Notes
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[1]
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-
[2]
SERVAN-SCHREIBER J.J., Le défi américain, Paris, Denoël, 1967, p. 312.
-
[3]
CHILDS M.W., Sweden, the Middle Way, New York, Faber and Faber, 1936.
-
[4]
STRANGE S., States and Markets, Londres et New York, Pinter Publications, 1994.
-
[5]
STRÅTH B., “Poverty, Neutrality and Welfare. Three Key Concepts in the Modern Foundation Myth of Sweden”, in Myth and Memory in the Construction of Community. Historical Patterns in Europe and Beyond, Brussels, Peter Lang, 2000.
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[6]
KETTUNEN P., “The Nordic Model and Consensual Competitiveness in Finland”, in CASTREN A.M., LONKILA M., PELTONEN M., (eds), Between Sociology and History. Essays on Micro-history, Collective Action and Nation-Building, Helsinki, SKS/Finnish Literature Society, 2004.
-
[7]
KETTUNEN P., op. cit., 2004 ; MJØSET L., (ed), Norden dagen derpå : de nordiske økonomisk-politiske modellene og deres problemer på 70-og8-tallet, Oslo, Universitetforlkaget, 1986, p. 60-63.
-
[8]
ESPING-ANDERSEN G., Politics against Markets. The Social-Democratic Road to Power, Princeton, Princeton University Press, 1988 ; ESPING-ANDERSEN G., The Three Worlds of Welfare Capitalism. Cambridge, Polity Press, 1990, p. 44-45.
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[9]
SØRENSEN Ø. and STRÅTH B., (eds), The Cultural Construction of Norden, Oslo, Scandinavian University Press, 1997.
-
[10]
SLAGSTAD R., De nasjonale strategene, Oslo, Pax, 1998.
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[11]
MOSSE G., The Crisis of German Ideology. Intellectual Origins of the Third Reich, New York, Howard Fertig, 1981.
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[12]
LUNN E., Prophet of Community. The Romantic Socialism of Gustav Landauer, Berkeley, California University Press, 1973. Pour toute discussion sur le concept de Völkish dans une perspective européenne comparative, voir HETTLING M., Volksgeschichten im Europa der Zwischenkriegszeit, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht, 2003.
-
[13]
TRÅGÅRDH L., The Concept of the People and the Construction of Popular Political Culture in Germany and Sweden, 1848-1933, diss.1993, Ann Arbor, University Microfilms International.
-
[14]
JANSEN C.,“Deutsches Wesen, Deutsche Seele, Deutscher Geist. Der Volkskarakter als nationales Identifikationsmuster im Gelehrtenmilieu“, in KUZMICS H., BLUMERT R., TREIBEL A., (eds), Transformationen des Wir-Gefühls. Studien zum national Habitus, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1993, p. 26.
-
[15]
STRÅTH B., The Organisation of Labour Markets. Modernity, Culture and Governance in Germany, Sweden, Britain and Japan, London, Routledge, 1996, p. 91.
-
[16]
TÖNNIES F., Gemeinschaft und Gesellschaft. Grundbegriffe der Reinen Soziologie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, (1887), 1991 ; JANSEN C., op. cit., 1993.
-
[17]
Le terme « Bourgeoisie » est mis entre guillemets parce que borgerlighet est un concept beaucoup plus vague dans les pays du Nord et davantage dilué avec des éléments agraires par rapport à la bourgeoisie ou Bürgertum en Allemagne, par exemple. La traduction fidèle du concept allemand serait borgardöme, mot qui n’existe pas dans les langues scandinaves
-
[18]
STRÅTH B., “Die bürgerliche Gesellschaft Scwedens im 19.Jahrhundert. Soziale Struktur und politischer Wandel“, in KOCKA J., (ed), Bürgertum im 19.Jahrhundert, Band1, Munich, Dtv, 1998 ; STRÅTH B., “Continuity and Discontinuity Passing Front I and II, Swedish 19th Century Civil Society. Culture, Social Formations and Political Change“, in STRÅTH B., (ed), Democratisation in Scandinavia in Comparison, Gothenburg University, 1998 ; STRÅTH B., “Introduction. Production of Meaning, Construction of Class Identities and Social Change”, in STRÅTH B., Language and the Construction of Class Identities. The Struggle for Discursive Power in Social Organisation. Scandinavia and Germany after 1800, Gothenburg University, 1990.
-
[19]
THERBORN G., “The Coming of the Swedish Social Democracy”, in Annali della Fondazione Giangiacomo Feltrinelli 1983-1984, Milano, Feltrinelli, 1985.
-
[20]
L’une des conséquences de cette confrontation fut, en Suède, la mise en place par les Conservateurs d’un modèle de folkhem de substitution fondé sur la propriété privée. Voir LJUNGGREN S., Folkhemskapitalismen. Högerns programutveckling under efterkrigstiden, Stockholm, Tiden, 1992.
-
[21]
STRÅTH B., “Nordic Capitalism and Democratisation”, in BYRKJEFLOT H. et al., (eds), The Democratic Challenge to Capitalism. Management and Democracy in the Nordic Countries, Oslo, Fagbokforlaget, 2001.
-
[22]
Pour une discussion plus approfondie, voir STRÅTH B., The Organisation of Labour Markets. Modernity, Culture and Governance in Germany, Sweden, Britain and Japan, London, Routledge, 1996, p. 27-53 et p. 78-94.
-
[23]
SEJERSTED F., Demokratisk kapitalisme, Oslo, Pax, 2002.
Le concept de modèle
1La notion de modèle social apparaît dans le cadre d’approches comparatives où les résultats économiques et sociaux sont évalués et analysés. L’Europe et le monde y sont perçus comme abritant des exemples nationaux et régionaux spécifiques de résultats économiques et sociaux, des cas définis par le biais de la comparaison et de la démarcation les uns des autres en termes de similitudes et de différences. La méthodologie comparative tend à ne pas tenir compte du degré de rapprochement à travers l’espace européen (et mondial) et à travers les différents niveaux hiérarchiques de l’organisation sociopolitique.
2Les modèles sociaux se voient, de manière générale, attribuer une dimension générique diachronique d’origine et de sens historique. La discipline dans laquelle est apparue la notion de modèle social est la sociologie historique, qui a connu son heure de gloire des années 1960 aux années 1980. Selon l’opinion qui y est répandue, les processus historiques ne sont peut-être pas conformes à la loi, mais leur évolution suit certains schémas, limités par certaines interprétations et certains ordres structurels. Il y a une inertie politico-culturelle au sein de laquelle le développement suit des voies ou des trajectoires spécifiques [1]. Un peu plus tard, l’expression de Path Dependency s’est rapidement étendue dans le débat universitaire pour décrire la dimension générique de ces trajectoires.
3Il existe un lien entre l’idée de Path Dependency et le concept de modèle social. Les sociétés se développent selon certains schémas propres à chacune d’elles. Ces schémas constituent un modèle auquel les autres sociétés peuvent se comparer. La sociologie historique suivait une approche nettement comparative. Cette approche s’est ensuite étendue à la science politique, en mettant l’accent sur les performances des institutions. La question était alors la suivante : pourquoi certains paramètres institutionnels donnaient-ils de meilleurs résultats que d’autres sur des aspects essentiels ? Les performances économiques ou les réussites sociales de la société-modèle étaient alors perçues comme différentes de sa société propre et comme constituant des exemples à suivre. La question est devenue aujourd’hui la suivante : comment imiter ce modèle ?
4L’image du modèle social apparaît lors de situations où nous ne savons que faire. Nous avons alors besoin de modèles pour nous inspirer. Le terme de « modèle suédois » fut ainsi pour la première fois répertorié en 1967, lorsque Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans son ouvrage intitulé Le Défi Américain, sur la façon dont les capitaux américains envahissaient l’Europe et permettaient le rachat d’entreprises européennes, valida un modèle suédois comme modèle social alternatif méritant qu’on l’envisage. « Le modèle suédois n’est ni américain ni japonais » [2]. Manifestement, Servan-Schreiber avait en tête la dimension sociale des relations industrielles en Suède, ainsi que les très bons résultats économiques obtenus grâce aux partenariats sociaux.
5Dans les années 1980, le discours portant sur le modèle suédois se généralise et le terme s’étend par ailleurs au modèle scandinave ou nordique. À cette époque, la confusion qui avait fait suite à l’effondrement de l’ordre lié aux accords de Bretton Woods dans les années 1970 commença à être remplacée par la conviction du discours néolibéral sur le marché. On recherchait des points de référence heuristiques, qui puissent mettre aussi l’accent sur la dimension sociale et les résultats à la fois économiques et sociaux. Lorsque l’expression de modèle suédois ou scandinave est employée dans le débat politique à partir de la fin des années 1960, il s’agit soit d’un avertissement, soit d’un bon exemple. Les modèles ont en effet une portée politique. Ils servent d’arguments dans le débat politique et sont, de ce fait, discutés et contestés. Lorsque le terme de « modèle » est appliqué, bien qu’il ait le même sens, l’intérêt manifesté par les étrangers à l’égard du modèle de marché du travail progressiste suédois dans les années 1950 – comme l’attestent les nombreuses visites de délégations à des fins d’études auprès des partenaires sociaux du marché du travail – va de pair avec la mise en garde du Président Eisenhower, qui cite le taux de suicides élevé dans le sillage du socialisme d’État.
6L’attention portée à tout modèle étranger est la projection de ses propres intérêts et vice-versa. L’intérêt porté par les étrangers à la Suède est déjà répertorié dans les années 1930, lorsque Marquis W. Childs publie en 1936 son célèbre ouvrage : Sweden The Middle Way [3]. Il n’emploie pas le terme de modèle, mais c’est là bien son propos. Son but n’était cependant pas tant d’écrire sur la Suède, mais sur les États-Unis, puisque son ouvrage entendait contribuer au débat sur l’expérience du New Deal. La Suède représentait alors un argument en faveur de la politique de Roosevelt. Toutefois, l’intérêt des étrangers pour un modèle suédois intermédiaire, spécifique, imaginé, est également devenu un argument en Suède, au service d’une politique particulière portant la signature des sociaux-démocrates, et en ce sens, il est devenu l’un des ingrédients essentiels d’une auto-compréhension suédoise.
7Dans le modèle et dans le miroir de l’Autre, on voit ce que l’on veut bien voir, et notamment ce qui nous fait défaut dans la situation où nous sommes. Cela devient un argument d’évolution politique. Le modèle est un stéréotype de l’Autre, un xéno-stéréotype. L’intérêt de l’étranger pour sa société propre est intégré dans la compréhension que l’on a de soi-même. Il existe donc une dynamique interactive constante entre les xéno et les auto-stéréotypes.
8La configuration extérieure d’une Suède progressiste dans les années 1930 allait de pair avec la conception sociale-démocrate domestique du folkhemmet. Confrontés aux événements qui se sont déroulés à l’est et au sud de la Suède dans les années 1930, les leaders sociaux-démocrates se sont sentis contraints de revoir leurs espoirs et leurs rêves politiques des années 1920, à savoir ceux d’un ordre fondé sur la paix internationale grâce à la Société des Nations, et de les transformer en une image consolidée de la Suède par le biais de la construction d’un Européen Autre. L’image de soi, l’auto-stéréotype, construite dans les années 1930, d’une Suède protestante, progressiste et axée sur les travailleurs se juxtaposait au xéno-stéréotype d’une Europe catholique, conservatrice et centrée sur le capital (« le Continent »). L’ouvrage de Marquis William Childs s’inspire de cette évolution, qu’il confirme et renforce.
Le national et l’international : les modèles et les pressions extérieures
9Susan Strange [4] livre une critique féroce de la science politique comparative et de la sociologie historique à l’origine de la naissance des concepts de modèle et de Path Dependency. Les « nouveaux institutionnalistes », comme ils sont parfois désignés et comme ils se désignent eux-mêmes, se demandent quelles sont les formes de capitalisme, parmi les nombreuses formes existantes, les mieux à même de triompher, et quels sont les facteurs institutionnels nationaux qui influent sur l’issue de la concurrence entre les États sur les marchés mondiaux, ce, afin de servir la cohésion sociale, la stabilité politique et la croissance économique. Sur la base de son approche de l’économie politique internationale, Susan Strange rejetait cette mode universitaire qui consistait à débattre des modèles et de leur degré de convergence ou de divergence. Elle s’intéressait aux réseaux de pouvoir structurel à l’œuvre à travers le système mondial, bien plus qu’à l’analyse comparative des différentes parties qui le constituaient, limitées par les frontières territoriales qui divisent les États. Susan Strange prétendait que l’approche comparative des modèles d’identification donnait trop d’importance au rôle des institutions et de la politique nationales.
10Sa démonstration marque incontestablement un point dans le sens où l’essentiel du nouvel institutionnalisme, qui s’attache aux études comparatives de modèles et à l’analyse de la Path Dependency, respecte et valide, sans aucun esprit critique, l’ordre du jour établi par les politiques nationales en faveur de la compétitivité, en mettant en avant les forces vives nationales et en réprimant les impératifs extérieurs. La démarche traditionnelle ne tient pas compte du fait que la rivalité entre les différentes collectivités délimitées et interprétées en termes de territoires, notamment les États nations, est intégrée « aux réseaux de pouvoir structurel à l’œuvre à tous les niveaux du système mondial ». La comparaison permanente entre les différents dispositifs institutionnels nationaux (locaux, régionaux) fait partie intégrante de la concurrence à échelle mondiale. Le nationalisme et les images d’États nations modèles sont apparus non pas malgré, mais à cause de la mondialisation.
11Les forces économiques à l’origine de la mondialisation n’ont pas surgi brusquement suite à l’effondrement d’un ordre mondial bipolaire aux alentours de 1990. Elles sont à l’œuvre de façon constante depuis le déploiement du capitalisme industriel au XIXe siècle, voire plus tôt par le biais des réseaux commerciaux mondiaux. Ces forces économiques mondiales ont donné lieu à une concurrence féroce dans le cadre de la recherche des parts de marché, et cette concurrence a été formulée dans un langage résolument nationaliste. Dans le contexte de la crise économique étendue du début des années 1870, la concurrence s’est développée, de même que la nationalisme, plus que jamais fondé sur les métaphores sociales darwiniennes de l’aptitude à la survie. Le chemin qui devait mener à 1914 était déjà tout tracé. Il existait toutefois, dans ce cadre général, une grande diversité de réactions face aux diktats des forces de la mondialisation, avec différentes solutions aux tensions entre libre échange et protectionnisme, entre dumping social et protectionnisme social.
S’accommoder des pressions extérieures : le compromis
12On aurait grand tort de ne pas observer l’apparition des modes particuliers d’organisation de la société des pays du Nord avec, en toile de fond, le contexte économique et géopolitique mondial. Malheureusement ce contexte a été trop souvent ignoré dans le cadre de la démarche de l’institutionnalisme comparatif. L’argument de Susan Strange devrait être élevé d’un cran. Les pressions extérieures ne sont pas le seul fait de l’économie, mais résultent aussi de la géopolitique. Les pressions économiques et militaires opèrent main dans la main. Les pressions extérieures du marché et les pressions extérieures militaires étaient particulièrement fortes dans les années 1930. L’ordre économique international s’est effondré et l’ombre nazie s’est faite plus menaçante encore. Au Nord, la menace ressentie avait également, dès les années 1930, une autre composante : l’expansion du stalinisme et le risque, de plus en plus sérieux, de se retrouver pris dans un conflit violent entre Hitler et Staline. C’est à cette époque que l’image d’une organisation sociale particulière citée plus haut est apparue [5]. La toile de fond de l’image d’un Nord progressiste était constituée de réponses particulières aux menaces économiques et militaires extérieures, réponses qui, malgré une certaine variété selon les pays nordiques, peuvent se résumer sous le terme de « compromis entre les classes ». Les compromis entre les classes des années 1930, dans les pays d’Europe du Nord, possèdent deux composantes. Tout d’abord, il s’agit de coalitions politiques entre ouvriers et fermiers, et entre le parti social-démocrate et le parti agrarien. Deuxièmement, le compromis se fonde sur la consolidation de la pratique des négociations et des conventions collectives centralisées sur les marchés du travail industriel entre capital organisé et travail organisé. Cette seconde dimension voit le jour en Finlande uniquement, pendant et après la deuxième guerre mondiale, bien évidemment en réaction aux pressions extérieures, là encore, alors que, au vu des démonstrations de force de l’Union Soviétique, ces pressions se font trop lourdes et nécessitent une mobilisation nationale, non seulement, dans le cadre de la politique parlementaire, mais également sous la forme d’une mobilisation des ressources sur le marché du travail.
13Le cercle vertueux qui apparaît après la seconde guerre mondiale consiste à faire s’accommoder entre eux des intérêts opposés entre croissance économique, égalité sociale et développement de la démocratie. Selon l’idéologie émergente de la parité, étant donné que les travailleurs représentent la partie la plus faible dans le cadre des relations de travail personnelles, il est impératif qu’existe une protection par le biais de la législation et des conventions collectives. Au niveau collectif, la parité se réalise lors des négociations et des accords entre travail organisé et capital organisé. Le rôle de l’État consiste à garantir les préalables de la parité [6]. Les parties du marché du travail reconnaissent mutuellement la nature particulière et légitime de leurs intérêts et s’engagent à faire se rencontrer leurs intérêts particuliers grâce à des compromis au profit du fonctionnement global du modèle. Ce mode de pensée se concrétise par le renforcement du système des conventions collectives au Danemark, en Norvège et en Suède dans les années 1930, et en Finlande, après la seconde guerre mondiale. Alors que la Suède présentait la plus grande réussite et la Finlande le succès le moins éclatant, les sociaux-démocrates et les syndicats ont pu établir la parité entre des parties du marché du travail comme norme directive de la société dans son ensemble et cette norme directive a alors pu être mobilisée contre les asymétries et inégalités existantes. La reconnaissance d’intérêts particuliers divergents et les compromis entre ces intérêts sont devenus le fondement d’une nouvelle compréhension de l’économie et des notions de résultats économiques cumulatifs en Suède, au Danemark et en Norvège dans les années 1930, ainsi qu’en Finlande, bien qu’à un degré moindre, à partir des années 1950 [7]. Tirant les leçons de l’expérience de la Grande Dépression, un cercle vertueux est alors envisagé, qui rapprocherait les intérêts des travailleurs/consommateurs et des fermiers/producteurs, ainsi que ceux des ouvriers et des employeurs. Le jeu à somme nulle du discours de la lutte des classes est remplacé par des théories d’expansion économique et de redistribution politique. Le compromis entre les classes sociales au Nord de l’Europe se traduit par la redéfinition des partis sociaux-démocrates par eux-mêmes comme partis du peuple et non plus comme partis de classes [8].
14Ce cercle vertueux naissant, où rentabilité, solidarité et égalité se renforcent mutuellement, produisant ainsi une dynamique particulière, se fonde sur trois lignes de pensée idéologique différentes, bien que toutes liées entre elles, dans le contexte d’une progression de la modernité dans les pays du nord : l’esprit du capitalisme, l’utopie du socialisme et l’héritage culturel idéalisé des paysans libres et indépendants, et, dans le même temps, égaux [9]. Ces trois lignes de pensée convergent dans un contexte de pressions extérieures extrêmes dans les années 1930. Le rôle assigné à l’appareil d’État et aux fonctionnaires comme constituant le lieu des connaissances sociales et des capacités de planification est essentiel à ce compromis. Cette croyance en l’État, toutefois, s’avère protéiforme. Le schéma suédois consiste en un investissement social-démocrate dans l’idée que l’on peut s’approprier l’appareil d’État et que ce dernier peut servir d’instrument appuyant une volonté politique. Cette conviction était également déjà patente en Norvège à une époque antérieure, dans le cadre des stratégies de modernisation du XIXe siècle, bien avant l’ère social-démocrate [10]. À l’opposé de cette perception de l’État comme instrument au service de la politique, le point de vue finlandais allait davantage dans le sens d’une planification et d’un contrôle comme capacité inhérente à l’État lui-même. Cette vision hégélienne doit être rapprochée du sentiment d’exposition aux forces géopolitiques extérieures, plus fortes en Finlande que dans les trois pays scandinaves, et qui, de ce fait, alimentent de façon moindre les idées d’appropriation de l’État par les intérêts particuliers et en appellent davantage au sentiment de destin commun.
15Cette situation difficile que connaît la Finlande éclaire également une autre de ses caractéristiques. La Finlande a connu un XXe siècle bien plus violent que ses voisins scandinaves : la guerre civile de 1918 aux préalables fondés sur la lutte des classes et ses effets durables dans les mémoires, sur la politique et les institutions sociales, la menace manifeste d’un coup d’État fasciste conduit par les paysans dans les années 1930 (le mouvement Lappo), le soutien appuyé aux communistes après la deuxième guerre mondiale, le manque de confiance dans les relations industrielles jusqu’aux années 1980, reflété par un nombre de grèves plus important et des gouvernements à la durée de vie brève jusqu’au début des années 1980. À l’opposé, la Finlande avait, dans le même temps, une définition plus poussée d’un intérêt national commun, d’un destin commun, que ses voisins scandinaves. L’expérience de la deuxième guerre mondiale y a largement contribué, ce vécu ayant ensuite été étayé par la Guerre froide, où l’on vivait dans l’ombre d’un puissant voisin au vaste territoire. Un troisième facteur aura été celui du rôle extraordinaire du secteur des exportations fondées sur les matières premières, rôle qui accentuait encore le sentiment de dépendance du marché mondial. Si les modèles nordiques, dans leur variété, se sont tous développés avec, pour toile de fond, une forte impression d’exposition à des forces extérieures, cette impression aura été particulièrement sensible en Finlande, et, dans le contexte de cette particularité, on peut comprendre le Sonderweg finlandais qui le distingue sur bien des points de ses voisins nordiques.
Expériences historiques durables et élaboration conceptuelle de l’ajustement aux pressions extérieures
16Cependant, la réaction, dans les pays du Nord, aux pressions extérieures des années 1930 n’est pas seulement une réaction aux menaces immédiates, elle se fonde également sur une expérience historique à plus long terme. Ces événements peuvent être symbolisés par le combat politique de la définition de la nation et du peuple. L’expérience suédoise en présente un bon exemple, avec des caractéristiques différentes certes, même si l’on peut également le voir comme une espèce d’idéal-type de modèle scandinave/nordique élargi. Dans son introduction à la nouvelle édition de The Crisis of German Ideologies, Georg Mosse [11] admet que son ouvrage sembla à l’époque avoir donné l’impression à certains lecteurs que la pensée Völkisch menait inévitablement au nazisme, ce qui n’était pas là l’intention de son auteur. Non seulement les conservateurs allemands « modérés » des principaux courants d’avant 1933 étaient pétris de réflexions Völkisch, mais il existait aussi le socialisme Völkisch non autoritaire de Gustav Landauer, qui s’inspirait de l’idéal du Volk comme une communauté démocratique d’êtres égaux. Eugene Lunn suggère que le socialisme Völkisch de Landauer peut constituer un antidote à la tendance qu’ont souvent les historiens de relier de façon téléologique le romantisme Völkisch au triomphe de la version de l’idéologie Völkisch prônée par Hitler [12].
17Georg Mosse prétend que les socialistes de tous les pays se sont efforcés d’allier pensée Völkisch et réflexion socialiste, et il avance l’hypothèse selon laquelle le national-socialisme n’aurait sans doute pas triomphé aussi facilement si cette association avait été aussi fructueuse. Lars Trågårdh a repris et développé cette idée dans le cadre d’une comparaison des idéologies Völkisch de deux pays « germaniques », la Suède et l’Allemagne, en prenant l’année 1933 comme point de départ à l’analyse. La même année, alors que les Allemands, par la voie des urnes, sombraient dans la dictature nazie, un nouveau gouvernement de coalition dirigé par les sociaux-démocrates accédait au pouvoir en Suède. Créé par des hommes inspirés par Lassalle, Marx, Kautsky et par d’autres sommités du mouvement socialiste allemand, le parti suédois était, sur de nombreux points, façonné sur le modèle du SPD allemand. Toutefois, à la fin des années 1920, les sociaux-démocrates suédois commencèrent à intégrer des thématiques Völkisch et socialistes. Ils redéfinissaient leur parti pour le faire passer d’un parti ouvrier fondé sur la lutte des classes à un parti du peuple, recherchant l’idée d’un folkhem ou « foyer du peuple ». Les alliances de classes remplacèrent alors la lutte des classes comme stratégie dominante visant à réaliser le rêve socialiste d’une société sans classes sociales [13].
18Les sociaux-démocrates suédois se sont appropriés la priorité politique d’interprétation du concept de folk après un long combat discursif avec les conservateurs qui, au début du XXe siècle, réactivèrent le concept dans une stratégie à laquelle l’un des protagonistes du débat sur la modernisation, le professeur de sciences politiques (statsventenskap) Rudolf Kjellen, qui sera célèbre pour ses théories géopolitiques, donna l’étiquette de « national socialisme » comme instrument idéologique destiné à parer les menaces d’un socialisme de lutte des classes. Rudolf Kjellen s’opposait au socialisme de lutte des classes comme point de départ au discours politique. Il témoignait, sur la base de son postulat conservateur, en faveur d’un national socialisme où le pays serait perçu comme un tout faisant participer l’ensemble du peuple à l’œuvre politique et lui assignant des responsabilités. Le pays accueillerait le peuple dans sa globalité. L’idée inclusive de « folkhemmet », dans laquelle la société est organisée comme une famille, le foyer en étant la métaphore, subordonne le discours sur la lutte des classes au bien-être national.
19Lorsque Rudolf Kjellen évoque le concept de folkhemmet, folk a une connotation différente du terme allemand Volk. Volk va bien plus loin que folk dans une direction holistique inspirée par la philosophie de Herder et le Romantisme. Folk évoque plutôt une vision créée de façon empirique sur la composition de l’ensemble des classes sociales. Les deux variantes du concept recèlent les dimensions d’un potentiel à venir aussi bien que les succès du passé, alors que le terme allemand de Volk transmet une charge de valeur plus utopique et folk une charge de valeur plus empirique [14]. Les sociaux-démocrates suédois sont rapidement attirés par le concept de folkhemmet, bien qu’ils souhaitent lui attribuer un autre contenu. Ils rejettent la version conservatrice comme celle d’un « hospice fortifié » en référence à la répartition non neutre des dépenses entre l’armée et l’État social, dans le programme conservateur. Ils se trouvent peu à peu impliqués dans un conflit discursif sur la définition du concept de folk. Lorsque les sociaux-démocrates, quelque temps plus tard, reprennent la métaphore du folkhemmet, et en font leur propre symbole, ils prétendent que le bonheur des classes inférieures, dont la classe ouvrière n’est que l’une des composantes, se fonde sur leurs efforts à participer au folkhemmet. Les termes folk et folkhem exprimant à l’origine des valeurs traditionnelles sont désormais mobilisés comme instruments linguistiques pour parvenir à la modernisation.
20A la fin des années 1920, un débat décisif sur les concepts de folk et de classe est en cours au sein du parti social-démocrate. En 1929, le chef de file du parti, Per-Albin Hansson, le résume ainsi : « derrière les mots se trouvent des réalités. Il n’est absolument pas secondaire de savoir si nous considérons le parti comme le représentant des intérêts des classes sociales ou comme le porteur des intérêts de l’ensemble du folk » [15]. L’attirance des acteurs politiques pour le concept de folk est forte en 1930. L’une des expressions de cette attirance réside dans le fait que lors de leur fusion en 1934, les deux partis libéraux choisissent pour nouvelle dénomination le terme de folkpartiet, ce qui ne les aidera guère dans leurs efforts de mobilisation des voix, cependant. En 1930, les sociaux-démocrates sont clairement sur le point de s’approprier le concept et son interprétation.
21Au XIXe siècle, l’Allemagne et la Suède partagent donc des valeurs sociales et culturelles fondamentales. Lars Trågårdh les décrit comme une tendance à exalter l’organique Gemeinschaft, au détriment de la Gesellschaft des citoyens, la communauté contre la société, et à prendre le collectif plutôt que l’individuel comme unité de base à partir de laquelle construire la société. Au vu de cette tendance, Trågårdh se demande si les trajectoires divergentes des histoires suédoise et allemande expriment les diversités d’une idéologie germanique sous-jacente, qui embrasserait des mutations suffisamment variées pour inclure à la fois le Troisième Reich de Hitler et l’État providence suédois. Si l’on décortique la question de Trågårdh, on trouve toutefois plus de différences importantes que de similitudes entre les concepts de Gemeinschaft et de Gesellschaft en Allemagne et en Suède. Ferdinand Tönnies développe en 1887 un point de vue célèbre sur la différence qu’il établit entre les deux concepts en allemand [16]. Le terme de Gemeinschaft renvoie aux rêves utopiques d’un passé archaïque, qu’il oppose avec nostalgie à l’atomiste Gesellschaft qui décrit la division du travail et le manque de cohésion de la société industrielle naissante. Gemeinschaft comporte, dans la version influente de Tönnies la même dimension holistique romantique que le terme de Volk. Ces deux concepts sont, dans les années 1930, systématiquement exploités à des fins politiques et poussés à l’extrême.
22On ne retrouve pas la même tension ni la même opposition entre ces concepts en Suède. Ces notions y sont moins dichotomiques. Le concept majeur, d’un point de vue politique, en Suède, est celui de Gesellschaft, samhalle, du verbe halla samman, rassembler. Il évoque à la fois la Gemeinschaft, la collectivité et l’organisation/l’administration politique. Samhalle, Gesellschaft, société, societas, deviendront même, au XXe siècle, synonymes d’État. Lorsque les sociaux-démocrates témoignent en faveur de l’État providence, ils parlent du besoin d’une société forte ; le terme de samhalle ne s’est jamais opposé à l’État ni n’a jamais été perçu comme une instance située entre le marché (ou la famille selon Hegel) d’un côté, et l’État, de l’autre. L’évolution de la notion de folk est similaire au Danemark et en Norvège. La protestation sociale en Scandinavie trouve son origine dans de larges coalitions populaires, qui ne sont jamais devenues populistes. Le mouvement des travailleurs devient la force motrice de ces coalitions, dans le cadre d’une intégration, plutôt que d’une exclusion des autres. Les fermiers font partie intégrante des coalitions. Dans les trois pays, des coalitions entre verts et rouges sont au pouvoir au début des années 1930, en réaction à la Grande Dépression. Le conflit social n’oppose pas uniquement travail et capital, classe ouvrière et bourgeoisie, mais il a un cadre culturel et discursif moins polarisé et plus complexe autour de la notion de folk. Même, la Finlande a à sa tête un gouvernement vert-rouge en 1934, alors que le schéma scandinave y est moins net.
23En outre, le chevauchement entre les concepts d’État et de société, stat et samfund, est tout aussi manifeste en Norvège qu’au Danemark et qu’en Suède. L’impression d’une similitude scandinave dans l’organisation de la société autour de la notion de folk est certes forte, mais il existe des différences intéressantes. Folk et « nation » sont des concepts, qui, en Norvège, sont, dès le départ, récupérés par la gauche politique, par exemple. Le nationalisme norvégien est apparu dans les années 1880 comme un projet de gauche contre l’union avec la Suède. Le terme de folk s’est vu opposé à celui d’union, dès lors que le mot folk incarnait la Gauche et l’union la Droite politique. Une autre différence de taille réside dans le fait que la vision de l’État est moins organique et se fonde moins sur des idées corporatistes au Danemark et en Norvège, par rapport à la Suède. Cette différence se reflète par exemple dans le fait que la société suédoise ait été régie par le système des trois états jusque 1865, ce qui, ensuite, peut être rapproché du fait que la Suède ait eu une noblesse bien plus puissante qu’ailleurs. La noblesse était à peine existante en Norvège, alors qu’au Danemark, il a été coupé court à son rôle politique en 1660. L’organisation sociale se fondait sur une relation plus directe entre le roi et le peuple, tandis qu’en Suède, différents schémas de coalition entre le roi, la noblesse et le « peuple », soit les paysans/les fermiers et les bourgeois ont commencé à promouvoir des visions corporatistes de la société.
24En Suède, par opposition à la Norvège, l’effondrement de l’Union en 1905 a effectivement servi de tremplin aux politiques conservatrices de réforme sous la devise suivante : rapprochement national plutôt qu’esprit de revanche. C’est dans ce contexte que Kjellen et ses disciples ont mobilisé le concept de folk. Un discours est apparu autour du concept de peuple, qui en soi a attiré les sociaux-démocrates, bien que leur souhait ait été d’intégrer au concept fondamental un contenu de substitution. L’affrontement discursif entre les conservateurs partisans de la réforme, qui, dès 1905 prônaient avec énergie modernisation et industrialisation, et la coalition entre sociaux-démocrates et sociaux libéraux réunissant travailleurs, petits fermiers et petits bourgeois, quant à la forme et au contenu de la notion de folk a amené, malgré différentes alternatives, une orientation unificatrice de rapprochement national. Pas l’ombre d’une rupture n’est intervenue lorsque les sociaux-démocrates, dans les années 1930, ont repris la définition de l’ordre du jour politique et la priorité d’interprétation dans le débat sur la société.
25L’argument du présent article est donc clair : l’appropriation par les sociaux-démocrates du pouvoir d’interprétation de la notion de folk et du champ sémantique qui l’entoure est essentielle à la façon dont la société s’organise alors dans les pays du Nord. L’occupation de ce champ sémantique par l’éventail politique situé à gauche constitue un élément partagé de l’évolution des valeurs au sein des trois pays scandinaves. L’appropriation sociale-démocrate du pouvoir d’interprétation, dans les années 1930, intervient après des décennies d’affrontements politiques avec les conservateurs. Le conflit politique était certes polarisé, mais, dans le même temps, le combat discursif sur le façonnage du concept de folk oeuvrait à long terme dans un sens globalement unificateur. Le combat discursif entre les Conservateurs et la coalition unissant sociaux-démocrates et sociaux libéraux visant à établir quel contenu donner au concept de folk a fonctionné jusqu’en 1930, malgré des alternatives opposées dans un sens d’unification et de rapprochement national. Il a aussi fait preuve d’une continuité à toute épreuve lorsque les sociaux-démocrates ont évolué à partir des années 1930 d’un parti de classes à un parti du peuple, reprenant ainsi l’ordre du jour des Conservateur réformateurs. Le conflit politique a coulé dans le même moule les sociétés nordiques et a tracé la voie vers le compromis face aux pressions extérieures dans l’entre-deux-guerres.
26Il existe un élément commun dans les préalables façonnés par l’histoire des trois pays. Les protestations sociales et les revendications pour plus de démocratie ont vu le jour dans le cadre d’une coalition populaire plus large où le mouvement des travailleurs était, ou plutôt, est devenu la force motrice, sans pour autant exclure les autres. Les fermiers eux aussi faisaient partie intégrante de cette coalition. Les lignes de division et de conflit, dans le cadre de l’interprétation de la collectivité, et la démarcation entre « Nous » et « Eux » ont été décelées au sein de la « bourgeoisie » et au sein de la classe rurale, entre la haute et la petite bourgeoisie et les grands et les petits fermiers ou petits exploitants agricoles [17]. Ce schéma a accentué le potentiel de formation de coalitions avec le mouvement des travailleurs [18]. Cette interprétation culturelle de la collectivité a donné lieu à une société moins polarisée dotée d’une plus grande capacité de dialogue que celle qui suit une logique marxiste opposant capital et travail. La Finlande a dévié de ce schéma scandinave d’interprétation de la collectivité à compter de la Guerre Civile de 1918 et ce jusqu’aux années 1950.
27Il existe donc trois dimensions importantes dans le discours sur la notion de folk : Le rôle tout d’abord des fermiers et la manière dont ils ont résolu la tension entre les concepts « d’égalité » et de « liberté », tension manifeste depuis que l’unité de ces deux concepts a été proclamée par la Révolution Française ; L’individualisation et la dé-hiérarchisation ensuite de la dimension religieuse à travers le mouvement piétiste revivaliste et les églises libres qui ont fait évoluer les églises d’État luthériennes vers les églises du peuple et ont empêché l’apparition d’ententes entre le trône et l’autel comme en Allemagne. L’accent piétiste mis sur la responsabilité individuelle a supprimé le fondement des perspectives holistiques mondiales et encouragé au pragmatisme plutôt qu’au fondamentalisme ; L’accent mis enfin sur, l’autoformation, bildning/dannelse, au sein des mouvements populaires, folkrörelserna /folkbevegelserne, qui en a fait des mouvements non élitistes et aura ainsi évité leur détournement par les séductions populistes.
28Ces trois dimensions éclairent les différences décisives entre les variantes allemandes et scandinaves de la notion de Völkisch, ainsi que les traditions romantiques, socialistes et sociales-démocrates. Les versions sociales-démocrates scandinaves sont moins holistiques et davantage orientées vers l’empirisme et le pragmatisme.
29La question nationale définit le cadre de la manière dont ces trois dimensions s’entremêlent plus précisément au sein des trois pays nordiques. La question nationale est essentielle en Norvège et en Suède, bien que ce sujet donne à l’action des orientations très différentes. Au Danemark, cette question a été retirée de l’ordre du jour après la défaite contre la Prusse en 1864. En Norvège, la question nationale devient le symbole d’une mobilisation populaire contre l’Union avec la Suède impliquant les fermiers, de larges pans de la « bourgeoisie » et le mouvement des travailleurs. En Suède, la rupture de l’Union avec la Norvège en 1905 encourage une stratégie réformatrice conservatrice aux fins d’unifier la nation, comme il a déjà été dit. En Finlande, la question nationale conduit à une politique contraire, lorsque l’élite économique et politique conservatrice s’approprie la question pendant et après la Guerre Civile. Là, la question implique une polarisation nationale plutôt qu’une unification jusque 1939.
30Ce n’est pas seulement la question nationale qui assure une légitimité, mais également l’éthique protestante particulière qui imprègne les mouvements populaires allant dans le sens de valeurs piétistes qui mettent en avant la liberté de l’individu, en association avec des revendications radicales pour l’égalité. Le fait que la légitimité politique soit assurée par une orientation vers ce type de valeurs signifie que les élites politiques sont contraintes de s’adapter. Ce schéma est plus net en Norvège, et, dans une certaine mesure, en Suède, qu’au Danemark, où un piétisme populaire de nature différente apparaît, sous l’impulsion des grands fermiers, suivant des directives moins ascétiques qu’en Norvège et qu’en Suède. En Finlande, l’appropriation de la question nationale par les Conservateurs permet d’éviter que le piétisme ne joue le même rôle qu’en Norvège et qu’en Suède.
Organisation du travail et organisation du capital
31Si l’on compare maintenant la façon dont les représentants du capital, des industries de Suède, de Finlande, de Norvège et du Danemark ont géré les relations avec le travail et la sphère politique, on constate à quel point les différents schémas de réaction aux revendications démocratiques voient le jour et se cristallisent en des schémas nationaux. Ces schémas nationaux ne prévoient pas que les patrons d’un pays donné soient d’un type particulier, mais plutôt qu’ils le deviennent dans le cadre de la confrontation avec les salariés et de l’évolution du marché. De la même façon, les salariés ne sont pas d’un type particulier mais le deviennent également. Des institutions aux normes, aux valeurs, aux traditions et aux cultures particulières font leur apparition par le biais de ces processus de résolution des problèmes par lesquels les conflits deviennent des compromis ultérieurement remis en cause et renégociés, bien que, rétrospectivement, il est possible que ces derniers aient pu rester relativement stables sur de plus longues périodes.
32Des pressions sont exercées de la part du travail organisé au cours des dernières décennies du XIXe siècle. Le capital organisé voit le jour en réaction à ces pressions. Aux alentours du début du XXe siècle, le travail organisé et le capital organisé ont acquis un pouvoir considérable, de par le renforcement réciproque de leur dynamique. Les conflits deviennent plus coûteux et un ordre de reconnaissance mutuelle prévoyant des règles de négociation se met lentement en place. Cette rationalisation du conflit est le résultat d’une évolution sur plusieurs décennies, évolution entamée vers 1900 pour parvenir à une percée dans les années 1930 uniquement. Un cadre juridique précis établit, à compter de cette période, l’interprétation des accords conclus entre les fédérations d’employeurs et les syndicats. Ces derniers s’appliquent sans compromis pour mettre en œuvre les résultats des négociations entre les syndicats et les entreprises membres [19]. De ce fait, une culture spécifique du marché du travail apparaît, où la professionnalisation au sens juridique du terme remplace les sous-entendus politiques. Cette création bilatérale de règles régissant le marché du travail s’ajoute à l’administration du gouvernement régie par des règles et devient une institution importante de l’organisation de la société en Suède, permettant de faire évoluer les conflits vers des compromis.
33L’apparition de cette culture du marché du travail impliquait-elle que les représentants du capital deviennent des sociaux-démocrates ou qu’ils identifient leurs intérêts à ceux des sociaux-démocrates et des syndicats ? Ou cela signifiait-il que la légitimité des détenteurs du capital soit garantie par les sociaux-démocrates ? Bien entendu, aucune des deux hypothèses n’est exacte. Cependant, les représentants de l’industrie se sont vus pousser sur la voie de la modernisation au début du XXe siècle, ce qui les a fait apparaître comme des réformateurs, non seulement dans le domaine économique, mais également en termes sociaux et politiques. Ils reconnurent très tôt le potentiel de l’État et l’importance de bonnes relations avec l’élite politique. Deux stratégies complémentaires du capital organisé se manifestèrent. L’une d’elles prévoit une adaptation à la réalité à laquelle ils se trouvent confrontés lorsque les sociaux-démocrates sont investis du pouvoir politique. L’autre stratégie et la stratégie complémentaire consistent en une mobilisation idéologique à long terme contre le socialisme. La rationalisation du conflit entre capital et travail à travers le discours de la modernisation n’est pas synonyme de consensus ni d’absence d’autres opinions. Un langage aux accents plus marxistes exprimant la protestation et remettant en cause la logique du compromis social domine sans discontinuer et défie sérieusement la vision de modernisation qui prévaut à partir de 1917. L’émergence de l’image d’un modèle est lente, comme il a été souvent souligné. La percée et l’institutionnalisation du compromis du marché du travail interviennent seulement dans les années 1930 au moment de la montée spectaculaire des pressions extérieures. Pendant les années 1920, la Suède, par exemple, est l’un des pays les plus enclins au conflit du monde industrialisé. La légitimité du pacte entre capital organisé et travail organisé, établi à travers le discours sur la modernisation au début du XXe siècle, domine, malgré sa relative fragilité, ce, même si elle est, à plusieurs reprises, minée à la fois par la gauche et par la droite. En 1931, l’armée a recours aux armes contre un rassemblement de travailleurs lors d’une manifestation contre les briseurs de grève, entraînant la mort de cinq personnes. Cet événement plonge le pays dans un état de choc et marque, dans un environnement de plus en plus protectionniste et dangereux d’un point de vue militaire, le point de départ d’une évolution plus pacifique des relations industrielles. L’Accord de Saltsjöbaden entre la confédération des syndicats, le syndicat LO et celui des employeurs, le SAF, en 1938, en constitue le jalon. Déjà, l’effondrement des marchés du travail du fait de la Grande Dépression au début des années 1930 avait contribué à la décrispation du conflit industriel. Grâce à l’Accord de Saltsjöbaden, les conflits se formalisent et des efforts sont consentis pour les maîtriser grâce à l’établissement de conditions régissant les conflits. LO et SAF n’ont ni l’un ni l’autre placé toutes leurs attentes dans un tel revirement pacifique. Ils se sont plutôt préparés à l’affrontement dans le cadre des nouvelles règles du jeu de par l’expansion administrative et l’accumulation des fonds réservés aux conflits, avec pour conséquence imprévue une dangerosité potentiellement accrue des conflits étant donné la supériorité des enjeux. Les syndicats, ainsi affectés par l’argutie juridique des patrons, mettent en place leurs propres compétences professionnelles en interprétant les règlements.
34Une nouvelle crise de légitimité survient juste après la deuxième guerre mondiale. Le problème, selon sa définition par les gouvernements sociaux-démocrates est le suivant : comment éviter un effondrement des marchés du travail semblable à celui qui avait suivi la première guerre mondiale ? L’économie de guerre de 1939-1945 avait permis d’expérimenter la planification de l’économie. Le modèle soviétique conservait une certaine influence à la gauche de l’éventail politique et l’Union Soviétique figurait parmi les vainqueurs de l’Allemagne nazie. La longue grève des métallurgistes en Suède en hiver et au printemps 1945 était menée par les communistes. Le gouvernement social-démocrate était alors sous pression face à l’opinion publique. La solution politique à cette situation problématique a consisté à reprendre et à réévaluer l’idée de nationalisation de 1920. Afin de permettre une confrontation sur la propriété privée, l’idée d’une économie planifiée fut mise en avant. Cette idée a donné lieu à une résistance farouche parmi les patrons. Ce fut là l’objet d’une véritable mobilisation des représentants du capital soutenant des allégations de tentative, par le gouvernement, de confisquer leurs biens [20]. Les citoyens suédois seraient les actionnaires des industries, par opposition à l’idée de planification de l’économie.
35La radicalisation de la politique social-démocrate juste après 1945 se vérifie en Suède aussi bien qu’en Norvège. Le combat entre la gauche et la droite concernait, au départ, la maîtrise des investissements, et, par le biais de cette mainmise, la garantie de l’emploi. En Finlande, la situation politique extérieure ne permet pas d’évolution dans ce sens. L’Union Soviétique ne souhaite pas expérimenter la démocratie économique. Les sociaux-démocrates sont plus faibles au Danemark qu’en Suède et qu’en Norvège et sont donc incapables de transférer le déficit de légitimité de la sphère économique vers l’ordre parlementaire selon le même degré. Au Danemark, après 1945, la stabilité parlementaire est bien moindre, puisque l’on compte, par exemple, 18 gouvernements entre 1945 et 1990. La politique de productivité, après 1945, est, contrairement au cas de la Suède et de la Norvège, menée à bonne fin sans remise en cause du contrôle et de la propriété. La politique de productivité du marché du travail trouve son pendant dans une politique de stabilité poursuivie par les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique. Par stabilité politique, on entend contrôle du budget et maîtrise monétaire visant à créer un équilibre du commerce extérieur et une inflation faible. Ces deux objectifs liés sont importants pour le commerce d’exportation fondé sur les produits agricoles. La politique de stabilité crée des tensions, qui, à l’occasion, éclatent en s’exprimant ouvertement, comme, par exemple, avec la vague de grèves de 1956. On ne retrouve cependant pas, de manière générale, le même degré d’interconnexion entre légitimité économique et légitimité politique que dans les autres pays.
36Cette situation prend fin dans les années 1970. La crise structurelle générale qui fait suite au passage rapide vers une économie « post-industrielle » dominée par le secteur des services, donne lieu à des protestations populaires de grande envergure et à une crise de légitimité généralisée, qui affecte à la fois l’ordre parlementaire et la sphère économique. Une polarisation économique voit le jour, où la critique marxiste de l’économie de marché sociale libérale se trouve, quelque temps plus tard, confrontée à une rhétorique néo-libérale. La réaction à cette crise de légitimité va dans la même direction : l’incitation à des relations industrielles décentralisées et à de nouveaux idéaux de gestion établis sur la base du concept de « co-travailleur », ce qui traduit une adaptation à la perspective interprétative néolibérale. Cette adaptation est, dans un certain sens, comme dans les années 1930, une expression de la capacité à répondre aux pressions extérieures. L’effondrement de l’ordre économique international et des marchés du travail dans les années 1970 avait démontré le degré de vulnérabilité des petits États du nord dans cette situation. Après 1990, les gouvernements de la Finlande, de Norvège, et de Suède ont demandé à être intégrés à l’Union européenne. La Finlande et la Suède l’ont rejoint en 1995, à l’instar du Danemark dès 1973, alors que l’électorat norvégien en revanche a opposé son veto à l’adhésion lors de deux référendums. Cependant, au sein de l’Union européenne également, l’hésitation des Danois et des Suédois face au projet européen semble presque aussi forte que dans les années 1930. Dans ce sens, l’expérience de pressions poussant à s’adapter semble peu marquée dans les trois pays scandinaves, ce qui constitue une différence par rapport à la situation d’il y a trois quarts de siècle. L’Union européenne est garante d’une stabilité de la situation politique extérieure et la menace nazie ou soviétique n’existe plus. Le souvenir des années 1930 et la politique de la mémoire restent tenaces, non seulement en Norvège, mais également en Suède et au Danemark. L’adaptation au cadre européen est hésitante, parce que le choix de l’isolement et du compromis national, à l’époque, fut à ce point bénéfique. La Finlande, dont l’histoire, des années 1930 aux années 1990, est relativement différente, a vu bien plus de chances de maintenir l’ombre soviétique à distance grâce à une intégration complète au sein de l’Union européenne. La majorité de la population finlandaise ne partage pas l’image de menace que se représente une large partie de la population scandinave. Ce que perçoit la majorité de la population finlandaise comme représentant la sécurité, la protection politique et les débouchés économiques est considéré, en Scandinavie, comme une menace de dilution de l’État providence du fait de l’intégration économique. Les partis sociaux-démocrates scandinaves et leurs chefs de file ne sont pas parvenus à proposer une réponse convaincante à ce dilemme. En outre, tant que l’économie de l’Union Économique et Monétaire restera morose et que les économies scandinaves présenteront des résultats relativement meilleurs, ces partis et ces leaders se ne sentiront guère pressés de définir une réponse claire.
Perspectives
37Les modèles nordiques, au pluriel, qui sont loin de constituer un modèle social-démocrate exclusif, se fondent sur un compromis entre les représentants du travail et du capital, où les performances économiques ont justifié la concentration économique (à des degrés variables dans les quatre pays) et où le contrôle des performances économiques a en retour justifié la politique sociale-démocrate. La relative légitimité du pouvoir économique en Norvège était fondée sur un faible degré de concentration économique. Le degré de concentration économique était bien supérieur en Suède, mais par le biais d’une image savamment élaborée de souci d’économies, de zèle, d’application et d’assiduité et en prenant la famille Wallenberg pour modèle, l’élite économique est toujours parvenue à respecter les critères de fraternité piétiste et d’égalité pour asseoir sa légitimité.
38Ces critères, toutefois, ne suffisent pas à assurer une légitimité plus générale à la détention du capital. La légitimité n’a jamais été stable sur de plus longues périodes, mais elle a été souvent remise en cause. Le premier grand défi des quatre pays fut la radicalisation généralisée du discours politique vers 1920. Le second défi fut la Grande Dépression des années 1930, où les gouvernements de coalition entre rouges et verts, par le biais de l’intervention de l’État et de la responsabilité de l’État de la gestion de la crise dans des conditions de pressions extérieures accrues, ont rétabli confiance et légitimité. Après la deuxième guerre mondiale, un troisième défi à la légitimité est intervenu lorsque les sociaux-démocrates de Suède et de Norvège ont souhaité un contrôle plus étroit de la part des politiques et des syndicats sur l’économie pour garantir les investissements et le plein emploi. La légitimité fut rétablie après que les sociaux-démocrates aient renoncé à bon nombre de leurs revendications. Les compromis furent négociés dans le cadre du début de la Guerre Froide, ce qui n’a pas permis de polarisation politique. Les sociaux-démocrates garantissaient la légitimité et l’industrie la croissance économique en vue d’une redistribution politique. Ce nouvel équilibre, cependant, était également fragile, puisque la garantie des sociaux-démocrates fut souvent remise en cause par la gauche. Ce fut manifeste en Suède, en Norvège et au Danemark, où les protestations à l’encontre de la concentration économique et du pouvoir économique prirent une ampleur considérable dans les années 1960. La crise de légitimité fut moins flagrante en Finlande, ce qui doit se comprendre de par le contexte de la Guerre Froide et de par sa proximité géographique avec l’Union Soviétique. Toutefois, il convient également de renvoyer la différence aux styles de direction plus classiques façonnés par l’histoire et au fait que la Finlande abritait un mouvement communiste depuis longtemps et que, de ce fait, elle était habituée à un discours plus militant, bien avant la crise des années 1960 [21].
39Le fait que l’élite économique, allant dans le sens de la garantie social-démocrate de l’économie de marché, ait acquis un haut degré de légitimité en Scandinavie durant certaines périodes ne sous-entend pas qu’elle soit devenue sociale-démocrate. Les élites économiques ont de fait conservé leurs principes essentiels et leurs orientations de base en termes de valeurs, et le débat politique fut de temps à autre polarisé par la présentation constante d’alternatives se faisant concurrence. La notion de consensus, à cet égard, n’est guère pertinente lorsque l’on considère la culture politique des pays d’Europe du Nord. Un important et fructueux compromis atteint au-delà des positions opposées est plus caractéristique du modèle nordique. Tout en préservant, dans une large mesure, principes et valeurs traditionnels, et sur un front secondaire, à plus long terme, en faisant la promotion d’une rhétorique idéologique claire et d’une confrontation politique avec les sociaux-démocrates, les patrons, au niveau le plus direct, s’adaptent de façon habile à la situation sociopolitique actuelle et à ses impératifs. Cette dernière capacité contribue ensuite à déterminer la façon dont la question des classes est perçue. De par l’implantation populaire de la classe ouvrière, la division sociale est perçue en des termes moins polarisés.
40La légitimité politique des élites économiques apparaît peu à peu. Dans les trois exemples scandinaves, on observe une percée plus durable en faveur d’un compromis à long terme entre le capital et le travail dans les années 1930 puis, dans les années 1950, en Finlande. Le chemin qui a mené à ce stade était pavé de conflits. La situation de la Finlande dans les années 1930 peut être décrite comme quelque chose de proche d’un capitalisme organisé, tel qu’il fut appliqué à l’Allemagne entre les années 1890 et les années 1930, avec son association autoritaire des élites politiques et économiques. La Suède s’est rapprochée de la version d’un capitalisme organisé envisagé par le Social-démocrate allemand Rudolf Hilferding comme constituant l’occasion de prendre le dessus et de se développer politiquement dans les années 1910 [22]. Le schéma finlandais suit davantage la voie du modèle suédois pendant les années 1950, bien que subsistent quelques structures de la période autoritaire assurant une certaine légitimité, comme le fait que les questions de chômage aient joué un rôle relativement moins important par rapport aux « impératifs économiques généraux » servant de force mobilisatrice. Cette sensibilité accrue aux arguments économiques est le résultat historique d’une extrême dépendance vis-à-vis du secteur de l’exportation basée sur les matières premières et d’une situation géopolitique dominée par l’ombre de l’Union Soviétique. Pour décrire le schéma norvégien, Francis Sejersted émet l’idée du concept bien-fondé de « capitalisme démocratique » [23]. Le schéma danois se décrit en revanche le mieux par le terme de « capitalisme bourgeois à petite échelle ».
41Il existe au sein des trois pays scandinaves une tension récurrente entre la légitimité de la concentration économique et de la propriété du capital, d’un côté, et les revendications ouvrières au nom de la démocratie, de l’autre. Par le biais de la politique sociale-démocrate et de différents schémas de coalition, la tension est surmontée et la légitimité rétablie. Ce schéma scandinave de mises en cause répétées de la légitimité et de la démocratie, et de réactions à ces mises en cause, ne doit pas, comme il a été souligné, être pris pour un consensus. Il s’agit plutôt de la capacité à faire des compromis, qui se fonde, quant à elle, sur une grande capacité de dialogue dans des sociétés où la proximité sociale entre les différentes classes était caractéristique. La légitimité, une fois remise en question, revient par la petite porte sous la forme de garanties politiques.
42Pauli Kettunen, en référence à la distinction que fait Franck Ankersmit entre consensus et compromis, décrit la culture nordique du compromis. Les compromis sont fondés sur la reconnaissance mutuelle du particulier, plutôt que sur des idées d’intérêts universels, et le processus politique n’a pas pour but de supprimer cet état de fait. Le consensus suppose un engagement envers un intérêt commun prédéfini, et le processus politique ne reconnaît que les aspects des intérêts particuliers qui sous-tendent l’intérêt commun prédéfini. Les pays nordiques doivent tous, sans aucun doute, être classés selon le premier principe de reconnaissance mutuelle des intérêts particuliers et de négociations visant un arrangement entre eux. Cependant, lorsque la légitimité des garants est mise au défi dans le cadre de ce schéma répétitif à la fin des années 1960, par des critiques issues de la gauche enflant rapidement, quelque chose de nouveau apparaît. Les patrons rétablissent eux-mêmes la légitimité dans les années 1980, dans le cadre d’une rhétorique néolibérale qui met en avant des valeurs et des caractéristiques comme la proximité, la petitesse, la flexibilité et l’individualisme. Ils se retirent des négociations collectives centralisées avec une prééminence particulière en Suède.
43Quel est donc aujourd’hui ce schéma scandinave, dans toute sa diversité, fondé sur l’industrie et la valeur de la croissance économique ? Bien que les schémas culturels et que les orientations en termes de valeurs soient relativement stables, il convient de se souvenir que l’économie a subi de profonds bouleversements depuis les années 1970, avec un déclin du contrôle politique des économies et de bien plus larges ouvertures permettant au capital de s’échapper du contrôle de l’État. Après tout, la spéculation sur les portefeuilles et les devises étrangères, avec des dirigeants qui se couvrent, en cas de mauvais résultats, par des « accords parachute » conclus avec les détenteurs du capital, qu’il s’agisse de l’État ou d’actionnaires privés, n’assure pas le même type de légitimité à la concentration économique que la détention d’une entreprise industrielle où travaillent des milliers de salariés. Le contrôle politique de l’économie constituait un préalable à la garantie politique de légitimité. Ce contrôle n’est plus ce qu’il était. Il est devenu plus difficile de rattacher toute légitimité au pouvoir économique et d’associer concentration économique et démocratisation. La légitimité politique, tout comme la légitimité économique, subit aujourd’hui une érosion et il n’est pas si simple de trouver des critères de valeurs sur lesquels construire une nouvelle légitimité. Les retombées à long terme sur l’image d’un modèle nordique pourraient être dès lors considérables.
Notes
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[1]
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-
[2]
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[3]
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[4]
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[5]
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[7]
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[8]
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[9]
SØRENSEN Ø. and STRÅTH B., (eds), The Cultural Construction of Norden, Oslo, Scandinavian University Press, 1997.
-
[10]
SLAGSTAD R., De nasjonale strategene, Oslo, Pax, 1998.
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[11]
MOSSE G., The Crisis of German Ideology. Intellectual Origins of the Third Reich, New York, Howard Fertig, 1981.
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[12]
LUNN E., Prophet of Community. The Romantic Socialism of Gustav Landauer, Berkeley, California University Press, 1973. Pour toute discussion sur le concept de Völkish dans une perspective européenne comparative, voir HETTLING M., Volksgeschichten im Europa der Zwischenkriegszeit, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht, 2003.
-
[13]
TRÅGÅRDH L., The Concept of the People and the Construction of Popular Political Culture in Germany and Sweden, 1848-1933, diss.1993, Ann Arbor, University Microfilms International.
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[14]
JANSEN C.,“Deutsches Wesen, Deutsche Seele, Deutscher Geist. Der Volkskarakter als nationales Identifikationsmuster im Gelehrtenmilieu“, in KUZMICS H., BLUMERT R., TREIBEL A., (eds), Transformationen des Wir-Gefühls. Studien zum national Habitus, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1993, p. 26.
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[15]
STRÅTH B., The Organisation of Labour Markets. Modernity, Culture and Governance in Germany, Sweden, Britain and Japan, London, Routledge, 1996, p. 91.
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[16]
TÖNNIES F., Gemeinschaft und Gesellschaft. Grundbegriffe der Reinen Soziologie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, (1887), 1991 ; JANSEN C., op. cit., 1993.
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[17]
Le terme « Bourgeoisie » est mis entre guillemets parce que borgerlighet est un concept beaucoup plus vague dans les pays du Nord et davantage dilué avec des éléments agraires par rapport à la bourgeoisie ou Bürgertum en Allemagne, par exemple. La traduction fidèle du concept allemand serait borgardöme, mot qui n’existe pas dans les langues scandinaves
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[18]
STRÅTH B., “Die bürgerliche Gesellschaft Scwedens im 19.Jahrhundert. Soziale Struktur und politischer Wandel“, in KOCKA J., (ed), Bürgertum im 19.Jahrhundert, Band1, Munich, Dtv, 1998 ; STRÅTH B., “Continuity and Discontinuity Passing Front I and II, Swedish 19th Century Civil Society. Culture, Social Formations and Political Change“, in STRÅTH B., (ed), Democratisation in Scandinavia in Comparison, Gothenburg University, 1998 ; STRÅTH B., “Introduction. Production of Meaning, Construction of Class Identities and Social Change”, in STRÅTH B., Language and the Construction of Class Identities. The Struggle for Discursive Power in Social Organisation. Scandinavia and Germany after 1800, Gothenburg University, 1990.
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[19]
THERBORN G., “The Coming of the Swedish Social Democracy”, in Annali della Fondazione Giangiacomo Feltrinelli 1983-1984, Milano, Feltrinelli, 1985.
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[20]
L’une des conséquences de cette confrontation fut, en Suède, la mise en place par les Conservateurs d’un modèle de folkhem de substitution fondé sur la propriété privée. Voir LJUNGGREN S., Folkhemskapitalismen. Högerns programutveckling under efterkrigstiden, Stockholm, Tiden, 1992.
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[21]
STRÅTH B., “Nordic Capitalism and Democratisation”, in BYRKJEFLOT H. et al., (eds), The Democratic Challenge to Capitalism. Management and Democracy in the Nordic Countries, Oslo, Fagbokforlaget, 2001.
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[22]
Pour une discussion plus approfondie, voir STRÅTH B., The Organisation of Labour Markets. Modernity, Culture and Governance in Germany, Sweden, Britain and Japan, London, Routledge, 1996, p. 27-53 et p. 78-94.
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[23]
SEJERSTED F., Demokratisk kapitalisme, Oslo, Pax, 2002.