Couverture de RIPC_153

Article de revue

Témoignages

Pages 323 à 333

Notes

  • [1]
    Texte paru dans Newsletter, vol. 5, n° 1, February 2007, APSA, (Traduction assurée par Michel Hastings). Il est consultable en ligne sur le site de l’APSA (Comparative Democratization Section) : wwww. ned. org/ apsa-cd/Linz-Lipset%20memorial.html.
  • [2]
    Ce texte a été publié dans le Hoover Digest, Spring 2007 sous le titre « A Giant among Teachers » et traduit avec l’autorisation de son auteur. Il est consultable en ligne sur le site de l’APSA (Comparative Democratization Section) : www. ned. org/ apsa-cd/ Diamond-Lipset%20memorial. html.
  • [3]
    Cette recension de l’article de Seymour Martin Lipset (LIPSET S. M., “Some Social Requisites of Democracy: Economic Development and Political Legitimacy”, American Political Science Review, 53, 1959, p. 69-105) a été publiée dans American Political Science Review, 100 (04), 2006, p. 675-676. Traduction et reproduction avec l’autorisation de l’auteur et de Cambridge University Press.
  • [4]
    DIAMOND L., “Economic Development and Democracy Reconsidered” in Reexamining Democracy: Essay in Honor of Seymour Martin Lipset, MARKS G. and DIAMOND L. (ed.), London and Newbury Park, Sage Publications, 1992, p. 93-139 ; LIPSET S. M., “The Social Requisites of Democracy Revisited” (discours présidentiel à l’Association américaine de sociologie, 1993), American Sociological Review, n° 59 (février), 1994, p. 1-22.
  • [5]
    INGLEHART R., WEZEL C., Modernization, Cultural Change, and Democracy: the Human Development Sequence, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ; INKELES, A. and SMITH D. H., Becoming Modern: Individual Change in Six Developing Countries, Cambridge, Harvard University Press, 1974.
  • [6]
    PRZEWORSKI A., ALVAREZ M. E., CHEIBUB J. A. and LIMONGi F., Democracy and Development. Political Institutions and Well-Being in the World, 1950-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
  • [7]
    LIPSET S.M., op. cit., 1994.
  • [8]
    O’DONNEL G. and SCHMITTER P, Transitions from Authoritarian Rule: Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, John Hopkins University Press, 1986.
  • [9]
    PRZEWORSKI A., ALVAREZ M. E., CHEIBUB J. A. AND LIMONGI F., op. cit., 2000.

Seymour Martin Lipset : In Memoriam [1]

1Je suis partagé entre le désir de rappeler l’importante contribution de Marty à l’étude comparée du phénomène démocratique, et l’envie de me livrer à une réflexion plus intime. Marty signifiait tant de choses pour moi. Il fut un professeur, un mentor, un coauteur et, par-dessus tout, un ami. Je le rencontrai la première fois en septembre 1950, quand j’obtins une bourse de l’Université de Columbia et assistai au séminaire qu’il enseignait alors au Butler Hall avec Robert Lynd. Nous ne pouvions pas venir d’horizons plus différents : lui, le New York City College, le militantisme de gauche, moi, une formation en droit et science politique de l’Université de Madrid dans l’Espagne de Franco. Malgré cela, il me prit sous son aile, m’aida à obtenir une bourse pour une seconde année à Columbia, et depuis lors, jamais il ne cessa d’exercer sur moi son influence intellectuelle.

2J’eus la chance de rejoindre le cercle de ses amis qui prenaient l’habitude de se réunir chaque été à Dartmouth. Son ouvrage Agrarian Socialism venait juste d’être publié. Du début des années cinquante à 1958, j’eus également l’honneur d’être son assistant. Comme je m’intéressais alors à la sociologie électorale française, il m’associa avec Paul Lazarsfeld et Allen Barton à son livre sur la psychologie du vote. Cette recherche faisait partie d’un large projet conduit par Bernard Berelson afin de dresser un état des travaux concernant les comportements politiques, projet dans lequel William Kornhauser était également impliqué et qui devait d’ailleurs le conduire à la publication de son ouvrage sur la société de masse. Il était difficile de s’accorder sur ce qu’il convenait d’entendre par « travaux » et sur ce qui devait entrer dans cet inventaire. La bibliothèque de Dartmouth constituait toutefois une formidable mine de renseignements. Je me souviens qu’à l’époque Marty pestait tellement contre mes gribouillages écrits à la main, qu’il finit par m’acheter lui-même une machine à écrire. Ce fut une contribution essentielle à mon développement intellectuel et scientifique ! A la même époque, il travaillait avec Martin Trow et James Coleman sur ce qui allait devenir l’ouvrage Union Democracy. Il me semble que l’apport théorique principal de ce livre a été quelque peu négligé, recouvert par l’analyse comparative classique de la relation entre développement économique et démocratie. Union Democracy est également insuffisamment apprécié en raison de son terrain qui porte sur les syndicats, mais je pense qu’il s’agit d’une analyse profonde des conditions facilitent ou au contraire empêchent l’exercice de la démocratie au sein du Syndicat International des Typographes.

3Sous la houlette de Marty, j’entamais des recherches à partir des données d’enquêtes qui aboutirent à des tableaux publiés dans nombre de ses articles et que j’exploitais moi-même dans mes propres travaux. (Je crains d’ailleurs, vu les qualités à l’époque de mon allemand, d’avoir mal retranscrits certaines sources hollandaises ou scandinaves !). Marty nous permit également de recueillir des données en provenance de l’Instituto Doxa en Italie et de l’Institut für Demoskopie de Allenbasch. J’en vins d’ailleurs à utiliser ces sources à propos des élections allemandes de 1953 pour ma thèse. L’un des résultats de cette recherche fut la rencontre entre Marty et Elizabeth Noelle Neumann, ainsi que son implication dans l’Association Mondiale pour la Recherche sur l’Opinion Publique (WAPOR), une organisation dont il devint plus tard président. Marty était alors activement engagé dans les recherches comparatives sur les comportements politiques, dont on trouvera un bel exemple dans son étude sur The Confidence Gap (Avec William Schneider), une approche aujourd’hui encore très féconde pour l’étude des démocraties.

4Alors que j’étais avec Marty au Center for Advanced Study in the Behavorial Sciences (1955-1956), nous avons achevé un gros ouvrage sur le comportement politique des ouvriers, des cadres, des agriculteurs, des employés, variables de classe que nous corrélions aussi avec celles de la religion, du lieu de résidence et autres clivages. Le travail fut imprimé et nombre de nos collègues l’utilisèrent dans leurs enseignements. Toutefois, Marty et moi empruntâmes des carrières différentes ; je finissais ma thèse et retournais en Espagne, et nous ne terminâmes ni ne publiâmes jamais ce travail. Ce fut un regret éternel que nous ne cessions de commenter à chacune de nos rencontres.

5Je voudrais que sa contribution, si fondamentale soit-elle, sur les déterminants socio-économiques de la démocratie ne jette aucune ombre sur l’ensemble de ses travaux. Marty avait un sens aigu des questionnements de son temps et de leur impact sur les valeurs de la démocratie libérale. Cela le conduisit à s’intéresser au fascisme et de manière plus large aux différentes formes d’extrémismes politiques aux États-Unis. Avec Richard Hofstadter et Daniel Bell, Lipset, montra ainsi l’importance de l’opposition entre statut et classe sociale, lorsque l’analyse en termes de classe ne parvenait plus à expliquer l’attrait pour le MacCarthysme ou l’extrême droite. Ces travaux étaient également liés avec ses connaissances sur les milieux intellectuels et universitaires. Les révoltes étudiantes qui le touchèrent de si près à Berkeley le conduisirent en effet à de nombreux travaux comparatifs sur les mouvements étudiants des années 60’ et 70’.

6Le fondement de sa contribution intellectuelle n’était pas seulement la connaissance des sociétés américaine et canadienne, mais aussi sa profonde connaissance des auteurs classiques, avec une prédilection pour Roberto Michels, Moïseï Ostrogorski, T.H.Marshall, Alexis de Tocqueville et bien entendu Karl Marx et l’ensemble de la pensée marxiste. Bien que davantage porté sur les démarches de nature empirique, Marty s’intéressait également à la dimension théorique des phénomènes qu’il étudiait. Le titre et l’interprétation qu’en donnèrent la plupart des lecteurs de son livre The First New Nation : The United States in Historical and Comparative Perspective sont quelque part trompeurs et réducteurs, alors que plus de la moitié de l’ouvrage porte sur une étude comparée de la politique et de la société des nations occidentales. Au-delà de la comparaison entre les États-Unis et le Canada, une constante par ailleurs dans son œuvre, Lipset met en vis-à-vis les États-Unis et le Royaume-Uni, et inclut l’Australie de manière systématique dans ses comparaisons des quatre démocraties anglo-saxonnes. Le livre s’intéresse également à la France et à l’Allemagne dans le but de pointer les différentes trajectoires historiques et socio-économiques qui ont conduit à la démocratie en Occident. Dans ce travail de sociologie comparée aux multiples facettes, Tocqueville constituait une importante source d’inspiration et l’utilisation macrosociologique des variables à partir du modèle parsonien représentait pour lui un stimulus majeur. Aujourd’hui, ils sont peu nombreux ceux qui osent encore entreprendre de tels efforts conceptuels comparatifs sur les processus de démocratisation, et le travail pionnier de Marty demeure, pour nous tous, une œuvre phare. On ne devrait pas, me semble-t-il, se souvenir de l’ouvrage uniquement en raison de ses remarquables analyses du rôle charismatique joué par George Washington sur l’institutionnalisation de la démocratie aux États-Unis. Marty parvint en effet presque à son insu à diviser le milieu de la sociologie politique en portant son attention sur les déterminations sociales de la politique.

7L’une des contributions les plus essentielles de Marty à la sociologie fut son travail sur les stratifications sociales. Il résulta d’une collaboration avec Reinhard Bendix, Class, Status and Power (un titre emprunté à Max Weber), un ouvrage que des générations d’étudiants ont lu et commenté. Cela le conduisit à de fructueuses collaborations avec notamment Hans Zetterberg et Natalie Rogoft, pour des enquêtes menées auprès de nombreux autres pays. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que le travail de Lipset, ce n’est pas seulement ce qu’il a publié mais aussi l’ensemble des travaux menés par ses étudiants et par tous ceux qui dans monde ont lu ses travaux.

8Dans le cadre de ses analyses comparatives des États démocratiques, Marty dépassait l’approche sociologique fondée sur la structure socio-économique des sociétés industrielles. C’était en partie le résultat d’une découverte faite dans son important travail sur la comparaison de la mobilité sociale, à savoir que les chiffres de mobilité sociale aux États-Unis et en Europe ne sont pas si différents que ne le laisseraient croire justement les différences dans les comportements politiques. Ce fut l’influence de Talcott Parsons et de ses analyses (je sais initialement à contrecœur) sur le modèle des variables dans la comparaison des quatre démocraties anglo-saxonnes dans First New Nation et la collaboration avec Stein Rokkan dans l’étude des systèmes partisans et des alignements des électeurs qui ouvrirent l’horizon de Marty sur l’importance du rôle des valeurs et de leur développement historique. Cela lui permit également de s’intéresser davantage au facteur religieux en politique.

9Parmi les contributions majeures de Lipset à l’étude de la démocratie, il convient aussi de souligner son rôle actif dans l’édition de l’Encyclopedia of Democracy, qui réunit de nombreux spécialistes, ainsi que l’ambitieux projet que représenta Democracy in Developping Countrie, avec la parution de plusieurs volumes sur les démocraties en Afrique, Asie et Amérique latine. Cela commença d’ailleurs modestement par une conférence à Stanford et la responsabilité du projet fut alors prise en charge par l’un de ses anciens étudiants Larry Diamond.

10Les ouvrages de Lipset sont remplis de notes et de références renvoyant soit à ses propres travaux, soit aux nombreuses données que lui faisaient parvenir régulièrement ses collègues, soit enfin aux multiples commentaires que l’on faisait sur ses papiers et auxquels il prenait systématiquement le soin de répondre. Toute cette littérature finissait par dessiner les contours d’une véritable communauté universitaire internationale gravitant autour de Marty. Ces collègues bénéficiaient en retour de ces échanges constants. Sous sa direction, la sociologie politique devint une sorte d’entreprise de coopération internationale. Il pouvait toujours compter sur une armée d’assistants dévoués qui apprenaient à son contact comment conduire leurs propres recherches, et qu’il associait à la codirection de ses ouvrages. Je fus l’un des leurs et probablement le plus heureux d’entre eux.

11Marty fut avant tout un ami chaleureux. Un jour à Berkeley, alors que je traversais un moment de déprime, je me rendis chez lui. Il m’emmena à San Francisco avec Elsie au Hungry Eye Theatre voir Mort Sahl. Le lendemain, je me remettais au travail. Pour finir je voudrais tout simplement emprunter une phrase qu’il écrivit lui-même à propos de l’un de ses jeunes collègues : « Marty était un savant digne de notre admiration et de notre affection, et, en ce qui me concerne, de l’amitié la plus profonde ».

12Juan J. LINZ

Un géant parmi les professeurs [2]

13Martin Boskin a de la chance de posséder un bureau dans le Memorial Building Herbert Hoover. Fin des années 1970, Martin Lipset, son occupant précédent, faillit le réduire en cendres. Seymour Martin Lipset – professeur et membre de l’Institut Hoover durant les trois dernières décennies de sa vie, et l’un des chercheurs en sciences sociales les plus prolifiques et influents de l’histoire des Etats-Unis – était un intellectuel de haut vol qui ne s’embarrassait pas des détails du quotidien. Ainsi, un jour qu’il travaillait à la correction de l’un de ses articles, comptant parmi les quelques centaines qu’il publia durant sa formidable carrière, il vida les cendres encore brûlantes de sa pipe dans la poubelle jouxtant le bureau.

14En dehors de son intérêt passionné pour le savoir, la politique et les gens, « Marty » pouvait s’avérer d’humeur distraite. Une fois, un chargé de cours le vit se renverser sur sa chaise, mains derrière la nuque, et par la même occasion déverser les cendres éteintes de sa pipe sur sa chevelure tout en continuant à converser une demi-heure durant. À une autre occasion, Marty ne remarqua pas un oiseau qui était entré par la fenêtre de son bureau surplombant l’Auditoire Stauffer. Il continua à parler tout le temps que l’oiseau affolé se débattait, pendant que ses assistants courant çà et là s’évertuaient à faire sortir le pauvre animal.

15L’histoire fut cependant moins drôle lorsqu’il jeta les cendres brûlantes dans sa corbeille – du moins pour les assistants de recherche qui accoururent alertés par l’odeur de fumée. Confrontés aux flammes jaillissant de la poubelle, ceux-ci se saisirent d’une carafe d’eau et noyèrent le feu. Tandis que Marty poursuivait calmement la correction de son manuscrit.

16Marty Lipset était habité par un feu tout autre, un feu intérieur, une avidité d’expliquer ce qui rendait la démocratie possible et l’Amérique exceptionnelle – et tant d’autres choses encore. Peu, sinon aucun chercheur en sciences sociales américain, n’offrit d’aussi importantes contributions dans tant de domaines : les origines politiques et sociales de la démocratie, du socialisme, du fascisme, de la révolution, de l’opposition, des préjugés raciaux, de l’antisémitisme et de l’extrémisme ; les causes et conséquences de la lutte des classes, de leurs structure et mobilité ; les liens entre les clivages sociaux, les systèmes de partis et l’alignement des électeurs ; les déterminants des choix des électeurs et des résultats électoraux ; le caractère changeant d’institutions aussi diverses que les syndicats et l’enseignement supérieur (et même des syndicats de l’enseignement supérieur !) ; la dynamique de l’opinion publique et la confiance publique dans les institutions ; le rôle de la religion dans la vie des Américains ; et le comportement politique des juifs américains. Au sein de ce paysage vaste de questions tantôt classiques tantôt pionnières pour les sciences sociales, il a captivé un lectorat incroyablement large grâce à ses méthodes innovantes, ses montagnes de données, et une prose rafraîchissante de par sa lucidité et son accessibilité. Son ouvrage le plus fameux, L’Homme et la politique, se vendit à plus de 400 000 exemplaires et fut traduit dans vingt langues (y compris, comme il se plaisait à le raconter, en vietnamien, bengali et serbo-croate).

17Marty était à la fois un Américaniste et un comparatiste – et ce n’était pas par hasard. Il le rappelait constamment à ses étudiants : « Celui qui ne connaît qu’un seul pays n’en connaît aucun ». Il l’affirmait comme une mise en garde à l’attention des étudiants (et chercheurs) qui n’étudieraient que la politique et la société américaines, mais exhortait tous ses étudiants à regarder au-delà des limites d’un seul cas, quel qu’il soit. L’une des questions qui l’obsédait était de savoir pourquoi aucun parti socialiste d’importance n’avait émergé aux États-Unis.

18Il comprit très tôt qu’il ne pourrait répondre à cette question qu’en s’appuyant sur un contexte comparatif. Chargé de recherches à l’Université de Columbia dans les années 1940, il sillonna la province canadienne du Saskatchewan pour étudier la Fédération Coopérative du Commonwealth lorsque celle-ci devint le premier parti socialiste d’Amérique du Nord à gagner le contrôle d’un gouvernement lors d’élections démocratiques. Il compara cette expérience avec celle de l’État voisin du Dakota du Nord, républicain, ce qui déboucha sur son premier livre, largement applaudi par la critique, Agrarian Socialism. Déclenchant un intérêt intellectuel de toujours pour les systèmes électoraux, la politique des partis et la société civile, ce livre fut, comme il le dira plus tard, « un pont avec ce qui finirait par devenir mon intérêt politique majeur : la démocratie ».

19Pendant la seconde moitié du XXe siècle, personne n’écrivant sur la démocratie ne fut davantage cité par d’autres académiques, ni aussi souvent traduit en langues étrangères, autant lu et apprécié – pas seulement par des cohortes de professeurs et d’étudiants, mais aussi par les responsables politiques et les militants de la société civile qui luttaient pour améliorer la démocratie. La diversité des approches théoriques, des intérêts intellectuels et des orientations politiques de ses étudiants et de ses lecteurs témoignent de sa propre ouverture et largeur d’esprit. Admirateur d’Aristote – qui insistait sur l’importance, pour la démocratie, de la modération et d’une classe moyenne importante – Marty a vécu sa vie comme il élabora ses théories : avec cette croyance forte que la raison, la modération, la tolérance et le pragmatisme constituent les valeurs fondatrices de la démocratie et d’une société digne de ce nom.

20Cette conviction philosophique centrale court comme un fil d’Ariane à travers son œuvre et sa vie. Elle explique sa recherche constante d’un équilibre – entre le consensus et le conflit, entre les extrêmes idéologiques, et même entre les partis politiques des États-Unis. Elle explique son opposition au radicalisme et à la révolution, mais aussi sa préoccupation constante du besoin d’atténuer l’inégalité (un trait de la société américaine qui l’inquiétait continuellement). Cette conviction, enfin, imprègne sa réflexion théorique de l’importance vitale pour la démocratie de la légitimité – ce qu’il appelait « un mandat moral pour gouverner ».

21Ceci apparaît à travers son cheminement intellectuel pour comprendre le fascisme (et s’en préserver), qu’il soit de gauche ou de droite. À travers les penseurs qui l’influencèrent le plus – Aristote, Alexis de Tocqueville, Max Weber et Joseph Schumpeter – et les présidents américains qu’il admirait par-dessus tout : George Washington et Teddy Roosevelt (dont la photo trônait dans son bureau de la Fondation Hoover). Ceci apparaît aussi dans la façon remarquable qu’il eut de manifester, tout au long de sa vie, une fierté immense des États-Unis – La Première Nouvelle Nation, comme il titra son sixième livre – et cependant une résistance à toute forme de chauvinisme.

22Tout au long de sa vie, comme Marty le reconnut dans ses mémoires académiques, Steady Work (publiées dans l’Annual Review of Sociology en 1996), il demeura « engagé envers la politique comme une vocation académique et comme principal hobby ». Ayant grandi dans la ville de New York durant la Dépression, il fut lourdement influencé par les préoccupations marxistes (autant que juives) de ses parents, et par l’implication de son père dans le syndicat de l’union des imprimeurs (d’abord à Kiev, ville natale de son père, après 1911 ensuite, en Amérique).

23Le jeune Lipset se plongea dans les arcanes complexes des théories marxistes, léninistes et trotskystes, en arriva à croire en celles-ci, et ensuite – comme il faisait face à la réalité de ces dernières – les abandonna. Au début de sa carrière académique, dans les années 1950, il continua de se consacrer à ce qu’il appela dans ses extraordinaires mémoires « une forme modérée de socialisme démocratique ».

24Mais en 1960, il quitta le petit Parti Socialiste, qu’il considérait comme une « organisation futile ». À ce moment, il enseignait à Berkeley, et à mesure qu’une décennie tumultueuse s’écoulait, il rencontra un type différent d’excès à gauche qui le pousserait (comme il le décrivit) « vers une position à mi-chemin, centriste, ou comme certains diraient, un démocrate conservateur » – ou un néoconservateur. Néanmoins, même si au fil de sa vie il fut proche d’Irving Kristol et d’autres néoconservateurs, il ne quitta jamais le Parti Démocrate (plus d’une fois cependant, il ne put se résoudre à voter pour le candidat démocrate à la Présidence des États-Unis).

25Marty Lipset aimait la politique et la politique publique et devint l’un des intellectuels américains les plus éminents. En tant qu’ami proche du Sénateur de New York (par ailleurs un collègue sociologue) Daniel Patrick Moynihan, il devint actif au sein de l’aile centriste du Parti Démocrate. Sa passion pour la politique, de même que sa modération, apparurent également dans le leadership dont il fit preuve dans de nombreuses causes et organisations juives. Président des Professeurs américains pour la paix au Moyen-Orient et du Comité de Conseil National de la Fondation Hillel, il ressentait un attachement profond et durable envers l’État d’Israël. Lorsqu’il déménagea à Washington D.C. en 1990 (demeurant toutefois Senior fellow de la Fondation Hoover où il continuait de revenir en été), il se retrouva dans la capitale comme un poisson dans l’eau. Ces années virent s’épanouir à Washington une vie intellectuelle et des recherches en politique publique stimulées par la présence éminente de Marty et par sa participation fructueuse à des institutions comme la National Endowment for Democracy, le Woodrow Wilson Center for International Scholars, le Progressive Policy Institute, et le U.S. Institute of Peace (au sein duquel il travailla jusqu’à sa mort).

26De tout point de vue, Marty Lipset était un grand homme. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt. Il aimait les choses à grande échelle : grandes théories, grandes idées. Sa maison et ses bureaux étaient constamment ensevelis sous des flots de livres. Son bien le plus précieux était un Indien aussi grand que lui sculpté dans le bois, qu’il emporta un jour avec lui en avion – en excédent de bagages.

27Plus important encore, il avait un grand cœur. Pour un homme d’exception, il était remarquablement simple ; pour ses amis, ses collègues et même ses assistants, il était simplement « Marty ». Il y a plusieurs années, à l’occasion d’un cocktail, alors qu’il avait été présenté en ces termes à un convive, ce dernier lui affirma « Je connais Seymour Martin Lipset ». Il répondit : « Moi aussi, je le connais ». Il était magnanime. Il n’était pas rancunier. Envers ses étudiants, collègues, et même ceux qu’il ne connaissait pas, il était d’une charité désarmante, ne reculant devant rien pour les aider à décrocher des bourses, publier des livres, trouver un emploi, et aller au bout de leurs possibilités. Son épouse bien-aimée durant ces seize dernières années, Sydnee, l’exprima en ces mots peu de temps après sa mort : « Il était extraordinairement généreux. Il voulait que les gens réussissent et ne se sentait jamais diminué par le succès des autres ».

28Il y a trois ans, le National Endowment for Democracy mit sur pied un cours annuel sur la démocratie en l’honneur de Marty Lipset. Quand il fut annoncé, il y eut une pluie d’hommages du monde entier. L’un d’eux vint d’une sociologue colombienne, Stella Quah, qui enseignait depuis plusieurs années à Singapour. Elle n’avait jamais rencontré Marty, mais était émue de le remercier pour ses contributions au développement de la sociologie, et « pour les générations d’étudiants de par le monde que vous n’avez jamais rencontré, mais qui, comme moi, vous considèrent comme l’un de leurs meilleurs enseignants ». Le monde avait perdu l’un de ses plus grands professeurs – un géant.

29Larry DIAMOND

Seymour Martin Lipset. Quelques préconditions à la démocratie : développement économique et légitimité politique [3]

30« Some Social Requisites of Democraty » est officiellement décompté comme le septième article le plus cité de l’American Political Science Review. Si l’on y ajoutait les citations des extraits de cet article reproduits dans The Political Man (publié l’année suivante), on constaterait certainement que cet article constitue un des écrits les plus influents du dernier demi-siècle. Ce succès repose selon moi sur cinq raisons.

31En premier lieu, les efforts entrepris par Lipset pour comprendre les bases sociales sur lesquelles peut s’appuyer une démocratie stable rejoignent un des thèmes les plus puissants et les plus récurrents de la politique comparée. Il construit ainsi sur les bases posées par les travaux de grands théoriciens politiques et sociaux, de Aristote à Weber en passant par Tocqueville. Écrivant en 1958, alors que la démocratie était un phénomène largement occidental et que la majeure partie de l’Afrique était encore colonisée par l’Europe, Lipset n’a pas bien anticipé le fait que plus de la moitié des États du monde allaient se transformer en démocraties. Il apparaît pourtant clairement que l’étendue du champ d’études de l’évolution et des aspirations démocratiques a stimulé l’intérêt des universitaires pour les conditions facilitant la mise en place de régimes démocratiques. Aujourd’hui, la majeure partie de la politique comparée tourne autour de cette question.

32En second lieu, bien que sa thèse centrale soit particulièrement simple et concise – « plus une nation est prospère, et plus les chances sont grandes que la démocratie s’y maintienne » (p. 75) – son article était très riche du point de vue théorique puisqu’il identifie un réseau de facteurs causaux qui font le lien entre le niveau de développement économique et les perspectives d’une démocratie stable. Seulement deux de ses variables modernisatrices (le revenu national et le niveau d’éducation) ont résisté à l’épreuve du temps et à l’introduction de méthodes plus complexes comme facteurs de démocratisation. Mais les principales variables qu’il a présentées – changement de culture politique, structure de classe, société civile, et relations entre l’État et la société – ont continué à constituer des variables explicatives d’une pertinence remarquable, donnant lieu, pour chacune d’entre elles, à une vaste littérature. À ce jour, elles restent les principaux déterminants sociaux à l’établissement et au maintien d’une démocratie [4].

33En troisième lieu, la thèse de Lipset s’intégrait dans l’ensemble plus large constitué par la théorie de la modernisation. Celle-ci pouvait mobiliser de nombreux résultats empiriques qui démontrent que l’augmentation des niveaux de revenu et d’éducation ont des impacts très larges et diffus sur les comportements et les valeurs, et, à travers eux, sur les systèmes politiques. Leurs effets sont loin d’être parfaitement linéaires, mais il apparaît bien que des niveaux de développement économique plus élevés tendent à produire la confiance, la tolérance, l’autonomie de participation, et la valorisation de la liberté qui facilitent la mise en place et le maintien de la démocratie [5].

34En quatrième lieu, les hypothèses de Lipset concernant le développement et la démocratie – avancées à l’époque avec des données statistiques rudimentaires et peu concluantes – ont été, depuis lors, étayées par un vaste ensemble d’études statistiques. Même s’il existe un débat sur le fait de savoir si le développement économique est une cause effective et automatique de la démocratie, il est clair que le développement économique soutient la démocratie [6], et presque toutes les analyses multivariées des déterminants de la démocratie identifient le développement économique comme un facteur puissant. De plus, un nombre considérable d’études de cas soutiennent l’assertion (souvent négligée) de Lipset selon laquelle « une démocratie “prémature” qui survit y parvient, entre autres choses, en facilitant l’essor » [7] (p. 72) de variables cruciales comme l’alphabétisation, une société civile vigoureuse, des inégalités limités, et une culture démocratique.

35En dernier lieu, Lipset avait aussi raison lorsqu’il affirmait que la stabilité de la démocratie dépend de la légitimité, et que cette légitimité dépend largement des réalisations effectives au début du nouveau régime. Ici encore, Lipset nous fournit un ensemble de propositions particulièrement riches qui ont façonné la science politique. En effet, il a théorisé sur la nécessité pour les démocraties de modérer les conflits, l’intérêt de faire en sorte que les clivages se chevauchent, et l’importance pour les nouvelles démocraties de ne pas menacer « le statut des principaux groupes conservateurs et les symboles » (p. 87) – un thème particulièrement présent dans la littérature de la transition démocratique (par exemple, O’Donnell et Schmitter [8]).

36Lipset n’a pas été le premier à avancer ces différents arguments, mais il a été le premier à les exposer de manière claire et systématique à une nouvelle génération de chercheurs en sciences sociales, à un moment où des dizaines de nouvelles nations accédaient à l’indépendance et où les transitions vers la démocratie allaient devenir un des aspects du développement national nécessitant le plus d’explications.

37Si l’on regarde à l’extrémité la plus aboutie du spectre du développement, la théorie de Lipset fonctionne remarquablement bien : à une exception près (Singapour), les 25 États les plus développés du monde sont des démocraties, et, une fois établie dans un pays relativement riche, la démocratie n’a jamais été remise en cause [ 9]. Cependant, contrairement aux attentes de Lipset, près de deux pays pauvres sur cinq (en prenant comme référence l’Indice de Développement Humain) sont aujourd’hui des démocraties. Il reste à voir si ces pays pourront consolider leur démocratie. Mais s’ils y parviennent, ce sera en acquérant de la légitimité par une bonne gouvernance et en établissant les préconditions sociales et culturelles que Lipset avaient identifiées dans son article fondateur, en 1959.

38Larry DIAMOND

Notes

  • [1]
    Texte paru dans Newsletter, vol. 5, n° 1, February 2007, APSA, (Traduction assurée par Michel Hastings). Il est consultable en ligne sur le site de l’APSA (Comparative Democratization Section) : wwww. ned. org/ apsa-cd/Linz-Lipset%20memorial.html.
  • [2]
    Ce texte a été publié dans le Hoover Digest, Spring 2007 sous le titre « A Giant among Teachers » et traduit avec l’autorisation de son auteur. Il est consultable en ligne sur le site de l’APSA (Comparative Democratization Section) : www. ned. org/ apsa-cd/ Diamond-Lipset%20memorial. html.
  • [3]
    Cette recension de l’article de Seymour Martin Lipset (LIPSET S. M., “Some Social Requisites of Democracy: Economic Development and Political Legitimacy”, American Political Science Review, 53, 1959, p. 69-105) a été publiée dans American Political Science Review, 100 (04), 2006, p. 675-676. Traduction et reproduction avec l’autorisation de l’auteur et de Cambridge University Press.
  • [4]
    DIAMOND L., “Economic Development and Democracy Reconsidered” in Reexamining Democracy: Essay in Honor of Seymour Martin Lipset, MARKS G. and DIAMOND L. (ed.), London and Newbury Park, Sage Publications, 1992, p. 93-139 ; LIPSET S. M., “The Social Requisites of Democracy Revisited” (discours présidentiel à l’Association américaine de sociologie, 1993), American Sociological Review, n° 59 (février), 1994, p. 1-22.
  • [5]
    INGLEHART R., WEZEL C., Modernization, Cultural Change, and Democracy: the Human Development Sequence, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ; INKELES, A. and SMITH D. H., Becoming Modern: Individual Change in Six Developing Countries, Cambridge, Harvard University Press, 1974.
  • [6]
    PRZEWORSKI A., ALVAREZ M. E., CHEIBUB J. A. and LIMONGi F., Democracy and Development. Political Institutions and Well-Being in the World, 1950-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
  • [7]
    LIPSET S.M., op. cit., 1994.
  • [8]
    O’DONNEL G. and SCHMITTER P, Transitions from Authoritarian Rule: Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, John Hopkins University Press, 1986.
  • [9]
    PRZEWORSKI A., ALVAREZ M. E., CHEIBUB J. A. AND LIMONGI F., op. cit., 2000.
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