Notes
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[1]
CALLAGHAN J. et FAVRETTO I., (dir.), Transitions in social democracy : cultural and ideological problems of the golden age, Manchester et New York, Manchester University Press, 2007.
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[2]
Le chapitre fait référence à l’ouvrage d’un célèbre théoricien britannique de la social-démocratie : CROSLAND C.A.R., The Future of Socialism, London, Cape, 1956.
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[3]
Parti socialiste ouvrier espagnol.
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[4]
Le Parti social-démocrate suédois des travailleurs.
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[5]
HINNFORS J., Reinterpreting social democracy. A history of stability in the British Labour Party and Swedish Social democratic Party, Manchester, Manchester University press, 2006.
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[6]
LIPSET S.M., « The Americanization of the European left », Journal of Democracy, vol. 12 n°2, 2001.
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[7]
KRIESI H., GRANDE E., LACHAT R., DOLEZAL M., BORNSCHIER S., FREY T., West European Politics in the Age of Globalization, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
BLONDEL Jean, THIÉBAULT Jean-Louis, Political leadership, parties and citizens. The personalisation of leadership, London and New-York, Routledge, 2010, 292 pages
1L’étude du comportement politique basée sur la dimension psychologique de la relation entre les citoyens et les élites politiques constitue le fondement de l’ouvrage de J. Blondel et J.-L. Thiébault. Ce champ d’investigation, jusqu’ici appréhendé à partir des modèles théoriques portant sur le clivage social, connaît grâce à cette approche proposée par les auteurs une nouvelle impulsion. En effet, ces derniers suggèrent que, outre les relations sociologiques et socio-économiques, les caractéristiques psychologiques devraient occuper une place privilégiée dans l’étude des relations entre les élites, les partis politiques et les citoyens. Sans nier le rôle significatif joué par les clivages sociaux en Europe occidentale, force est de constater que les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale sont caractérisées par un détachement des citoyens vis-à-vis de leurs groupes sociaux les amenant à devenir autonomes dans leurs choix politiques. Par conséquent, les relations entre les citoyens et les élites se modifient et nous assistons, depuis les années 1980, à une personnalisation de ces liens. Ce phénomène a tout d’abord été observé dans les pays scandinaves où l’on a assisté à un déclin des partis dominants en faveur de nouveaux partis apparus au sein de l’espace de compétition électorale. Ensuite, des leaders personnalisés ont émergé pour diriger des partis situés aux extrêmes de l’échelle gauche-droite (et plus particulièrement à droite). Ce fut le cas en Italie, en France ou encore en Autriche. Enfin, des leaders personnalisés se sont révélés à la tête de grands partis européens, notamment en Espagne, en Grande-Bretagne et en Italie. Ce phénomène, sans précédent en Europe, induit selon les auteurs un besoin inévitable de réfléchir à un nouveau cadre explicatif compréhensif permettant d’étudier l’évolution des partis politiques lors de ces deux dernières décennies en incluant les aspects psychologiques de la relation élites/citoyens. Si le point de départ de l’ouvrage est avant tout consacré au contexte politique des pays de l’Europe occidentale, les auteurs aspirent à étendre les théories au-delà du contexte européen. En effet, les études de cas de la personnalisation du leadership en Thaïlande et au Japon permettent d’une part d’enrichir l’analyse dans la mesure où ce phénomène y est apparu en même temps que dans les pays d’Europe occidentale. D’autre part, examiner les cas issus du contexte européen fait apparaître les différences entre les caractéristiques du développement des partis politiques dans cette région et dans les autres régions du monde.
2Dans un premier temps, les auteurs passent au crible les considérations théoriques liées au phénomène de personnalisation du leadership. Leur démonstration consiste à mieux cerner, en partant de la définition de parti « moderne », dans quelle mesure l’approche par les clivages sociaux ne fournit plus un cadre d’analyse suffisant pour l’étude des relations partis/citoyens à partir des dernières décennies du 20e siècle. Les auteurs fondent leur raisonnement en partant du constat selon lequel ces relations ont été jusqu’à présent analysées à l’aune des modèles liés à la structure sociale. Or, ces modèles qui se présentaient comme la clef de voûte des explications du comportement électoral semblent aujourd’hui obsolètes. Outre l’impact de la structure sociale, les auteurs proposent dès lors d’examiner l’influence des relations personnelles dans l’émergence et le développement des liens entre les citoyens et les élites. La constitution d’un nouveau modèle théorique dédié à l’étude des relations entre les citoyens et les élites politique constitue l’apport indéniable de cette recherche : tandis que la majorité des politologues se montrent réfractaires à initier de telles nouvelles approches, les auteurs n’hésitent pas à réinterroger les modèles existants en impulsant des approches alternatives. Ils démontrent ainsi qu’il est irréaliste d’analyser le champ scientifique du comportement électoral sans étudier, aux côtés des clivages sociaux, l’influence personnelle des élites. Cette conception des relations citoyens/élites est tout à fait novatrice et représente sans nul doute l’atout de cet ouvrage.
3Une telle démarche exige de préciser un certain nombre de concepts. Ainsi, les auteurs esquissent une définition du « leadership personnalisé » en le distinguant des autres formes de leadership et par le biais d’une analyse pointue des trois formes de relations existant entre les leaders personnalisés et les citoyens : (1) les discours utilisés par les leaders, (2) la manière dont les leaders cherchent le soutien des citoyens ; et (3) la manière dont les citoyens réagissent au comportement du leader personnalisé. À ces trois types de relations correspondent plusieurs concepts psychologiques décrits de manière exhaustive dans le chapitre 3. Il s’agit des termes suivants : le clientélisme, le patronage, les média, la notoriété politique, la popularité politique ou encore le charisme. Une quatrième catégorie concerne la distinction établie entre l’influence directe du leader et son influence indirecte à travers le parti. En d’autres termes, l’influence du leader peut être définie par son habileté à changer les structures, l’idéologie ou encore le programme de son parti. Ces éléments conceptuels constituent la pierre angulaire de l’analyse qui se poursuit dans une volonté de déterminer la manière dont ils peuvent servir de base à un examen empirique rigoureux du leadership personnalisé. Toutefois, eu égard à l’attention accordée à la dimension psychologique de l’impact de la personnalité du leadership sur les citoyens, la démarche aurait pu s’appuyer sur davantage de références à la littérature liée à la science psychologique (les travaux sur l’intelligence émotionnelle des leaders réalisés par Daniel Goleman en 1977 (référence à mettre en note) auraient par exemple pu apporter un éclairage intéressant).
4Forts de leurs nouveaux acquis, les auteurs entreprennent une première investigation des impacts de la « personnalisation des partis politiques ». Nous relevons deux principaux types d’impacts : d’une part, le pouvoir personnel du leader au sein du parti et, d’autre part, son habileté à renforcer la place de son parti au sein de l’espace de compétition électorale du pays. L’analyse se poursuit suivant deux axes principaux. Premièrement, il s’agit de considérer dans quelle mesure les nouveaux partis bousculent l’équilibre du système partisan. Deuxièmement, il est question de comprendre comment, tant au sein des partis traditionnels qu’au sein des nouveaux partis, certains leaders exploitent leur pouvoir « personnalisé » à la fois dans leur propre parti mais aussi en parvenant à renforcer ce dernier aux yeux des citoyens. Les typologies émanant de cette investigation revêtent un intérêt certain, a fortiori dans la mesure où elles concernent également des partis de l’Europe élargie aux pays de l’Est.
5Les auteurs clôturent cette première partie de leur étude en revisitant les approches méthodologiques pour estimer la part jouée par les leaders personnalisés dans les attitudes des citoyens à l’égard des partis politiques, et ce, en évaluant les trois types de relations citées plus haut. À cette fin, les auteurs répertorient les méthodes et les techniques quantitatives et/ou qualitatives existantes ainsi que les stratégies de traitement des données. Malgré le manque d’outils conceptuels et l’insuffisance de données, les auteurs proposent des pistes de réflexion intéressantes et amorcent des modèles de causalité prometteurs. Ces considérations méthodologiques sont particulièrement appréciables et méritent d’être prolongées dans des études ultérieures.
6J. Blondel et J.-L. Thiébault s’emploient dans la deuxième partie de leur ouvrage à analyser onze cas de leaders personnalisés issus de trois pays de l’Europe Occidentale (T. Blair et M. Tatcher en Grande-Bretagne ; F. Mitterrand, J. Chirac et J.-M. Le Pen en France ; Berlusconi et U. Bossi en Italie) ainsi que de trois pays situés hors de cette région (L. Walesa et A. Lepper en Pologne ; J. Koizumi au Japon ; T. Shinawatra en Thaïlande). Tous ont connu une évolution du rôle du leader personnalisé depuis les années 1980 et constituent donc des exemples révélateurs de la manière dont les partis personnalisés sont impliqués dans le processus d’influence des citoyens. En France et en Grande-Bretagne, un nombre non négligeable de changements au niveau des programmes et des structures des partis sont manifestement dus aux actions de leaders personnalisés. En Italie, des tentatives avortées de modifier le système de partis ont précédé l’émergence, largement facilitée par l’intervention de S. Berlusconi, d’un système véritablement nouveau. Le cas japonais est intéressant dans la mesure où la transformation du parti libéral démocrate s’y apparente peu ou prou à celle entreprise dans les deux principaux partis britanniques. Les raisons de la sélection du cas polonais trouvent leur source dans le fait que L. Walesa a tenté d’entreprendre ce que S. Berlusconi a réalisé quelques années plus tard en Italie. Enfin, le cas de T. Shinawatra sied à l’analyse puisqu’il constitue un exemple d’importation du modèle « occidental » de leadership personnalisé. Par ailleurs, l’étude ne néglige pas la variété au sein des cas étudiés puisqu’elle prend en compte tant des nouveaux partis que des partis traditionnels. De plus, si la majorité des leaders étudiés ont participé avec leur parti à au moins un gouvernement et s’ils évoluent au sein d’un « grand » parti, trois des onze leaders dirigent des « petits » partis et, parmi ceux-ci, deux ont fait partie d’un gouvernement. Cette partie de l’ouvrage plonge donc le lecteur au cœur des organisations partisanes influencées par leurs leaders en proposant un exposé exhaustif répondant à la démarche conceptuelle et empirique initiée par les auteurs.
7L’ouvrage se termine par l’examen comparatif des études de cas duquel émergent un certain nombre de résultats. Ainsi, il ressort que le populisme caractérise davantage les « outsiders » dans le sens où le leader tend à atténuer son caractère populiste lorsqu’il arrive au pouvoir. Par ailleurs, l’adhésion des citoyens tend à être plus prononcée vis-à-vis des ‘outsiders’. Ensuite, les auteurs s’attachent à étendre l’étude des leaders à l’examen des systèmes politiques. En d’autres termes, en partant des propositions théoriques de Weber, ils analysent comment les sociétés « modernes » jonglent entre l’influence traditionnelle des systèmes bureaucratiques-légaux et celle des leaders personnalisés. À cet égard, le lien entre la stabilité des partis, liée à l’institutionnalisation du système de parti politique, et l’émergence des leaders personnalisés est largement mis en évidence. Dans cette perspective, un nouveau parti et son leader auront peu de chances de connaître un succès sans la présence d’un contexte politique préexistant et institutionnalisé. Par conséquent, l’influence du leadership peut être considérée comme tout aussi pertinente que celle de la structure sociale, dans les démocraties libérales modernes.
L’ouvrage de J. Blondel et J.-L. Thiébault constitue une première tentative d’analyse originale du comportement électoral, suggérant une approche équilibrée entre l’influence de la structure sociale et celle des relations personnelles. Cette proposition contraint le chercheur à réinterroger les modèles établis et constitue indéniablement la ligne de force de cet ouvrage. En outre, malgré une certaine carence dans la littérature existante en termes d’instruments conceptuels et empiriques pour approfondir cette approche, les auteurs ont pu mener à bien une véritable analyse systématique du phénomène en formulant certaines hypothèses (qu’il s’agira de vérifier) ainsi qu’en proposant des outils méthodologiques adéquats. Plus que les résultats de leur analyse, c’est bien la démarche entreprise par les auteurs qui attire toute l’attention du lecteur. Tandis qu’il n’est pas coutume pour les politologues européens de mesurer l’impact de la personnalité dans les relations citoyens/élites, cet ouvrage les encourage à davantage côtoyer le domaine de la psychologie et, par là, améliorer le champ des connaissances théoriques et empiriques du comportement électoral.
Ilona Rezsohay
Université catholique de Louvain
CALLAGHAN John, FISHMAN Nina, JACKSON and McIVOR Martin eds, In Search of Social Democracy. Responses to crisis and modernisation, Manchester and New York, Manchester University Press, 2009, 305 p.
8Les seize contributions rassemblées dans cet ouvrage collectif sont issues d’un cycle de trois conférences internationales, préparé par un groupe d’historiens britanniques depuis l’automne 2003. Alors qu’un premier volume, paru en 2007, traitait de « l’Age d’Or » de la social-démocratie [1], le présent opus est consacré à l’évolution de cette famille politique depuis la fin des années 1970, marquées par une crise économique qui déstabilisa les partis sociaux-démocrates, autant sur le plan électoral qu’idéologique. Le retour au pouvoir de nombreux partis s’étant accompagné d’une « révision » de leurs valeurs et de leurs propositions, c’est ce changement d’identité qu’interroge ce livre. Quelles ont été ses modalités ? A-t-il été uniforme ? Était-ce le seul chemin possible ? Les directeurs de l’ouvrage, qui assument le fait de ne pas avoir imposé de « ligne idéologique », soulignent dans l’introduction que malgré une littérature abondante, la modernisation de la social-démocratie n’avait jamais été envisagée en détail en intégrant les expériences gouvernementales de la fin des années 1990 et du début des années 2000. Ils justifient également leur volonté de se concentrer sur l’Europe de l’Ouest en rappelant que cette aire géographique fut le berceau et le cœur d’une longue tradition social-démocrate.
9Trois parties structurent l’ouvrage. La première porte sur les causes de la crise ayant touché les sociaux-démocrates à partir de la fin des années 1970, et aux défis auxquels ils ont dû faire face. Le premier chapitre s’interroge sur les raisons du tournant néolibéral adopté par la social-démocratie européenne. Ashley Lavelle, à travers l’étude des cas allemand, suédois et australien, affirme que c’est l’effondrement du boom économique de l’après-guerre qui en est la cause. La crise rampante qui dure depuis 1974 aurait empêché les sociaux-démocrates d’œuvrer en faveur du progrès social sans que leur action ne remette en cause les profits des détenteurs de capitaux. Avec l’effondrement de la croissance, les solutions keynésiennes rentraient en conflit avec les exigences du capital. Dès lors, s’est opéré le choix - sous contrainte - de politiques néolibérales. Ce n’est donc pas dans l’idéologie qu’il faudrait chercher l’origine du tournant néolibéral, mais dans un changement de la situation économique et dans l’échec des politiques keynésiennes. Ce n’est que dans un second temps que la faillite de ces politiques a été utilisée par les tenants du néolibéralisme pour mieux asseoir leur domination idéologique. L’auteur conclut en estimant que seul un retour (improbable) à l’équation économique des Trente Glorieuses permettrait de revenir sur la « néo-libéralisation » de la social-démocratie. Le second chapitre permet toutefois d’amender l’idée d’une « néo-libéralisation » commune à tous les partis sociaux-démocrates. À partir d’une étude comparée des données économiques de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni depuis 1970, Norman Flynn souligne que si la pression sur la fiscalité est une réalité commune, les réponses à la crise ont été différentes, seule l’Angleterre ayant opté pour une dérégulation poussée du marché du travail (moyennant des résultats d’ailleurs discutables). Par ailleurs, l’auteur soutient que sur l’échelle mondiale, les similarités des systèmes de protection sociale étudiés ici sont fortes et l’emportent sur les différences. Selon lui, les politiques sociales n’ont pas été profondément démantelées : « the trends of the three decades from 1970 are surprising not because of the collapse of the social democratic model but because of its persistence » (p. 51). Le chapitre 3 clôt cette première section en évoquant l’idée que le futur du socialisme [2] pourrait être un futur… sans socialisme ! Sans accréditer complètement cette hypothèse radicale, Noel Thompson souligne néanmoins à quel point la liberté de circulation des capitaux restreint l’autonomie de toute stratégie sociale-démocrate inspirée des principes keynésiens. Alors que la crise économique a sapé les fondations de la social-démocratie décrite par Crosland en 1956 (économie mixte, politique de redistribution fiscale, système avancé de protection sociale…), la social-démocratie serait donc aujourd’hui la proie d’un dilemme redoutable : soit la fuite en avant dans la radicalité socialiste, au risque de négliger les contraintes de la globalisation et de réduire à peau de chagrin sa base électorale ; soit la prise en compte de la puissance économique et idéologique des forces du marché, au risque de dissoudre son identité progressiste. « Electoral suicide or ideological death » (p. 67) ! L’auteur laisse cependant entendre qu’il existe un espace de dépassement de cette alternative mortifère, qui ne résume pas à la Troisième voie blairiste.
10La seconde partie de l’ouvrage est une suite d’études de cas examinant les réactions respectives des différents partis sociaux-démocrates à la crise. La politique économique du PS durant le mandat de Lionel Jospin est analysée par Ben Clift, qui y voit l’illustration du manque de pertinence des thèses sur « la fin de la social-démocratie ». Il serait selon lui un peu court de se contenter d’évoquer le tournant de la rigueur de 1983 pour conclure à la mort idéologique du socialisme français. Sa « renaissance » se lirait dans le dirigisme économique de la mandature de Lionel Jospin, lequel aurait prouvé qu’à condition de préserver la crédibilité économique du pays face aux marchés financiers, un gouvernement peut conduire une politique keynésienne en faveur du plein emploi et de la justice sociale. Même dans un contexte, certes difficile, de dérégulation des marchés et de contraintes liées à la monnaie unique, un « activisme social-démocrate » resterait donc possible. Consacré à l’évolution du PSOE [3] depuis 1974, le chapitre 5 insiste, quant à lui, sur la capacité d’innovation et la plasticité idéologique du parti socialiste espagnol. Ayant adopté un label marxiste pour s’imposer dans l’opposition de gauche, le PSOE s’est en effet vite délaissé de ses oripeaux radicaux pour devenir un « catch-all party », et ainsi conquérir le pouvoir. Sans se confondre avec la droite néolibérale, le PSOE a mené une politique économique plutôt orthodoxe : il aura fallu une grève générale en 1988 pour que les dépenses sociales soient augmentées, tandis que depuis 2004, Zapatero a choisi la continuité avec la politique économique menée par la droite. C’est davantage sur le terrain des réformes sociétales et des libertés civiles que le PSOE a su être innovant et se constituer une large base électorale. Il faut souligner ici que l’histoire du PSOE, en raison de la dictature franquiste, n’a pas été la même que celle des bastions traditionnels de la social-démocratie. « If the PSOE had an ideology, it was an amalgam of ‘Europeanisation’/‘modernisation’ rather than socialism » (p. 108). Le chapitre 6 traite de la social-démocratie suédoise, souvent présentée comme le modèle à suivre, conciliant la compétitivité économique et un État-Providence très développé. Néanmoins, Dimitris Tsarouhas explique comment la crise économique a entamé l’unité du mouvement ouvrier, et contraint le SAP [4] à des politiques d’austérité qui ont dégradé son lien historique avec les syndicats [5]. Malgré la fin du modèle suédois de dialogue social (les négociations centralisées ont cédé la place à des négociations au niveau des fédérations, voire, dans certains secteurs, à des salaires individualisés), de nombreux facteurs ont contribué à la reconstruction du lien parti-syndicat, laissant entrevoir « un nouveau modèle suédois ». Cependant, l’auteur souligne sa fragilité, due à des difficultés internes (la coalition de centre-droit au pouvoir depuis 2006 semble imposer une approche de type « Workfare » étrangère à la tradition suédoise) et externes (en décembre 2007, la Cour de justice des Communautés européennes a ouvert la voie à une remise en cause des conventions collectives sur les salaires, en donnant raison à une société lettonne accusée de « dumping » social par le syndicat suédois du bâtiment), qui peuvent se révéler destructrices sur le long terme. Deux autres chapitres sont consacrés aux cas allemand et britannique. Hartwig Paul souligne d’ailleurs l’influence sur le SPD de la Troisième voie théorisée par Giddens et Blair. Étudiant le discours programmatique du parti entre 1989 et 2007, il aboutit à la conclusion que sa conception de la justice sociale a été profondément modifiée. Abandonnant la vision classiquement sociale-démocrate d’une justice comme « égalité de condition », le SPD a adopté une vision plutôt libérale, inspirée de John Rawls, d’une justice comme « égalité d’opportunités ». En clair, cela signifie que l’idée de redistribution par l’impôt n’a plus guère sa place dans le projet du SPD, lequel a par ailleurs intégré l’idée d’un marché du travail de plus en plus flexible. Selon l’auteur, les conséquences sur l’identité du SPD sont lourdes : « The SPD tried to move ‘beyond left and right’ to broaden its electoral appeal but it seems that currently it finds itself in no man’s land » (p. 143). S’agissant du New Labour en Grande-Bretagne, Éric Shaw propose d’étudier sa réforme des services publics. Là encore, l’évolution est manifeste : les méthodes de management importées du secteur privé et une compétition accrue se sont substituées à la conception du service public comme un secteur à part, reposant sur des compétences et une éthique professionnelles tendues vers l’intérêt général. Sans s’engager à tirer un bilan des réformes travaillistes, l’auteur souligne les risques de démembrement et d’inégalité du service rendu aux usagers qui en résultent. Le dernier chapitre de la section, sans doute l’un des plus stimulants du livre, est une contribution de Gerassimos Moschonas. Ce dernier y souligne que le problème de la social-démocratie consiste notamment en la perte de son originalité concernant le traitement de la question sociale. Or, la construction européenne, à laquelle les sociaux-démocrates ont œuvré avec enthousiasme, représente un obstacle à la résolution de ce problème, pour trois raisons. Premièrement, le caractère conservateur des institutions européennes limite toute prétention à un changement de direction politique, ce qui est un handicap certain pour les partis progressistes qui souhaiteraient évoluer vers plus d’« Europe sociales ». Deuxièmement, les sociaux-démocrates sont confrontés à un double piège institutionnel, qui limite leur marge d’action tant au niveau national qu’au niveau communautaire : alors que les prérogatives du premier ont été rognées, le second est resté « bloqué » sur une logique néolibérale. Troisièmement, l’Union européenne encourage le changement d’identité de la social-démocratie et notamment sa néo-libéralisation, tandis qu’elle décourage ses composantes historiques les plus identitaires. L’auteur en conclut que même si l’hégémonie idéologique est une condition importante de la domination politique, les institutions dans lesquelles évoluent les partis « comptent aussi ». Dans le cas de l’UE, elles sont clairement défavorables à la social-démocratie.
11La troisième et dernière partie de l’ouvrage rassemble des contributions relevant de la pensée politique et envisage les pistes disponibles pour un renouveau idéologique de la social-démocratie. Le chapitre 10 est consacré aux débats dans la pensée socialiste britannique, à propos de la réalisation par chaque individu de son potentiel et de ses ambitions. Dès la fin du 19e siècle, indique Jeremy Nuttall, le combat contre la « servitude spirituelle » a rejoint le combat contre la « servitude matérielle ». Il était entendu que le progrès économique et social devait permettre le progrès culturel et moral. Ces préoccupations sont devenues particulièrement prégnantes avec le succès du discours néolibéral vantant la réalisation de soi et l’absence d’entraves aux déploiements de l’ambition personnelle. À tel point que dans le discours du New Labour, par exemple, la responsabilité des individus dans leur sort a pu être surestimée par rapport au poids des structures sociales. Dans le chapitre 11, Kevin Hickson soutient que les idées développées par Crosland, contrairement aux représentations habituelles, conservent toute leur pertinence. Il aurait le mérite de proposer une définition plus ambitieuse de la social-démocratie que celle de la Troisième voie, en plaçant notamment l’égalité (d’opportunité mais aussi de condition !) au cœur du logiciel social-démocrate. Même si l’argumentation de l’auteur est parfois un peu rapide, il s’attache à réfuter le credo néolibéral selon lequel les changements économiques condamneraient les politiques sociales-démocrates, en relativisant les contraintes de la globalisation et en soulignant qu’en matière économique, les résultats des politiques néolibérales n’ont pas été meilleurs que lorsque le paradigme social-démocrate dominait. Ben Jackson entend, quant à lui, démontrer que la rhétorique utilisée dans le passé par les progressistes pour justifier les politiques de redistribution fiscale, peut encore être une source d’inspiration. Il relève ainsi trois aspects essentiels de cette rhétorique : jouer sur l’émotion (en opposant le bien commun au comportement prédateur des « riches »), faire appel à la raison, mais en recourant à des valeurs comme la justice et la sécurité économique plus qu’à une rhétorique égalitariste, et enfin émettre le message que les problèmes économiques peuvent se résoudre collectivement, par la volonté et l’action politiques. Or, l’auteur remarque que c’est bien souvent un discours économique fataliste qui domine dans l’expression actuelle des progressistes. Le chapitre 13, rédigé par Martin McIvor, tente d’évaluer dans quelle mesure la pensée républicaine peut contribuer à renouveler l’idéologie de la gauche. Le paradigme républicain contient deux idées phares pouvant être réappropriées par les sociaux-démocrates : d’une part une critique de tout pouvoir arbitraire restreignant la liberté (ce peut être un pouvoir despotique, mais aussi un pouvoir économique), et d’autre part la conviction que la véritable liberté ne peut s’obtenir que par l’action collective. L’auteur craint cependant qu’un néo-républicanisme prônant une démocratie de petits propriétaires et pourfendant la concentration des richesses, soit trop « décalé » par rapport à la réalité d’une économie globalisée, d’interdépendance, et surtout empêche la recherche de nouvelles formes d’actions visant le contrôle collectif de la vie économique. Enfin, dans un chapitre 14 à la construction un peu décousue, Adrian Zimmermann se livre à une rétrospective de l’idée de démocratie économique, qui est selon lui au cœur de l’identité social-démocrate. Revenant sur les moments de débats à propos des projets de socialisation de l’économie, de démocratie industrielle, etc. il entend mettre en valeur des alternatives oubliées dont la social-démocratie devrait s’emparer pour prolonger les combats défensifs des syndicats par des propositions offensives. Le dernier mot revient à Nina Fishman, qui revient de façon plus personnelle et dans un style alerte sur l’avenir de la social-démocratie. Si elle se révèle optimiste quant à son futur hors de l’Europe et des États-Unis, dans les nouvelles économies industrialisées, elle avoue son pessimisme quant à son futur sur le Vieux Continent (à l’Ouest, les leaders politiques se seraient décrédibilisés auprès des électeurs dans leur course au pouvoir et aux postes, à l’Est, les leaders ne parviendraient pas à prouver leur radicale différence d’avec les ex-partis communistes, et les vingt-cinq pays de l’UE sont confrontés à son profond problème de déficit démocratique).
Cet ouvrage présente les qualités et les défauts de tout ouvrage collectif. Au chapitre des premières (les plus nombreuses), on notera la clarté du propos, ainsi qu’évidemment la richesse des contributions proposées, qu’il s’agisse de l’éventail des pays analysés, ou de la diversité des approches mobilisées : histoire, science politique, philosophie politique… cet entrecroisement des disciplines nous paraît fécond pour qui veut étudier l’évolution de la social-démocratie dans sa complexité. En outre, l’appareil éditorial de l’ouvrage est soigné, avec notamment de nombreuses références complémentaires à la fin de chaque chapitre, qui permettent au lecteur intéressé d’aller plus loin. À propos des limites de l’ouvrage, le prix à payer de la diversité des contributions est l’absence de ligne commune et le (léger) déficit de cohérence qui en résulte. L’exemple le plus probant nous semble être celui de l’évaluation de l’importance du tournant néolibéral de la fin des années 1970. Alors que celle-ci est soulignée par Lavelle ou Thompson, elle est en revanche fortement relativisée par Flynn. Ce dernier juge en effet que le modèle social-démocrate européen ne s’est pas du tout désagrégé, quand Moschonas note que l’hégémonie néolibérale s’est traduite en Europe par une néo-libéralisation particulièrement profonde et cohérente de la social-démocratie européenne. Plus fondamentalement, un regard plus large sur les rapports entre l’évolution de la famille sociale-démocrate et l’évolution des systèmes de partis en Europe de l’Ouest aurait été souhaitable. En effet, l’érosion de la dimension économique des clivages politiques a amené Seymour Lipset à prophétiser une américanisation du socialisme européen [6], lequel aurait perdu sa spécificité sur la question sociale pour devenir une gauche libérale, cousine des Démocrates états-uniens. Une discussion de cette thèse, à la lumière des huit années ayant suivi l’article de Lipset, aurait été bien venue. Elle aurait pu se nourrir de l’hypothèse développée par certains politistes de l’émergence d’un nouveau clivage culturel entre gagnants et perdants de la mondialisation [7], qui viendrait bouleverser l’espace de la compétition partisane. Malheureusement, les analyses produites par les auteurs ignorent ce champ d’investigation de la science politique, et envisagent les difficultés des sociaux-démocrates européens essentiellement dans leur rapport à la politique économique et sociale (ce qui n’est pas le cas, il est vrai, du chapitre consacré au PSOE, dont l’auteur souligne justement la capacité à innover sur le terrain culturel, alors qu’il ne s’est que peu différencié de la droite sur le terrain économique).
Malgré ces quelques remarques, qui sont davantage des appels à prolonger l’analyse, il faut insister sur le fait que cet ouvrage, qui propose un nombre important de contributions et d’études de cas inédites, s’imposera sans doute comme une référence pour qui s’intéresse à l’évolution récente de la social-démocratie européenne.
Fabien ESCALONA
PACTE-IEP de Grenoble
Notes
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[1]
CALLAGHAN J. et FAVRETTO I., (dir.), Transitions in social democracy : cultural and ideological problems of the golden age, Manchester et New York, Manchester University Press, 2007.
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[2]
Le chapitre fait référence à l’ouvrage d’un célèbre théoricien britannique de la social-démocratie : CROSLAND C.A.R., The Future of Socialism, London, Cape, 1956.
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[3]
Parti socialiste ouvrier espagnol.
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[4]
Le Parti social-démocrate suédois des travailleurs.
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[5]
HINNFORS J., Reinterpreting social democracy. A history of stability in the British Labour Party and Swedish Social democratic Party, Manchester, Manchester University press, 2006.
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[6]
LIPSET S.M., « The Americanization of the European left », Journal of Democracy, vol. 12 n°2, 2001.
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[7]
KRIESI H., GRANDE E., LACHAT R., DOLEZAL M., BORNSCHIER S., FREY T., West European Politics in the Age of Globalization, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.