Couverture de RIPC_104

Article de revue

Notes bibliographiques

Pages 641 à 661

Notes

  • [1]
    SEILER D. L., Les partis politiques en Occident. Sociologie historique du phénomène partisan, Paris, Ellipses, 2003,479 pages.
  • [2]
    KALBERG S., La sociologie historique comparative de Max Weber, La Découverte & Syros, Paris, 2002.
  • [3]
    GOFFMAN E., “Réplique à Denzin et Keller”, dans GOFFMAN E., Le parler frais d’Erving Goffman, Paris, Minuit, 1969, pp. 302-303.
  • [4]
    BERG-SCHLOSSER D. et MITCHELL J. (éds), Conditions of Democracy in Europe, 1919-1939. Systematic Case Studies, Basingstoke, Palgrave, 2000.
  • [5]
    POPPER K., La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979, p. 104.
  • [6]
    SEILER, D.L., La pertinence de la carte conceptuelle de Rokkan après l’implosion de l’empire soviétique, Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 2, n°1,1995, pp. 61-91
  • [7]
    FLISFISCH, A. La política como compromiso democrático, Madrid, C.I.S., 1991. Cité dans Ramos Jiménez A., Los partidos políticos latinoamericanos, Universidad de los Andes, Mérida, 2001
  • [8]
    En réalité il s’agit de “partitocratie”, système verrouillé où le parti du gouvernement domine l’exécutif et en distribuant les bénéfices à leurs clients garantissent une certain cohésion sociale de courte durée, au Venezuela par exemple, pays où le système démocratique a souvent été cité comme exemple, après 13 ans de stabilité mais depuis 1983 la crise politique n’a fait que s’accentuer pour arriver à l’état d’ingouvernabilité actuelle. Ceci étant dû, principalement, à la diminution de la disponibilité des ressources réduisant la capacité clientéliste, la corruption et la perte de légitimité des institutions qui s’en suivit, donnant lieu au déficit démocratique avec l’apogée du discours antipolitique ainsi que l’apparition des personnages et dirigeants outsiders très efficaces sur le plan médiatique (Hugo Chávez au Venezuela, Abdalá Bucarán y Lucio Gutierrez en Équateur, Fujimori au Pérou, Evo Morales en Bolivie, Luis Inacio Da Silva au Brésil, etc.).
  • [9]
    La crise du système politique et la nécessité d’une démocratisation de la structure politique font l’objet (dans le cas vénézuélien) d’une publication de grand intérêt : RAMOS JIMENEZ A. (éd.), La transición venezolana. Aproximación al fenómeno Chávez, Centro de Investigaciones de Política Comparada, Universidad de Mérida (Venezuela), 2002.
  • [10]
    Fareed Zakaria, Américain d’origine indienne est “(… ) le spécialiste des relations internationales le plus influent de sa génération”, à en croire le magazine masculin Esquire. Il a longtemps dirigé la prestigieuse revue de politique étrangère Foreign Affairs, avant d’être nommé en l’an 2000 directeur de l’édition internationale de Newsweek. Certaines rumeurs lui prédisent qu’il pourrait devenir un jour le premier secrétaire d’État américain de confession musulmane.
  • [11]
    L’ouvrage est traduit en français sous le titre : L’Avenir de la liberté : la démocratie illibérale aux États-Unis et dans le monde, Éditions Odile Jacob, Paris, 2003.
  • [12]
    FERGUSON N., Empire : The Rise and Demise of the British World Order and the Lessons for Global Power, Penguin Books, London / New York, 2002.
English version

Les partis politiques en Occident : lire Seiler

1J’ai envie de dire que les partis politiques sont à Seiler ce que l’aristocratie fut à Proust ou les classes moyennes à Balzac. Et ceci paraît encore plus évident à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage [1] portant sur les faits partisans dans nos sociétés occidentales. Comme Proust, comme Balzac, Seiler désire “tout dire”, lui aussi, à propos de l’objet de ses prédilections. Et c’est bien la fascination qui porte à terme sa volonté d’exhaustivité. N’étant pas en Littérature mais en Science politique, cette fascination pour les partis n’est évidemment pas sans raison sociale : ce sont eux, les partis politiques, qui confèrent leur “aura démocratique” à nos modes de “gouvernement fondamentalement oligarchique” (p. 431). Un paradoxe, mais aussi un enjeu difficile à tenir si l’on considère ne fut-ce que l’actuelle volatilité électorale.

2Que sont donc les partis politiques pour Daniel-Louis Seiler ? Avant de répondre à cette question, précisons ses choix méthodologiques. “Notre démarche se situe dans le sillage de la sociologie historique du politique dont elle entend utiliser tant la vision que la méthode afin de les appliquer à l’investigation du phénomène partisan” (p. 19) de manière comparative et transnationale. Ainsi, construite à l’aune de ce double prisme sociologique et historique, sa définition du phénomène partisan devient celle-ci : “Les partis sont (… ) définis (comme étant) des individus associés et engagés dans une action collective menée contre d’autres pareillement mobilisés afin d’accéder, seuls ou en coalition, aux fonctions de gouvernement. Ce faisant, les uns et les autres obéissent à une logique de l’organisation. Cette action collective, cette prétention à conduire la marche des affaires publiques sont justifiées à leurs yeux et légitimées face à “l’opinion”, par une conception particulière de l’intérêt général. Se confrontant les uns aux autres sur des visions opposées du bien commun, ils obéissent à la logique du projet.” (p. 21). Cette notion de “logique du projet” est décisive pour cet auteur; son œuvre y prend véritablement racine.

3Contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, le “projet” ne renvoie pas à un quelconque programme partisan ou à l’une ou l’autre de ses orientations idéologiques. Non. L’expression complexe de “logique du projet” relève d’une analyse macro-sociologique qui intégrerait des données historiques relatives à des conflits de longue durée dont on aurait repéré les invariants. Tâche à laquelle s’est consacré Stein Rokkan dont plus personne n’ignore le célèbre “paradigme des quatre clivages fondamentaux”, dans le prolongement duquel se situe Seiler. Le “projet” (et la logique de son processus de développement) correspondrait donc à une prise de position relativement à des enjeux conflictuels durables et fondamentaux pour la société étudiée. Dans le premier chapitre de son ouvrage qu’il intitule “Projet, conflit et intégration”, cet auteur note effectivement ceci : “les partis politiques apparaissent essentiellement comme des médiateurs : ils résultent d’un processus de prise de parti entre des intérêts qui s’affrontent dans la société civile et qu’ils entendent, de la sorte, inscrire à l’agenda politique.” (p. 27). Quels sont donc ces conflits de longue portée sur lesquels les partis politiques vont prendre greffe ?

4Au deuxième chapitre de son livre “Partis et clivages politiques”, Seiler revient sur les “lignes de faîte du modèle de Rokkan” et de ses quatre clivages essentiels. Il rappelle ainsi que les deux premiers clivages liés aux révolutions nationales entraînent, sur un plan fonctionnel, des conflits entre l’Église et l’État, et, sur le plan territorial, des conflits entre le “centre” et la “périphérie”, alors que les deux autres clivages liés à la révolution agro-industrielle séparent les “possédants” des “travailleurs”, et, sur le plan territorial, les partisans du “marché” des partisans de la “nature”. Relativement au fait que ce modèle n’aurait pas intégré le clivage “État/ société civile” qui serait associé à la “révolution internationale” (et à ses avatars ultérieurs :trotskisme, maoïsme, titisme) et dont découlerait une opposition entre “partis totalitaires” et “partis spécialisés” (en référence à Jean et Monica Charlot), Seiler estime qu’il ne s’agit là, en fait, que d’un sous-clivage relevant uniquement du pôle “travailleurs” du clivage possédants/travailleurs. Il note, par ailleurs, que ce sous-clivage n’a de sens que pour les démocraties populaires. Inspiré des apports de Marx, notre auteur expose, enfin, ses propres correctifs au paradigme de Stein Rokkan. Et le leste ainsi de son excès de linéarité, je le cite : “Nous avons (… ) voulu inscrire le tableau des quatre clivages dans un système de transformations dont il représente le terme provisoire et qui part des contradictions historiques en passant par une matrice des conflits. Il s’agit d’un mouvement dialectique et non d’un processus linéaire d’intégration des conflits par leur institutionnalisation pouvant conduire à un consensus où les clivages cesseraient d’être émergents pour revêtir un caractère archéologique, les partis renonçant à les objectiver.” (p. 51).

5Doté de cet instrument taxinomique nouvellement affûté (pp. 60-65), Seiler procède alors à la classification des partis suivant la logique de leurs projets spécifiques relevant, on l’aura compris, des différents pôles ou versants des clivages fondamentaux exposés. Les chapitres III et IV de cet ouvrage traitent de la sorte des partis générés par la révolution nationale d’une part, et par la révolution industrielle d’autre part. Ce travail de classification comparative dans le temps et dans l’espace va très loin. Aux “espèce”, “embranchement” et “famille”, Seiler ajoute “les niveaux contingents et intermédiaires d’ordre, de classe, de sous-famille ainsi que les distinctions logiques mais facultatives de genre et sous-genre, de branche et sous-branche.” (p. 63). Un énorme effort typologique (digne des travaux de Buffon), sur la base de quoi les partis politiques prennent positions (suivant leurs origines et sens de développement). On peut s’y référer et s’y repérer, comme on se repérerait sur les arborescences d’une carte routière. Suivre Seiler en ces multiples méandres, et parfois sur le rythme d’un rap à flux tendu, demande certainement plus de souffle à la lecture que ne l’exigeraient les sentes d’une campagne bucolique. C’est le revers de sa très grande maîtrise du sujet, sa virtuosité, à nul autre pareil. Retenons aussi que cette taxinomie reste opérationnelle pour les partis des pays ex-communistes. Pour nombre d’entre eux, en effet, “il s’agissait de renouer avec des traditions antérieures à la conquête soviétique” (p. 164). Un développement qui fait l’objet du chapitre V “Partis et clivages politiques : le cas particulier des systèmes en “transition””.

6Médiateurs enracinés dans des conflits historiques de longue portée, les partis politiques sont en relation les uns avec les autres. Ils font “système”. “C’est la configuration des rapports noués entre ceux-ci qui importe et on peut parler de système lorsque celle-ci présente une certaine stabilité à travers le temps.” (p. 185). Ainsi, au chapitre VI, Daniel-Louis Seiler traite des systèmes partisans et, de là, des clivages dominants les “nations impériales et maritimes” (l’Europe catholique, l’Europe protestante, l’Europe des Cités-États, l’Europe des nations impériales continentales protestantes et catholiques et enfin l’Europe centrale et la soviétisation), les “périphéries maritimes et continentales” ensuite, avec une mention particulière pour les États-tampons de la périphérie continentale de l’Europe de l’Ouest que n’avait pas prévu Rokkan. Parmi les autres périphéries maritimes et continentales envisagées par Seiler, je remarque encore les “États souverains”, les “périphéries dépendantes intégrées”, les “continentales en transition”, et enfin la “périphérie extrêmeoccidentale devenue centre” (États-Unis, Canada). Ce découpage géographique à géométrie variable (il y est question de pays, de groupes de pays et de groupes de régions) a pour principal avantage de mettre “en évidence des réalités partisanes que le simple recours au niveau national d’analyse tendrait à occulter par un effet d’échelle” (p. 249), de même qu’elle démontre le caractère transfrontalier et régional de certains phénomènes partisans. Sachons ainsi que le multipartisme ne proviendrait pas de “l’éparpillement des partis le long d’un axe unique, droite/gauche” (p. 249), mais de la multipolarisation de leurs clivages d’appartenance, à l’exception du multipartisme danois toutefois. Quant au bipartisme, il traduirait le plus souvent, mais pas forcément, le clivage possédants/travailleurs. Il faut cependant constater combien ce dernier clivage s’affiche de plus en plus souvent comme étant le lieu focal de toutes les oppositions politiques, même en situation multipolaire. Une observation intéressante sur laquelle je reviendrai.

7Que les “empiristes aussi naïfs que forcenés” (p. 254) qui, grâce au ciel, “sévissent davantage dans le monde anglo-saxon” soient prudents lorsqu’ils évoquent le “dégel” des clivages : la leçon que tire notre auteur de son approche diachronique du phénomène partisan. Sans doute, une approche synchronique peut-elle témoigner du caractère multipolaire d’un parti, celui-ci, néanmoins, ne doit son existence qu’à un clivage, et à un seul : “tous les partis furent, au commencement, des single issue parties.” (p. 254). Ce n’est donc pas le présent, l’actualité, qui décide du “dégel” des clivages, même si le calendrier politique force ces différentes instances médiatrices à se positionner par rapport à tel ou tel conflit qui ne ressort pas nécessairement du conflit de leurs origines respectives. D’après Seiler, il n’existerait pas non plus de nouveau clivage, ou de révolution nouvelle, qui justifierait ce defreezing. Ainsi, les “partis verts” ne font que reprendre des valeurs très anciennes : “la conception “antiprométhéenne” qui prévalait dans l’Antiquité” (p. 255). Et le réveil des nationalités en Europe du Centre-Est “dévoile l’importance considérable du clivage centre/périphérie et le maintien du clivage Église/État” (p. 256). Confusion des temporalités et des niveaux d’analyse expliquent, suivant son point de vue, cette double erreur d’interprétation (le dégel des clivages et l’existence d’une nouvelle révolution majeure). Avec cette mise en garde, notre auteur clôt la première partie de sa publication, la seconde étant réservée aux partis en tant qu’organisations (chapitre VII), à leurs genèses (chapitre VIII), aux liens qu’elles entretiennent avec l’évolution des techniques de communication (chapitre XIX), et enfin à leur place dans l’opinion (chapitre X).

8Un clivage (l’un ou l’autre de ses versants) décide de l’émergence d’un parti politique. Sa vie, sa durabilité, dépend (entre autre) de son organisation. Sa taille, son unité, son dynamisme et la réceptivité dont cette organisation fait preuve à l’égard de son électorat sont les pré-requis minimum à l’occupation du pouvoir d’État : des exigences qui ont été systématisées par Jean Blondel et que Seiler rappelle opportunément (pp. 269-273). Fidèle à sa ligne méthodologique, il souligne, néanmoins, que seule “une approche génétique de l’organisation permet de faire pleinement la lumière sur les logiques qu’elle recèle.” (p. 273). À ce propos, les “quatre dilemmes” (“modèles rationnel ou naturel”; “incitants collectifs ou utilitaristes” ; “adaptation ou domination de l’environnement” ; “liberté ou contrainte”) développés par Angelo Panebianco vont se révéler déterminants dans la progression de son travail : ils vont lui permettre “d’éclairer les contradictions qu’une organisation partisane doit, soit résoudre, soit équilibrer en une subtile alchimie.” (p. 276) Et la façon “particulière dont chaque parti s’y prend pour régler ces problèmes façonne son ethos, sa culture d’organisation et constitue le fruit de son histoire.” (p. 276). Une histoire qui pourrait finalement être présentée sous la forme de trois modèles génétiques que Seiler construit en associant, aux apports de Panebianco, la fameuse typologie partisane de Maurice Duverger. Pour ce faire, il distingue les “partis de cadres” (organisations de création intérieure parlementaire), les “partis stratarchiques” (organisations de création intérieure présidentielle) et les “partis de masses” (organisations de création extérieure) sur la base de variables discriminantes. Ainsi, chacune de ces catégories partisanes est passée au crible de ses facteurs structurants, à savoir ses liens avec la société civile et l’État, son type d’autorité, le rôle de ses élus, l’origine de ses ressources et enfin ses appareils institutionnels. Mais, conduite sur un mode dialectique, cette analyse détecte aussi les germes négateurs de cette dernière classification Si la distinction entre “partis de cadres” et “partis de masses” demeure, en gros, valable, d’après Seiler, leur adaptation, plus ou moins aisée ou contrainte, aux moyens de communication et à leur évolution, pourrait, en effet, en effacer la précision des contours. C’est ce qui transparaît en tout cas du chapitre XIX de cet ouvrage qui plaide pour “une médiologie des organisations de partis”, précédé en cela par le travail de Régis Debray dont notre auteur revendique l’inspiration.

9La “médiasphère” désigne l’ensemble des techniques de communication sociale, c’est à dire “tout ce qui permet la circulation des concepts, des idées, des idéologies, des doctrines, mais aussi des informations, de la propagande, des paroles, des écrits et finalement des images.” (p. 328). Trois âges en constituent la temporalité, la “logosphèr e”, qui va de l’écriture à l’imprimerie, la “graphosphère”, qui soumet l’image au texte, et la “vidéosphère”, qui correspond à notre époque de mondialisation et d’individualisme; les organisations partisanes n’étant, bien entendu, concernées que par les deux dernières médiasphères. Notons au passage que la graphosphère se subdivise en une “logographosphère” et une “technographosphère” permettant d’affiner encore les rangements partisans. Jusqu’à présent soucieux de l’origine et donc de la dimension téléologique des partis (leurs “projets”), notre auteur s’intéresse ici à leurs moyens d’action, et à la manière dont ceux-ci ont été intégrés par leurs organisations respectives (leurs “génomes partisans”) sur un mode dialectique et concurrentiel (on se réfère particulièrement aux crises des “partis de cadres” et des “partis de masses”). La démarche reste donc résolument génétique et classificatoire. Mais ce chapitre prenant également en considération les rapports entre État et partis politiques, et ce d’une manière très générale (je pense aux décisions relatives à la “moralisation” des campagnes électorales, aux aménagements de mode de scrutin, à la désignation du chef de l’exécutif, etc.), la somme des variables énoncées dans ce chapitre est telle que “l’approche du réel” y est aussi plus fouillée, peut-être aussi moins claire (mais le réel est-il “clair”?) de telle sorte que le fil conducteur du chapitre semble parfois plus distendu. En lien avec ce qui a été avancé précédemment, je retiens cependant plus fondamentalement qu’en cette époque de vidéosphère, où la télévision est le véritable lieu de concentration de toutes les stratégies de séduction politique, les distinctions entre les différentes catégories d’organisation s’estompent, au détriment du “parti bureaucratique de masses” (pp. 389-391). La télévision ne se prête pas au travail idéologique dont ces organisations lourdes et complexes étaient coutumières, de même que le petit écran s’avère incommode pour une direction collégiale. Un leader au charme cathodique incontestable en qui l’électorat puisse se mirerle temps de se lasser : la règle du succès à laquelle plus aucune organisation partisane ne peut échapper. À cette règle, les partis de cadres rigides (ou “partis d’électeurs” suivant Jean Charlot) se sont beaucoup mieux conformés. D’après Seiler, ces derniers “ne firent que poursuivre leur trajectoire toute tracée jusqu’à correspondre à l’idéaltype du parti-électoral professionnel proposé par Angelo Panebianco” (p. 392), celui-ci se distinguant particulièrement du “parti de masses” par la professionnalisation très poussée de son état-major (leader compris), de même que par l’origine de son financement (mécénat d’entreprises et fonds publics), il est vrai, deux traits majeurs du modèle génétique du “parti de cadres”. Le cas du “parti entreprise” dont la meilleure illustration serait“Forza Italia” (pp. 396-398) mérite aussi d’être mentionné car il illustre très opportunément la thèse de notre auteur : un parti politique qui ne serait pas ancré dans un clivage de fond a peu de chance de survivre, son bateleur (en l’occurrence, Silvio Berlusconi) ayant rendu les armes. Est-ce dire pour autant qu’on n’assistera pas à la multiplication de ce type de parti ? “Une menace que la prolifération des satellites d’internet et des paraboles chez les usagers (… ) peut rendre crédible.” (p. 398).

10Que peut-on espérer toutefois d’une “organisation” qui ne recevrait pas l’appui d’électeurs ? Qu’est-ce qui fait que les citoyens (dont les identités sont multiples) votent pour tel ou tel parti politique ? Par ailleurs, en raison de leurs marges de manœuvre de plus en plus restreintes, les gouvernements (qu’ils soient de coalition ou non) décident de politiques publiques qui se situent essentiellement “au centre”, et donc en porte-à-faux par rapport aux projets partisans. Ceci pourrait-il expliquer la “volatilité” (entre partis du même genre) et l’abstention électorale, mais aussi l’hémorragie des engagements au sein des partis eux-mêmes ? Liens de médiation entre les gouvernants et les gouvernés, ces derniers auraient-ils failli à leur mission ? Et s’il s’agissait d’une crise des projets politiques en tant que tels ? Comment comprendre alors le succès des clivages liés au nationalisme et aux conflits séparant, d’une manière ou d’une autre, l’Église et l’État ? Par ce que les citoyens peuvent intérioriser ces enjeux, par ce qu’ils en auraient encore la maîtrise, à la différence des enjeux socio-économiques qui, relevant de la mondialisation, leur échappent totalement ? À toutes ces questions, Daniel-Louis Seiler répond dans le chapitre X (“Synthèse : le parti dans l’opinion”) et en conclusion de son livre. Suivant son point de vue, il n’y a pas de “marché politique” qui ferait pendant au marché économique, pas plus qu’il ne croit en un “électeur rationnel” (en référence à Ian Budge) ou, à son contraire, le “gogo”. Ainsi, à l’opposé d’une science politique néo-libérale ou trop impressionnée par le marketing politique, et à distance des paillettes de la métaphore, cet auteur préconise un vrai travail de recherche. Pour comprendre le vote des électeurs (le“vote identitaire”, le “vote de tradition” et le “vote affectif”), il n’existe, d’après lui, qu’une seule voie : “retracer avec patience et prudence les méandres compliqués de l’histoire électorale” (p. 416). Son hypothèse : “(… ) les électeurs se reconnaissent dans les (… ) organisations (partisanes) pour des raisons qui tiennent à une identification au parti en tant que tel ou aux réseaux communautaires et sociaux avec lesquels l’organisation partisane choisie entretient des relations privilégiées et dont elle médiatise les intérêts et la volonté politique. On peut, de surcroît, supposer que l’identification au parti s’effectue, de manière médiate, par le truchement d’une identification de l’électeur à un versant du clivage.” (p. 416). Prenant appui sur le paradigme de Michigan, Seiler nuance néanmoins cette hypothèse en faisant la distinction entre les forces électorales à court et à long terme (p. 418), les premières ne s’identifiant à aucun parti tandis que les secondes en assurent la péren-nité en raison de leur stabilité et de leur fidélité. Une distinction qui s’impose par les faits. Aucun pays d’Occident n’échappe, en effet, à la baisse de l’identification partisane (et à ses multiples facettes : la volatilité électorale, la banalisation du vote protestataire, l’abstention électorale et l’émergence de nouveaux partis politiques). Et des pays comme la Suisse ou les États-Unis qui, pourtant, ne lésinent pas sur les procédures référendaires sont également pris dans cette tourmente. La preuve, pour Seiler, que “la démocratie référendaire n’offre aucun recours” (p. 432) à ce qui menace, tout de même, le bon fonctionnement de la démocratie. Face à ce diagnostic posé et sérieusement mesuré, qui laisse la porte ouverte à un avenir relativement incertain, d’autant plus si l’on se réfère aux élections françaises de juin 2002, cet auteur dit ceci : “Si le parti ne disparaît pas de la scène politique, c’est par ce que ses électeurs continuent à se reconnaître en lui ou, tout au moins, lui savent gré des services rendus jadis. De même imbus de stratégies médiatiques et livrés à l’influence de leurs conseillers en communication, les directions de partis doivent se garder d’enterrer un peu lestement les clivages qui les portèrent ou l’existence de “variables lourdes”. En juin 2002, par l’abstention ou le vote pour le FN, les électeurs dits de gauche ont rappelé au PS et, plus encore au PCF, que le monde du travail existait et qu’il se révélait plus soucieux de sécurité que de libéralisme culturel.” (p. 427). Au terme d’un travail aussi exhaustif et de grande portée analytique et typologique dans le temps et dans l’espace, cette ultime recommandation pourrait-elle rester sans échos ?

11Pascale DELFOSSE
Unité de science politique et de relations internationales (UCL)

Max Weber en discours de la méthode ?

12La sociologie historique comparative de Max Weber de Stephen Kalberg [2] est publiée en français plusieurs années après sa parution originale (University of Chicago Press, 1994), au moment où son auteur – actuellement professeur à l’université de Boston – fait l’objet aux États-Unis d’une controverse relative à sa traduction de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

13L’originalité de l’ouvrage tient d’abord au choix délibéré de Stephen Kalberg d’appréhender la sociologie historique de Weber sous l’angle de son apport méthodologique plutôt que de ses propositions ou des résultats de ses études. On cherchera en vain la plus petite discussion sur les conclusions de Weber à propos des liens entre protestantisme et capitalisme, non plus que sur le désenchantement du monde ou encore la portée du charisme en politique. Par ailleurs, même si tout un chapitre est consacré à la définition de l’activité sociale, l’ouvrage s’intéresse peu au Weber considéré comme fondateur d’une épistémologie particulière. L’auteur ne confronte pas les concepts wébériens aux autres grandes perspectives de l’univers sociologique, mais plus spécifiquement aux différentes approches de la sociologie historique comparative dont Kalberg considère abruptement qu’à un titre ou à un autre, elles méconnaissent les enseignements de Weber.

14Disons immédiatement que, si l’auteur est manifestement un fin connaisseur des écrits du sociologue allemand, il n’est guère habité par la modestie habituelle de ce dernier. Les jugements de Kalberg, de même d’ailleurs que ses catégories d’analyse, sont raides et définitifs. Or, ses affirmations péremptoires au sujet des grandes œuvres de la sociologie historique semblent d’autant plus discutables qu’elles reposent sur une présentation très aérienne. Il ne lui faut guère plus de cinq pages pour classer celles-ci en trois courants respectivement coupables : de privilégier abusivement un modèle théorique au prix d’un désintérêt pour l’histoire (la “théorie des systèmes-monde” et notamment Wallerstein) ; de retrouver l’histoire au prix d’une absence de généralisation causale (“l’approche interprétative-historique” conduite par Bendix et Tilly); d’être handicapé par la recherche d’une causalité unilatérale (“l’approche causale analytique” représentée par Moore et Skocpol). Outre que cette classification ne porte que sur un petit nombre de cas, en excluant au passage tous les auteurs francophones, elle postule une rigidité des postures de recherche fortement démenties par plusieurs parcours, par exemple celui de Charles Tilly. Difficile de ne pas penser à cette recherche de “culpabilité par classement” que dénonce Erving Goffman en évoquant la tentation “de considérer les différentes tentatives d’un auteur comme un tout qu’on peut caractériser succinctement” qui “conduit à tenir le raisonnement suivant, qui est faux et grossier : à tout moment on peut dévoiler la vraie nature et la visée de ce que produit un auteur, affirmer comment il faut comprendre correctement ses textes et prédire ce qui en découlera nécessairement” [3]. Quoiqu’il en soit, Stephen Kalberg prétend démontrer que la démarche wébérienne permet de pallier les insuffisances et surmonter les impasses contradictoires de ces différentes écoles, pourvu qu’on le suive dans la reconstitution à laquelle il procède. Car l’auteur entend aller bien au-delà d’une interprétation parmi d’autres d’une œuvre par ailleurs si souvent commentée. Souvent, et bien mal, si l’on suit Stephen Kalberg, qui reproche aux autres exégètes d’avoir généralement concentré le regard sur la philosophie de Weber au détriment de sa méthode sociologique et focalisé leur attention sur quelques écrits considérés isolément. Une fois encore, cette critique appuyée serait plus crédible si elle ne reposait pas elle-même sur quelques oublis de taille : Kalberg ne fait aucun cas, par exemple, ni de Raymond Aron, ni de Raymond Boudon, ni de Bertrand Badie, ni de Catherine Colliot-Thélène (mais Julien Freund est cité), etc., pas plus, hors du cénacle français, que de Norbert Elias, de Peter Berger et Thomas Luckmann ou d’Anthony Giddens (pourtant remercié en exergue)… De sorte que maints passages paraissent bien moins innovants pour le lecteur que pour l’auteur lui-même : son Weber est moins méconnu qu’il ne le croit. Ainsi, le premier chapitre intitulé “Les modes d’articulation entre l’action et la structure : le pluralisme des motifs et le structuralisme de Weber” peut surprendre dans la forme, guère sur le fond. Kalberg est loin d’être le premier à soutenir que les multiples motivations de l’acteur wébérien ne sauraient se réduire à la rationalité instrumentale et que l’orientation de ses conduites est conditionnée par le contexte interactionnel. Le rappel est salutaire, mais faut-il vraiment considérer cela comme une forme de “structuralisme” ? Pourquoi risquer un tel appauvrissement du terme, en engendrant de nouveaux malentendus, s’il ne s’agit que de jeter une pierre dans le jardin de la vulgate de l’opposition individualisme / holisme, ou Weber / Durkheim ? Le chapitre suivant est plus convaincant. Kalberg s’y montre sous son meilleur jour en examinant ce qu’il appelle “l’engagement de Weber en faveur de la multicausalité”. En systématisant ce qui n’existe qu’à l’état éparpillé dans les écrits du maître, l’auteur montre comment Weber ne cesse de croiser les déterminations économiques et politiques, mais également le jeu des évènements ou des contraintes géographiques, par l’intermédiaire de “porteurs sociaux” (groupes de statut, classes et organisations) qui peuvent devenir de véritables “forces causales indépendantes”. Le va-et-vient entre Économie et Société et les multiples fragments de la sociologie des religions s’avère ici particulièrement judicieux, et l’érudition de l’auteur mobilisée à bon escient. Du moins pour un lecteur déjà accoutumé à la pensée wébérienne. Car, contrairement à ce qu’indique Alain Caillé dans sa préface, l’exercice n’aidera guère les étudiants peu initiés, qui se perdraient bien vite dans le dédale des références par ailleurs forcément lapidaires dans le cadre d’un ouvrage de taille limitée ( 250 pages).

15Mais le projet de Kalberg est bien plus ambitieux encore. Le réexamen des fondements de la sociologie wébérienne, à quoi se consacre la première partie composée des deux chapitres dont nous venons de parler, n’est qu’une étape vers la mise au point d’un véritable guide de recherche à l’usage des sociologues de l’histoire. Dans la deuxième partie du livre, l’auteur s’attache à débusquer chez Weber les “stratégies et procédures” qui permettraient de résoudre la quadrature du cercle de la sociologie historique : réconcilier recherche (pluraliste) de la causalité et respect pour la singularité. Il ne s’agit plus ici, seulement, de systématiser ou généraliser ce que Weber énonce de manière diffuse, mais, suivant les mots de l’auteur, de “reconstruire” des pratiques “profondément enfouies dans ses textes” (note 4, p. 194). Stephen Kalberg invente alors une terminologie censée expliciter l’outillage au moyen duquel Weber appréhende la réalité empirique et progresse vers l’explication causale.

16Premièrement (chapitres 3 et 4), les idéal-types deviennent, sous la plume de l’auteur, des “modèles générateurs d’hypothèse” au sens où, au-delà des objets historiques auxquelles ils se réfèrent (les idéal-types cités par Kalberg appartiennent en fait au genre que Raymond Aron nommait “historique” par opposition aux genre “abstrait”), ils contiennent des propositions générales relatives aux modes d’orientation de l’action permettant d’éclairer toutes sortes de situations concrètes. En d’autres termes, si l’on comprend bien l’auteur, la manière dont Weber construit un type idéal engendrerait des hypothèses portant sur l’arrangement des relations sociales empiriquement observées que le chercheur pourrait mobiliser bien au-delà de l’objet explicite de l’idéal-type. Tout se passe comme si Kalberg prétendait définir ses propres types idéaux (abstraits) à partir des types idéaux (historiques) de Weber. Il distingue : les modèles “dynamiques” (hypothèse : la configuration de l’action n’est pas stable), “contextuels” (elle dépend du contexte), “d’affinité” et “d’antagonisme” (il existe une relation d’affinité ou bien au contraire d’antagonisme entre les configurations de l’action présumées par différents idéal-types), “de développement” (les actions suivent un cours guidé par des “forces motrices”). Deuxièmement (chapitre 5), Kalberg reconstruit le mode d’analyse causale que Weber est censé pratiquer sans jamais l’expliciter, en trois temps bien délimités à partir d’une grille d’oppositions idéal-typiques. Dans sa recherche de la causalité, Weber chercherait en premier lieu à repérer des orientations de l’action qui pourraient être soit simplement “facilitantes” soit plus profondément “nécessaires”. En deuxième lieu, il mettrait à jour les interactions soit “synchroniques” soit “diachroniques” (elles-mêmes subdivisées entre ce qui relève du “legs” et ce qui relève des “conditions antécédentes”) entre les différentes lignes d’action du phénomène à expliquer. Enfin, il porterait une attention toute particulière à la force causale du contexte sur la configuration observée, force résumée par la notion “d’interaction conjoncturelle” toujours susceptible de bousculer les régularités émergeant des deux premiers temps de la démarche.

17La “boîte à outils” induite de la très large lecture de Weber dont Stephen Kalberg peut se prévaloir est indéniablement inventive et semble pouvoir éclairer la démarche wébérienne d’analyse de l’histoire. Mais l’auteur a fort à faire pour nous convaincre que son appareillage dote la sociologie historique d’un instrument imparable pour extirper la causalité de la complexité du réel sans sacrifier au piège de l’abstraction théorique. Car les catégories utilisées reposent sur des oppositions dont Weber pourrait dire qu’elles sont “absolument flottantes” et constituent bien davantage des objets de recherche que des outils de recherche. Pour ne prendre qu’un exemple, la distinction entre les “orientations de l’action” “facilitantes” ou “nécessaires” repose sur l’idée que les premières sont “des facteurs d’arrière plan, indirects et moins puissants”, tandis que “l’orientation de l’action nécessaire est cruciale, directement pertinente et décisive pour expliquer le cas ou le développement étudiés” (p. 203). Mais il n’y a guère de recette wébérienne originale permettant d’opérer à coup sûr cette distinction dans l’entrelacs des données empiriques ! En tout état de cause, il s’agit là bien plus d’une question que se pose la sociologie comparative que d’une réponse procédurale à ses interrogations. Ainsi, si l’ouvrage de Stephen Kalberg aide les lecteurs déjà avertis à mieux apprécier la richesse de l’œuvre de Max Weber, sa prétention d’ériger celle-ci en discours de la méthode disqualifiant les différentes voies explorées par la sociologie historique contemporaine paraît quelque peu démesurée.

18Hubert PERES
CEPEL, Université de Montpellier I

BARE Jean-François (éd.), L’évaluation des politiques de développement : approches pluridisciplinaires, Paris, L’Harmattan, 2001.

19Cet ouvrage collectif s’inscrit dans la tradition des évaluations critiques des discours et pratiques qui constituent désormais les études sur le “développement”. Ce dernier est fait d’un ensemble de discours, d’institutions, de projets et de réformes dirigés vers les pays dits en développement, qui participent à la construction tant de cette catégorie de pays que des “development studies” comme discipline à part entière – le “développement” étant devenu une véritable industrie pour certains observateurs. L’absence de succès des projets de développement sur plusieurs décennies, malgré les milliards de dollars déversés en dons ou en prêts, pourrait montrer que leur finalité réside plus dans la “persévérance dans l’être” des agences de développement multilatérales ou bilatérales, le maintien de leurs activités, projets et programmes, et de leur capacité à employer des experts de pays développés, que le développement des pays du sud proprement dit. De nombreux ouvrages sur l’aide au développement ont déjà examiné ses multiples déterminants, succès et échecs, et les discours de légitimation qui l’accompagnent. Ces courants de recherche critique se sont cependant davantage développés dans le monde anglophone, où sont mobilisées l’ensemble des disciplines des sciences sociales, notamment l’anthropologie. Cette dernière discipline dispose d’une pertinence particulière en matière d’évaluation de projets et de politiques étatiques de par sa connaissance intrinsèquement supérieure – par rapport aux autres sciences sociales – des micro-représentations et réactions des populations “récipiendaires” du “développement”.

20L’originalité de cet ouvrage est de se focaliser sur les concepts, instruments et conditions de faisabilité des évaluations des politiques de développement, en s’appuyant sur une variété de contextes et d’études de cas. Plutôt que les jugements de valeur qui traversent souvent la littérature sur les politiques publiques de développement – stigmatisant par exemple l’inefficacité des projets de développement, ou plaidant pour ou contre l’aide – l’intérêt de l’ouvrage est de délimiter son objet – les politiques publiques – et de présenter une série de possibles approches d’une évaluation des politiques publiques de développement sous l’angle de différentes disciplines – anthropologie, sociologie, science politique, économie. Dans le contexte très particulier des pays en développement, ces politiques publiques sont certes le fait des États, mais elles sont le plus souvent fortement inspirées par des entités extérieures aux États, notamment les institutions financières multilatérales (Fonds monétaire international ou Banque mondiale) ou bilatérales, en raison de la dépendance massive des budgets des États à leur égard.

21L’ouvrage comporte neuf études de cas, qui ressortissent à différentes disciplines et sont précédées d’une analyse introductive de Jean-François Baré. Celui-ci y expose les évolutions récentes des modes d’évaluation des politiques publiques et quelques points-clés de débat – notamment le débat récurrent qui oppose les approches économétriques et quantitatives et les approches qualitatives. L’ouvrage comporte également une autre étude de Jean-François Baré qui analyse les institutions et l’action publique selon une approche d’anthropologie historique. Les autres études de cas ne se veulent pas seulement pluridisciplinaires, mais elles s’appliquent aussi à une variété d’objets. Ces derniers peuvent être déjà des pratiques d’évaluation – les études étant alors des évaluations de modes d’évaluation –, ou divers phénomènes sociaux, politiques ou économiques. Ainsi, le chapitre de Marie-Christine Kessler examine la politique étrangère française et les outils d’évaluation dont elle s’est dotée dans une perspective de science politique.

22Parmi les phénomènes sociaux évalués, l’un des plus cruciaux en termes de développement est aussi l’un des plus délicats, à savoir la corruption. Jean-François Médard présente ainsi une fine analyse des conditions de possibilité d’une évaluation de la corruption dans les pays en développement. Si chacun s’accorde sur les effets dévastateurs de la corruption, Jean-François Médard souligne les difficultés qu’affronte toute évaluation rigoureuse de celle-ci. Ceux-ci tiennent à plusieurs niveaux, notamment à ses définitions, ses différents types – corruption personnelle ou institutionnalisée, liée à l’échange social ou bien à l’échange économique –, son identification et son observation. Enfin, la mesure de la corruption est notoirement difficile, en particulier sa quantification, en raison non seulement de son caractère illégal mais de la diversité des comportements labellisés “corruptifs”. Les études monographiques, pourtant si décriées par les économistes orthodoxes, sont ici mieux outillées. Jean-François Médard montre aussi que tentatives de comparaison demeurent délicates, ce qui ajoute aux contraintes pesant sur l’évaluation de la corruption en matière de développement.

23Le chapitre suivant porte sur l’approche en termes d’anthropologie sociale des dispositifs du développement. Un expert ayant travaillé à la Banque mondiale, Michael Cernea, examine les conditions de succès et d’échec des déplacements de population liés aux programmes de développement. Les autres évaluations incluent celle des projets agricoles, celle des politiques publiques d’industrialisation, ou bien celle des programmes d’ajustement. Thème devenu une priorité mondiale, l’évaluation des politiques publiques actuelles de lutte contre le sida en Afrique sub-saharienne est traitée par Claude Raynaut dans le dernier chapitre.

24L’ensemble des chapitres est d’un indéniable intérêt. L’ouvrage a réussi à préserver une certaine cohérence – le manque de fil conducteur constitue en effet un écueil où s’échouent nombre d’ouvrages collectifs. Sa lecture sera utile en particulier au lecteur francophone intéressé par le développement, car il est moins familier de ces types d’approche – évaluation, ou évaluation des évaluations de projets de développement – que ses homologues anglophones. On déplorera cependant que certains passages laissent paraître une connaissance superficielle de certains débats, par exemple dans le domaine de la théorie économique (ainsi de considérer Joseph Stiglitz comme un économiste “institutionnaliste”). Également, les fautes sur l’orthographe de certains noms pourtant connus (par exemple Amartya Sen) montre que l’exploration des sources, ou du moins le travail de relecture, ont été parfois effectués de façon hâtive. Ces défauts mineurs ne diminuent pas l’intérêt de l’ouvrage.

25Alice SINDZINGRE
Centre National de la Recherche CNRS, Paris

BERG-SCHLOSSER D. et MITCHELL J. (éds), Authoritarianism and Democracy, 1919-1939. Comparative Analysis, Palgrave, London, 2002,354 pages.

26Sous ce titre sont réunies une série d’études transversales et comparatives dont la commune ambition est de mieux comprendre les capacités de la démocratie à surmonter les situations de crise historique. Il s’agit du second volume d’une large enquête qui, depuis plusieurs années, mobilise une trentaine d’universitaires européens autour de la question des ressources du régime démocratique, des variables politiques, sociales et culturelles qui le renforcent, des processus internes ou externes qui le menacent [4]. Il serait vain et fastidieux de prétendre résumer les quatorze contributions de cet ouvrage. En revanche, il apparaît plus intéressant de revenir sur les termes du contrat méthodologique qui agence l’architecture générale de la démonstration. Il y a, en premier lieu, et de manière clairement affirmée, l’idée qu’il existe des leçons de l’Histoire et qu’une approche macro-sociologique permet de légitimer l’heuristicité d’une interpellation du présent par le passé. Il ne s’agit pas de revenir à l’érudition trop impressionnante des travaux de Tocqueville, de Weber ou de l’école historique allemande, mais d’ajuster l’analyse sur une échelle intermédiaire, entre la plongée monographique et la fresque stratosphérique, entre ce qu’Annie Kriegel avait coutume de nommer les postures intellectuelles du “foreur” et de “l’arpenteur”. Cette mise en perspective des temporalités entend ainsi répondre à la sourde inquiétude qui semble parfois teinter l’écriture de ce livre. Ce sont en effet les mutations politiques consécutives à la chute des régimes autoritaires ou totalitaires d’Europe centrale et orientale, les crises économiques et sociales et les tensions identitaires qui traversent actuellement les vieilles et jeunes démocraties européennes qui conduisent les auteurs de ce livre à revisiter l’histoire pour mieux déchiffrer une modernité de plus en plus complexe et incertaine. Les années de l’entre-deux-guerres sont dès lors érigées en “moment paradigmatique”, véritable laboratoire dans lequel s’éprouveraient les résistances de la culture et des pratiques démocratiques. La période offre en effet un site d’observation particulièrement favorable (importance des sources déjà étudiées, balisage par deux guerres mondiales qui ont altéré les tissus sociaux et les systèmes politiques, crise économique mondiale, etc.). On émettra d’emblée cependant un doute sur cet effet de miroir qui consiste à interroger les années 20 et 30 pour répondre aux questions du début du XXIe siècle. Seule une certaine paresse analogique pourrait faire semblant de croire que l’Histoire repasse les plats et que les configurations dans lesquelles les démocraties prennent forme et se développent demeurent inaltérables. S’il est exact que toutes les démocraties sont mortelles, il n’en est pas moins vrai qu’elles ne meurent pas, ni ne résistent, de la même manière. Les effets de modélisation trans-historique établissent donc un dialogue quelque peu fictif entre les périodes étudiées, et la démarche prend alors le risque d’araser les idiosyncrasies les plus tenaces.

27L’ouvrage s’ouvre par une intéressante partie consacrée à la trame historique et sociale avec notamment un judicieux rappel des héritages du premier conflit mondial. Sont ainsi pointées toute une série d’ambiguïtés qui, au sortir de la victoire des alliés, va profondément grever le développement démocratique européen. Tout d’abord, une situation inédite qui voit d’un côté le monde eurocentré se distendre devant l’affirmation de la puissance américaine, et de l’autre l’ordre européen se déchirer autour du messianisme révolutionnaire. Une radicalisation idéologique va dès lors dessiner les contours plus ou moins fantasmés de nouvelles alternatives politiques. Les cendres des empires disparus laissent des populations affamées de reconnaissance identitaire. La Nation, la Révolution, la Classe deviennent des emblèmes de ralliement en une époque où la tectonique des peuples achève de dissoudre la notion de frontière. Les coutures des nouveaux États ne respectent pas les sentiments d’appartenance. À cette expérience troublante de l’inédit vient s’ajouter un second legs du premier conflit mondial, l’expérience traumatisante et collective de la brutalité. Comme l’a très bien montré Georg Mosse, la violence guerrière va rapidement se diffuser au cœur même des démocraties, dans les rouages de ses fonctionnements internes, comme une ressource banalisée de l’action politique. Polarisation idéologique et brutalisation des mœurs vont ainsi irriguer la culture politique de l’entre-deux-guerres, malmenant l’ensemble des démocraties européennes, et conduisant les plus fragiles d’entre elles à se rassurer dans les formules autoritaires. Les thèses classiques de Barrington Moore trouvent d’ailleurs ici une partie de leur limite à expliquer la situation des régions d’Europe centrale où la redistribution des groupes sociaux, notamment la faillite des élites bourgeoises et la faiblesse des classes laborieuses à apprivoiser le réformisme démocratique, auraient facilité l’apparition de leadership d’un type nouveau.

28La seconde et la troisième parties sont consacrées aux principaux acteurs sociaux ainsi qu’aux cadres politiques dans lesquels ils évoluent. Les différentes contributions montrent de manière parfois saisissante la conjonction mortifère d’un double phénomène. Tout d’abord, la tendance à la politisation donc à la conflictualisation de toute institution publique a priori neutre (armée, police, justice, administrations). Les mouvements fascistes ont ainsi fait de la violence le mode de plus en plus unique de la régulation sociale, transformant les administrations et les groupes d’intérêts en milices politisées. La polarisation de la scène politique a ensuite engendré dans la plupart des pays, notamment ceux dont la démocratisation était encore récente, ou ceux dont les règles électorales encourageaient l’extrémisation des forces, une fragmentation du système de partis, créatrice elle-même d’instabilité politique. Il est difficile de dégager des lois tant les situations demeurent particulières. L’une des principales leçons de cet ouvrage est en effet que le destin des nations n’est réductible à aucune équation universelle, qu’aucune détermination unique ne saurait s’imposer. L’Estonie, l’Allemagne, la France, la Roumanie ou l’Espagne ont eu historiquement à se poser les mêmes questions, mais à chaque fois leur culture politique, leur architecture institutionnelle, les aura conduites à inventer des solutions différentes. C’est ce que tente de montrer la quatrième partie de cet ouvrage qui, dans une démarche compréhensive, renoue ces éléments épars et cherche à dégager quelques interactions de nature systémique, dans une montée en généralité parfois trop volontariste et artificielle. La “réduction de la complexité”, batteries de tableaux à l’appui, vient quelque peu contredire l’impression qui s’était imposée à la lecture des précédents chapitres, d’une voie à chaque fois nationale de la construction démocratique, de ses capacités singulières de réaction aux crises internes et externes.

29Ce livre vient toutefois à point nourrir le débat sur les principales théories de la démocratie en hiérarchisant les différents facteurs explicatifs de sa survie ou de son effondrement. C’est au croisement des structures sociales, des logiques institutionnelles et des dynamiques culturelles que réside le mystère de la fabrique démocratique. Karl Popper proposait de remplacer la question, “Qui doit gouverner ?”, par cette autre question peut-être plus pertinente, “Comment peut-on arriver à concevoir des institutions politiques qui empêchent des dirigeants mauvais ou incompétents de causer trop de dommages” [5]. Ce scepticisme viennois suggère la portée et les limites du parcours des sociétés occidentales vers la démocratie. Elle rappelle, également, la prudence nécessaire dans la prise en compte des grandes variables qui auraient influencé ce trajet. L’ouvrage dirigé par Dirk Berg-Schlosser et Jeremy Mitchell nous conforte opportunément dans l’idée que la démocratie est toujours brouillonne et expérimentale, soumise aux bricolages d’acteurs en conflits permanents, livrée à des ennemis incapables d’en assumer les dimensions pluralistes et ouvertes. La démocratie est funambule, on le sait, et les années de l’entre-deux-guerres, comme le montrent bien nos auteurs, furent le théâtre de son essence tragique. La question demeure néanmoins de savoir si nos inquiétudes contemporaines sur l’avenir démocratique n’exigent pas d’autres problématiques, d’autres outils plus novateurs, qui sachent renouveler l’intelligence des processus de démocratisation.

30Michel HASTINGS
Institut d’études politiques de Lille, CEPEN.

RAMOS JIMENEZ, A. Los partidos políticos latinoamericanos, Centro de Investigaciones de Política Comparada-CDCHT, Universidad de Los Andes, Mérida, Venezuela, 2001,384p.

31Avec cette publication, le professeur Ramos Jiménez nous offre une synthèse sur les partis politiques latino-américains et la construction du système démocratique en Amérique latine. Cet ouvrage propose une lecture enrichissante aussi bien pour son côté académique et didactique qui le rend très utile aux étudiants et à ceux qui n’ont pas une connaissance suffisamment approfondie des systèmes politiques dans la région et veulent en savoir plus; mais aussi et surtout pour son apport scientifique en ce qui concerne l’analyse sur la construction de la démocratie dans les différents pays latino-américains à partir des contradictions, des conflits et des clivages. Ce qui oblige l’auteur à tenir compte des multiples variables qui surgissent tant au niveau externe qu’interne des partis politiques, sans oublier l’analyse comparative des différentes familles politiques d’après les spécificités régionales et locales.

32Comment comprendre et interpréter ce mélange d’antipolitique et de néopopulisme qui caractérise l’Amérique latine d’aujourd’hui, où son histoire nous montre également que la majorité des régimes, même militaires, se réclament démocratiques ou, en tout cas, pas antidémocratiques ? Peut-on croire à un modèle de démocratie propre à cette région ? Est-il possible la viabilité de la démocratie en Amérique latine ? Doit-on parler de néodémocratie latino-américaine ? À celles-ci et à bien d’autres questions l’auteur va essayer de répondre dans ce texte à partir de l’étude des partis politiques et leur évolution comme voûte du système démocratique s’appuyant dans les travaux de Rokkan et des interprétations de Seiler dans ses études comparatives des partis et familles politiques. Le professeur Ramos Jiménez s’intéresse aux partis politiques en tant que moteur et essence de la construction démocratique, car parti et démocratie sont deux réalités indissociables.

33L’axe de réflexion développé dans la première partie du livre concerne les mouvements et dynamiques partisanes, en rapport avec le processus de construction de la démocratie dans les configurations historiques des différents pays latino-américains. S’inspirant des travaux de Rokkan, dont sa carte conceptuelle construite sur des données géopolitiques et historiques lui permit mettre en évidence, comme le signale très justement Daniel-Louis Seiler [6], que la construction de l’Europe n’est réalisable que si l’on tient compte des donnés culturelles historiques, ainsi notre auteur considère que la démocratie n’est pas seulement un ensemble des règles que l’on trouve dans les textes constitutionnels latino-américains traduisant les idéaux et théories politiques reçus des démocraties occidentales, car l’implantation de tels modèles n’a été possible que par des conditions sociales et culturelles qui seraient réceptacles des conflits et clivages politiques qui sont à l’origine des formations politiques latino-américaines.

34Néanmoins, il constate que les études sur la nature de la démocratie sont en retard, ce qui rend difficile le dépassement des idées reçues à fin d’établir des nouvelles interprétations sur le “réalisme politique” dans la région, d’une certaine manière ceci pourrait être le reflet de l’étonnement d’A. Flisfich [7] concernant la constante revendication démocratique dans un continent où l’expérience démocratique est très pauvre, incertaine et de peu de durabilité !

35Il est certain que le phénomène démocratique en Amérique latine est complexe et, donc, difficile de classer sommairement. L’observation des faits historiques permet de considérer deux lectures du processus démocratique, la première “la démocratie oligarchique” à participation restreinte, ou démocratie “élitiste”, qui correspondrait à la démocratie libérale importée des pays occidentaux. Cet élite est composée par des propriétaires terriens et entrepreneurs qui aspirent à conserver le pouvoir obtenu par des élections censitaires caractérisées, souvent, par la manipulation et la fraude grâce à un ensemble de règles écrites ou non et donc, avec la possibilité de restitution du pouvoir. Dans le XIXe siècle on trouve un réel intérêt pour la “conscience latino-américaine” en tant qu’idéal démocratique pour surpasser les échecs et frustrations à travers d’un processus d’intégration nationale exprimée par l’identification démocratie-indépendance nationale. Dans ce double processus d’intégrationindépendance ou construction de l’État, le rôle des partis politiques est fondamentale pour ouvrir la voie à une démocratie de partis [8], mais entre la première et la deuxième il y a une très longue période de transition où les efforts démocratiques pour développer et garantir des institutions fortes sont alternés par de dictatures, particulièrement en Amérique Centrale et dans la région des caraïbes, contrairement au Chili et Uruguay où la démocratie des élites a été très effective (pp. 34-51).

36L’intérêt et attention porté à l’histoire et à l’identité nationale aident à comprendre le rôle joué par les élites dans la construction de l’État, bien que fragile, en même temps qu’il contribue à une meilleure compréhension de la montée d’une partitocratie, marquée par les promesses non remplies et les désillusions envers les partis politiques qui n’ont pas été à la hauteur des principes et exigences de la démocratie [9]. C’est ce problème (sans oublier le rôle des partis dans le dysfonctionnement technique des institutions publiques, les problèmes financiers et la perte de confiance dans les services publiques) qui est à l’origine de l’instabilité institutionnelle en Amérique latine. Dans les pp. 69-71, l’auteur nous rappelle, en reprenant le critère de K Von Beyme et de R. García Cotarelo, que la légitimité d’un système politique dépend des partis politiques, car la légitimité nécessaire du système est fonction de la capacité des partis pour mobiliser les acteurs sociaux vers des objectifs communs, avec le soutien des instances qui canalisent les conflits et intérêts avant que les institutions de l’État établissent les choix qui seront fixés par les gouvernements. Ainsi donc, le degré de consolidation démocratique est lié aux avancements et reculs des partis pour favoriser les efforts collectifs vers la démocratisation des États dans ce long processus historique. Ce qui ramène à l’auteur à signaler l’importance de la connaissance des conditions sociales, culturelles et économiques qui ont façonnées les différentes séquences historiques qui vont déterminer le degré de légitimité de la participation dans le système démocratique.

37Pour étudier l’origine des partis politiques, l’auteur va examiner les conflits et contradictions profondes que traversent les sociétés dans le cadre historique de chacune d’elles, car les organisations partisanes ne sont que l’expression des conflits dynamiques, en reprenant, pour ce faire, l’étude de Seiler sur les partis et familles politiques. Dès lors, pour découvrir et comprendre l’origine des partis, il s’intéresse d’abord aux affrontements et aux guerres civiles présentes tout au long du XIXe et une bonne partie du XXe siècle dans la géographie latino-américaine qui sont l’expression des contradictions de l’étape “pré-historique” des partis.

38Dans cette perspective, l’analyse est faite en considérant l’existence de trois révolutions successives qui constituent la réponse aux conflits et contradictions conjoncturelles historiques qui vont orienter le comportement des acteurs : la première la révolution oligarchique ou gouvernement des élites jusqu’au début du XXe siècle, qui se forceront d’instaurer (sans succès) l’intégration nationale, la deuxième la révolution nationale populaire avec l’incorporation de la classe moyenne face a l’oligarchie traditionnelle et troisième la révolution démocratique dont le but sera de moderniser les structures sociales et politiques pour consolider l’État. Il est évident que l’espace laissé aux partis politiques est très réduit dans les deux premières étapes, il faudra attendre la période démocratique pour qu’ils aient la capacité de direction et contrôle de la vie sociale pour contribuer à l’institutionnalisation de l’État.

39D’autres critères d’intérêt dans cette analyse sont les projets et organisations des partis à fin de découvrir ce que les idéologies peuvent cacher de la vie partisane, comme type de direction (personnaliste ou collective) et la monopolisation des négociations entre les différents agents politiques. Ce sont des questions qui doivent permettre une meilleure connaissance de la nature du système démocratique, imbriquées dans la perspective dualiste centre-droit comme tendance générale des acteurs à se situer envers les divers questions politiques. Néanmoins l’auteur ne se laisse pas enfermer dans ce continuum unidimensionnel, car il constate l’existence d’une multiplicité de dualismes en rapport avec des enjeux politiques avec un éventail de positions qui pourrait expliquer, par exemple, l’apparition ou disparition des partis. L’étude des niveaux ou priorités des projets politiques et les formes organisationnelles lui permettent de dresser un tableau des modèles de partis politiques en Amérique latine, en nous rappelant que ces modèles restent ouverts, car ils peuvent changer dans le temps, comme c’est le cas du parti social démocrate vénézuélien, ou de la gauche socialiste chilienne, etc.

40Concernant la construction des partis politiques latino-américains, l’analyse montre bien que la fragilité et faiblesse de ceux-ci s’est manifesté dans un manque de représentation et de négociation des demandes de la société, mais d’autre part les partis ont été réellement compromis dans la construction de la démocratie, ce qui n’a pas empêché dans certains cas la déformation partitocratique. En fait, la démocratisation des États n’a pas touché les structures internes des partis, dans la mesure où ils sont restés fermes dans leurs acquis au lieu de se démocratiser.

41Dans la deuxième partie, l’auteur porte son analyse comparative sur les familles politiques et les systèmes de partis dans leurs spécificité locale et régionale, et c’est toujours à partir du continuum contradictions – conflits – clivages qu’il analyse quatre grandes familles de partis (en ordre chronologique): les partis oligarchiques ou partis historiques (conservateurs et libéraux), les partis socialistes (actuellement les socialistes et communistes), les partis populaires (partis nationalistes antioligarchiques qui défendent les intérêts nationaux contre l’impérialisme) et les partis démocratiques (sociaux-démocrates et sociaux-chrétiens).

42Afin d’identifier les différents systèmes de partis dans sa réalité spécifique et toujours en suivant son hypothèse sur l’origine des partis en tant qu’expression des conflits et contradictions sociales, l’auteur aborde les principaux clivages qui se sont manifesté, spécialement dans les années 80. Il distingue (à partir des critères de Duverger, Sartori et K.von Beyme) trois variantes qui conforment les systèmes de partis latino-américains : le système hégémonique (dont le prototype est le P.R.I. mexicain), le système bipartidiste (exemple la Colombie, le Vénézuéla jusqu’aux années 98) et le système pluripartidiste, qui est le plus généralisé en Amérique latine, exemple Chili aux années 89, Nicaragua dans la même année, Panama, Équateur, etc.

43Avec cet ouvrage, Ramos Jiménez montre très bien la fragilité des acquis démocratiques en Amérique latine et que l’épanouissement de la démocratie est en rapport avec la démocratisation des partis politiques, mais on aurait aimé que l’analyse aille plus loin sur ce que représentent les partis aujourd’hui face à l’influence d’une population qui cherche à se faire sentir dans tous les domaines de la vie sociale et qui contestent les décisions politiques divorcées d’une certaine reconnaissance de besoins fondamentaux des individus. Car le discours “antipolitique” n’est que le résultat de l’emprise des dirigeants politiques sur les sentiments de l’homme de la rue, s’établissant un rapport direct entre le leader et le peuple qui se revendique comme sujet politique. La problématique touche les fondements même du système démocratique en détruisant les structures de la société, en éliminant les opposants et les organisations intermédiaires. Ces dérèglements montrent un certain essoufflement des institutions, expression de l’éloignement de la population, ce qui accentue la crise de l’autorité et, particulièrement, de l’État avec sa rigidité, empêchant sa modernisation et donc en retard sur la société civile. Dans cette perspective, l’analyse aurait gagné à observer les acteurs politiques proprement dits, tant du gouvernement que ceux de l’opposition et des syndicats, face à ce mouvement et extension du discours “antipolitique” et, donc, les articulations entre ce discours et sa pénétration parmi les nouvelles élites et, en général, avec la théorie démocratique. Mais l’auteur lui même laisse ouverte la porte à des nouvelles recherches concrètes en vue de mieux connaître l’avenir de la démocratie en Amérique latine, dont la population exige tout d’un système brouillé dans un clivage qui la rend d’autant plus vulnérable.

44José CERRADA
Université de Carabobo (Valencia, Venezuela)

ZAKARIA Fareed, The Future of Freedom, Illiberal Democracies at Home and Abroad, W.W. Norton & Company, New York / London, 2003,286 pages.

45Le denier ouvrage de Fareed Zakaria [10], The Future of Freedom, a pour sous-titre Illiberal Democracy at Home and Abroad[11]. L’auteur consacre près de la moitié de son ouvrage à énumérer les effets catastrophiques de la “démocratie illibérale” aux États-Unis. “La démocratie américaine, estime-t-il, connaît les mêmes problèmes que tant d’autres pays à travers le monde”. La plupart des Américains sont mécontents de leur système démocratique, “cela leur répugne”, ils “(… )ont perdu foi en leur démocratie”. Et à juste titre, ajoute l’essayiste, parce que “(… ) quelque chose a fondamentalement mal tourné dans leur système politique” (pp. 161– 91). Le problème de la démocratie aux États-Unis, poursuit Fareed Zakaria, c’est tout simplement qu’il y en a trop.

46Les puissantes élites qui dominaient autrefois chaque pan de la société américaine ont été renversées et remplacées par un “populisme primaire”, aux conséquences désastreuses. Dans la sphère politique, la qualité des dirigeants s’est dégradée. Reprenant les propos d’un “universitaire octogénaire” anonyme, l’auteur fait remarquer qu’il y a cinquante ans le président des États-Unis était Dwight D. Eisenhower et qu’aujourd’hui il s’agit de Georges W. Bush (p. 165). Pendant ce temps, la démocratie directe, sous la forme d’initiatives populaires et de référendums, a ravi le pouvoir aux élites politiques pour le placer entre les mains d’un peuple irresponsable et dépourvu de vision à long terme. Selon Fareed Zakaria la “Proposition 13” – le projet de baisse des impôts adopté (par référendum) en Californie en 1978 et acclamé par les conservateurs de l’ère de Ronald Reagan – propose de “(… )ressusciter, d’une manière ou d’une autre, les institutions politiques et les élites” qui ont dominé les États-Unis par le passé et de leur redonner l’autorité qu’elles ont perdue (pp. 188-89,193). Dans son esprit, les Américains moyens doivent déléguer l’ensemble des pouvoirs économique, politique, social et culturel à un corps d’élite composé d’experts. Pour Fareed Zakaria, le modèle à suivre est celui des entreprises américaines. “Le management moderne lui-même repose sur le principe de la délégation. Les actionnaires sont les propriétaires des entreprises, mais ils en confient la direction à des experts confirmés qui leur consacrent leur temps et leur énergie. Tout en disposant du contrôle suprême, les actionnaires reconnaissent leur incapacité à diriger eux-mêmes les entreprises” (p. 238). Pour Fareed Zakaria, il est absurde de croire que “n’importe quel amateur” serait en mesure de déterminer la politique de la nation.

47C’est comme si les Américains pensaient que : “Nous sommes à peine capables de remplir notre déclaration d’impôt, de rédiger notre testament ou de configurer notre ordinateur, mais nous avons décidé que nous étions capables de légiférer par nousmêmes”. Il est temps, insiste l’auteur, que les Américains admettent que sans le recours à une autorité les gens peuvent faire de mauvais choix. En d’autres termes, ce dont les États-Unis ont besoin, “(… ) ce n’est pas de plus de démocratie, mais moins de démocratie”. Pour étayer son argumentation contre la démocratie à l’américaine, Fareed Zakaria cite l’Union européenne comme preuve qu’un “fonctionnement non démocratique” peut être préférable à un fonctionnement démocratique ! Alors que beaucoup de gens aux États-Unis et en Grande-Bretagne se plaignent du prétendu “déficit démocratique” de l’Union européenne, ainsi que de l’arrogance et des pouvoirs excessifs des institutions de Bruxelles, Fareed Zakaria trouve le fonctionnement de l’Union européenne remarquable à plusieurs égards. Selon lui, “(… )la Commission européenne se montre efficace seulement parce qu’elle est isolée des pressions politiques” (pp. 242-3), et il affirme que les réformes économiques entreprises en Europe au cours des dix dernières années ont été rendues possibles par le “pouvoir” et les “pressions” de Bruxelles. Les États-Unis devraient s’inspirer de ce modèle, estime l’auteur. Et, surtout, les législateurs américains doivent apprendre à ne pas toujours écouter l’opinion publique.

48Fareed Zakaria commence son livre en revenant sur l’histoire d’Ulysse demandant à ses hommes de l’attacher au mat afin de ne pas céder au chant des sirènes et de ne pas briser son navire sur les rochers vers lesquels ces créatures mythiques l’attirent. Dans l’esprit de Fareed Zakaria, les sirènes représentent le peuple américain – la populace – détruisant son pays d’adoption parce que ses dirigeants politiques ne peuvent pas résister aux chants ensorcelants. Le pouvoir, aujourd’hui détenu par les masses américaines, doit être transféré aux élites, et les élites américaines doivent s’emparer de ce pouvoir. Elles doivent retrouver leur assurance et leur sens des responsabilités. Noblesse oblige : pour Fareed Zakaria, tel doit être l’idéal américain, qu’il trouve parfaitement résumé par la devise Servire est regnare du lycée privé de Groton, pépinière de l’élite WASP, cet établissement qui cherchait à former “(… ) des jeunes gens rustiques mais fair-play, obéissant à un code moral strict, qui croient au service public et considèrent que le pouvoir est avant tout une responsabilité” (pp. 233-4).

49The Future of Freedom propose, pour reprendre l’expression de l’historien britannique Niall Ferguson, “une défense classique du pouvoir aristocratique” en tant qu’option préférable à la démocratie américaine [12]. Et, comme le laisse entendre Ferguson, Fareed Zakaria fait peut-être acte de courage en argumentant à ce point en faveur d’une contre-révolution conservatrice. Car les Américains ont toujours considéré l’aristocratie avec méfiance et ont toujours refusé l’idée que des élites non élues et isolées de la politique politicienne puissent exercer davantage d’autorité dans la gestion des affaires du pays. Malgré cela, Fareed Zakaria a pris le risque de souligner, comme il dit, des “points noirs” de la démocratie, alors que beaucoup d’autres personnes restent silencieuses dans l’ombre, réduites au silence par “la crainte d’être taxées d’antidémocrastisme” et jugées déphasées par rapport à leur époque. Si Fareed Zakaria fait effectivement preuve de courage en braquant la lumière crue de son projecteur sur les maux de la démocratie, contrairement à ce qu’il prétend, l’idée maîtresse de ses arguments et de ses analyses reste anti-démocratiques, dans tous les sens du terme.

50Un autre aspect de ce livre est également très décevant : le manque flagrant d’une dimension comparative quelconque des tests proposés, malgré le fait que dans le sous-titre figure la notion “d’Abroad”. Dans sa comparaison entre la Suisse et la Californie – sur la démocratie directe – un paragraphe (p. 191) suffit à expliquer les subtilités de la Démocratie Référendaire. Ce qui concerne l’Algérie, la Syrie, la Corée du Sud, l’Égypte ou la Turquie, quelques passages font référence à ces pays sans qu’une comparaison exacte soit établie. Des bribes ici et là, et c’est dommage, car le potentiel d’approfondir une question comme celle de “l’Avenir de la liberté” est immense. L’unique chapitre plus approfondi est celui sur “l’Exception islamique” (chapitre IV, pp. 119-60). Dans ces quarante pages Fareed Farakia introduit de subtiles nuances souvent oubliées lors des discussions sur l’Islam d’aujourd’hui, tout en illustrant les contradictions de l’Islam pratiqué au Proche Orient, en Asie, ou en Occident.

51Ces critiques ne doivent pas empêcher le lecteur de prendre connaissance de l’ouvrage en question, ni de trouver un certain intérêt à la lecture du réquisitoire de Fareed Zakaria. Car si ce réquisitoire reste volontairement accablant, pour ne pas dire surprenant, il est d’actualité, du moins aux États-Unis.

52Julian Thomas HOTTINGER
Institut du Fédéralisme de l’Université de Fribourg

Notes

  • [1]
    SEILER D. L., Les partis politiques en Occident. Sociologie historique du phénomène partisan, Paris, Ellipses, 2003,479 pages.
  • [2]
    KALBERG S., La sociologie historique comparative de Max Weber, La Découverte & Syros, Paris, 2002.
  • [3]
    GOFFMAN E., “Réplique à Denzin et Keller”, dans GOFFMAN E., Le parler frais d’Erving Goffman, Paris, Minuit, 1969, pp. 302-303.
  • [4]
    BERG-SCHLOSSER D. et MITCHELL J. (éds), Conditions of Democracy in Europe, 1919-1939. Systematic Case Studies, Basingstoke, Palgrave, 2000.
  • [5]
    POPPER K., La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979, p. 104.
  • [6]
    SEILER, D.L., La pertinence de la carte conceptuelle de Rokkan après l’implosion de l’empire soviétique, Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 2, n°1,1995, pp. 61-91
  • [7]
    FLISFISCH, A. La política como compromiso democrático, Madrid, C.I.S., 1991. Cité dans Ramos Jiménez A., Los partidos políticos latinoamericanos, Universidad de los Andes, Mérida, 2001
  • [8]
    En réalité il s’agit de “partitocratie”, système verrouillé où le parti du gouvernement domine l’exécutif et en distribuant les bénéfices à leurs clients garantissent une certain cohésion sociale de courte durée, au Venezuela par exemple, pays où le système démocratique a souvent été cité comme exemple, après 13 ans de stabilité mais depuis 1983 la crise politique n’a fait que s’accentuer pour arriver à l’état d’ingouvernabilité actuelle. Ceci étant dû, principalement, à la diminution de la disponibilité des ressources réduisant la capacité clientéliste, la corruption et la perte de légitimité des institutions qui s’en suivit, donnant lieu au déficit démocratique avec l’apogée du discours antipolitique ainsi que l’apparition des personnages et dirigeants outsiders très efficaces sur le plan médiatique (Hugo Chávez au Venezuela, Abdalá Bucarán y Lucio Gutierrez en Équateur, Fujimori au Pérou, Evo Morales en Bolivie, Luis Inacio Da Silva au Brésil, etc.).
  • [9]
    La crise du système politique et la nécessité d’une démocratisation de la structure politique font l’objet (dans le cas vénézuélien) d’une publication de grand intérêt : RAMOS JIMENEZ A. (éd.), La transición venezolana. Aproximación al fenómeno Chávez, Centro de Investigaciones de Política Comparada, Universidad de Mérida (Venezuela), 2002.
  • [10]
    Fareed Zakaria, Américain d’origine indienne est “(… ) le spécialiste des relations internationales le plus influent de sa génération”, à en croire le magazine masculin Esquire. Il a longtemps dirigé la prestigieuse revue de politique étrangère Foreign Affairs, avant d’être nommé en l’an 2000 directeur de l’édition internationale de Newsweek. Certaines rumeurs lui prédisent qu’il pourrait devenir un jour le premier secrétaire d’État américain de confession musulmane.
  • [11]
    L’ouvrage est traduit en français sous le titre : L’Avenir de la liberté : la démocratie illibérale aux États-Unis et dans le monde, Éditions Odile Jacob, Paris, 2003.
  • [12]
    FERGUSON N., Empire : The Rise and Demise of the British World Order and the Lessons for Global Power, Penguin Books, London / New York, 2002.
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