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Article de revue

L'éducation comparée : nouveaux débats pour des paradigmes bicentenaires

Pages 377 à 384

Notes

  • [1]
    JULLIEN de PARIS M.-A., Esquisse et vues préliminaires d’un ouvrage sur l’éducation comparée, Paris, Colas, 1817.
  • [2]
    ALLARD M., L’Art Department et l’enseignement du dessin dans les écoles anglaises, Rouen, imprimerie Boissel, 1867, p. 3.
  • [3]
    MANN H., Report on an Educational Tour, London, Simpkin, 1857 [1844], p. 5. (Notre traduction).
  • [4]
    COUSIN V., Rapport sur l’état de l’instruction en Allemagne et particulièrement en Prusse, Paris, Renouard/Levrault, 1832, pp. 66 et 373.
  • [5]
    MANN H., op. cit., 1857, p. 5.
  • [6]
    COMTE A., « Discours préliminaire », Système de politique positive, 4 vol., 1848-1854, p. 390.
  • [7]
    Rapports français : MARGUERIN E. et MOTHÉRÉ J., De l’enseignement des classes moyennes et des classes ouvrières en Angleterre, Rapport présenté au Préfet de la Seine, 1864 ; DEMOGEOT J. et MONTUCCI H., De l’enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, Rapport adressé à son Excellence M. le Ministre de l’Instruction Publique, Paris, 1868. Rapports anglais : ARNOLD M., Schools and Universities on the Continent, London, Macmillan, 1868 et The Popular Education of France, London, Longman, 1861.
  • [8]
    DEMOGEOT J. et MONTUCCI H., op. cit., 1868, p. 583.
  • [9]
    Ibidem, p. 592.
  • [10]
    ARNOLD M., The Popular Education of France, London, Longman, 1861, p. XXX-XXXI. (Notre traduction).
  • [11]
    LATOUR L., L’Éducation physique en Angleterre, Conférence faite au lycée de Foix, Foix, Gadrat aîné, 1891, p. 39. Rappelons cependant que le peuple n’accède toujours pas au lycée en France, étant scolarisé dans le réseau, tout à fait séparé, de l’enseignement primaire.
  • [12]
    RIGG J., National Education in its Social Conditions and Aspects, and Public Elementary School Education English and Foreign, London, Strahan, 1873, p. 9-10. (Notre traduction).
  • [13]
    DEMOLINS E., À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, Paris, Firmin Didot, 1897, p. 54-55.
  • [14]
    DURKHEIM E., Éducation et sociologie, Paris, PUF, 1989 [1922], p. 51. Ici, lorsqu’il parle de « groupes », Durkheim pense aux classes sociales en plus de la nation.
  • [15]
    DURKHEIM E., L’Éducation morale, Paris, PUF, 1963 [1934], p. 236.
  • [16]
    DURKHEIM E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1993 [1933], p. 137.
  • [17]
    BOURDIEU P. et PASSERON J.-C., « La comparabilité des systèmes d’enseignement », dans CASTEL R. et PASSERON J. -C., (dir.), Éducation, développement et démocratie, Cahiers du centre de sociologie européenne, 1967, p. 38.
  • [18]
    Ibidem, p. 107.
  • [19]
    NOAH H. et ECKSTEIN H., Toward a Science of Comparative Education, London, Macmillan, 1969.
  • [20]
    ALEXANDER R., Culture and Pedagogy, Oxford, Blackwell, 2000, p. 41.
  • [21]
    Voir par exemple les contributions de BROADFOOT P., STEEDMAN H., ROBINSON P. and ALEXANDER R., in ALEXANDER R. et alii, (eds.), Learning from Comparing, vol. 1, Oxford, Symposium Books, 1999 ; BEVORT A. et PRIGENT A., « Les recherches comparatives internationales en éducation », Revue Internationale d’Education de Sèvres, n°1, mars 1994.
  • [22]
    BROADFOOT P. and al., Promoting Quality in Learning, London, Cassell, 2000.
  • [23]
    Ibidem, p. 203

1La comparaison relève d’une démarche spontanée de l’homme qui, pour donner du sens à une situation nouvelle, la rapporte à quelque chose de connu. Cette comparaison comme opération mentale intuitive se distingue de la comparaison comme méthode de recherche en sciences sociales, à laquelle Durkheim a donné ses titres de noblesse. Dans le domaine éducatif, même si le terme « éducation comparée » est apparu en 1817 [1], il faut attendre le XXe siècle pour que se développent des démarches systématiques. Les deux grands paradigmes qui structurent le champ à l’heure actuelle – l’universalisme et le particularisme – s’affrontent pour leur part depuis le XIXe siècle. Ces termes ne sont pas employés ici dans leur sens philosophique, mais pour décrire des postures adoptées pour procéder à la comparaison. L’universalisme consiste à traiter l’éducation comme phénomène transcendant les frontières ; le particularisme correspond aux approches insistant sur les spécificités sociales et culturelles.

2Les enjeux qui dominent aujourd’hui le champ de l’éducation comparée prennent leur naissance au XIXe siècle, quand l’essor de l’État-nation impose le cadre national comme dimension de référence. L’Autre fait tour à tour figure de modèle à imiter, de repoussoir, de miroir déformant permettant de mieux se comprendre soi-même. Tantôt rapporté à soi dans un mouvement universaliste d’assimilation, l’autre devient aussi une véritable figure de l’altérité, qui intéresse justement par sa radicale différence. Les débats actuels autour des classifications internationales peuvent être lus comme un prolongement de ces oppositions. Il est donc utile d’en retracer l’origine, pour mieux comprendre les enjeux éducatifs actuels.

La comparaison, l’emprunt et l’alter ego

3Avant l’ère de l’État-nation, les pratiques éducatives en Europe occidentale portent la double marque d’une Rome centralisatrice et d’une Eglise chrétienne qui homogénéise les savoirs et les pratiques. Lorsque Charlemagne constate la médiocrité de son clergé, il fait venir les grands noms de l’Europe entière pour fonder son école : le théologien anglais Alcuin, des réfugiés chrétiens espagnols dont les disputes théologiques avec les musulmans ont fait de fins dialecticiens, des grammairiens italiens ainsi que des moines irlandais. Les théories et pratiques éducatives à l’aube du XIXe siècle ont été échafaudées en commun au sein d’un forum européen de discussion.

4La naissance au XIXe siècle de systèmes publics d’éducation conduit à une prise de conscience de la diversité dans les réalisations concrètes et dans les raisons d’être politiques. La logique universaliste ne disparaît pas pour autant. Elle est à son faîte lors des Expositions universelles, où les nations s’observent pour se comparer, se classer, s’émuler. Des sections d’enseignement sont créées dès l’exposition de Cristal Palace à Londres en 1851. En éducation, comme dans les domaines plus techniques : « Les industries du monde entier sont appelées à de grandes assises où elles se jugent et s’enseignent réciproquement » [2]. Dans cette optique, la comparaison doit fonder l’emprunt. Pour l’administrateur de l’éducation au Massachusetts, en voyage à travers l’Europe : « Les facultés humaines sont fondamentalement les mêmes en tout point du globe, et de ce fait les moyens permettant de les développer et de les faire croître à un endroit doivent être fondamentalement les mêmes pour leur développement et leur croissance partout [3] ».

5La logique d’emprunt fait de l’autre un alter ego, et suppose que tous poursuivent les mêmes fins. La comparaison n’a rien d’un exercice intellectuel gratuit : il faut agir, et le passage par l’autre est un simple détour permettant de progresser soi-même. La loi Guizot de 1833, qui impose une école publique dans chaque commune, découle directement de l’observation de l’étranger : Victor Cousin, futur ministre de l’Instruction Publique sous Thiers, cautionne ses propositions par le fait qu’elles sont en application en Prusse : « je ne propose rien ici que je n’aie vu pratiquer avec le plus grand succès chez la nation de la terre où fleurit le plus l’instruction publique. […] Puissent ces causes si simples et si fécondes, se naturalisant dans notre chère patrie, y porter bientôt les mêmes fruits ! » [4].

6Certes, c’est la différence qui rend l’emprunt envisageable, mais dans l’optique de sa résorption. En particulier, l’éducation est dissociée de tout fondement idéologique. Ni Cousin, ni l’Américain Mann, ne voient d’inconvénients à adopter des techniques prussiennes d’enseignement : « Si le maître d’école prussien dispose de meilleurs méthodes d’enseignement de la lecture, de l’écriture, de la grammaire, de l’arithmétique, etc., de sorte qu’il produise en deux fois moins de temps de plus grands et de meilleurs résultats, nous devons bien pouvoir copier ses méthodes d’enseignement, sans adopter ses notions d’obéissance passive au gouvernement ou d’adhésion aveugle aux dogmes d’une foi » [5].

7La différence est recherchée en même temps qu’elle est niée. Malgré le renforcement de l’État-nation, l’éducation fait figure de projet général dans lequel d’éventuelles particularités nationales ne nuisent en rien à l’emprunt, étant perçues comme des entraves passagères, un simple décalage dans le temps : « Les lois fondamentales de l’évolution humaine, qui posent la base philosophique du régime final, conviennent nécessairement à tous les climats et à toutes les races, sauf de simples inégalités de vitesse [6] ».

8À la base de tout emprunt se trouve une tension entre le même et l’autre. L’autre de l’universalisme est moins alter qu’ego.

L’éducation à l’image de la société

9Un nouveau type d’écrits se multiplie dans la seconde moitié du XIXe siècle : l’hétérogénéité des réalisations éducatives d’un pays à l’autre devient l’objet même des recherches. La quête d’universalisme se mue en volonté de découvrir et de comprendre l’autre dans sa singularité et sa différence. De grands rapports officiels voient le jour en France et en Angleterre pour faire l’état des lieux de l’enseignement sur l’autre rive de la Manche [7]. On interroge désormais l’école pour comprendre la nation, comme une petite société, reflet de la grande : l’école « est une petite société, image et initiation de la grande » [8].

10Reconnaître ainsi les particularités des autres nations remet fondamentalement en cause la logique de l’emprunt, sans empêcher pour autant le recours à la référence étrangère à des fins de réformatrices chez soi. Justement, le particularisme peut servir à légitimer des traditions éducatives nationales face à des « modes » venues d’ailleurs : Nous arrivons à la partie la plus difficile et la plus utile de notre tâche, celle qui a pour objet les emprunts que l’enseignement de la France pourrait faire à celui de la Grande-Bretagne. […] Chaque peuple a ses qualités et ses défauts innés ou produits par des causes anciennes et invincibles ; il ne gagnerait rien à cesser d’être lui-même ; il ne deviendrait pas pour cela un autre peuple. L’éducation anglaise est excellente pour faire de jeunes Anglais : ce sont de jeunes Français que la nôtre doit former. Imitons donc d’abord nos voisins en restant fidèles à notre caractère national, comme ils le sont au leur [9] ». La référence étrangère dans une optique particulariste n’est pas seulement mobilisée pour lutter contre l’emprunt. Témoin Matthew Arnold, poète et grand penseur de l’Angleterre victorienne, un temps inspecteur des écoles. Il est convaincu de l’utilité de l’action publique en matière éducative, contre l’avis de la majorité de ses contemporains pour qui la France personnifie toutes les privations de liberté individuelle. Arnold peut mobiliser l’exemple français dans son plaidoyer pour l’État justement parce qu’il met l’accent sur la spécificité de chacune des deux nations : « Tel est l’intérêt que deux pays si dissemblables trouvent à s’observer mutuellement. Il est fort peu probable que l’une ait les défauts de l’autre, chacune peut donc adopter sans risques toutes les qualités qui lui conviennent chez sa voisine » [10]. Même si l’Angleterre aspirait à copier la France à l’identique, elle n’y parviendrait pas car les deux pays sont tellement dissemblables que les mêmes causes n’y produiraient pas les mêmes effets.

11Puisque l’école est désormais conçue comme le miroir de la société, la comparaison peut servir à légitimer un système social et politique. L’autre peut alors faire figure de faire-valoir. Un discours français de remise des prix célèbre l’atmosphère des public schools anglaises, mais rejette ensuite ses fondements aristocratiques, au nom des principes démocratiques français : « Partant, l’instruction en Angleterre est le privilège de quelques-uns, tandis que chez nous, elle est heureusement la propriété de tous » [11]. Dans le même esprit de défense des traditions nationales, le directeur de l’école normale du réseau d’écoles anglicanes (National Society) voit en la centralisation française la source du « vice et de la débauche, de la luxure efféminée et des abus sensoriels éhontés » : les Français sous la monarchie ou l’Empire, ne pouvant s’impliquer dans le gouvernement local et national, n’ont d’autre solution que se tourner vers la luxure et le vice [12]. À l’inverse, la référence étrangère peut être saisie comme modèle social et politique à imiter. Tel est le projet d’Edmond Demolins, disciple de Frédéric Le Play qui est tenu pour un des fondateurs de la sociologie française. Demolins explique dans un best-seller de fin de siècle À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons (1897). L’école anglaise, explique-t-il, chiffres à l’appui, a su produire des hommes à l’esprit d’entreprise, permettant à l’Angleterre de conquérir les marchés étrangers, de jouir de la plus importante flotte du monde, d’atteindre la suprématie industrielle, commerciale et agricole, et de dominer la planète. L’éducation anglaise est, selon lui, apte à « faire des hommes », tandis que la France produit des « fonctionnaires ou de purs lettrés » [13]. Il en va de l’avenir de la société, c’est une « question de vie ou de mort ».

12La prise en compte de la dimension nationale, sur le plan descriptif et analytique, est le phénomène marquant du XIXe siècle dans le domaine de la comparaison. L’école vient progressivement à être considérée comme un élément dans un ensemble social plus vaste ; on y recherche les clés de la spécificité de la société ; l’éducation s’affirme comme un enjeu national.

Particularisme contre universalisme : un débat inachevé

13Les sciences sociales naissantes viennent consolider, au XXe siècle, les apports du siècle précédent. Le tournant théorique consiste à analyser l’éducation comme un fait social, rompant avec de nombreux philosophes (dont Kant ou John Stuart Mill) qui la considéraient comme un processus de nature hautement individuelle. Durkheim dissocie l’être individuel de l’être social, caractérisé par « un système d’idées, de sentiments, d’habitudes qui expriment en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous faisons partie » [14]. C’est à l’école que cette socialisation s’effectue. Elle a pour rôle d’apprendre à l’enfant à tisser des relations sociales et de susciter une vie collective, condition même de la pérennité d’une société : « la société est avant tout une conscience : c’est la conscience de la collectivité » et il faut la « faire passer dans l’âme de l’enfant » [15]. Le second apport majeur de Durkheim consiste à développer la comparaison comme l’outil par excellence des sciences humaines : « La sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie ; c’est la sociologie elle-même en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » [16]. À ses yeux, la comparaison représente pour les sciences sociales ce qu’est l’expérimentation aux sciences exactes. Le sociologue n’ayant pas la possibilité de faire des expériences en laboratoire pour isoler des variables et en analyser l’effet, il ne peut que chercher dans la variété des configurations sociales existantes suffisamment de cas de figure pour les comparer entre eux.

14La théorie durkheimienne est surtout particulièrement compatible avec la lignée particulariste, mettant l’accent sur la spécificité culturelle. Le champ de l’éducation comparée prend son essor dans les pays anglo-saxons au milieu du siècle, faisant la part belle aux approches « culturalistes ». Isaac Kandel, Vernon Mallinson, puis Edmund King considèrent que les écoles tirent leur spécificité du contexte culturel qui les nourrit, et que c’est la culture, plus encore que l’école elle-même, qui doit être analysée car c’est la première qui détermine la seconde et non l’inverse. Le concept de « caractère national » est au centre de ce courant de pensée. En France, cette approche ne fait guère d’émules, et déclenche au contraire des critiques féroces. Bourdieu et Passeron soulignent son déterminisme et y voient un cercle vicieux, jugeant qu’« on a exclu d’entrée, par hypothèse, la possibilité de jamais ressaisir la logique originale qu’un système d’éducation tient de ses fonctions et de sa structure spécifique » [17]. Ils dénoncent une analyse nécessairement « anti-historique ou a-historique, car elle repose sur l’idée de permanence, de continuité séculaire (même les révolutions ne le changent pas ?) » [18].

15À l’extrême opposé, la recherche de scientificité conduit à des démarches positivistes, qui se rattachent au paradigme universaliste en ce qu’elles recherchent des régularités, voire des lois gouvernant la relation entre école et société [19]. La comparaison doit, pour eux, permettre de mettre à distance la subjectivité de l’observateur, de s’extraire des spécificités locales et nationales pour dégager l’invariant, l’universel, par des méthodes inspirées de celles des sciences exactes. Plus récemment, des influences extérieures à la sphère éducative conduisent, à partir des années 1980, à la prolifération d’études économiques de l’école sous l’angle de la rentabilité et de l’efficacité. La mondialisation s’accompagne d’un accroissement des exigences en matière de formation de la main d’œuvre, et d’inquiétudes quant à la concurrence internationale. Parallèlement, sur le « marché » de l’information prolifère une offre d’indicateurs, de statistiques et de classifications internationales, devenues une forme dominante du nouvel universalisme. Une activité classique d’organismes internationaux, comme l’UNESCO ou de l’OCDE, consiste à produire des indicateurs et définitions destinés à poser les bases d’un langage universel réellement comparable. À cela s’est ajouté au cours des 25 dernières années une activité d’évaluation de l’efficacité des systèmes éducatifs, notamment par le biais de tests internationaux conduisant à la classification des nations en fonction de leurs résultats éducatifs. Les études de l’IEA (International Association for the Evaluation of Educational Achievement) des années 1960 sont aujourd’hui relayées par les enquêtes PISA (Programme for International Student Assessment). Les classifications qui en ressortent sont attentivement suivies dans le monde de l’enseignement, mais aussi par les gouvernements. L’Angleterre en particulier a fait évoluer sa politique éducative à l’issue de résultats décevants dans les années 1980. Robin Alexander, ancien conseiller du gouvernement, établit une filiation directe entre les résultats britanniques à ces tests et les orientations législatives récentes : la réintroduction de l’enseignement magistral en classe entière et l’adoption de méthodes plus directives est directement inspirée des pratiques des pays (asiatiques notamment) qui caracolaient en tête des classements à l’époque [20].

16Plusieurs chercheurs s’insurgent contre cette « tyrannie » des classifications internationales, et contre le retour à l’emprunt [21]. Ils dénoncent l’illusion positiviste consistant à croire que l’outil mathématique est en soi garant de vérité, et que les statistiques sont nécessairement objectives. Au contraire, l’apparente neutralité du langage statistique en fait un levier idéologique puissant. Cette critique a donné un nouvel élan à des démarches particularistes. Des travaux comportant souvent une dimension ethnographique mettent l’accent sur la persistance de cultures éducatives bien distinctes, reflétant des histoires singulières, se traduisant par des missions distinctes attribuées à l’école, transmettant des façons de penser, d’être et de sentir d’autant plus fortes qu’elles sont tenues pour acquises. Ils s’attachent à mettre en évidence l’effet du contexte sur les pratiques et les résultats scolaires. Contrairement aux culturalistes un demi-siècle plus tôt, ils n’étudient pas la « culture » séparément, comme une variable dotée d’une existence en soi. Son influence est désormais étudiée au travers de ses effets observables sur les pratiques éducatives. De cette nouvelle forme de comparaison particulariste sont nés des travaux analysant en détail les répercussions de la culture éducative nationale sur les apprentissages et le rapport des élèves à l’école (Robin Alexander, Patricia Broadfoot et Marilyn Osborn). À partir d’une batterie de tests bilingues proposés à des écoliers anglais et français, Broadfoot et Osborn peuvent comparer non seulement les résultats, mais aussi les démarches mises en œuvre par les élèves [22]. Il ressort de l’analyse détaillée de multiplications que les élèves français appliquent des algorithmes alors que les Anglais, qui les maîtrisent moins bien, ont recours à des stratégies plus individuelles telles que l’addition réitérée ou la représentation des nombres par bâtonnets. Dans l’ensemble, l’écolier anglais prend plus volontiers des risques et développe des stratégies individuelles dans la résolution de problèmes. Le Français réussit mieux lorsqu’il s’agit d’appliquer des techniques familières ; ses compétences sont plus pointues mais aussi plus étroites. Bref, les « techniciens » s’opposent aux « explorateurs » [23], reflétant par leurs travaux les méthodes pédagogiques dominantes dans leur pays. Ces recherches éclairent les résultats des classifications internationales, en rappelant d’une part que les objectifs cognitifs divergent d’un pays à l’autre. D’autre part, elles font ressortir des cultures d’apprentissage distinctes, rendant plus ou moins acceptable l’incertitude, la prise de risque, l’échec. En outre, ces travaux comparatifs montrent à quel point le fond de l’enseignement est intimement lié à sa forme ; combien les techniques pédagogiques, loin d’être neutres sur le plan des valeurs, véhiculent en elles-mêmes des conceptions de l’apprentissage, de l’élève, et même de la société.

17On le voit, les tentatives pour unifier l’éducation comparée n’ont pas abouti à ce jour. Elles donnent lieu à de nombreuses réflexions épistémologiques : l’éducation comparée est-elle une science ? doit-elle privilégier les méthodes quantitatives ou qualitatives ? quelles sont ses fonctions ? comment s’articule-t-elle aux sciences sociales ? Mais au-delà des clivages, un dialogue – parfois tonitruant – se noue. Les organismes responsables des classifications internationales ont su intégrer certaines critiques formulées à l’encontre de la pertinence et de la légitimité de leurs résultats. Ils étaient accusés de proposer des tests reflétant des conceptions de l’éducation culturellement marquées, potentiellement en décalage avec l’expérience scolaire des écoliers testés, suite à quoi une dimension qualitative a souvent été introduite. À l’inverse, les travaux particularistes intègrent d’autres dimensions que le cadre national, longtemps dominant, pour explorer également des différences intra-nationales (géographiques, de classe sociale, de sexe, etc.). Au-delà des débats théoriques, les enjeux sont réels car les comparaisons en éducation, couplées à l’idée de concurrence internationale (au moins dans l’enseignement supérieur), orientent les politiques éducatives. Or modeler l’école de demain, c’est aussi faire des choix de société.

Notes

  • [1]
    JULLIEN de PARIS M.-A., Esquisse et vues préliminaires d’un ouvrage sur l’éducation comparée, Paris, Colas, 1817.
  • [2]
    ALLARD M., L’Art Department et l’enseignement du dessin dans les écoles anglaises, Rouen, imprimerie Boissel, 1867, p. 3.
  • [3]
    MANN H., Report on an Educational Tour, London, Simpkin, 1857 [1844], p. 5. (Notre traduction).
  • [4]
    COUSIN V., Rapport sur l’état de l’instruction en Allemagne et particulièrement en Prusse, Paris, Renouard/Levrault, 1832, pp. 66 et 373.
  • [5]
    MANN H., op. cit., 1857, p. 5.
  • [6]
    COMTE A., « Discours préliminaire », Système de politique positive, 4 vol., 1848-1854, p. 390.
  • [7]
    Rapports français : MARGUERIN E. et MOTHÉRÉ J., De l’enseignement des classes moyennes et des classes ouvrières en Angleterre, Rapport présenté au Préfet de la Seine, 1864 ; DEMOGEOT J. et MONTUCCI H., De l’enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, Rapport adressé à son Excellence M. le Ministre de l’Instruction Publique, Paris, 1868. Rapports anglais : ARNOLD M., Schools and Universities on the Continent, London, Macmillan, 1868 et The Popular Education of France, London, Longman, 1861.
  • [8]
    DEMOGEOT J. et MONTUCCI H., op. cit., 1868, p. 583.
  • [9]
    Ibidem, p. 592.
  • [10]
    ARNOLD M., The Popular Education of France, London, Longman, 1861, p. XXX-XXXI. (Notre traduction).
  • [11]
    LATOUR L., L’Éducation physique en Angleterre, Conférence faite au lycée de Foix, Foix, Gadrat aîné, 1891, p. 39. Rappelons cependant que le peuple n’accède toujours pas au lycée en France, étant scolarisé dans le réseau, tout à fait séparé, de l’enseignement primaire.
  • [12]
    RIGG J., National Education in its Social Conditions and Aspects, and Public Elementary School Education English and Foreign, London, Strahan, 1873, p. 9-10. (Notre traduction).
  • [13]
    DEMOLINS E., À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, Paris, Firmin Didot, 1897, p. 54-55.
  • [14]
    DURKHEIM E., Éducation et sociologie, Paris, PUF, 1989 [1922], p. 51. Ici, lorsqu’il parle de « groupes », Durkheim pense aux classes sociales en plus de la nation.
  • [15]
    DURKHEIM E., L’Éducation morale, Paris, PUF, 1963 [1934], p. 236.
  • [16]
    DURKHEIM E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1993 [1933], p. 137.
  • [17]
    BOURDIEU P. et PASSERON J.-C., « La comparabilité des systèmes d’enseignement », dans CASTEL R. et PASSERON J. -C., (dir.), Éducation, développement et démocratie, Cahiers du centre de sociologie européenne, 1967, p. 38.
  • [18]
    Ibidem, p. 107.
  • [19]
    NOAH H. et ECKSTEIN H., Toward a Science of Comparative Education, London, Macmillan, 1969.
  • [20]
    ALEXANDER R., Culture and Pedagogy, Oxford, Blackwell, 2000, p. 41.
  • [21]
    Voir par exemple les contributions de BROADFOOT P., STEEDMAN H., ROBINSON P. and ALEXANDER R., in ALEXANDER R. et alii, (eds.), Learning from Comparing, vol. 1, Oxford, Symposium Books, 1999 ; BEVORT A. et PRIGENT A., « Les recherches comparatives internationales en éducation », Revue Internationale d’Education de Sèvres, n°1, mars 1994.
  • [22]
    BROADFOOT P. and al., Promoting Quality in Learning, London, Cassell, 2000.
  • [23]
    Ibidem, p. 203
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