se soit effritée inexorablement au fil des années.
22Nous nous attarderons sur les profils des trois premiers dignitaires du cercle intime de la « génération Saddam », qui ont constitué une constante de l’élite gouvernante irakienne jusqu’en 2003. Homme de confiance, Taha Yassin Ramadan était l’un des camarades baassistes de Saddam qui avaient piloté le coup d’État de 1968. Il avait rejoint les rangs du parti à la fin des années 1950, et était devenu membre du CR dès 1966 puis du CCR en 1969. Il a occupé à partir de juillet 1979 le poste de premier vice-Premier ministre après avoir été ministre de l’Industrie puis des Travaux publics et logement. De formation militaire, Ramadan fut constamment chargé d’assurer la loyauté de l’armée envers le régime, d’abord en dirigeant le bureau des affaires militaires du Baas – dont la mission était de préserver le contrôle du parti sur l’armée –, puis en étant nommé à la tête de l’Armée populaire, la milice du parti Baas. Un autre vétéran baassiste de première heure est ‘Izzat Ibrahim al-Douri [24]. Membre du CR dès 1968, il occupa plusieurs postes ministériels dès 1970 pour devenir vice-président du CCR en 1979, poste qu’il a gardé jusqu’à la chute du régime. Quant à Tareq ‘Aziz, la figure la plus médiatisée du régime et le seul chrétien du cercle intime de la « génération Saddam », il fut membre du CCR et du CR dès 1977. Il occupa d’abord le poste de ministre de l’Information, puis ceux de vice-Premier ministre (1979-2003) et de ministre des Affaires étrangères (1983-1991).
23La deuxième période sur laquelle nous nous penchons est la guerre Iran-Irak durant laquelle Saddam a adopté deux modes de gestion différents suite à deux défaites sur le même front, l’une au début de la guerre et l’autre à son épilogue. En 1982, quand la guerre dite de « démonstration de force » lancée par Saddam Hussein contre l’Iran se transforma en une « guerre de survie », ceci ne manqua pas d’engendrer une crise politique au sein de l’élite gouvernante irakienne. Face à celle-ci, Saddam choisit de se replier sur son noyau dur de vieux compagnons baassistes – le cercle intime de la « génération Saddam » –, en concentrant le pouvoir dans leurs mains. En juin 1982, le CCR passa, pour la première fois après le grand remaniement de septembre 1977, de 16 à 9 membres, Saddam Hussein inclus. De la sorte, le CCR fut réduit, à un élément près, aux sept hauts dignitaires formant le « noyau dur » du régime irakien depuis 1979 ; ceux-ci étaient tellement assimilés au régime de Saddam Hussein, dans la perception populaire, et tellement impliqués dans les affaires du régime qu’ils ne représentaient en aucune manière une alternative crédible au souverain en place, et donc n’étaient absolument pas susceptibles d’œuvrer à son renversement. En 1982, ce « noyau dur » a constitué le dénominateur commun entre les trois instances du régime irakien : le CCR, le CR et le gouvernement. Si parallèlement, Saddam a opéré un renouvellement, en injectant du sang neuf dans la direction baassiste (CR du Baas), ce remaniement n’a en réalité fait qu’entériner la tendance de fond de 1982, c’est-à-dire le repli du régime sur les baassistes.
24En 1986-1987, une double défaite militaire durant le même conflit [25] provoqua une nouvelle crise de confiance – bien plus grave que celle de 1982 – au sein du commandement militaire et politique. Cette fois-ci, Saddam choisit de diversifier et d’élargir la base de son pouvoir en intégrant progressivement ses parents au sein du CR du Baas (à savoir son cousin ‘Ali Hassan al-Majid et Kamel Yassin Rachid [26]), à côté de nouveaux militants baassistes, qu’il avait propulsés sur le devant de la scène en 1982, et des vétérans. Nous assistons aussi à l’arrivée, au gouvernement, de technocrates capables de mettre en œuvre la réforme économique requise dans l’après-guerre.
25En 1991, l’échec de l’invasion du Koweït, puis la mise en œuvre des sanctions onusiennes et de l’Intifada [27] au nord et au sud de l’Irak, portèrent un coup dur au régime irakien. Dans un premier temps, Saddam eut recours aux « gens du savoir » (ahl al-khibra), en désignant un gouvernement de technocrates, chargés de remettre le pays et l’économie en marche. À la tête de ce gouvernement d’urgence (mars-septembre 1991) fut nommé Sa‘doun Hammadi, un homme tout désigné pour ce poste : économiste [28], baassiste de longue date, personnalité unanimement respectée, prônant l’ouverture sur le reste du monde après la débâcle de 1991, il était également partisan à toute épreuve de la réforme politique. D’autre part, la nomination de Hammadi, chiite et expert des affaires iraniennes, comme Premier ministre pouvait être perçue comme un geste symbolique de réconciliation avec la communauté chiite, collectivement réprimée durant l’Intifada de mars 1991. Hammadi avait occupé plusieurs postes prestigieux dès 1963, jusqu’en 1983 lorsqu’il a été mis à l’écart, pour ne revenir sur le devant de la scène qu’en 1989, avec sa nomination au poste de vice-Premier ministre en charge des Affaires économiques. Une fois la mission de ces technocrates accomplie, Saddam Hussein passa la main aux « gens de confiance » (ahl al-thiqa), au premier rang desquels les membres de sa famille (cousins et demi-frères). En effet, 1991 marqua l’apogée du « règne de la famille » et a constitué un moment de rupture lors duquel le régime tendit vers une forme « dynastique ». Cousins et demi-frères de Saddam Hussein (Hussein Kamel, ‘Ali Hassan al-Majid et Watban Ibrahim al-Hassan) se virent attribuer à cette occasion les postes les plus sensibles (ministères de la Défense, de l’Industrialisation militaire et de l’Intérieur). Enfin, un renouvellement partiel de la composition du CR eut lieu, avec l’intégration de nouveaux militants baassistes majoritairement originaires des provinces sunnites de Salah al-Din et al-Anbar. Un remaniement qui confirma le repli du détenteur du pouvoir sur ses propres origines régionales comme sur sa famille.
26En effet, il apparaît en filigrane un parallélisme entre les modes de gestion adoptés en 1982 et 1991 où dans les deux cas, face au danger, le régime s’est replié sur un cercle restreint d’hommes de confiance. Pourtant, si en 1982 Saddam s’était replié sur son noyau dur de vieux compagnons et sur les militants baassistes, fraîchement élus au CR, en 1991 c’est en faisant appel aux membres de sa famille qu’il a resserré les rangs autour de lui, tout en désignant de nouveaux membres au CR, appartenant majoritairement à ce que l’on a coutume de nommer le « triangle sunnite » (provinces d’al-Anbar et de Salah al-Din).
27En avril 1995, la province occidentale sunnite d’al-Anbar fut le théâtre d’une révolte contre le régime, marquée par une tentative d’assassinat de Saddam Hussein dans son palais de Ramadi (capitale d’al-Anbar), orchestrée par le général de division Mohamed Mazloum al-Doulaymi. De par les acteurs impliqués mais aussi le lieu où elle se déroula, cette révolte fut de nature à faire chanceler le régime. En effet, la tribu al-Doulaym était l’une de ces tribus bien intégrées dans l’appareil d’État et dont de nombreux membres avaient investi des postes clés dans l’armée et les appareils de sécurité. Leur bastion géographique, la province d’al-Anbar, avait été qualifié de « zone blanche », car ses notables étaient fiers de pouvoir dire qu’elle n’avait pas été touchée par l’Intifada de 1991 contre le régime baassiste. Cette province avait pris encore davantage d’importance durant l’embargo, en devenant le principal débouché de l’Irak vers l’extérieur, et notamment sa porte de sortie vers la Jordanie. Quelques mois après la révolte, le président irakien dut aussi faire face à la défection de deux de ses gendres, Hussein et Saddam Kamel. La conjonction de ces deux événements a conduit Saddam Hussein à repenser ses alliances tribales. Cette année-là témoigne en effet du déclin de la famille (cousins et demi-frères) et de la tribu de Saddam Hussein (Albou-Nasser), dont les membres furent écartés des postes clés – à l’exception de ‘Ali Hassan al-Majid, cousin de Saddam Hussein. À l’Intérieur, à la Défense ou encore au Pétrole, Saddam remplaça les membres de sa famille et de sa tribu par des membres de la coalition tribale (al-Joubour, al-Sa‘doun, al-‘Oubayd, al-Chammar, al-Harb, al-‘Azza, etc. [29]) issus de groupes dont la loyauté n’avait pas été remise en cause – au contraire des Doulaymi, en qui il avait longtemps eu confiance et qui lui avaient servi de principales sources de recrutement par le passé. Enfin, comme en 1987 et 1991, Saddam n’a pas hésité à attribuer des portefeuilles – techniques et économiques – à des technocrates compétents, suite à la détérioration des conditions économiques sous embargo.
Une du quotidien al-Thawra du 17 octobre 1995
Une du quotidien al-Thawra du 17 octobre 1995
Le titre annonce l’élection de Saddam Hussein à la présidence de la République par 99,96 % des voix, lors du plébiscite de l’avant-veille28Dernière mesure de l’année 1995, Saddam Hussein organisa un référendum portant sur la réélection du président irakien [30] à l’occasion duquel, sans surprise, il fut réélu pour un nouveau mandat de sept ans, avec 99,96 % des voix [31]. Tactique alternative pour renforcer sa légitimité à la fin de cette année 1995 qui avait mis à rude épreuve le pouvoir absolu du « leader irakien », ou acte calculé visant à détourner l’attention de la population de la défection des Kamel… Quels que soient les buts recherchés, il est clair que la portée de cet acte politique n’est pas parvenue à masquer l’ampleur des événements survenus au cours de l’année 1995.
29En 2001 enfin, se produisirent un rajeunissement et un renouvellement de la direction baassiste, avec la désignation de Qoussay, fils cadet de Saddam Hussein, comme membre du CR et chef adjoint du bureau militaire du Baas. L’ascension de Qoussay fut accompagnée de celle d’une nouvelle génération « anonyme » de baassistes qui remplacèrent quelques figures de la vieille garde du parti, incapables de se faire réélire au CR du Baas – comme Mohamed Hamza al-Zoubaydi [32]. 2001 représente donc un renouvellement de l’élite dirigeante favorisant l’ascension de Qoussay, successeur présomptif de Saddam Hussein.
Les institutions irakiennes passées au crible
30Examinons maintenant l’évolution statistique des profils des membres de l’élite gouvernante irakienne, par institution (CCR, CR, gouvernement) et dans une perspective comparative temporelle. Une telle démarche nous permet de retirer une vue d’ensemble de cette étude, tout en entérinant nos observations précédentes portant sur les tendances majeures et les modes de gestion du personnel politique irakien. [33] Pour ce faire, nous avons choisi certaines variables mettant en lumière les caractéristiques des membres des instances en question, à savoir : leur appartenance à la famille de Saddam Hussein (branche des demi-frères, des cousins et des fils), à la tribu Albou-Nasser, à l’une des tribus de la coalition tribale, au « bastion sunnite » du régime – qui est composé ici des provinces de Salah al-Din et d’al-Anbar –, mais aussi leur confession religieuse, leur ethnie, leur niveau d’éducation ainsi que l’âge de ce personnel politique. Une dernière catégorie, celle des « ressources humaines », a été ajoutée dans le cas des membres des cabinets. Nous y avons distingué les « technocrates », qui ont eu un parcours classique de fonctionnaires au sein des instances étatiques irakiennes, d’une part ; les militants « baassistes », qui ont effectué l’essentiel de leur carrière dans les organes du parti Baas, d’autre part ; et enfin, les « technocrates-baassistes » cumulant les expériences précédentes. Un tableau général [34] récapitulatif rassemble les membres des trois instances (CCR, CR et gouvernement) durant les années étudiées et selon les mêmes critères.
31L’un des résultats les plus marquants de ces tableaux a trait au vieillissement progressif des membres de l’élite irakienne. Pourtant, bien que cette observation soit généralisable, elle n’a pas eu la même portée dans chacune des trois instances examinées.
32Dans le cas de l’instance suprême du régime irakien sous Saddam Hussein, le CCR, dont le nombre de membres s’est réduit au fil du temps pour passer de 16 membres en 1979 à seulement 6 en 2001, s’est progressivement formé un noyau dur « ankylosé » de vieux compagnons baassistes ayant fait leur entrée en politique avec Saddam Hussein, et vieilli au pouvoir avec lui. Cette structure figée a été la cause d’une hausse remarquable de la moyenne d’âge dans une instance où 83,3 % des membres avaient dépassé 60 ans en 2001, alors qu’en 1979, 93,75 % des dignitaires étaient trentenaires ou quadragénaires.
33Cette tendance est légèrement moins prononcée dans les deux autres instances, le CR et le gouvernement, objets d’un renouvellement plus fréquent et disposant d’un plus grand nombre de membres. Il n’empêche qu’en 1995, 93,75 % des membres du CR étaient âgés de plus de 50 ans, alors que la même proportion avait moins de 50 ans en 1982. Seule l’arrivée d’une poignée de nouveaux membres plus jeunes en 2001 a épargné au CR le même sort que le CCR. En ce qui concerne le gouvernement, 76 % des ministres avaient plus de 50 ans en 1995 et 80 % en 2001 – alors qu’ils n’étaient que 20 % à appartenir à cette tranche d’âge en 1979.
34D’autre part, le CCR se distingue en 1979 par une forte proportion (50 %) de membres originaires des provinces sunnites de Salah al-Din et al-Anbar, du fait de la volonté de Saddam Hussein, à son arrivée au pouvoir, de consolider son assise au sein du parti par des personnes originaires du « triangle sunnite ». Ce taux a baissé suite à « l’écrémage » de 1982 – quand le CCR a perdu la moitié de ses membres – puis s’est presque stabilisé au fil des années. Cette tendance ne se retrouve pas au CR, au sein duquel le pourcentage de dignitaires originaires de ces deux provinces en 1979 était le même (50 %) qu’au CCR. Mais ce taux – qui a nettement baissé durant la décennie 1980, compte tenu du remplacement de membres originaires du « triangle sunnite » par d’autres issus des provinces du Sud et de Bagdad – va, au contraire du CCR, rebondir à 56,25 % en 1991. Une telle progression au sein du CR s’explique par le repli du régime sur les membres originaires des provinces sunnites du Nord-ouest qui lui étaient traditionnellement loyales, suite à l’Intifada des Chiites au Sud et des Kurdes au Nord en mars 1991. Ce pourcentage ne tardera pas à baisser de nouveau en 1995, lorsque les membres originaires du Nord-ouest vont perdre leur place après la révolte d’al-Anbar, remettant en cause les alliances tribales.
35En ce qui concerne la répartition sunnite-chiite, elle est marquée au CCR par une augmentation constante du pourcentage des sunnites jusqu’en 2001 (avec cette année-là un rapport de 4 sunnites pour 1 chiite). Cette institution a en effet perdu ses membres chiites au fil des années. Ces derniers n’ont pas connu le même sort au CR, bien au contraire, où le pourcentage de chiites était particulièrement élevé durant la guerre contre l’Iran et jusqu’au début des années 1990. Ainsi, représentant 42,9 % du total des membres du CR en 1979, les chiites étaient 50 % en 1982 – dépassant ainsi le pourcentage des sunnites – et 43,75 % en 1987. Ces taux élevés de chiites étaient de toute évidence liés au contexte de la guerre Iran-Irak et à la volonté du régime irakien de se concilier le soutien de sa propre population chiite. Ceci explique en retour la baisse remarquable du pourcentage des chiites, au CR, à partir de 1991 au profit de leurs collègues sunnites.
36Quant à la composition du gouvernement – l’instance disposant du plus grand nombre de membres et faisant preuve de beaucoup moins d’inertie que les deux autres étudiées –, quelques remarques s’avèrent indispensables. Tout d’abord, nous pouvons noter l’ascension de la famille de Saddam Hussein en 1991 (branche des cousins et demi-frères). Même si le pourcentage global paraît faible (8,3 %), son importance est davantage qualitative que quantitative. En effet, les postes stratégiques du cabinet ont été attribués au cours de l’année 1991 aux cousins et au demi-frère du président irakien. Ainsi, au début de l’année, Hussein Kamel al-Majid – à l’époque gendre et cousin du raïs – cumulait les tout puissants ministères de l’Industrie et de l’Industrialisation militaire, et du Pétrole, avant d’être nommé à la Défense en avril. Remplacé en novembre de la même année par ‘Ali Hassan al-Majid – un autre cousin du président –, celui-ci cédait à ce moment-là son poste de ministre de l’Intérieur à Watban Ibrahim al-Hassan, demi-frère de Saddam Hussein. Cette mainmise familiale sur les ministères de souveraineté prit fin suite à la défection des Kamel en 1995. Aucun poste gouvernemental ne fut alors attribué à un des membres de la famille. Ces derniers cédèrent leur place aux membres de la coalition tribale, qui occupèrent environ 20 % des postes gouvernementaux – dont les plus stratégiques – en 1995 et 2001.
37Autre observation intéressante, celle de la « présence kurde» au sein des gouvernements irakiens successifs. Même si le pourcentage des ministres kurdes a légèrement diminué au fil du temps, Saddam Hussein a toujours attribué à certains Kurdes cooptés par le régime des portefeuilles pouvant varier entre des postes de portée purement symbolique (comme des fauteuils de ministres d’État) à d’autres de nature plus technique (Travail et affaires sociales, Plan, etc.). Quoi qu’il en soit, même si ces dignitaires kurdes n’étaient pas représentatifs de leur propre communauté, ils étaient présents au gouvernement, contrairement aux instances du Baas où leur présence se faisait plus rare. Un simple coup d’œil sur la composition du CR permet de constater qu’aucun Kurde n’en a été membre entre 1979 et 2001. La tendance n’est pas très différente au CCR, où la désignation de l’avocat kurde Taha Ma‘rouf comme membre, à partir de 1982, n’était que symbolique et stratégique pour l’amélioration de l’image du régime irakien, mais n’a jamais eu d’influence sur le processus décisionnel.
38Une remarque supplémentaire importante concerne l’accroissement graduel – à partir de 1991 – du pourcentage de dignitaires dotés d’un diplôme de troisième cycle. Bien qu’il reste valable pour le CR, ce constat est de loin le plus frappant dans le cas du gouvernement. Au sein de ce dernier, le pic est atteint en 2001, avec 48 % de membres du cabinet disposant d’un troisième cycle. Ce pourcentage élevé s’explique par une tendance accentuée vers la professionnalisation des postes ministériels après 1987, compte tenu de la nécessité pour le régime d’opérer une réforme économique d’ampleur et de reconstruire le pays suite à huit ans de guerre contre l’Iran. Cette orientation, qui s’est accentuée à partir de 1991 afin de subvenir aux besoins de la population irakienne sous embargo, est à rapprocher de la montée concomitante du pourcentage des technocrates (y compris ceux appartenant au Baas), qui ont occupé presque 50 % des portefeuilles ministériels en 1991, 1995 et 2001 – aux dépens des baassistes « purs ».
39En guise de conclusion, plusieurs tendances de fond peuvent être décelées :
40Tout d’abord, il est possible de repérer un centre au sein de cette élite gouvernante irakienne, à savoir un pôle sur lequel le régime choisissait de se replier en temps de crises. Mais il nous semble particulièrement important d’insister sur le fait que la composition elle-même de ce centre de gravité du pouvoir a varié tout au long du règne de Saddam Hussein. Le caractère flottant, mobile et temporaire de ce centre constituait la particularité du régime irakien sous Saddam Hussein, au sein duquel aucun groupe n’a jamais bénéficié d’une position permanente. L’émergence d’un groupe et la disgrâce d’un autre – pouvant revenir sur le devant de la scène quelques années plus tard, si la conjoncture l’exigeait – étaient monnaie courante, car tout au sein du système pouvait être remis en cause, excepté la survie du régime et de son leader.
41Si au début du règne de Saddam Hussein ce centre fut constitué du cercle intime de la « génération Saddam », notamment en 1982 lorsque le président irakien resserra les rangs autour de ses fidèles compagnons, les choses ne tardèrent pas à changer. En effet, bien que ce noyau dur de vieux compagnons baassistes soit resté intact jusqu’à la chute du régime, leur influence effective diminua au fil des remaniements. Ainsi, s’ils conservèrent des postes à grande visibilité jusqu’en 2003, leurs attributions furent davantage symboliques (vice-Premier ministre, vice-président de la République, etc.) à partir de 1990, voire dès la fin des années 1980. À cette époque et jusqu’au milieu de la décennie 1990, le centre de gravité du pouvoir se déplaça progressivement vers la famille (cousins et demi-frères) du président irakien, qui favorisa la primauté des liens de sang et des allégeances régionales. Mais suite à la défection des Kamel en 1995, le régime vacilla et eut recours aux membres loyaux de sa coalition tribale et aux technocrates qualifiés. Après 1995, aucun « centre » ne fut effectivement repérable au sein de l’élite gouvernante, et ce, jusqu’en 2001, lorsqu’un nouveau centre de gravité commença à se former autour des fils de Saddam, et notamment de son cadet, Qoussay.
42Un autre point que nous souhaitons souligner concerne la nature de la circulation d’élites dans les trois instances étudiées. Si le CCR apparaît comme une structure politique figée, qui perdit ses membres au fur et à mesure jusqu’à être réduite à six dignitaires (hormis Saddam) en 2003, le Commandement régional du Baas a été le théâtre de davantage de remaniements. Il a gardé son effectif – le nombre de ses membres a même augmenté au fil du temps – en renouvelant partiellement sa composition à l’issue de chaque crise affrontée par le régime. En effet, le CR servit de « champ d’expérimentation », en jouant le rôle de porte d’entrée dans l’élite pour de nouveaux dignitaires baassistes. Ainsi soit ces derniers gravissaient par la suite les échelons de l’élite gouvernante, en occupant des postes plus prestigieux, soit ils perdaient leur place au sein du CR lors des remaniements suivants. De même tout en permettant au président irakien de ressourcer son personnel politique, le renouvellement partiel du CR pouvait se lire comme l’indicateur de la tendance générale plus profonde qui avait lieu simultanément au sein de l’élite, en confirmant l’ascension d’un certain groupe et la disgrâce que d’autres encouraient. Quant au gouvernement, il est clair que les remaniements y étaient très fréquents, parfois espacés d’à peine quelques mois – et non de quelques années, comme c’était le cas pour le CCR et le CR. En effet, non seulement le gouvernement touchait directement au fonctionnement de la vie quotidienne des Irakiens, mais surtout ses membres servaient de boucs émissaires, facilement tenus responsables des déboires de la politique intérieure et étrangère du régime.
43D’autre part, le président irakien n’a jamais hésité à avoir recours à des technocrates hautement qualifiés, titulaires de diplômes supérieurs, indépendamment de leurs appartenances tribale, confessionnelle et surtout partisane, pour remettre l’économie et les institutions en marche. Dans ces cas précis, l’affiliation au Baas ne représentait plus une variable déterminante pour l’octroi de ces postes de nature technique.
44Enfin, de nombreux ouvrages [35] se sont intéressés à ce qui a été analysé comme la retribalisation de la société irakienne, c’est-à-dire la réhabilitation du rôle des tribus comme agents sociaux après 1991. Nous nous sommes davantage penchés sur la politique de recrutement tribal et notamment sur la formation d’une coalition de tribus alliées au régime irakien – qui ont servi de principale source de recrutement notamment dans les instances sécuritaires et militaires. Ce travail a mis en évidence le rôle joué par ces tribus clientes, membres de la coalition tribale, comme sources de recrutement auxiliaires après 1995, se substituant ainsi aux membres de la famille et de la tribu même de Saddam Hussein, à la tête des ministères de souveraineté et dans des postes à forte visibilité au sein des instances dirigeantes irakiennes. En réalité, Saddam n’a fait qu’appliquer le principe khaldounien de l’« iltiham » (cohésion), permettant à une‘assabiyya [36] régnante – minée par ses luttes intestines et par les aspirations de ses propres membres – de perpétuer son pouvoir grâce à l’intégration d’autres ‘assabiyya secondaires, c’est-à-dire en s’ouvrant sur d’autres groupes clients et en les agrégeant aux instances dirigeantes [37]. Car l’appui de la ‘assabiyya régnante sur un groupe clos la condamne à l’enfermement, à l’auto-asphyxie, et seule l’ouverture de celle-ci sur d’autres groupes lui permet de se régénérer et donc de maintenir son pouvoir.
45C’est cette oscillation entre repli et ouverture, c’est la capacité du régime irakien sous Saddam Hussein à alterner différents modes de gestion de l’élite gouvernante en fonction des circonstances, en fonction de la nécessité du moment, qui a contribué à sa survie. C’est l’imprévu, l’absence d’un modèle rationnel ou d’un mode de gestion type en temps de crise, qui le distingue. Ce faisant, le président irakien a opté pour une « division du travail » entre les différentes sources de recrutement de l’élite gouvernante, selon la crise en question. Les remaniements fréquents, notamment consécutivement à chaque crise, et la remise en cause – en cas de nécessité – des alliances tribales-familiales, ont semé l’incertitude au sein de l’élite gouvernante, où personne – même les proches – n’était à l’abri du châtiment. Ainsi, tout comme aucune ascension n’était consacrée d’une manière définitive, aucune disgrâce n’était irrévocable, le régime irakien étant capable de réintégrer les bannis du passé au sein de l’élite gouvernante. C’est pourquoi réduire le régime de Saddam Hussein à un régime ayant survécu grâce à l’esprit de corps d’une ‘assabiyya tribale close, figée, ne fait que donner une image réductrice du mode de gestion de l’élite gouvernante irakienne. Le régime irakien a survécu grâce au changement perpétuel, au mouvement, et non à l’inertie. Au cours de son règne, Saddam a jonglé avec différentes sources de recrutement, alterné ouverture et repli de l’élite gouvernante, et surtout adapté la composition de cette dernière aux crises afin de ne pas y succomber. Il réussit même, en différentes occasions, à retourner certaines des crises à son propre compte pour sortir d’une impasse économique ou d’une crise de confiance rongeant sa propre légitimité.
Membres du Commandement Régional du Baas
Membres du Conseil de Commandement de la Révolution*
Membres du Conseil de Commandement de la Révolution*
*. Le nombre d’individus est indiqué entre parenthèses.Gouvernement irakien*
*. Le nombre d’individus est indiqué entre parenthèses.Tableau récapitulatif*
*. Le nombre d’individus est indiqué entre parenthèses.Notes
-
[1]
Cette idée est prônée par Francis Fukuyama dans FUKUYAMA F., La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
-
[2]
Un ensemble de termes est employé de manière quasiment interchangeable dans la littérature. On parle ainsi, entre autres, de résilience (HADDAD B., Business Networks in Syria: the Political Economy of Authoritarian Resilience, Stanford, Stanford University Press, 2011), de durabilité (SCHLUMBERGER O. (eds), Debating Arab Authoritarianism: Dynamics and Durability in Nondemocratic Regimes, Stanford, Stanford University Press, 2008), ou encore, de résistance (POSUSNEY M., ANGRIST M., Authoritarianism in the Middle East: Regimes and Resistance, Bolder, Lynne Rienner, 2005).
-
[3]
DOGAN M., HIGLEY J., « Elites, Crises, and Regimes in Comparative Analysis », in DOGAN M., HIGLEY J. (eds), Elites, Crises and the Origins of Regimes, Lanham (Maryland), Rowman and Littlefield Publishers, 1998, p. 7.
-
[4]
Cet article est basé sur une étude biographique approfondie des élites gouvernantes sous Saddam Hussein réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat. Des sources de première main (journaux irakiens, documents et rapports officiels, entretiens) ont permis à l’auteur d’établir des CV détaillés des membres de l’élite gouvernante irakienne des années 1970 jusqu’à 2003. Pour plus de détails, voir : CHAMS EL-DINE C., Stratégies de survie de l’autoritarisme : gestion de l’élite gouvernante dans l’Irak de Saddam Hussein, thèse de doctorat, Florence, Institut Universitaire Européen, 2007.
-
[5]
Le roi Ghazi trouva la mort en 1939 au cours d’un accident de voiture et dans lequel certains observateurs ont vu la main des Britanniques (LUIZARD P.-J., La question irakienne, Paris, Fayard, 2002, p. 40) ; Fayçal II et une partie de la famille royale furent massacrés lors du coup d’État de juillet 1958 qui mit fin à la monarchie irakienne et installa la République ; le général Qassem fut condamné à mort et exécuté lors du premier coup d’État baassiste en 1963 ; le général ‘Abdel Salam ‘Aref trouva la mort dans un accident d’hélicoptère en 1966, tandis que son frère et successeur ‘Abdel Rahman fut écarté du pouvoir en juillet 1968 suite au second coup d’État baassiste, lors duquel sa vie fut épargnée. Quant à Ahmed Hassan al-Bakr, il abdiqua contraint et forcé, en juillet 1979, cédant la place à Saddam Hussein.
-
[6]
À ce propos, une des histoires drôles irakiennes qui caricaturait la pérennité du règne de Saddam Hussein et circulait en Irak avant la chute du raïs a retenu notre attention : « Le jour du jugement dernier, Dieu se lève expressément pour accueillir au ciel chaque ancien chef d’État. Quand vient le tour de Saddam Hussein, il reste néanmoins assis et le salue de loin. Saddam Hussein se vexe, mais Dieu lui confie : avec toi, tu sais bien que si je me lève, tu es capable de me piquer ma place » (source : BARAN D., Vivre la tyrannie et lui survivre, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 56).
-
[7]
La chute de Bagdad eut lieu le 9 avril 2003. Saddam Hussein fut capturé par les forces américaines le 13 décembre 2003 et pendu le 30 décembre 2006.
-
[8]
C’est l’hypothèse soutenue par Kanan Makiya, selon lequel la peur était l’épine dorsale du régime de Saddam Hussein : MAKIYA K., Republic of Fear. The Politics of Modern Iraq, Berkeley, University of California Press, 1998.
-
[9]
Pour une approche critique de différentes ressources utilisées par le pouvoir irakien, voir BOZARSLAN H., « La pérennité du pouvoir de Saddam », Esprit, février 2001, p. 10-21.
-
[10]
SLUGLETT P., « The Ozymandias Syndrome: Questioning the Stability of Middle Eastern Regimes », in SCHLUMBERGER O. (eds), op.cit., p. 93-108.
-
[11]
BOTTOMORE T., Elites and Society, Londres/New York, Routledge, 1993, p. 7-8.
-
[12]
Dans cet article, nous utilisons les termes « élite gouvernante », « élite dirigeante » et « élite politique » de manière interchangeable.
-
[13]
Un projet de nouvelle constitution a été élaboré en 1990, qui n’aboutira pas. La constitution intérimaire de 1970 est donc restée en vigueur jusqu’en 2003.
-
[14]
Pour davantage de détails sur le parti Baas en général et en Irak en particulier, voir: ABU JABER K., The Arab Ba‘th Socialist Party. History, Ideology and Organization, Syracuse, Syracuse University Press, 1966 ; HELMS C. M., Iraq. Eastern Flank of the Arab World, Washington D.C., Brookings Institution, 1984 ; CANSOT M., « La doctrine baassiste », L’Afrique et l’Asie modernes, n° 166, automne 1990, p. 87-108 ; ISSA A., Relectures ba‘thistes du fascisme historique, thèse de doctorat, Strasbourg, Université Robert Schuman, 1994, p. 245-286 ; BARAN D., « Emprise vacillante du parti Baas en Irak », Le Monde Diplomatique, décembre 2002.
-
[15]
Les premières élections législatives, après la révolution de 1958, eurent lieu en juin 1980, initiées par Saddam Hussein. Le Conseil national fut établi par la loi n° 55 de 1980 qui fixa les conditions d’éligibilité, les procédures d’élections et les prérogatives du Conseil (al-Waqai‘ al-‘Iraqiyya [journal officiel irakien], n° 2764, 17 mars 1980).
-
[16]
Avant 1988, toute convocation d’un des membres du gouvernement nécessitait un ‘feu vert’ du président de la République.
-
[17]
Pour plus d’information sur l’ensemble des appareils de renseignements et de sécurité, voir : AL-MARASHI I., « Iraq’s Security and Intelligence Network : a Guide and Analysis », Middle East Review of International Affairs, vol. 6, n° 3, septembre 2002 ; MAKIYA K., op.cit., p. 3-45.
-
[18]
Entretien, Londres, 20 avril 2004.
-
[19]
Le Bureau des Relations Générales était le service de sécurité du parti Baas irakien.
-
[20]
Cette campagne de baassisation commençait déjà dans les collèges et institutions militaires où seuls les membres du Baas étaient admis. Tous les officiers de l’armée devaient adhérer au Baas et ceux qui le refusaient étaient immédiatement suspectés et couraient le risque d’être liquidés. Des dizaines d’exécutions d’officiers entre 1968 et 1978 témoignèrent d’une résistance à la baassisation parmi les cadres militaires « indépendants ». Des bureaux militaires du Baas, dominés par des civils, furent implantés dans chaque unité pour y diffuser la propagande baassiste, en vue d’arriver à l’objectif « proclamé » de la campagne : la création d’une « armée idéologique ». L’armée était la première cible de cette vague de baassisation à grande échelle car Saddam était conscient que l’armée était la première force de frappe, la base de tout changement politique en Irak.
-
[21]
En référence à Takrit, ville d’où étaient originaires Saddam Hussein et Ahmed Hassan al-Bakr, ce dernier étant un cousin éloigné de Saddam.
-
[22]
LEWIN M., Le siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003, p. 131-133.
-
[23]
Cadres nommés en 1937-1938.
-
[24]
Seul dignitaire qui n’a pas été arrêté par les forces américano-britanniques en 2003, al-Douri est devenu leader du parti Baas irakien (actuellement clandestin) suite à l’exécution de Saddam Hussein le 30 décembre 2006.
-
[25]
Suite à la chute du port irakien d’al-Faw et à la reprise de la ville iranienne de Mehran par Téhéran.
-
[26]
Kamel Yassin Rachid appartient à la tribu de Saddam Hussein (Albou-Nasser), il lui est également apparenté par alliance ; en effet, son frère, Archad Yassin, est marié à la sœur de Saddam, Nawal. Quant à ‘Ali Hassan al-Majid, c’était le cousin direct de Saddam Hussein et chef de la Sécurité générale (al-amn al-‘am).
-
[27]
Il s’agit de la double révolte des Chiites au Sud et des Kurdes au Nord, à peine quelques jours après l’opération « Tempête du Désert » menée par les forces de la coalition internationale contre l’Irak, afin de profiter de la faiblesse du régime et le renverser. Le soulèvement chiite commença le 2 mars 1991 à Bassora pour s’étendre rapidement à d’autres villes du Sud. Le 5 mars, c’est au tour des villes kurdes du Nord de se révolter, celles-ci tombant l’une après l’autre entre les mains des rebelles. Touchant le cœur du régime, jusqu’à ébranler son existence même, ces émeutes ont poussé les hauts responsables politiques irakiens à engager une bataille pour leur propre survie et à mater férocement les révoltes au Nord et au Sud.
-
[28]
Hammadi était titulaire d’un doctorat en économie de l’Université du Wisconsin.
-
[29]
BARAM A., Building Toward Crisis: Saddam Husayn’s Strategy for Survival, Washington D.C., Washington Institute for Near East Policy, 1998, p. 25-26.
-
[30]
L’organisation de ce référendum a contraint à amender la constitution temporaire de 1970, pour que le candidat à la présidence soit élu par référendum populaire plutôt que par les membres du Conseil de Commandement de la Révolution – la procédure habituelle.
-
[31]
Voir Figure 2 : une du quotidien al-Thawra (Bagdad) du 17 octobre 1995, annonçant le résultat du plébiscite.
-
[32]
Chiite d’origine modeste, al-Zoubaydi a joint le parti Baas à l’âge de 16 ans, et a occupé plusieurs responsabilités partisanes jusqu’en 1977, lorsqu’il a été élu membre suppléant du CR. Ce n’est qu’en 1982 qu’il fut propulsé sur le devant de la scène, en étant élu membre du CR et nommé conseiller du président, avec rang de ministre. Par la suite, il occupa la charge de ministre des Transports et Communications de 1987 jusqu’à sa nomination comme Premier ministre en septembre 1991. Sa réputation de véritable boucher du régime vient du fait qu’il a dirigé les opérations de répression de grande envergure contre les membres de sa propre communauté chiite, notamment en mars 1991, lors de la rébellion des chiites du Sud.
-
[33]
Voir annexes : Tableaux 1, 2 et 3.
-
[34]
Voir annexes : Tableau 4.
-
[35]
Citons par exemple : JABAR F. A., DAWOD H. (eds), Tribes and Power. Nationalism and Ethnicity in the Middle East, Londres, Saqi, 2003.
-
[36]
Définie par Olivier Roy comme « tout groupe de solidarité fondé sur des relations personnelles (généalogiques, matrimoniales, clientélistes, d’allégeance, etc.), et dont la finalité est précisément cette solidarité et non la mise en œuvre d’un objectif justifiant la création du groupe ». Voir ROY O., « Groupes de solidarité au Moyen-Orient et en Asie centrale », Cahiers du CERI, n° 16, 1996, p. 8.
-
[37]
IBN KHALDOUN, Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddima (traduit de l’arabe et présenté par Vincent Monteil), Paris, Sindbad, 1997, p. 279.