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Article de revue

Les relations entre le pouvoir civil et l'armée en Israël

Pages 77 à 92

Notes

  • [1]
    La guerre d’Indépendance (1948), du Sinaï (1956), des Six jours (1967), d’usure (1968-1970), du Kippour (1973), du Liban (1982-1985) et la « deuxième guerre du Liban » (juillet-août 2006).
  • [2]
    RAZOUX P., Tsahal : nouvelle histoire de l’armée israélienne, Paris, Perrin, 2006, p. 594-595.
  • [3]
    COHEN A., Israel and the Bomb, Columbia University press, New York, 1998.
  • [4]
    On ne citera ici, faute de place suffisante dans cette contribution, que quelques uns des principaux auteurs : LISSAK M., « Paradoxes of the Israeli Civil-Military Relations », Journal of Strategic Studie, n°6, 1983, p. 6-11 ; PERI Y., Generals in the Cabinet Room. How the Military Shapes Israeli Policy, United States Institute of Peace, Washington, D.C., 2006 ; BEN MEIR Y., Civil-Military Relations in Israel, New York, Columbia University Press, 1995 ; BEN-ELIEZER U., « Rethinking the Civil-Military Relations Paradigm, the Inverse Relations Between Militarism and Praetorians Through the Example of Israel », Comparative Political Studies, n°30-3, 1997 ; COHEN S., « Changing Civil-Military Relations in Israel : Towards an Over-Subordinate IDF ? », BESA Center, n°64, Bar-Ilan University, 2006 (en hébreu) ; KIMMERLING B., « Patterns of Military in Israel », Archive European Sociologie, n°34, 1993, p. 196-223 ; MAMAN D., BEN-ARI E. and ROZENHEK Z., Military, State and Society in Israel, Transaction Publishers, New Brunswick (USA) and London (UK), 2001.
  • [5]
    Zeev Maoz cité par Stuart Cohen dans COHEN S., « Changing Civil-Military Relations in Israel : Towards an Over-Subordinate IDF ? », BESA Center, n°64, Bar-Ilan University, 2006 (en hébreu).
  • [6]
    KIMMERLING B., « Patterns of Military in Israel », Archieve European Sociologie, n°34, 1993, p. 196-223.
  • [7]
    SHELAH O., The Israeli Army : a Radical Proposal, Kinneret, Zmoura-Bitan, Dvir-Publishing House, 2003(en hébreu).
  • [8]
    BEN-ELIEZER U., « Is a Military Coup Possible in Israel ? Israel and French-Algeria in Comparative Historical-sociological Perspective », in Theory and Society, n°27, 1998, p. 311-349.
  • [9]
    BEN-ELIEZER U., op. cit., 1998, p. 312.
  • [10]
    Haaretz, 24 juillet 2006.
  • [11]
    LEVY Y., The Other Army of Israel. Materialist Militarism in Israel (en hébreu), Yediot Aharonot, Tel-Aviv, 2003 ; VAN CREVELD M., Tsahal. Histoire critique de la force de défense israélienne, Monaco, Éditions du Rocher, coll. L’art de la Guerre, 1998, p. 516.
  • [12]
    SHELAH O., op. cit., 2003, p. 69.
  • [13]
    YAARI A., Civil Control of the IDF, Jaffee Center for Strategic Studies publications, n°72, October 2004 (en Hébreu).
  • [14]
    YAARI A., op. cit., 2004.
  • [15]
    La commission Vinograd, créée à la suite de la deuxième guerre du Liban, a dans son rapport intermédiaire, recommandé d’accorder à cet organisme, ainsi qu’au ministère des Affaires étrangères, un rôle plus important dans le processus de décision.
  • [16]
    SHELAH O., op. cit., 2003, p. 70.
  • [17]
    Voir HUNTINGTON S., The Soldier and the State. The Theory and Politics of Civil-Military Relations, Harvard University Press, 1985 ; PERLMUTTER A., The Military and Politics in Modern Times, Yale University Press, New Haven, CT, 1977 ; FINER S., The Man on Horseback : the Role of the Military in Politics, Westview, Boulder (Colorado), 1988 ; FEAVER P. D., « The Civil-Military Problematic : Huntington, Janowitz, and the Question of Civilian Control », Armed Forces and Society, vol. 23, n°2, hiver 1996, p. 149-178.
  • [18]
    HUNTINGTON S., op .cit., 1985, chapter 3.
  • [19]
    COHEN S., op. cit., 2006.
  • [20]
    PERI Y., op. cit., 2006, p. 25.
  • [21]
    « Les événements survenus en France de 1933 à 1945. Témoignages et documents recueillis par la Commission d’enquête parlementaire », Tome III, PUF, 1947, p. 671. Cité par DOISE J. et VAÏSSE M., « Politique étrangère de la France : Diplomatie et outil militaire, 1871-1991 », Seuil, 1992, 752 p.
  • [22]
    COHEN S., op. cit., 2006.
  • [23]
    SHELAH O., op. cit., 2003, p. 67.
  • [24]
    PERI Y., « The Political-Military Complex », Israel Affairs, vol. 11, n°2, April 2005, p. 342.
  • [25]
    COHEN S., op. cit., 2006. Dans cet article, l’auteur définit le « pouvoir civil » comme étant à la fois le gouvernement et les associations de la société civile devenue de plus en plus intrusives.
  • [26]
    Selon l’ONG israélienne B’Tselem : « Take no Prisoners : The Fatal Shooting of Palestinians by Israeli Security Forces During ‘Arrest Operations’ », Information Sheet, mai 2005.
  • [27]
    Voir la réaction du général Dan Haloutz (Haaretz, 15 septembre 2005 et Yediot Aharonot, le 14 septembre 2005). Dan Haloutz critiqua cette opération à la fois en raison de l’inadéquation du moment choisi et de ses résultats, qui ne remplissaient pas l’objectif principal, à savoir l’arrestation et non la mort des Palestiniens recherchés.
  • [28]
    DAVID S., « Fatal Choices : Israel’s Policy of Targeted killing », BESA Center for Strategic Studies, Mideast Security and Policy Studies Bar-Ilan Uuniversity, n°51, 2002.
  • [29]
    Le 25 juin 2006, le caporal Gilad Shalit était capturé par des combattants palestiniens sur le territoire palestinien, à proximité de la Bande de Gaza. Et le 12 juillet 2006, le Hezbollah commet son coup de force qui déclenchera le conflit de la guerre du Liban.
  • [30]
    Haaretz, 7 septembre 2006.
  • [31]
    HUNTINGTON S., Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale University, 1968, p. 397-406.
  • [32]
    VAÏSSE M., Alger : le putsch, Bruxelles, Éditions Complexe, 1983.
  • [33]
    VAÏSSE M., op. cit., p.121.
  • [34]
    COHEN S., « Tensions Between Military Service and Jewish Orthodoxy in Israel : Implications Imagined and Real », Israel Studies, volume 12, n°1, 2007, p.104.
  • [35]
    COHEN S., op. cit., p. 120.

1Le problème des rapports entre le pouvoir civil et les militaires est, dans toute démocratie, une préoccupation majeure. On pense généralement avec inquiétude à l’influence excessive que pourrait acquérir l’armée sur le pouvoir civil, légitimement élu, au fait que la subordination de l’armée ne serait pas totale, que le pouvoir civil, dépourvu de compétence militaire, n’exercerait qu’un pouvoir formel, avalisant des propositions sans possibilité de les vérifier.

2Le questionnement sur le poids de l’armée est encore plus prégnant en Israël. Ce pays est engagé dans un conflit prolongé avec ses voisins. Tsahal (acronyme pour « Armée de défense d’Israël ») a livré sept guerres en six décennies [1]. Ce pays possède une armée importante : 161 000 hommes et femmes sous les drapeaux, 425 000 réservistes mobilisables dans les 3 jours, plus d’un millier d’aéronefs, 2 600 chars de combat. Grâce aux succès de son industrie d’armement, Israël s’est doté d’armes sophistiquées : satellites d’observation, drones, missiles balistiques sol-sol [2] et aurait également une capacité de frappe nucléaire évaluée à 100-200 têtes [3].

3Depuis une vingtaine d’années, de nombreux ouvrages et articles ont été consacrés au problème des relations civils-militaires [4]. Certains auteurs ont insisté sur les dangers d’une influence excessive des généraux, n’hésitant pas à évoquer le risque de « prétorianisme », d’un « coup d’état militaire » [5], mais aussi de « militarisation » de la société israélienne [6]. Ofer Shelah parle d’un « putsch silencieux » [7]. Il fait référence à l’importante position qu’occupe l’armée dans la société israélienne, son ascendant sur les dirigeants civils et l’incapacité de ces derniers de contrebalancer leur influence. D’autres auteurs se sont même posé la question de savoir si la tentative de putsch commise pas quatre généraux français, en avril 1961, à Alger, contre le général De Gaulle, ne pouvait pas se reproduire en Israël [8]. La montée en puissance des soldats religieux (portant Kippa tricotée), très proches des colons, ferait peser sur la société israélienne un danger de coup d’État comparable à celui qui s’est produit à Alger en avril 1962 contre le général De Gaulle, afin d’empêcher un gouvernement de se retirer de Cisjordanie. Selon Uri Ben-Eliezer, « le précédent français peut nous aider à comprendre les raisons et les conditions qui ont engendré un potentiel prétorien en Israël. Il est aussi possible que cela nous permette de prévoir dans quelle mesure les changements engendrés en Israël par le processus de décolonisation et les accords de paix des années 1990 peuvent conduire à l’intervention de l’armée dans la politique » [9]. Le débat sur les rapports entre pouvoir civil et les militaires a rebondi avec la « deuxième guerre du Liban » de juillet 2006. Yagil Lévy, sociologue de l’armée israélienne, est allé jusqu’à affirmer que l’on a assisté, à cette occasion, à un véritable « putsch volontaire» auquel l’autorité politique ne s’est pas opposée [10].

4Cette étude tend à montrer que cette influence est très surévaluée et que le pouvoir civil a toujours conservé la capacité de refuser les propositions de l’armée ou de prendre des décisions sans demander au préalable l’avis des militaires.

Le poids politique des généraux israéliens

5De tous les pays démocratiques, Israël est celui dont l’armée dispose de la plus grande capacité influence au sein de la société israélienne. Tsahal jouit d’une popularité exceptionnelle au sein de la population, non seulement en raison de l’état de guerre prolongé mais, aussi, parce qu’elle est perçue comme l’ultime rempart contre la destruction de l’État et parce qu’elle représente l’« armée de toute la nation », même si cette notion, très ancrée dans la conscience des Israéliens pendant les premières décennies de l’existence de l’État, s’est érodée en raison de la baisse de motivation de nombreux jeunes qui tentent de se faire exonérer du service militaire obligatoire [11]. Tsahal demeure, néanmoins, un acteur essentiel de la scène nationale.

6Les généraux sont des figures respectées et promises aux plus hautes fonctions au sein du gouvernement dès l’instant où ils retrouvent la vie civile, même si leur statut de quasis intouchables est de plus en plus contesté par une partie de la société civile (ONG de droits de l’homme, mères de soldats, refuzniks, activistes de mouvements de la paix). Leur popularité dans l’opinion publique est globalement supérieure à celle des hommes politiques, souvent discrédités en raison de leur médiocrité ou de divers scandales. L’armée est perçue comme un corps dont les membres sont désintéressés, loyaux et dévoués. Un différend entre le Premier ministre et le Chef d’état-major général de l’armée (le Ramatkal) – comme celui qui mit aux prises, en 1996, Benyamin Netanyahou et le général Amnon Lipkin-Shahak (le Premier ministre reprochant à l’armée, à cette époque favorable à l’application des accords d’Oslo, son manque de fermeté à l’égard à la fois du Hezbollah et des Palestiniens) – se solde rarement par l’éviction de ce dernier. Un Ramatkal est difficilement limogeable. On ne démissionne pas un personnage de cette envergure, en situation de guerre, sans prendre le risque d’ouvrir une crise avec l’opinion publique et sans que les partis d’opposition cherchent à instrumentaliser cette situation.

7Les généraux israéliens jouent un rôle prépondérant dans le débat public, contrairement à ce qui se passe en France, par exemple. Ils n’hésitent pas à faire part de leur point de vue même quand il s’oppose à celui du Premier ministre. Les Chefs d’état-major peuvent critiquer les décisions du gouvernement – y compris celles qui relèvent de la compétence exclusive des politiques – sans encourir de réprimande. En février 2006, le commandant de la région Centre, le général Yaïr Naveh, s’est interrogé ouvertement sur les chances de survie politique du roi de Jordanie : sa déclaration mettra en difficulté le gouvernement israélien mais ne vaudra pas à l’impétrant de blâme sévère. Dan Haloutz, le Chef d’état-major général, adressera seulement à tous les généraux un rappel à l’ordre leur demandant de « faire preuve de prudence et de sensibilité ». Dans la France de la Ve République, ce type de comportement est impensable ! Les quelques généraux téméraires qui ont osé critiquer le gouvernement ont le plus souvent été limogés.

8En Israël, l’armée détient un quasi-monopole de la réflexion stratégique. Les évaluations stratégiques du chef d’Aman (le renseignement militaire, l’« évaluateur national » [12]), pèsent d’un grand poids dans la débat public sans pour autant que cette influence soit systématique et toujours déterminante. Aman définit publiquement la nature des menaces et les priorités stratégiques. Son ascendant sur le débat public est important et cela en dépit de l’échec subit par ce service lors de la guerre du Kippour, Aman n’ayant pas prévu en temps voulu l’offensive de l’armée égyptienne. Plusieurs de ces chefs ont terminé leur carrière comme chef d’état-major général.

9Il n’existe aucun « pôle civil » comparable à ceux qui ont émergé en France ou aux États-Unis. Les instruments de contre-expertise face à Tsahal sont très faibles. La commission des Affaires étrangères et de la Sécurité de la Knesset joue un rôle marginal [13]. Les militaires n’ont pas beaucoup d’égards pour les parlementaires. Les instituts de recherche universitaires sont, eux aussi, très peu impliqués dans le processus de décision. Il n’y a pas, comme c’est le cas en France, d’instance, comme les conseils de Défense ou les conseils restreints, réunissant au plus haut niveau de l’État, civils et militaires. En outre, à chaque grande crise internationale où la France s’est trouvée impliquée, comme la guerre du Golfe en 1991 ou celle du Kosovo en 1999, des groupes de travail ad hoc ont été mis en place dans les différents ministères. Le Conseil de sécurité nationale, (une structure civilo-militaire, dirigée par un général à la retraire, censée formuler des propositions indépendantes à l’intention du premier ministre), créé du temps où Benyamin Netanyahu était premier ministre, a été marginalisé par l’armée [14]. Il semble que les Premiers ministres eux-mêmes n’aient pas voulu voir cette structure prendre de l’importance afin de minimiser les risques de fuites et de préserver leur propre marge de manœuvre. Peu de temps après son accession à la tête du gouvernement, Ehud Olmert a décidé, que ce Conseil siégerait non plus à Ramat Hasharon, près de Tel-Aviv, mais à Jérusalem auprès de lui – afin d’accorder à cette instance un rôle accru. Les conditions chaotiques dans lesquelles la guerre du Liban s’est déroulée, en 2006, ne lui ont pas laissé de marge d’action significative [15].

L’interdépendance entre le pouvoir civil et l’armée

10Les arguments généralement déployés pour démontrer l’existence d’un « pouvoir militaire» font référence aux mêmes postulats, implicites ou explicites et renvoient aux mêmes connotations, généralement négatives : 1) Ce pouvoir suppose une autorité politique incompétente, incapable d’imposer ses points de vue ; 2) Les grands choix seraient effectués en vertu d’une logique corporatiste et non d’une logique stratégique ; 3) Cette thèse postule l’existence de réseaux occultes, soudés par la volonté de préserver leurs intérêts communs. Dans son livre, The Israeli Army, Ofer Shelah affirme que Tsahal est un corps monolithique qui n’offre au gouvernement que des propositions déjà « ficelées » [16]. Qu’est-ce qui assure, en effet, que les militaires ne fournissent pas aux politiques des informations erronées ou, du moins, orientées ?

11Ce débat mérite d’être replacé dans une perspective pus large. Toute expression d’un besoin de la part de l’armée a tendance à être assimilée à un acte de pression intolérable ; de même, toute suite positive donnée par les dirigeants civils à une proposition des militaires est vue comme une « déroute » du politique et un signe de la militarisation de la société. La vérité, c’est qu’il y a, en Israël comme en France ou aux États-Unis, des généraux qui excellent – quand ils le veulent – dans l’art de freiner un processus qui leur déplaît ; de dissimuler des informations ; de ne proposer qu’une seule option alors que plusieurs sont possibles ; ou encore de jouer sur les nerfs de dirigeants politiques peu expérimentés pour obtenir plus de crédits.

12Ce risque de manipulation existe dans toute démocratie mais il ne faut pas l’exagérer. Par sa nature et par ses fonctions, l’armée est un « groupe de pression » qui tend à préserver sa sphère de compétence du regard des civils. C’est une caractéristique propre à tous les pays développés [17]. Cet état de fait ne rend pas pour autant le pouvoir étatique prisonnier des militaires. Leurs pressions et leur influence, si elles se trouvent limitées et encadrées par une volonté politique, n’ont rien de particulièrement préoccupant dans une démocratie. L’importance du corporatisme militaire ne doit pas être surestimée. Les chefs de l’armée peuvent avoir des idées et des convictions sincères sur la meilleure manière d’assurer la sécurité du pays. Ils sont capables de comprendre les motivations du gouvernement et les contraintes qui pèsent sur lui, et savent s’y adapter. Ils se disputent entre eux non seulement pour une meilleure part du gâteau budgétaire mais, aussi, sur des questions d’ordre stratégique. Que leur fonction les conduise à exagérer la menace et à demander davantage de moyens est dans la nature de ce que Samuel Huntington, spécialiste reconnu des rapports civils-militaires, appelle l’« esprit militaire » : la gravité de la menace étant toujours difficile à apprécier, mieux vaut la surestimer que la sous-estimer [18]. Leur intérêt est de se préparer à aborder une crise éventuelle dans les meilleures conditions possibles, en ayant envisagé tous les risques imaginables. Ne seront-ils pas les premiers accusés en cas d’échec ?

13Quant au problème de la « complexité » de la chose militaire à laquelle le pouvoir civil est confronté, il s’agit d’un problème réel mais souvent mal posé. Il est d’ailleurs moins aigu en Israël que dans d’autres démocraties puisque, traditionnellement, de nombreux hauts gradés de l’armée participent au gouvernement. Le pouvoir civil n’a pas besoin de « tout savoir ». Il doit acquérir une vision globale qui lui permettra d’opérer une synthèse entre différentes contraintes : politiques et économiques, diplomatiques et militaires, industrielles et technologiques. Il doit arbitrer entre le possible et le souhaitable, entre le risque politique et l’avantage stratégique. Il a besoin d’avoir une vision claire des objectifs politiques et stratégiques à atteindre, pas de connaître le moindre détail de chaque manœuvre que les troupes seront amenées à effectuer.

La prééminence du pouvoir civil

14Que nous apprend l’étude du cas israélien ? Tout d’abord, que l’armée de l’État hébreu n’est pas un corps monolithique. Ce n’est pas une caste fermée [19]. Il n’est pas rare de voir les chefs militaires s’exprimer sur des sujets brûlants sans coordonner leurs points de vue. Depuis que les hostilités au Liban ont pris fin, un débat très ouvert s’est engagé au sein de la société israélienne, mais aussi entre les généraux. Des responsables qui ne dépendent pas de l’armée – comme le patron du Shabak (le service de sécurité intérieure, équivalent de la DST en France) ou celui du Mossad (l’équivalent de la DGSE) – interviennent régulièrement dans les débats. Dans le même temps, le Premier ministre et le ministre de la Défense peuvent aller sur le terrain interroger directement des commandants de brigades, court-circuitant la haute hiérarchie militaire. Les politiques ont, dans leur proche entourage, des officiers qui leur sont personnellement dévoués. Ils ont donc la capacité d’obtenir des informations diversifiées. Enfin, comme dans toute armée démocratique, les militaires pensent aussi en termes de carrière et savent que leur accession à des fonctions ministérielles dépend de la loyauté qu’ils manifesteront envers le pouvoir civil et de leur capacité à se déterminer selon des critères professionnels et non idéologiques.

15Aucun des grands chefs de l’armée israélienne n’a, à notre connaissance, refusé le principe de subordination du militaire au politique [20]. Le degré de contrôle du gouvernement sur Tsahal dépend plus de la qualité du leadership politique que du comportement de l’armée. Certains Premiers ministres étaient des personnalités hésitantes, comme Lévy Eshkol ; d’autres éprouvaient pour les militaires une admiration sans limites, comme Ménahem Begin, qui parlait de ses généraux comme de héros bibliques. Au moment où la décision de pénétrer au Liban fut prise, en 1982, celui-ci fut, d’ailleurs, berné non pas par l’armée mais par son ministre de la Défense, Ariel Sharon, qui lui donna des informations inexactes sur la profondeur de l’incursion de Tsahal en territoire libanais. L’armée n’avait rien fait pour le détromper. Il est difficile de considérer ce cas comme un exemple caractéristique de mauvais fonctionnement des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, dans la mesure où c’est l’un des membres les plus importants du gouvernement qui a pris la responsabilité de tromper le Premier ministre.

16La plupart du temps, les Premiers ministres ont imposé leur volonté dans les débats à caractère stratégique. L’armée, certes, pèse d’un grand poids mais le pouvoir politique demeure l’acteur dominant. Jamais un chef de gouvernement israélien n’a affirmé, comme Albert Sarraut, président du Conseil au moment de la réoccupation de la Rhénanie par l’Allemagne nazie en 1937, au sujet des relations entre le gouvernement français et l’armée sous la IIIe République : « Nous n’avions pas le droit de nous immiscer » dans les affaires de l’armée [21]. Aucun d’entre eux n’a purement et simplement abdiqué pour s’en remettre aux militaires. Et pour ce qui est de l’emploi de la force – sujet qui nous intéresse ici plus particulièrement –, le pouvoir civil n’a jamais totalement laissé la bride sur le cou à l’armée.

17Bon nombre des Premiers ministres israéliens étaient eux-mêmes des militaires prestigieux, à l’instar de Ytshak Rabin, Ehoud Barak, Ariel Sharon. De nombreux ministres de la Défense étaient des généraux, comme Moshé Dayan, Benyamin Ben Eliezer ou encore Shaoul Mofaz. Les généraux Haïm Bar-Lev, Raphaël Eytan et Mordechaï Gour ont également occupé des postes importants au sein du gouvernement. On a souvent affirmé, à cet égard, que les militaires de haut rang reconvertis dans la chose publique s’y comportaient comme des représentants de l’armée et renforçaient la « militarisation » de la société israélienne. Or l’expérience montre que, une fois au pouvoir, ils se conduisent comme des dirigeants politiques à part entière.

18L’histoire de l’État d’Israël fourmille d’exemples de différends entre, d’une part, le Premier ministre ou le ministre de la Défense et, d’autre part, le chef d’état-major : ce dernier a toujours fini par plier. En 1956, David Ben Gourion retira l’armée du Sinaï en dépit de l’opposition de Moshé Dayan, alors Ramatkal. Lorsque Anouar El-Sadate, le président égyptien, proposa, en 1977, de se rendre à Jérusalem pour discuter de paix avec les Israéliens, le Ramatkal (le général Mordechaï Gour) et le chef du renseignement militaire (le général Shlomo Gazit) affirmèrent publiquement que cette visite n’était qu’un « piège ». Le Premier ministre, Ménahem Beghin, les somma promptement de mettre leur désaccord en sourdine. L’évacuation du Sinaï en 1982, en vertu des accords de paix avec l’Égypte, a été, elle aussi, imposée à un état-major réticent. En 1993, Ytshak Rabin omit d’informer ses généraux des préparatifs des négociations d’Oslo. C’est seulement après la signature des accords passés dans la capitale norvégienne que les militaires ont été réintroduits dans le jeu des négociations avec les Palestiniens. Le chef de l’état-major, le général Ehoud Barak, fit alors part de sa désapprobation… mais Rabin passa outre. L’armée n’en a pas moins loyalement mis en œuvre les directives du Premier ministre.

19La décision de retirer les forces de Tsahal du Sud-Liban, en mai 2000, fut prise par le même Ehoud Barak, devenu entre-temps Premier ministre, contre l’avis du chef d’état-major des armées, le général Shaoul Mofaz. Et lors du sommet de Camp David, en juillet 2000, le Premier ministre ordonna de poursuivre les contacts avec l’Autorité palestinienne malgré les mises en garde du chef d’Aman, qui avertissait que Yasser Arafat ne signerait pas les accords négociés à ce sommet.

20Plus récemment, le général Moshé Yaalon, chef d’état-major général de 2002 à 2005, ne fut que tardivement mis au courant de la décision du Premier ministre, Ariel Sharon, de retirer l’armée de la bande de Gaza. Il tenta de s’y opposer. Non seulement il ne fut pas écouté, mais sa demande d’être maintenu dans ses fonctions pendant une année supplémentaire, comme le veut l’usage, fut rejetée par le ministre de la Défense, Shaoul Mofaz. Un précédent très humiliant pour un chef d’état-major général. « Pendant toute la période Yaalon, ce fut, en réalité, Mofaz qui fut le vrai chef d’état-major… », écrit Stuart Cohen, sociologue averti de Tsahal [22]. Dans tous ces cas de désaccord, Tsahal a plié et appliqué sans rechigner les décisions du gouvernement. Moshe Arens, ministre de la Défense en 1983-1984, puis de 1990 à 1992, affirma un jour qu’il ne s’était jamais heurté à une résistance insurmontable de l’armée et que Tsahal décidait seulement dans les cas où l’autorité politique cherchait à fuir ses responsabilités [23].

La deuxième Intifada

21Certains spécialistes estiment pourtant que, pendant la seconde Intifada (2000-2006), l’armée s’est émancipée de la tutelle des politiques et a imposé ses vues, à savoir la nécessité de « gagner cette guerre » par la force. Elle aurait convaincu le gouvernement que Yasser Arafat ne voulait pas d’un compromis et que, par conséquent, la voie militaire était la seule option possible. Ce qui conduit Yoram Peri de conclure à un « relatif affaiblissement du contrôle civil sur l’armée » pendant cette période [24]. Selon Stuart Cohen, en revanche, il y aurait eu un phénomène de « sur-subordination » (« Over-subordination ») de l’armée au pouvoir civil [25]. Ce débat appelle deux remarques : la première est que depuis l’accession au pouvoir d’Ariel Sharon, en février 2001, le pouvoir politique a été puissant et respecté par l’armé. Son prédécesseur, Ehud Barak, quant à lui, dans une période où il tentait de sauver « Oslo », a hésité entre poursuite des négociations avec l’Autorité palestinienne et la riposte dure contre les activistes armés qui tiraient contre des civils et des soldats dans les territoires occupés. De ce fait, par manque de ligne de conduite politique claire, l’armée s’est senti investi d’une plus grande marge de manœuvre.

22Deuxième remarque : il faut distinguer, au cours de cette Intifada, différents types d’opérations. Le modus operandi des arrestations d’activistes palestiniens recherchés est élaboré par l’armée, en étroite collaboration avec le Shabak (le service de sécurité intérieure). Le pouvoir civil, et même le haut commandement militaire, n’exercent pas de contrôle quotidien sur ces interventions. La décision d’ouvrir le feu est prise par les commandants des unités de terrain en fonction du contexte local [26]. Le chef d’état-major général n’est pas tenu au courant des détails de ce type d’opération. C’est ainsi que Dan Haloutz ignorait certains aspects d’une mission qui s’est déroulée à Kalkilya en septembre 2005 et qui s’est soldée par la mort non programmée de plusieurs personnes, notamment non-combattants palestiniens [27]. Le caractère particulier des opérations de lutte antiguérilla a inévitablement conduit l’autorité civile, et même la plus haute autorité militaire, à laisser une grande liberté opérationnelle aux unités spéciales. Mais c’est le pouvoir politique qui autorise le principe des arrestations et le choix des activistes à interpeller.

23Dans le cas d’opérations à caractère politiquement « sensible », comme les assassinats ciblés, le pouvoir politique garde la haute main sur les décisions. Tout assassinat ciblé doit être approuvé par le Premier ministre et le ministre de la Défense. Quand les cibles sont des personnalités palestiniennes importantes, le chef du gouvernement réunit le Cabinet restreint de sécurité [28]. Après cette décision de principe, le ministre de la Défense doit, dans tous les cas, donner le feu vert définitif. Il s’agit d’une procédure lourde qui n’échappe à aucun moment au pouvoir civil.

La guerre du Liban ou le politique en quête de légitimité

24Lors de la « deuxième guerre » du Liban, qui a opposé Tsahal au Hezbollah à l’été 2006, qui de l’armée et du pouvoir politique a le plus influencé l’autre ? En vérité, cette question n’a même pas été posée, tant il apparaît évident qu’Ehud Olmert et Amir Peretz, respectivement Premier ministre et ministre de la Défense – deux hommes sans expérience militaire notoire et occupant leur poste respectif depuis seulement deux mois – ont agi en dilettantes. Il est communément admis que les deux responsables civils se sont contentés d’avaliser les propositions de l’état-major sans les avoir réellement examinées, par manque de compétence et d’autorité.

25Deux principaux reproches leur sont adressés. Le premier est de s’être laissés manipuler par une armée désireuse de retrouver sa capacité dissuasive mise à mal après l’enlèvement de plusieurs soldats [29] et d’avoir cru, naïvement, que des bombardements massifs permettraient d’atteindre tous les objectifs affichés. Le second reproche, en contradiction avec le premier, est leur interventionnisme excessif dans cette guerre. Ils auraient empêché Tsahal de gagner cette guerre en suspendant toutes les opérations militaires trois jours avant le vote du Conseil de sécurité sur la résolution 1701 qui exigeait la cessation des hostilités ; puis ils auraient ordonné la relance de l’offensive, alors qu’il était trop tard pour remporter une victoire décisive, ce qui a coûté la vie « pour rien » à plus d’une trentaine de soldats.

26Or les choses sont un peu plus compliquées. En attendant de plus amples précisions sur la manière dont les décisions ont été prises, on peut d’ores et déjà effectuer quelques constats. Les politiques n’ont pas purement et simplement renoncé à leurs prérogatives au profit de l’armée. Primo, ce sont eux qui ont décidé qu’Israël n’engagerait pas de troupes au sol, pour éviter de s’enliser une nouvelle fois dans le bourbier libanais. Personne n’a oublié que la guerre décidée en 1982 afin d’évincer l’OLP du Liban et d’aider Bchir Gemayel à y établir un régime ami s’était soldée par la montée en puissance du Hezbollah et la perte de plusieurs centaines de soldats israéliens au cours de l’occupation du Sud-Liban – une occupation qui a duré dix-huit ans. Certes, l’OLP fut chassé de Beyrouth, mais cette guerre a permis au Hezbollah de s’affirmer comme une force politique et militaire de premier plan au Liban, hostile à Israël. Le Cabinet de guerre formé par Ehud Olmert a, en outre, exigé et obtenu des militaires que tous leurs plans lui soient soumis pour aval, ceci afin d’éviter, toujours à cause du spectre de la première guerre du Liban, que l’armée ne s’engage dans des opérations sans en informer au préalable le pouvoir politique. Lorsque le Premier ministre a estimé, à la mi-août, que les opérations devaient être suspendues pour laisser au Conseil de sécurité le temps d’élaborer un accord de cessez-le-feu, l’armée, réticente mais disciplinée, a suivi ses instructions. Enfin, c’est encore Ehoud Olmert qui, contre l’avis de plusieurs membres importants de l’état-major [30], a décidé de pousser l’avantage sur le terrain – avant l’entrée en vigueur du cessez-le-feu – en ordonnant la reprise des combats. Le chef du gouvernement espérait atteindre le fleuve Litani (considérée comme la limite au-delà de laquelle, pour des raisons de sécurité, il fallait repousser les forces du Hezbollah) alors qu’il restait à l’armée très peu de temps pour mener à bien une pareille mission. L’avancée s’est faite dans les pires conditions imaginables pour Tsahal, qui a perdu plus d’une trentaine de soldats en trois jours sans avoir pu réussir, pour autant, à contrôler la zone s’étendant de la frontière israélo-libanaise au Litani. Depuis, le Premier ministre est sévèrement critiqué pour avoir ordonné cette mission inutilement périlleuse.

27Le pouvoir politique a, tout au long du conflit, conservé une influence non négligeable sur le cours des opérations, même si sa conduite de la guerre n’a pas été des plus heureuses. Contrairement à ce que l’on a dit, il n’a pas laissé l’armée totalement libre de ses choix. C’est le gouvernement et l’armée qui ont, ensemble, (mal) géré cette guerre. Il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas eu de débat contradictoire avant l’ordre de bombarder le Sud-Liban. Le pouvoir politique s’est décidé en un temps record sur la foi des propositions de Dan Haloutz, qui se faisait fort de débarrasser Israël de la menace du Hezbollah et de récupérer les soldats enlevés en ramenant le Liban, selon son expression, « vingt ans en arrière ». Le plan du chef d’état-major était d’autant plus séduisant pour les politiques que le général Haloutz entendait se contenter de bombardements et de limiter au minimum l’engagement des troupes au sol. Le problème, c’est que le Premier ministre et le ministre de la Défense n’ont pas cherché à vérifier sérieusement la capacité de Tsahal à atteindre ces objectifs. À aucun moment les responsables politiques n’ont discuté des conséquences qu’une telle guerre aurait sur la population du nord d’Israël et ne se sont demandé si celle-ci bénéficiait d’une protection suffisante contre les Katiouchas tirées par le Parti de Dieu. Aucune option alternative aux attaques aériennes n’a été évoquée. Mais voir dans cette hâte la preuve de la toute-puissance de l’armée face au gouvernement est assez réducteur. Ce serait sous-estimer les calculs politiques qui ont influencé cette décision.

28Ni Olmert ni Peretz n’ont voulu prendre le risque de se faire accuser par la droite de « tergiverser avec la vie des soldats et avec la sécurité du pays ». Ne serait-ce que parce que dans le combat politique israélien, il n’y a pas de reproche plus grave ! Des généraux prestigieux comme Rabin, Barak ou Sharon n’avaient pas à apporter la preuve de leur courage et de leur détermination dans les moments périlleux pour le pays. Des civils comme Olmert et Peretz, si. En Israël, qu’on le veuille ou non, la légitimité politique s’acquiert souvent sur le champ de bataille (ou en démontrant des qualités de leadership exceptionnels, comme su le faire David Ben Gourion). Avoir derrière soi un passé de combattant courageux est une ressource politique souvent déterminante. Les Israéliens font davantage confiance aux hommes qui ont démontré leur courage au front. Même les électeurs de gauche, qui se disent partisans de négociations de paix avec les Palestiniens, font plus confiance, pour mener à bien ces négociations, à un général auréolé d’un passé militaire glorieux qu’à un civil. De ce fait, un militaire peut se permettre plus facilement de faire des concessions, de repousser l’heure de l’entrée en guerre, voire de rejeter pareille option. Nous avons déjà rappelé que Rabin a signé les accords d’Oslo en dépit de l’hostilité d’une bonne partie de l’establishment militaire ; que Sharon a ordonné le désengagement de la bande de Gaza malgré l’hostilité des colons ; et que, entre 2000 et 2006, ni Barak ni Sharon n’ont accepté de lancer une attaque d’envergure contre le Hezbollah alors que de nombreux militaires les y invitaient. Personne n’a songé à les accuser de mollesse.

29Olmert et Peretz, eux, ne peuvent pas faire valoir de hauts faits d’armes aux yeux de leurs électeurs et aucun des deux ne pouvait prendre le risque de passer pour un velléitaire. Les deux hommes ont voulu saisir l’occasion de se présenter comme de véritables chefs de guerre dont la détermination allait permettre de restaurer la dissuasion de l’armée et de ramener les soldats à la maison (un calcul similaire à celui qu’a fait Shimon Peres en 1996, quand il déclencha l’opération « Raisins de la colère » pour faire cesser les tirs de Katiouchas du Hezbollah contre le nord d’Israël). Ils ont été séduits par les bénéfices politiques qu’ils pensaient engranger suite à cette guerre. L’armée leur a offert sur un plateau l’illusion d’une victoire facile et à faible prix. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ont manqué de discernement politique.

Israël est-il menacé par un « putsch» ?

30L’hypothèse d’une intervention de l’armée dans la politique ne peut être totalement écartée dans les sociétés démocratiques, en cas de chaos politique, comme le note Samuel Huntington dans une étude sur « Les sources du prétorianisme » [31]. Mais pourquoi des généraux promis à diriger le pays prendraient-ils le pouvoir par la force au risque de se rendre impopulaires ? Le risque viendrait, soutient Uri Ben-Eliezer, de la montée en puissance des religieux dans l’armée, dont les cadres devenus majoritaires, pourraient être tentés de refuser d’obéir à des ordres d’évacuer la « Judée-Samarie » et d’effectuer un coup de force. On aurait alors un scénario très comparable au putsch d’Alger d’avril 1961.

31Il n’est pas certain que cette comparaison soit très pertinente. Pour qu’un putsch réussisse, il faut avant tout que le pouvoir politique soit déliquescent, incapable de gouverner, que ses partisans soient sérieusement soutenus à l’intérieur de l’armée par les conscrits sans lesquels il ne saurait y avoir de prise de pouvoir. Il faudrait également un soutien de la population. Or, depuis plusieurs années, la majorité des Israéliens est favorable à un retrait des territoires occupés et à la création d’un État palestinien. Ils ont aussi massivement soutenu le retrait de la bande de Gaza. Un putsch n’aurait pas, dans ces circonstances, le soutien de la population. N’oublions pas de préciser qu’en avril 1961, à Alger, ce n’est pas un « coup » qui a eu lieu mais une tentative de putsch qui a lamentablement échoué [32]. Les généraux Salan, Jouhaud, Zeller et Challe ne bénéficiaient que d’un faible soutien. « Le putsch est l’affaire exclusive des militaires qui tiennent les civils à l’écart », note Maurice Vaïsse [33]. L’histoire du putsch d’Alger est celle d’un échec retentissant. Manifestement, ce que les militaires hostiles à la politique d’abandon de l’Algérie voulaient c’était refaire le coup du 13 mai 1958, une mobilisation majeure qui ferait céder le pouvoir en place. On ne saurait bâtir une comparaison France-Israël sur un exemple aussi fragile.

32Les soldats issus de milieux religieux constituent-ils une menace pour la démocratie israélienne ? À l’heure actuelle, l’armée comprend dans ses rangs plus d’une douzaine de brigadiers-généraux (Tat Alouf) portant une « kippa tricotée » servant dans des unités de terrain et quatre affectés à l’état-major général. Le nombre des soldats et des jeunes officiers religieux n’a cessé de croître au fil des ans et leur présence est plus visible. Selon Stuart Cohen, « l’analyse des pertes au sein des Forces de défense d’Israël pendant la seconde Intifada montre que le nombre total des « kippas tricotées » dans les unités d’infanterie pourrait être grosso modo deux fois plus élevé que leur poids dans l’ensemble de la population mâle juive israélienne » [34].

33La crainte de voir ces soldats, dans des circonstances extrêmes, refuser des ordres qui seraient contraires aux lois divines, telles que les interprètent leurs rabbins, s’est accrue depuis l’assassinat de Yitzhak Rabin, par un réserviste, Ygal Amir, formé dans une yeshiva prestigieuse. Au moment du désengagement de la bande de Gaza, certaines autorités religieuses, tel Abraham Shapira, ancien grand rabbin d’Israël, adjurèrent les soldats religieux de refuser de participer à l’évacuation des colonies de la bande de Gaza. Mais contrairement aux pronostics les plus pessimistes, les soldats religieux ne se sont pas élevés massivement contre le désengagement mis en œuvre en août 2005. La question est de savoir pourquoi. On peut avancer trois raisons majeures. D’abord, les mesures prises par l’armée : celle-ci a su habilement souffler le chaud et le froid, menacer de lourdes sanctions tout soldat qui refuserait d’obéir et dans le même temps dispenser ceux d’entre eux qui avaient de la famille dans ces colonies de faire partie du « premier cercle » formé par ceux qui allaient entrer en contact physique avec les colons pour les évacuer.

34Ensuite, l’absence de consensus dans les milieux religieux concernant l’évacuation de ces colonies. La position du rabbin Abaham Shapira fut loin d’être unanimement suivie. 80 Rabbins, parmi lesquels Shlomo Aviner et Youval Sherlow, chefs influents de yeshivot, publièrent un manifeste prônant une position s’appuyant sur des valeurs tels que le respect de la vie humaine, le besoin de préserver l’unité de l’armée, symbole de la souveraineté et de l’unité du peuple juif, le maintien de l’attitude traditionnelle de confiance envers les hommes politiques et les chefs militaires – « les professionnels » – lorsqu’il s’agit de questions de vie et de mort, dans un contexte où personne ne pouvait affirmer avec certitude que le désengagement conduirait à plus de pertes en vies humaines.

35Enfin, bien que la colonisation revête une grande importance aux yeux des jeunes soldats religieux, ceux-ci ne la placent pas au sommet de la hiérarchie de leurs valeurs religieuses. Il leur importe davantage de pouvoir remplir leur obligation religieuse quotidienne, tel le respect du Shabbat et obtenir de servir dans des unités « homogènes » leur épargnant la promiscuité, dans des unités mixtes, avec des soldates qui ne respectent pas la règle de la Tzniout (Pudeur, modestie). Bien plus que l’avenir des colonies, ces derniers éléments ont constitué une pierre d’achoppement constante avec l’armée. Le danger viendrait non pas d’une mainmise des religieux sur l’armée mais d’une possible désaffection de ces jeunes soldats qui préféreraient éviter d’embrasser la carrière militaire plutôt qu’avoir à renoncer à vivre selon leurs convictions religieuses les plus profondes [35].

Conclusion

36La grande liberté d’expression dont disposent les généraux leur permet de peser sur le débat public, mais cette liberté n’ôte rien à l’autorité du pouvoir civil de décider en dernier ressort. Le cadre légal, qui est celui de la démocratie, est respecté. Toutes les décisions à caractère stratégique sur l’emploi de la force armée sont prises par le gouvernement et en particulier par le Premier ministre. L’armée étant investie de la responsabilité écrasante de préserver la survie du pays, l’opinion publique trouve normal que des généraux s’expriment publiquement. Cette situation n’est pas sans inconvénient. Il est assez malsain qu’un militaire de haut rang définisse en public les priorités stratégiques du pays, comment interpréter la menace, alors que ce militaire, aussi respectable soit-il, ne détient pas entre ses mains toutes les données de politique intérieure et internationale pour intervenir sur un sujet aussi global et important pour l’avenir d’une nation. Une erreur de sa part pourrait avoir des conséquences graves, comme on l’a vu au moment de la guerre du Kippour. C’est un travail qui relève de la responsabilité du pouvoir politique. Ceci renvoie au deuxième inconvénient du système décisionnel israélien : la tendance des dirigeants politiques de ne pas vouloir définir clairement les grands objectifs politiques, soit parce que le pays est divisé sur les grandes questions concernant l’avenir des territoires palestiniens, soit parce qu’ils préfèrent s’abstenir de prendre des décisions qui pourraient s’avérer désastreuses.

37En Israël, comme dans beaucoup d’autres démocraties, c’est l’attitude du politique qui est décisive. C’est de lui que dépend l’influence de l’armée. Or, il est curieux de constater que les hommes politiques, alors qu’ils ont les moyens de limiter cette influence, qu’ils pourraient se doter d’instruments d’analyse indépendants de l’armée, n’en font rien. Il y a une raison à cela : à leurs yeux, la fiabilité des généraux est supérieure à celle des civils. L’institution militaire reste en Israël, malgré ses déboires, une des mieux organisées et celle en laquelle le public et les dirigeants politiques ont le plus confiance pour s’occuper des problèmes de sécurité.

Notes

  • [1]
    La guerre d’Indépendance (1948), du Sinaï (1956), des Six jours (1967), d’usure (1968-1970), du Kippour (1973), du Liban (1982-1985) et la « deuxième guerre du Liban » (juillet-août 2006).
  • [2]
    RAZOUX P., Tsahal : nouvelle histoire de l’armée israélienne, Paris, Perrin, 2006, p. 594-595.
  • [3]
    COHEN A., Israel and the Bomb, Columbia University press, New York, 1998.
  • [4]
    On ne citera ici, faute de place suffisante dans cette contribution, que quelques uns des principaux auteurs : LISSAK M., « Paradoxes of the Israeli Civil-Military Relations », Journal of Strategic Studie, n°6, 1983, p. 6-11 ; PERI Y., Generals in the Cabinet Room. How the Military Shapes Israeli Policy, United States Institute of Peace, Washington, D.C., 2006 ; BEN MEIR Y., Civil-Military Relations in Israel, New York, Columbia University Press, 1995 ; BEN-ELIEZER U., « Rethinking the Civil-Military Relations Paradigm, the Inverse Relations Between Militarism and Praetorians Through the Example of Israel », Comparative Political Studies, n°30-3, 1997 ; COHEN S., « Changing Civil-Military Relations in Israel : Towards an Over-Subordinate IDF ? », BESA Center, n°64, Bar-Ilan University, 2006 (en hébreu) ; KIMMERLING B., « Patterns of Military in Israel », Archive European Sociologie, n°34, 1993, p. 196-223 ; MAMAN D., BEN-ARI E. and ROZENHEK Z., Military, State and Society in Israel, Transaction Publishers, New Brunswick (USA) and London (UK), 2001.
  • [5]
    Zeev Maoz cité par Stuart Cohen dans COHEN S., « Changing Civil-Military Relations in Israel : Towards an Over-Subordinate IDF ? », BESA Center, n°64, Bar-Ilan University, 2006 (en hébreu).
  • [6]
    KIMMERLING B., « Patterns of Military in Israel », Archieve European Sociologie, n°34, 1993, p. 196-223.
  • [7]
    SHELAH O., The Israeli Army : a Radical Proposal, Kinneret, Zmoura-Bitan, Dvir-Publishing House, 2003(en hébreu).
  • [8]
    BEN-ELIEZER U., « Is a Military Coup Possible in Israel ? Israel and French-Algeria in Comparative Historical-sociological Perspective », in Theory and Society, n°27, 1998, p. 311-349.
  • [9]
    BEN-ELIEZER U., op. cit., 1998, p. 312.
  • [10]
    Haaretz, 24 juillet 2006.
  • [11]
    LEVY Y., The Other Army of Israel. Materialist Militarism in Israel (en hébreu), Yediot Aharonot, Tel-Aviv, 2003 ; VAN CREVELD M., Tsahal. Histoire critique de la force de défense israélienne, Monaco, Éditions du Rocher, coll. L’art de la Guerre, 1998, p. 516.
  • [12]
    SHELAH O., op. cit., 2003, p. 69.
  • [13]
    YAARI A., Civil Control of the IDF, Jaffee Center for Strategic Studies publications, n°72, October 2004 (en Hébreu).
  • [14]
    YAARI A., op. cit., 2004.
  • [15]
    La commission Vinograd, créée à la suite de la deuxième guerre du Liban, a dans son rapport intermédiaire, recommandé d’accorder à cet organisme, ainsi qu’au ministère des Affaires étrangères, un rôle plus important dans le processus de décision.
  • [16]
    SHELAH O., op. cit., 2003, p. 70.
  • [17]
    Voir HUNTINGTON S., The Soldier and the State. The Theory and Politics of Civil-Military Relations, Harvard University Press, 1985 ; PERLMUTTER A., The Military and Politics in Modern Times, Yale University Press, New Haven, CT, 1977 ; FINER S., The Man on Horseback : the Role of the Military in Politics, Westview, Boulder (Colorado), 1988 ; FEAVER P. D., « The Civil-Military Problematic : Huntington, Janowitz, and the Question of Civilian Control », Armed Forces and Society, vol. 23, n°2, hiver 1996, p. 149-178.
  • [18]
    HUNTINGTON S., op .cit., 1985, chapter 3.
  • [19]
    COHEN S., op. cit., 2006.
  • [20]
    PERI Y., op. cit., 2006, p. 25.
  • [21]
    « Les événements survenus en France de 1933 à 1945. Témoignages et documents recueillis par la Commission d’enquête parlementaire », Tome III, PUF, 1947, p. 671. Cité par DOISE J. et VAÏSSE M., « Politique étrangère de la France : Diplomatie et outil militaire, 1871-1991 », Seuil, 1992, 752 p.
  • [22]
    COHEN S., op. cit., 2006.
  • [23]
    SHELAH O., op. cit., 2003, p. 67.
  • [24]
    PERI Y., « The Political-Military Complex », Israel Affairs, vol. 11, n°2, April 2005, p. 342.
  • [25]
    COHEN S., op. cit., 2006. Dans cet article, l’auteur définit le « pouvoir civil » comme étant à la fois le gouvernement et les associations de la société civile devenue de plus en plus intrusives.
  • [26]
    Selon l’ONG israélienne B’Tselem : « Take no Prisoners : The Fatal Shooting of Palestinians by Israeli Security Forces During ‘Arrest Operations’ », Information Sheet, mai 2005.
  • [27]
    Voir la réaction du général Dan Haloutz (Haaretz, 15 septembre 2005 et Yediot Aharonot, le 14 septembre 2005). Dan Haloutz critiqua cette opération à la fois en raison de l’inadéquation du moment choisi et de ses résultats, qui ne remplissaient pas l’objectif principal, à savoir l’arrestation et non la mort des Palestiniens recherchés.
  • [28]
    DAVID S., « Fatal Choices : Israel’s Policy of Targeted killing », BESA Center for Strategic Studies, Mideast Security and Policy Studies Bar-Ilan Uuniversity, n°51, 2002.
  • [29]
    Le 25 juin 2006, le caporal Gilad Shalit était capturé par des combattants palestiniens sur le territoire palestinien, à proximité de la Bande de Gaza. Et le 12 juillet 2006, le Hezbollah commet son coup de force qui déclenchera le conflit de la guerre du Liban.
  • [30]
    Haaretz, 7 septembre 2006.
  • [31]
    HUNTINGTON S., Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale University, 1968, p. 397-406.
  • [32]
    VAÏSSE M., Alger : le putsch, Bruxelles, Éditions Complexe, 1983.
  • [33]
    VAÏSSE M., op. cit., p.121.
  • [34]
    COHEN S., « Tensions Between Military Service and Jewish Orthodoxy in Israel : Implications Imagined and Real », Israel Studies, volume 12, n°1, 2007, p.104.
  • [35]
    COHEN S., op. cit., p. 120.
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