Notes
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[1]
C’est un ouvrage qui prolonge d’autant bien cette note de lecture qu’il se rattache explicitement (dans la conclusion), lui aussi, à un héritage pragmatiste. Voir SENNETT R., The Craftsman, London, Allen Lane, 2008.
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[2]
Pour une esquisse du parcours de recherche par Bruno Jobert lui-même, cf. JOBERT B., « Rhétorique politique, controverses scientifiques et construction des normes institutionnelles : esquisse d’un parcours de recherche », in FAURE A., POLLET G. et WARIN P., (éds.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, Logiques Politiques, 1995, p. 13-24.
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[3]
GARRISON J., (ed.), Reconstructing Democracy, Recontextualizing Dewey, New York, State University of New York, 2008.
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[4]
Celle-ci renvoie à ses travaux récents sur la société civile, cf. JOBERT B. and KOHLER KOCH B., (eds), Changing Images of Civil Society, London/New York, Routledge, 2008.
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[5]
RAFTER N. H., Creating Born Criminals, Chicago, Illinois University Press, 1997.
Olivier GIRAUD, Philippe WARIN P., (éds.), Politiques publiques et démocratie, Paris, La Découverte/Pacte, 2008, 428 pages
1« Jalons pour redimensionner l’analyse des politiques publiques »
2Un spectre hante l’analyse des politiques publiques : celui de ne plus avoir à rien dire de nouveau sur le politique. Cela serait en quelque sorte la rançon de la gloire. Des enseignements se multiplient, des ouvrages d’introduction prolifèrent, des séminaires et des colloques internationaux n’ont de cesse de voir le jour, des numéros thématiques de revue se posent sur l’une ou l’autre approche ; les groupes de travail « politiques publiques » à l’œuvre dans les différentes associations de science politique ont un rythme de croisière leur permettant d’explorer certains enjeux méthodologiques et épistémologiques, la littérature anglo-saxonne est désormais lue et débattue. Quiconque publie en relation avec les « politiques publiques » aura donc l’occasion de puiser dans ce laboratoire et de s’inspirer de ce qui constitue, incontestablement, un renouvellement profond dans la science politique. Mais une question se pose : comment maintenir vivaces les efforts de discussion et de critique dans un telle ambiance qui s’ouvre presque nonchalamment à une routinisation et à une répétition ? Une des clefs réside, selon nous, dans notre capacité collective à prendre le temps et à œuvrer, avec minutie et travail, à des enquêtes qui ressemblent de proche en proche au travail, parfois lent, de l’artisan. Car enquêter ne se limite pas seulement à procéder à un terrain entendu comme démarche strictement méthodologique mais aussi, tout simplement, à lire dans le texte, et à relire encore. Ce n’est pas original, on en conviendra. Mais la rencontre avec les textes, anciens ou non, avec les personnes, avec les lois, avec les dispositifs politiques, avec les concepts, avec les organisations, avec le temps, en un mot avec les politiques publiques, demande et aiguise ces facultés d’un chercheur artisan - finement discuté par R. Sennett dans son ouvrage The Craftsman [1] – et non pas manager. Mais cela est une autre histoire. Quoique.
3Politiques publiques et démocratie, ouvrage dirigé par Olivier Giraud et Philippe Warin, s’ouvre, dès l’introduction et sur la quatrième de couverture, sur une critique des approches managériales des politiques publiques. Cela n’est pas une de ces formules à l’emporte-pièce. L’argument est pensé. Et le fil rouge de cet ouvrage se situe précisément dans la redécouverte, conjointe, de la démocratie et des politiques publiques. Il y a plus que cela. Cette ambition se lit aussi, en creux, comme une forme d’hommage aux travaux séminaux de Bruno Jobert, directeur de recherche émérite CNRS et figure du PACTE (Politiques publiques, Action politique, Territoires) à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble. Aujourd’hui, les notions de « référentiel », forgée avec Pierre Muller, de « forum » ou d’« arène » sont autant d’outils incontournables à tout enquêteur en science politique. Il y a plus que cela, pourtant. Ainsi les directeurs de l’ouvrage se sont refusés à céder à des « Mélanges ». Si ce choix peut surprendre, le lecteur se rendra vite compte que cet ouvrage, son économie et sa dynamique, permettent de maintenir vivaces les efforts de discussion et de critique au sein de l’analyse des politiques publiques. Ce qui n’est pas peut dire.
4Certains auteurs ont parlé de « l’Ecole de Grenoble » pour désigner les travaux d’analyse des politiques publiques réunissant Bruno Jobert, Pierre Muller sans oublier la figure de Lucien Nizard – on reviendra sur le chapitre de Jean Leca et Pierre Muller approfondissant le tableau de manière stimulante. Il est évident que des affinités théoriques se sont progressivement développées, cristallisées lors d’enquêtes et rendues publiques par des ouvrages et articles. Ces affinités théoriques ont aussi été mises à l’épreuve du débat et de discussions critiques. Et cet ouvrage dirigé par O. Giraud et P. Warin ne s’en cache pas : il cherche effectivement à prolonger ces efforts. Prolonger ne signifie pas reproduire, répéter ou unifier. Le chapitre de P. Zittoun sur la politique du logement l’illustre bien, en s’interrogeant, au fil de critiques et d’arguments qui ne cèdent en rien au simplisme, sur le possible déplacement théorique du « référentiel » vers un « énoncé » de politique publique. Le lecteur avide d’apôtres qui suivent à la lettre la parole de maîtres sera déçu. Plus que d’être (ou non) cité dans un papier, souvent à partir du titre devenu pièce obligée à citer ou à partir de modes, ce qui compte, au final, c’est bien comment une enquête aide à porter et à inspirer une autre enquête. Certains courants de pensée se sont éteints à force de lectures orthodoxes et tout-terrain, « bulldozer » parfois, au risque de ne pas suffisamment s’ouvrir et s’actualiser au contact du terrain et de l’empirie. L’état d’esprit traversant Politiques publiques et démocratie est différent ; et il se situe davantage dans la mise au travail de notions et de concepts au service d’une enquête de terrain, qui « donne à voir » la dynamique, ouverte et réversible, des politiques publiques.
5L’ouvrage est solide, jalonné par dix-sept chapitres. Il est doublement enrichi par une belle et programmatique introduction, « Les politiques publiques : une pragmatique de la démocratie », sur laquelle nous reviendrons en détail et par une postface de Bruno Jobert, sobrement intitulée « Des référentiels civils ». La structure de l’ouvrage se divise en deux grandes parties, ce qui correspond, à suivre Olivier Giraud et Philippe Warin dans leur introduction, à deux propositions analytiques qui ressortent des travaux de Bruno Jobert. La première partie porte sur « les dynamiques et les transformations des idées tout au long des processus de production des politiques publiques » (p. 24). La seconde partie approfondit « les effets des régimes de politique publique sur les formes de démocratie » (p. 24).
6Cet ouvrage échappe au trope, parfois pourtant réel dans les travaux collectifs, d’une démarche strictement franco-française. Le lecteur pourra donc découvrir, entre autres, des cas d’étude canadiens sur l’investissement social (P. Dufour, A. Dobrowolski, J. Jenson, D. Saint-Martin, D. White), suisse (Y. Papadopoulos) et péruvien (B. Revesz), en plus de lire une « plume » américaine bien connue des analystes (V. Schmidt) qui se penche sur l’Union européenne. La grande diversité des types et secteurs de politiques publiques est un autre trait marquant : politiques sociales en France (J-C. Barbier, B. Palier, A. Gauron) et en Europe (F-X. Merrien), l’éducation et la formation tout au long de la vie (E. Verdier), politiques territoriales (E. Négrier), politiques du logement (P. Zittoun), politiques en matière de science et de technologie (D. Braun), politiques participatives (J-P. Gaudin), ou aussi les processus de judiciarisation (J. Commaille), la question des risques collectifs (C. Gilbert), la souveraineté (B. Théret) ou, les conditions d’émergence de l’étude des politiques publiques « à la française » (J. Leca et P. Muller).
7Quelle est l’hypothèse de l’ouvrage ? Elle est formulée dans l’introduction, qui assurément, mérite le détour. Non pas une hypothèse, somme toute assez convenue, sur les transformations des théories et des pratiques de politiques publiques. Non pas une hypothèse qui « dévoilerait » la pensée de Bruno Jobert, et qui expliquerait tout phénomène relatif aux politiques publiques. On a affaire à une hypothèse qui ose et qui, aussi, a le mérite de déplacer le regard et de procéder à un réel travail interprétatif autour de Bruno Jobert mais pas exclusivement, loin d’être une redite encyclopédique de son travail. Olivier Giraud et Philippe Warin affirment que : « Le pragmatisme constitue la cohérence d’ensemble. Certes, l’analyse présente parfois davantage des hypothèses sur les modèles explicatifs que des résultats factuels, produits par des recherches de terrain. Toutefois l’ensemble, nécessairement hybride, est en permanence travaillé par une visée pragmatiste dont le but est de comprendre les pratiques par lesquelles des acteurs produisent une signification normative partagée » (p.17). Le tournant pragmatiste est donc convoqué à la barre. Voilà qui aura de quoi étonner, voire bousculer un peu le mainstream. Cette piste n’est pas posée « à la légère », et donne envie de poursuivre cette conversation, pour dire en quoi elle commande des éclaircissements, appelle à des ajustements et ouvre à d’autres chantiers. Voilà un premier gage d’oxygène et de fraîcheur. Poursuivons.
8« Les politiques publiques sont fondamentalement une pragmatique de la démocratie » (p. 8), telle est la démonstration au cœur de cet ouvrage. Par là, il estime pouvoir échapper à un double biais : dépasser un abord strictement technocratique du politique et aller au-delà d’une lecture en termes de domination pure. Dans le premier cas, il s’agit de réfuter un faisceau de conceptions et postulats, divers, mais qui partent tous de l’hypothèse selon laquelle les politiques publiques se défont progressivement d’un horizon démocratique. L’introduction s’attache à montrer comment étudier les politiques publiques outille la compréhension et l’analyse de la question démocratique, cette jonction politiques publiques-démocratie ayant été quelque peu minorée ces derniers temps. En fait, au fil de la lecture, on se rend compte que le versant négatif de l’argumentaire (échapper à un biais technocratique) est complété par un versant positif qui se nourrit au travail de B. Jobert : explorer ce que sont et font politiquement les politiques publiques. Dans le prolongement, le lecteur sentira aussi que plusieurs pistes, éparses mais stimulantes, sur la conception « anthropologique » de l’ordre politique (et sous-jacente au concept de référentiel) ne demandent qu’à s’épanouir davantage, peut-être dans d’autres ouvrages à venir – ce que l’on souhaite vivement. On remarquera d’ailleurs que l’appellation « approche cognitive », pourtant devenue presque un label dans la littérature spécialisée, disparaît quasi totalement dans cette introduction. Pourquoi ? Est-ce significatif selon les auteurs ? Un abord plus anthropologique, ouvert tant aux lectures « micro » qu’aux enjeux « macro », ne permettrait-il pas de redimensionner les études de politiques publiques ?
9Dans le second cas, et en intime relation avec ce qui vient d’être dit, « pragmatiser » l’étude des politiques publiques invite à disposer d’un arrière plan pluraliste, capable de saisir les oscillations, les inflexions, le mouvement au cœur des politiques publiques, bref leur dynamique. Plus que la notion de diversité, usée par les auteurs, s’équiper de ce pluralisme permet de renouer avec la philosophie pragmatiste américaine de William James et John Dewey et, aussi, plus directement avec une constellation de travaux de sociologie politique oeuvrant à une lecture non réductionniste (et non stratégiste) du pouvoir. L’introduction, s’adossant à nouveau à B. Jobert, souligne avec justesse l’importance de penser « l’accès à la domination » comme ouvert, capable de décrypter l’incertitude à l’œuvre dans les politiques publiques, et non pas à partir d’une grille figée de la domination.
10L’introduction prend soin de rappeler un point important, loin de tout fétichisme méthodologique : s’aventurer vers ces chantiers de recherche s’accompagne d’un travail de terrain minutieux, long, parfois lent, qui n’est pas sans rappeler la figure de l’artisan évoqué plus haut. On le voit bien, à la lumière de ces quelques commentaires : les travaux de B. Jobert sont revisités, redimensionnés, s’ouvrant sur des possibles et un « à venir ».
11Plusieurs questions restent toutefois en suspend, ce qui ne sape en rien l’éclat et la force de cet ouvrage. Nous en développerons deux dans cette note critique.
121° D’abord, et ce n’est quand même pas si négligeable : qu’en pense Bruno Jobert ? Non pas qu’il soit sommé de dire si oui ou non il serait d’accord avec le portrait [2] - qui d’ailleurs n’en est pas un. Mais plutôt comment, dans quelle mesure et jusqu’où se réapproprie-t-il les pistes suggérées non seulement dans cette introduction mais aussi dans les dix-sept chapitres? La postface qu’il signe donne un aperçu, certes témoigne d’affinités théoriques (particulièrement avec le chapitre de V. Schmidt – discuté plus loin). Autre interrogation : comment faire coexister à la fois une « approche structurelle du politique » (p.10) - et le langage qui l’accompagne, celui des intérêts contradictoires, du système et sous-système, etc. - et une sensibilité pragmatiste ? On aurait aimé avoir une discussion à bâtons rompus qui permette au lecteur de situer, mieux encore, les inclinaisons et les potentialités du laboratoire de B. Jobert.
132° Quid de la portée pratique de ces travaux pour la démocratie et pour les politiques publiques ? Une visée politique, issue de Harold D. Lasswel, est pourtant mobilisée dès la troisième ligne : il s’agit « d’améliorer la pratique de la démocratie » (p. 7). Le lecteur se dit logiquement qu’il croisera, à un moment de sa lecture, les ressorts politiques et la portée pratique de cette réflexion originale mêlant politiques publiques et démocratie. Le lecteur restera sur sa faim. Plus loin, l’introduction signale que « l’opération proposée est scientifique, car le but est de réaffirmer la place de l’analyse des politiques publiques. Celle-ci n’est pas simplement une spécialité dédiée à la lecture de l’action gouvernementale, elle a l’ambition d’une étude totale de la fonction régulatrice » (p. 8). Rappelons-le sans détour : cette ambition est honorée. Mais cela ne dissipe pas cette gêne que l’on ressent dès lors que les effets potentiels de telles enquêtes sur la cité ne sont pas explicités. Cela est d’autant plus dommage que l’héritage pragmatiste, qui inspire cet ouvrage, ne manque pas, dans les travaux passés et actuels [3], à discuter sa portée et ses limites pour l’action démocratique, pour les valeurs et les institutions, et aussi pour les acteurs de la démocratie. Bref, discuter les conséquences pratiques de la théorie n’est pas hors propos, à plus forte raison pour les enquêteurs de sensibilité pragmatiste. En outre, plusieurs chapitres (J.-P. Gaudin et Y. Papadopoulos) offrent des prises qu’il aurait été opportun de discuter plus avant. Qu’on comprenne bien notre critique : loin de nous l’idée de dire que ces enquêtes ne sont pas porteuses d’un horizon politique et démocratique, qu’il faudrait davantage de « problem solving » ou aller vers des engagements politiques plus radicaux. Notre critique demande plus de savoir situer et questionner la portée pratique de telles enquêtes, ce qui ne manque pas d’être fait, souvent généreusement d’ailleurs, par les « approches managériales », que cherche à dépasser cet ouvrage.
14Chacun des dix-sept chapitres dialogue avec un coin du laboratoire, avec certaines pièces et avec certaines notions qui ont été forgées par B. Jobert. On ne pourrait pas détailler tous les chapitres. On voudrait ici se pencher sur un chapitre de chaque partie et les faire ricocher, pour ainsi dire, sur la postface de B. Jobert, où cette note critique se conclura.
15Le chapitre de Jean Leca et Pierre Muller porte sur l’émergence et le développement de l’analyse des politiques publiques en France. Au début, le lecteur a l’impression étrange d’assister à une description, bien informée, d’une poignée de « grands hommes » et de leur influence sur une nouvelle orientation de la science politique. Mais ce chapitre offre autre chose : il promène le lecteur non seulement du côté des individus « passeurs », mais aussi pointe le terreau idéologique et le cadre institutionnel, les logiques de centres de recherche, l’apport de séjours aux États-Unis, la portée de rencontres inédites, la mise sur pied, tâtonnante, d’enquêtes et d’approches, etc. Il remet aussi les pendules à l’heure dans un espace où on croit savoir d’où vient « l’approche cognitive » ou, ce qu’a été l’influence du marxisme, etc. Avouons que ce texte a immédiatement percolé dans notre cours consacré à l’Introduction à l’étude des politiques publiques (à l’Université libre de Bruxelles). Gageons que d’autres enseignements et enseignants puissent s’inspirer de ces utiles rappels, nuances et précisions. Ce chapitre restitue le contexte politique, institutionnel et scientifique, entourant les travaux de B. Jobert. En conclusion, il esquisse des pistes de réflexion sur trois paradoxes : la faible démarche comparative, le délicat rapport à l’action et l’intégration ambiguë dans la science politique. Chaque paradoxe appellerait, comme l’indiquent J. Leca et P. Muller, de plus amples discussions, sur le rôle de la présente Revue Internationale de Politique Comparée ou sur cette tension, que l’introduction de l’ouvrage aurait gagné à affronter et approfondir : « L’analyse des politiques publiques « à la française » peut ainsi se trouver prise entre le marteau de ceux qui la considèrent comme trop proche des décideurs (« quel est finalement votre apport à la science politique ? ») et l’enclume de ceux qui la jugent peu pertinente pour la décision (« vous ne servez à rien pour mener une politique « problem solving ») (p. 63).
16Le chapitre portant sur la démocratie représentative en Europe est rédigé par Vivien A. Schmidt. Il est intéressant car il se nourrit directement au travail de B. Jobert. Le lecteur a l’impression, agréable, que ce chapitre et la postface de B. Jobert se prolongent mutuellement, notamment au départ d’une approche en termes d’« institutionnalisme discursif » qui « analyse les idées et les discours non seulement comme un « texte », en examinant ce que disent les leaders nationaux, mais également en prenant en compte les idées et les discours dans un contexte, en observant la façon dont les différents environnements institutionnels entraînent des différences au niveau de « qui parle, de quoi, où, et pourquoi ? » (p. 341). Il faudra toutefois attendre la conclusion du chapitre pour mieux saisir l’opérationnalisation et les ressorts de cet « institutionnalisme discursif » (ID) – certes décrit et discuté ailleurs par V. Schmidt – face à l’institutionnalisme historique (IH) et de choix rationnel (IR). Certains traits associés à l’ID, tels que sa « faculté à expliquer l’inattendu » (p. 359), ne sont pas suffisamment précisés et discutés pour qu’ils puissent devenir conséquents et échapper à un travers déterministe, pourtant critiqué avec force par V. Schmidt.
17Concluons par la postface de Bruno Jobert [4]. D’emblée elle assume les affinités avec « l’institutionnalisme discursif » développé par V. Schmidt. Dans L’État en action, signé avec P. Muller en 1987, trois dimensions forgent le référentiel de politique publique : cognitive, normative et instrumentale. B. Jobert présente ici une quatrième dimension du référentiel en relation avec « les conditions du débat politique » (p. 407). L’intrigue de départ est la suivante : comment décrypter la vertigineuse plasticité notionnelle de la société civile et, à la fois, sa circulation puissante au sein d’arènes, d’organisations et d’acteurs aux profils politiques et idéologiques si variés ? Cinq critères permettent de construire quatre modèles de référentiel civique : le diagnostic, le rapport au politique, le champ, la relation aux intérêts et les savoirs mobilisés. Ces quatre référentiels civiques seront construits à partir d’une architecture – chaque fois – singulière de la société civile : la modernisation tutélaire, le modèle néo-conservateur, la Troisième voie transatlantique et le modèle intégrateur. Grâce à ce travail, le lecteur voit plus clair et peut désormais identifier les dynamiques politiques et intellectuelles complexes qui sont en cours avec ces « société civile ». En filigrane, le modèle semble hésiter entre une lecture chronologique soulignant le passage d’un modèle à l’autre pour finir, semble-t-il, au modèle intégrateur, lié aux politiques délibératives et aux « forums hybrides », et une lecture où chaque référentiel correspond à une « possible réorientation du régime de citoyenneté » (p. 421). Au final, répétons-le, Politiques publiques et démocratie est à lire. Cet ouvrage a une grande qualité : il parvient à maintenir et à stimuler les efforts de discussion et de critique au sein de l’analyse redimensionnée des politiques publiques.
18Fabrizio CANTELLI
19GRAP (Université Libre de Bruxelles)
Charles TILLY, Sydney TARROW, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, 396 pages
20Les Presses de Sciences Po nous proposent la traduction de l’ouvrage de 2006 de Charles Tilly et Sydney Tarrow, Contentious Politics (Colorado, Paradigm Publishers). Ce livre très didactique possède une grande clarté d’écriture qui évite soigneusement tout jargon. Il opte pour une définition systématique des concepts utilisés (répertoire, etc.), ces définitions étant rappelées en annexes. Les études de cas sont présentées sous forme d’encarts synthétiques et ont pour but d’illustrer les concepts décrits plutôt que de proposer une véritable base empirique à la démonstration. L’ouvrage propose par ailleurs une méthodologie et fourmille de conseils. Il semble par conséquent davantage s’adresser à des personnes en situation d’apprentissage de la politique du conflit qu’à des spécialistes de la thématique : « Vous obtiendrez toujours de meilleures explications en précisant les sites du conflit, en en décrivant les conditions, en en délimitant les flux les plus pertinents, en en explicitant les principaux résultats, en en repérant les mécanismes vitaux pour les recombiner ensuite en processus, et en vous livrant à des comparaisons avec des cas similaires » (p. 84-85). La limite qui accompagne cette posture didactique est qu’elle tend à présenter un point de vue situé sur les phénomènes décrits qui laisse de côté des questions importantes concernant les mêmes phénomènes et délégitime certaines méthodes établies, comme l’analyse de discours : « Il y a beaucoup à apprendre dans ce que disent ou, plus tard, écrivent, les participants [d’un épisode majeur]. Mais la mémoire est sélective, et puis nul acteur, aussi bien placé soit-il, ne peut avoir directement pris part à toutes les actions d’un épisode donné. On en saura davantage en étudiant ce que font les gens [au moyen de l’analyse de dépêches d’agences de presse] » (p. 72). Par exemple, si les formes de la mobilisation sont au cœur de l’analyse dans leurs liens avec le régime politique, les aspects relatifs à l’idéologie des acteurs en conflit sont laissés de côté.
21Le projet général du livre consiste à repérer les similitudes dans le déroulement de différentes formes de la politique du conflit, violente ou non-violente, institutionnelle ou non. Les auteurs adoptent une posture résolument comparative et affirment sans détours qu’ils n’adhèrent pas aux explications limitées à une catégorie spécifique de conflit : « L’illusion des lois générales consiste à croire que chaque catégorie de conflit mortel majeur a son caractère propre et obéit à ses propres lois : génocide, guerre civile, révolution, conflit mortel ethnique, religieux ou nationaliste, chacune de ces catégories différerait radicalement des autres et chacune aurait son propre faisceau de conditions nécessaires et suffisantes » (p. 231) . Cela ne signifie pas qu’il faille analyser le conflit de manière générale indépendamment de ses manifestations concrètes, mais plutôt que les chercheurs doivent partir de celles-ci pour ensuite analyser leurs ressemblances : « Pour décrire et expliquer convenablement la politique du conflit, il faut commencer par identifier les particularités de ses différentes manifestations – révolutions, putschs, jacqueries, conflits du travail, mouvements sociaux… – avant de découvrir ce qu’ils ont en commun » (p. 192). Pour cela, les auteurs identifient des mécanismes (« une classe d’événements qui modifient de manière identique ou analogue, dans une grande diversité de situations, les relations entre certains ensembles d’éléments ») et des processus (« une combinaison ou séquence régulière de mécanismes qui produit des transformations analogues (en général plus complexes et plus contingentes) de ces éléments », (p. 59). De fait, les premiers sont plus nombreux que les seconds, et incluent des exemples comme l’intermédiation, la diffusion ou l’action coordonnée – qui désignent des modes de propagation du conflit d’un site à l’autre ou d’un acteur à l’autre – ou encore l’appropriation sociale, l’activation de frontières, la certification et le changement d’identité – qui caractérisent les dynamiques de l’identité de l’acteur en conflit et ses liens avec l’extérieur.
22Tilly et Tarrow contribuent donc à mettre au point une boîte à outils de concepts utiles pour l’analyse des formes contemporaines de conflit, quels que soient les contextes dans lesquels elles prennent place, mais ils n’excluent pas que cette analyse comparative de cas différents aide à comprendre la dynamique d’escalade des conflits : « En comparant différentes catégories de conflit – mouvement social et guerre civile, par exemple –, on peut repérer les principaux mécanismes en jeu dans le passage de l’une à l’autre » (p. 71). Le résultat de cette analyse des similitudes entre formes de conflit reste cependant très général et bute vite sur les différences irréductibles entre celles-ci, affaiblissant par là même la portée du projet : « Si les épisodes que nous avons étudiés comportent tous une revendication adressée à des autorités, font tous appel, pour l’appuyer, à des représentations publiques, puisent tous dans des répertoires préexistants d’actions collectives, nouent tous des alliances avec des membres influents de leurs sociétés respectives et profitent tous des opportunités offertes par le régime tout en en ouvrant de nouvelles, d’énormes différences les séparent en ce qui concerne leur degré de recours aux routines institutionnelles » (p. 307). Il existe de plus un risque de circularité du raisonnement : l’hypothèse d’une unité de la politique du conflit par-delà les variations de ses formes empiriques n’est pas complètement validée par la recherche exclusive de mécanismes et de processus communs à toutes les formes de conflits.
23Dans cet objectif, les auteurs sont attentifs à ouvrir le champ de leurs investigations hors des formes classiquement associées au conflit politique, en prenant soin de définir la « politique du conflit » comme à l’intersection des champs du conflit, de la politique et de l’action collective (cf. schéma p.25), qui par ailleurs existent indépendamment les uns des autres : « lorsque le conflit, la politique et l’action collective confluent, il se passe quelque chose de particulier : le pouvoir, les intérêts partagés et les politiques publiques entrent en jeu » (p.28). Bien qu’ils aient annoncé que « nous rencontrerons dans ce livre quantité d’exemples de conflits où des acteurs privés s’affrontent entre eux ou adressent leurs revendications à des détenteurs de pouvoirs (religieux, économiques, techniques) non-étatiques » (p. 23) dans l’objectif de ne pas considérer le lien entre État et conflit politique comme allant de soi, les auteurs réintègrent de fait l’État dans les différentes analyses menées, au motif que « [dans la politique du conflit] l’État se trouve impliqué, soit en tant que destinataire de la revendication, soit comme son instigateur, soit comme tierce partie » (p. 20). La présence ou l’absence de l’État dans les conflits considérés n’est donc alors pas une variable, mais un élément structurel à prendre en compte, qui définit le caractère politique du conflit, comme dans le cas de la définition de l’« acteur politique : ensemble repérable de personnes accomplissant une action collective – soit qu’il élève une revendication, soit qu’il en soit le destinataire – dans laquelle l’État est directement ou indirectement impliqué » (p. 130). Cette posture est cohérente avec l’hypothèse majeure de l’ouvrage selon laquelle les formes de conflit rencontrées dans un contexte donné varient en fonction du régime où elles s’inscrivent. Celui-ci est défini comme « le tissu des relations régulières entre l’État, les acteurs politiques établis, leurs rivaux et adversaires, et certains acteurs extérieurs, notamment les autres États » (p. 87) et se caractérise par les variables de degré de démocratie et de capacité à mettre en œuvre des politiques publiques sur son territoire. Les auteurs ont recours au concept de structure d’opportunité politique pour expliquer comment le régime influe sur les formes de la mobilisation. Cette typologie des régimes est alors mise en relation de manière très éclairante avec une typologie des conflits : « Les régimes non démocratiques à forte capacité présentent à la fois des oppositions clandestines et de brefs affrontements qui se terminent généralement par la répression. C’est dans les régimes non démocratiques à faible capacité que l’on trouve la plupart des guerres civiles. Les régimes démocratiques à faible capacité abritent une part disproportionnée des coups d’État militaires et des rivalités entre groupes linguistiques, religieux ou ethniques. Enfin, les régimes démocratiques à forte capacité sont la terre d’élection des mouvements sociaux » (p. 105). Le régime détermine-t-il pour autant les formes du conflit ? Les auteurs ne proposent pas de réponse tranchée à cette question. Certes, les gouvernants délimitent les pratiques de protestation admises, tolérées ou interdites – la capacité du régime offre alors des moyens plus ou moins efficaces de proscrire certaines formes –, mais la protestation peut contribuer à transformer le régime, comme les auteurs le montrent dans le cas vénézuélien. Cependant, c’est principalement le régime qui permet d’expliquer pourquoi le conflit prend une forme d’affrontement mortel ou de protestation conventionnelle : « Si le conflit mortel ethnique ou religieux se trouve concentré dans les régimes non démocratiques à faible capacité, ce n’est donc pas parce que les différences ethniques et religieuses sont absentes des démocraties à forte capacité, mais parce que celles-ci savent réduire l’ampleur et le niveau d’armement des conflits de ce genre, les canaliser dans des formes essentiellement non violentes et réduire ainsi les dommages humains et matériels qui en résultent. Leur structure d’opportunité politique et leur répertoire dominant les poussent en direction des mouvements sociaux » (p. 243).
24En effet, dans les formes de conflit étudiées par les auteurs, le mouvement social tient une place primordiale, et on peut arguer que les concepts issus de la sociologie des mobilisations servent de socle à l’analyse – comme c’est le cas de celui de « répertoire », étendu aux acteurs institutionnels. Les auteurs veillent à distinguer précisément le mouvement social des autres formes de protestation car « si tout est mouvement social, il devient impossible de déterminer à quelles conditions une protestation isolée devient un mouvement social » (p. 192 ), en le définissant comme « une campagne durable de revendications, qui fait usage de représentations répétées pour se faire connaître du plus large public et qui prend appui sur des organisations, des réseaux, des traditions et des solidarités » (p. 27 ). Ici, le vocabulaire employé dans cette traduction, en particulier la notion de « représentation » (en anglais performance) mérite qu’on s’y arrête, car il est porteur d’un point de vue implicite et contestable sur la nature des mouvements sociaux. En mettant l’accent exclusivement sur l’aspect expressif des modes d’action – pour illustrer le concept de « représentation », la traductrice évoque le « théâtre, concert, cirque » (NdT p. 20) –, le risque est grand d’évacuer de l’analyse les modes d’action directe ou encore les liens établis entre mouvements sociaux et acteurs de la politique institutionnelle, en particulier les partis politiques. Plus grave dans le contexte de ce livre dédié à la comparaison des formes de politique du conflit, l’usage, fréquent en sociologie des mobilisations depuis l’invention du concept de « répertoire » par Charles Tilly, de métaphores théâtrales, obscurcit le fait que des modes d’action considérés comme expressifs et routiniers dans le contexte de démocraties à forte capacité peuvent au contraire devenir confrontationnels dans d’autres contextes. L’assertion selon laquelle « bien entendu, toutes les représentations ne sont pas aussi ordonnées, théâtrales et pacifiques que la manifestation » (p. 36) cesse d’être vraie dans les cas de conflit mortel comme l’illustre, parmi d’autres, l’exemple du Bloody Sunday nord-irlandais. Le problème qui se pose alors est de savoir si la forme du mouvement social peut exister en-dehors d’une démocratie libérale : « s’il existe une relation symbiotique entre démocratie politique et mouvement social, existe-t-il de même des relations symbiotiques entre d’autres formes de conflit et d’autres types de société politique ? » (p. 225). Plutôt que de répondre de manière tranchée à cette question, les auteurs se penchent sur la configuration passionnante des cas où « mouvement social et conflit mortel cohabitent un moment sur un même espace » (p. 27-28), qu’ils nomment « régime mixte » : « Le cas israélo-palestinien nous rappelle qu’on ne peut pas isoler le mouvement social de son contexte politique national. Il nous dit aussi qu’il existe des analogies et des entrecroisements frappants entre les mécanismes et processus qui président à la « politique mortelle » et ceux des mouvements sociaux » (p. 283). Une des qualités essentielles de cet ouvrage est de nous inciter à poursuivre la recherche dans ce sens, même s’il n’est pas sûr que l’application des concepts issus de la sociologie des mobilisations aux formes de politique du conflit mortel soit la voie la plus fructueuse à suivre.
25Brigitte BEAUZAMY
26CERAL/CADIS, Université de Paris 13-Villetaneuse
Guy GROUX, Jean-Marie PERNOT, La grève ; Olivier FILLIEULE, Danielle TARTAKOWSKY, La manifestation ; Christophe TRAÏNI, La musique en colère ; Isabelle SOMMIER, La violence révolutionnaire, Paris, Presses de Sciences-Po, coll. « Contester », 2008
27La sociologie de l’action collective et des mouvements sociaux, après avoir été longtemps marginalisée dans la sociologie politique française, constitue, depuis plus d’une vingtaine d’années, un champ de recherches foisonnant qui tend d’ailleurs de plus en plus à s’autonomiser du reste de la discipline. A elle seule, la volonté de rendre accessible, dans cette nouvelle collection de petits livres, l’état de l’art dans ce domaine apparaît donc salutaire. En une centaine de pages, ces ouvrages de synthèse offrent une mine de données et d’informations utiles sur chacune des thématiques évoquées en les resituant dans des questionnements plus généraux. Ils présentent ainsi le grand mérite de confronter la théorie à l’empirie et de ne pas sacrifier, malgré leur format, la nécessaire comparaison internationale aux facilités du regard franco-centré. A l’heure où nous écrivons, une série de quatre premiers ouvrages est déjà parue dans la collection : La Grève de Guy Groux et Jean-Marie Pernot, La Manifestation d’Olivier Fillieule et Danielle Tartakowky, La Musique en colère de Christophe Traïni et La violence révolutionnaire d’Isabelle Sommier. Chacun de ces ouvrages étudie, en prenant donc en compte la dimension comparative, les moyens et les acteurs de ces différentes formes de contestation, leur évolution historique et leur impact social, politique et culturel. La densité et la diversité de leurs propos rendant vaine ici toute tentative de résumé, il nous semble plus intéressant de nous arrêter sur quelques questionnements transversaux qui ressortent de la mise en perspective de ces analyses.
28Un premier intérêt réside dans l’ambiguïté des effets de toute entreprise de contestation, celle-ci étant toujours prise dans une dialectique de la subversion et de la régulation, de la violence et de la légitimation.
29Christophe Traïni le souligne bien à propos de la musique. Comme il le précise d’emblée, les « dispositifs musicaux » semblent indissociables du développement de toute mobilisation collective : que serait une manifestation sans musique, une révolte sans chanson ou un meeting sans hymne ? Mais si ces dispositifs musicaux accompagnent et même participent aux entreprises de remise en cause de l’ordre social, ils peuvent également juguler, en partie, des contestations plus violentes. La musique peut aussi constituer un « opium du peuple » ! Traïni évoque ainsi la musique religieuse ou le blues comme des « exutoires musicaux », tandis que d’autres musiques, qui affichaient leur dimension rebelle, telles que le rock, le punk ou le rap, n’apparaissent finalement que comme des « succédanés de contestation » dès lors qu’elles se trouvent intégrées à des logiques commerciales a priori peu compatibles avec leur visée critique.
30Ces équivoques que Traïni met en évidence à propos des usages sociaux de la musique semblent, en réalité, aussi concerner les autres formes de la protestation collective. Ainsi, la grève qui, à l’origine, porte en elle tout un imaginaire guerrier incarné dans le thème de la « grève générale » et le syndicalisme révolutionnaire théorisé par un Georges Sorel, ne se conçoit plus seulement comme protestation mais s’est progressivement imposée comme une « institution relevant de compromis sociaux historiquement fondés sur l’emploi et sur un échange de type particulier entre deux univers a priori opposés, la coalition des salariés et la concurrence capitaliste ». Selon Guy Groux et Jean-Marie Pernot, la croyance dans la rupture radicale, si elle hante durablement les mémoires voire les pratiques du syndicalisme français, n’aurait même constitué qu’un « mythe éphémère ». Signe révélateur : alors qu’à l’origine, les ouvriers qui se mobilisaient revendiquaient une certaine marginalité sociale, la sociologie des grévistes indique que la grève est de plus en plus une affaire d’insiders.
31De la même façon, Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky examinent l’institutionnalisation de la manifestation de rue. S’appuyant sur les travaux classiques de Charles Tilly, ils rappellent ainsi que cette dernière ne s’installe réellement, dans le répertoire d’action collective, qu’au milieu du XIXe siècle « une fois tournée la page des révoltes et des révolutions » avec l’émergence et l’affirmation de l’espace public et des démocraties parlementaires. Aujourd’hui, la manifestation fait figure de « mode de plus en plus routinisé d’expression politique », qui concerne même des groupes qui, pendant longtemps, lui déniaient toute légitimité (défenseurs du droit à l’avortement par exemple). Cette normalisation du recours à la manifestation autorise les auteurs à parler de « démocratie de protestation » au sens où les modalités de la participation non conventionnelle semblent moins traduire un rejet de ses formes plus classiques, tel que le vote, que s’inscrire dans une logique de continuité avec ces dernières. Tolérés, réglementés, ritualisés, ces modes de contestation perdent de leur capacité de sape de l’ordre social, mais contribuent à façonner et à faire évoluer le système de règles.
32De ce point de vue, l’institutionnalisation des conflits est généralement associée à leur pacification dont elle est à la fois vue comme la cause et la conséquence, comme l’a mis en évidence, de longue date, un auteur tel que Ralf Dahrendorf. Toutefois, l’institutionnalisation de ces mobilisations collectives peut aussi créer de nouvelles formes de radicalisation que l’attention aux formes les plus classiques du répertoire d’action collective qu’incarnent la grève et la manifestation conduit parfois à négliger, en alimentant, d’une certaine manière, la thèse d’une civilisation des mœurs contestataires.
33Or, l’idée d’une telle pacification des mouvements sociaux est peut-être, en partie, le produit d’un changement de perception lié à la césure qui s’est établie depuis les années 1960, selon Isabelle Sommier, entre l’analyse des mouvements sociaux et celle de la violence, celle-ci s’étant trouvée, dès lors, rejetée hors de son champ d’études. Ainsi, Isabelle Sommier rappelle que les « années 1968 » ont ouvert, en Europe comme aux États-Unis ou au Japon, un « cycle de mobilisation » (Sidney Tarrow) de groupes d’extrême gauche qui ont choisi la voie armée comme moyen d’action, mais l’originalité de cette violence de type révolutionnaire a été occultée, selon elle, en étant subsumée sous l’expression de terrorisme, terrorisme perçu souvent comme une « forme extrême et décomposée d’antimouvement social » (Michel Wieviorka). L’objet terrorisme aurait, de la sorte, conduit à occulter la rémanence de cette violence révolutionnaire originale, incarnée par des groupes d’extrême gauche tels que les Brigades rouges italiennes, la Fraction armée rouge allemande, Action directe en France, l’Armée rouge japonaise ou la Weather Underground Organization aux États-Unis, et, par conséquent, le recours à la violence par ces groupes semble devenu une « hérésie incompréhensible voire irrationnelle ». Le parti pris d’Isabelle Sommier est, au contraire, de resituer cette « violence révolutionnaire », comme elle choisit donc de la nommer, dans ses relations avec le mouvement social des années 1960 ; elle analyse, de ce point de vue, celle-ci comme le résultat d’un processus graduel de radicalisation du mouvement social favorisé par la diffusion de justifications idéologiques du recours à la violence et surtout actualisé dans des contextes spécifiques propres à chaque pays et qui renvoient notamment à la structure particulière des opportunités politiques, à l’isolement de ces groupes et à leur niveau de répression.
34Cet épisode de violence révolutionnaire invite donc peut-être à reconsidérer avec précaution l’idée d’une tendance linéaire à la pacification des conflits sociaux qui serait le corollaire du déclin de la violence ouvrière, même si celle-ci a bien perdu de sa centralité. En somme, comme le notent Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, il apparaît surtout que le répertoire d’action des citoyens, dans nos démocraties, s’est développé : d’une part, parce que la participation que l’on qualifiait de « non conventionnelle » prolonge de plus en plus la participation « conventionnelle » davantage qu’elle ne la remet en cause, mais, d’autre part, parce que l’institutionnalisation de certaines formes d’action semble s’être accompagnée d’une extension de la palette des modes d’action protestataires. Extension donc et non extinction des formes de contestation, telle semble être la conclusion qu’on pourrait bien tirer de ces ouvrages.
35Leur lecture conduit, en tout cas, à infirmer l’idée d’un dépérissement de l’action protestataire, même en ce qui concerne des formes qui semblent a priori s’épuiser. Ainsi, bien qu’on observe, incontestablement, depuis la fin des années 1970 un effondrement des grèves généralisées qui se traduit dans les statistiques, cela s’accompagne d’une diversification, surtout dans le secteur privé, des pratiques conflictuelles qui les rendent plus difficiles à quantifier. Ces évolutions et ces recompositions incitent, selon Guy Groux et Jean-Marie Pernot, à « appréhender la grève dans un halo de pratiques conflictuelles dont elle est de moins en moins le centre ». Le constat peut s’appliquer au-delà du seul monde du travail : la dissémination des acteurs, des enjeux, des répertoires d’actions a fait perdre à l’action contestataire sa lisibilité et rend illusoire toute théorie générale de l’action collective. Mais c’est bien là l’intérêt de cette collection que de permettre d’y voir un peu plus clair. On en attend donc avec impatience les prochains ouvrages en espérant qu’ils puissent déblayer de nouveaux domaines de la sociologie de la protestation qui demeurent mal connus. Les terrains ne manquant pas, on ne peut souhaiter que longue vie à la collection.
36Cédric PASSARD
37Institut d’Études Politiques de Lille (CEPEN)
John Samuel CARSON, The Measure of Merit. Talents, Intelligence and Inequality in the French and American Republics, 1750-1940, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2006, 422 pages
38John Carson est professeur d’histoire moderne à l’Université du Michigan. Dans son dernier ouvrage, The Measure of Merit, issu de ses travaux de recherche doctoraux et postdoctoraux, il pose la question de l’intelligence et de sa mesure comme science de différenciation des êtres humains. Comment cette création de la différence s’inscrit-elle dans un régime républicain ? Mieux, dans deux républiques, française et américaine, qui ont chacune proclamé l’égalité ? L’auteur se livre alors à une analyse comparative et sociohistorique particulièrement stimulante des modalités de production des différences parmi les hommes.
39La première étape de cette histoire intellectuelle est consacrée à l’analyse de la construction et de la justification de la différence d’intelligence. John Carson s’intéresse à l’appréhension des différentiels de capacités mentales dans les deux cultures républicaines. Les « sciences de la nature humaine », à savoir la psychologie, l’anthropologie raciale et la biologie, ont donné un sens et une portée scientifiques à l’inégalité. La création des tests d’intelligence ont fait de celle-ci un « construit biologique mesurable » (p. 5), et en cela un critère « objectif », non contraire au principe fondamental d’égalité. Le premier chapitre retrace une histoire des idées autour de la notion de talent centrée sur des personnages du XVIIIe siècle. Carson restitue notamment les débats ayant eu lieu pendant le XVIIIe siècle entre plusieurs écrivains des Lumières en France et aux États-Unis (Jefferson, Paine, Rousseau, Diderot). Tel est le cas de la discussion fameuse entre John Adams et Thomas Jefferson sur les origines de l’inégalité. Les deux reconnaissent une stratification sociale fondée sur une inégalité naturelle. Aux yeux du premier, c’est la naissance et la richesse ; aux yeux du second, la vertu et le talent. La question de fond est la conciliation entre la démocratie, cette hiérarchie fonctionnelle, et l’égalité. L’ensemble montre la grande difficulté des auteurs à définir le talent, en dépit des nombreuses gloses existant sur la définition de la vertu.
40Le débat se poursuit avec la recherche de mise en cohérence de la « nature humaine et des sociétés républicaines » (p. 37). L’accent est alors porté sur l’utilisation du talent pour intégrer la méritocratie à la démocratie (États-Unis) ou à la bureaucratie (France) de manière à expliquer la différence et à justifier l’attribution inégale des biens sociaux ou politiques dans la population. Cette pratique repose sur une naturalisation de la différence : « the lure of talents […] lay primarily in their ability to capture and to naturalize individual differences. Talents provided a language with which to frame distinctions between people and legitimate the social and gender inequalities that resulted. » (p.39). Le XIXe siècle aux États-Unis a plutôt été marqué par l’école écossaise du Common Sense et les œuvres de Read, Beatty, Gregory et Campbell. L’intuition morale de cette conception empiriste s’intéressait à la diversité des manifestations du talent, alors que l’école française, plus proche de l’éclectisme d’un Victor Cousin avait une conception plutôt universelle et compréhensive du talent que les individus ne faisaient qu’incarner (« universal characteristics of abstract mind », p.90). Les deux s’accordent néanmoins à dire que le succès est le produit du talent, ce qui conduit les Français à ériger un système méritocratique alors que les États-uniens crurent davantage au libre développement des talents « through hard work and determination » (p. 74). Le troisième chapitre pose la question plus technique de l’anthropologie métrique. La phrénologie (mesure des crânes comme mesure de l’intelligence) fut ainsi le support à certaines théories racistes inspirées par le darwinisme social. Malgré l’échec de cette « science », celle-ci entérine la croyance en la possibilité de mesurer « scientifiquement » et « objectivement » l’intelligence. L’anthropométrie construit la matérialité de la capacité mentale et débouche ainsi sur un « biologized language of intellectual hierarchy » (p.88). C’est sur cette base que se développera le discours d’une hiérarchisation des hommes et des sociétés ainsi que de multiples tentatives d’instaurer des lois eugénistes [5].
41En 1870, la France redevient une République. Emprunte du positivisme d’Auguste Comte, elle va renforcer la possibilité de la mesure de l’intelligence en l’intégrant à son programme général de régénération civique. John Carson en retrace la filiation intellectuelle. Hippolyte Taine s’inscrit dans la lignée du positivisme comtien en concevant l’intelligence comme une « machine intellectuelle » (p. 119). Puis la médecine de Claude Bernard et la psychologie d’un Jean-Martin Charcot ou d’un Théodule Ribot prennent le relai. La psychologie expérimentale est présentée comme l’héritière directe du positivisme comtien en ce qu’elle procède à des tests cliniques en laboratoires sur des sujets pathologiques. La construction scientifique de la différence se serait ainsi réalisée au carrefour des idéaux de la troisième République et du positivisme. Avec la psychologie, l’intelligence se transforme en un champ d’investigation à part entière.
42Pourtant, c’est aux États-Unis qu’une forme patente de ce processus intellectuel de biologisation va connaître ses plus amples développements. Au début du XXe siècle, la psychologie américaine accouche d’un indicateur qui perdure jusqu’à nos jours : le quotient intellectuel (QI). Initialement, il était réservé aux enfants et aux déficients intellectuels, mais leur pratique s’étendit rapidement aux adultes en général. Le QI devint alors un mètre-étalon, une « version métrique de l’intelligence » (p. 159). La difficulté gît dans le fait que le test de QI établit un constat (assessment) de l’intelligence plutôt qu’il est résultat d’une investigation (p. 162). En donnant une « équation de l’intelligence », il construit la possibilité d’une habilité mentale innée et quantifiable. Cette biologisation s’accentue jusqu’à se doubler d’une pathologisation. Procéder aux tests de QI, ce n’est pas simplement fournir une mesure donnant lieu à une cotation, c’est établir sur une base objectivée et présentée comme scientifique la « déficience mentale ». Par là, une frontière est tracée entre le normal et le pathologique. Et sa publicisation est d’autant plus aisée qu’elle tient à une réalité simple, « unidimensionnelle » : elle tient à un chiffre. D’où le succès emporté par cet indice dans le grand public.
43Avec la Première Guerre mondiale, l’utilisation des tests d’intelligence prit une nouvelle tournure. L’armée y eut recours comme outil de qualification et de classification des militaires. C’est ainsi que furent créés les grades d’intelligence (de A à E) qui serviront au recrutement et à la répartition fonctionnelle des hommes. Cet usage consacre l’acte de mesurer comme donnant de la valeur à l’objet mesuré. L’utilisation par l’armée, et notamment dans les rapports personnels, représente, pour Carson, une cristallisation institutionnelle, et donc « objective », de l’intelligence. Entre les deux guerres, la mesure du mérite fut absorbée par le large mouvement de rationalisation qui balaya la société états-unienne. Une fois individualisé, le mérite fut défendu comme promouvant un ordre social fondé sur la « croyance aux différences humaines », l’« égalité d’opportunité » et le « besoin d’efficience » (p. 269). Les États-Unis semblent ainsi avoir développé à l’envi cette cotation sociale par l’intelligence (appelée « mérite » par l’auteur) alors que la France aurait réfréné ce type de velléité. Mais observons-le : une telle vision, que l’on pourrait qualifier de « disciplinaire » au sens où l’entend Michel Foucault, présuppose que le « mérite » passe d’abord par la définition d’un chiffre.
44Un postulat que l’on peut discuter. La recherche historiographique montre que la notion de mérite n’est pas réductible à un outil quantifiable et naturel. Des conventions la définissent. De sorte que la promotion du mérite comme cotation sociale « à la française » s’inspire de bien d’autres valeurs que celles mathématisables d’un test d’intelligence. Certes, la construction des distinctions humaines est un objet d’étude aussi bien philosophique que sociologique, et déjà par la revendication de scientificité qui s’y attache. L’envergure de l’étude, deux pays et deux siècles, offre de ce point de vue une stimulante comparaison, comparaison dans le temps et comparaison dans l’espace. Mais on peut se demander si la mesure choisie permet effectivement de rendre compte de ces deux processus historiques de longue durée. Si la commensurabilité des notions républicaines de part et d’autre de l’Atlantique rend ce travail légitime, on ne voit dans cet ouvrage aucune incursion véritable dans les pratiques bureaucratiques ou les soubassements religieux, les usages sociopolitiques ou les effets sociaux qui entourent de telles échelles de mérite. Comme l’échelle de Jacob qui se perd dans les confins de disputes métaphysiques, l’objectivation des talents et des intelligences est une vision, sinon une division, du monde pour le moins problématique. Bref un objet de réflexion plus qu’un instrument d’analyse des relations entre mérite et république.
45Elisa CHELLE
46Institut d’Études Politiques de Grenoble
47UMR PACTE
Notes
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[1]
C’est un ouvrage qui prolonge d’autant bien cette note de lecture qu’il se rattache explicitement (dans la conclusion), lui aussi, à un héritage pragmatiste. Voir SENNETT R., The Craftsman, London, Allen Lane, 2008.
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[2]
Pour une esquisse du parcours de recherche par Bruno Jobert lui-même, cf. JOBERT B., « Rhétorique politique, controverses scientifiques et construction des normes institutionnelles : esquisse d’un parcours de recherche », in FAURE A., POLLET G. et WARIN P., (éds.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, Logiques Politiques, 1995, p. 13-24.
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[3]
GARRISON J., (ed.), Reconstructing Democracy, Recontextualizing Dewey, New York, State University of New York, 2008.
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[4]
Celle-ci renvoie à ses travaux récents sur la société civile, cf. JOBERT B. and KOHLER KOCH B., (eds), Changing Images of Civil Society, London/New York, Routledge, 2008.
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[5]
RAFTER N. H., Creating Born Criminals, Chicago, Illinois University Press, 1997.