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Article de revue

Enjeux et défis de la libre prestation de services pour l’assurance française et européenne

Pages 95 à 98

Notes

1Le marché assurantiel français, premier marché européen de l’assurance en cas de Brexit, représente 219,4 milliards d’euros de primes en 2018. En 2017, 9 % des primes collectées sur le marché français provenaient d’entreprises exerçant sous passeport européen, principalement via la libre prestation de services (LPS [1]).

2La LPS est en effet l’un des deux volets du passeport européen, elle est un outil-clé d’approfondissement du marché intérieur en matière financière. Elle permet à une entreprise d’assurance de couvrir, à partir de l’État membre dans lequel elle est agréée, un risque situé dans un autre État membre. C’est donc un formidable atout, en termes de flexibilité, pour les opérateurs de toutes tailles qui peuvent ainsi accompagner leurs clients sur tout le territoire européen.

3Si les assureurs français sont et restent profondément attachés à la LPS, celle-ci pose des défis majeurs en termes de concurrence équitable et de stabilité des marchés. Il est dès lors essentiel de développer une approche coordonnée et une coopération approfondie entre superviseurs nationaux et européen afin de garantir un meilleur contrôle de la LPS en Europe.

La libre prestation de services, moteur de l’intégration financière européenne

Le passeport européen, outil à deux volets de l’intégration financière européenne

4Le passeport européen permet à une société ayant obtenu un agrément de l’autorité de son pays d’origine d’exercer ses activités dans toute l’Union européenne (UE) ou dans un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen (EEE [2]). Il existe deux modalités d’exercice du passeport européen : la libre prestation de services et la liberté d’établissement.

5La libre prestation de services est la faculté pour une entreprise agréée dans un État membre d’offrir ses services sur le territoire d’un autre État membre sans y être établie, au titre de l’article 56 du TFUE [3]. La liberté d’établissement, prévue aux articles 49 et 54 du TFUE, est la faculté pour une entreprise agréée dans un État membre d’offrir ses services sur le territoire d’un autre État membre à partir d’un établissement permanent (par exemple, une succursale [4] ou une agence). Ces deux libertés ont pour objectif de favoriser l’interpénétration économique et sociale à l’intérieur de l’UE dans le domaine des services. Elles supposent l’adoption de mesures propres à en faciliter l’exercice, notamment la suppression des barrières à l’entrée et l’harmonisation des règles nationales ou, à défaut, leur reconnaissance mutuelle.

6Dans le secteur de l’assurance, l’agrément délivré par l’autorité de supervision permet de bénéficier du passeport européen. Les dispositions de la LPS en matière assurantielle ont été confirmées et précisées par les articles 147 et suivants de la directive sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice (directive 2009/138/CE), dite Solvabilité II, qui définit également les obligations de contrôle de l’activité assurantielle exerçant en LPS.

Le contrôle des sociétés exerçant en LPS

7La directive Solvabilité II [5] organise le contrôle de la libre prestation de services entre autorités de supervision. En vertu de l’article 30 de la directive, le contrôle de l’exercice de la LPS revient à l’autorité de supervision du pays d’origine qui délivre l’agrément. Cette autorité peut ainsi exiger toute information utile au contrôle des entreprises d’assurance qui fournissent des services dans d’autres pays de l’UE, ou y sont établies via des succursales.

8En vertu de l’article 155, si, malgré le contrôle de l’autorité de supervision d’origine, une entreprise d’assurance persiste à enfreindre les dispositions légales en vigueur dans le pays d’accueil, le superviseur de ce pays peut, après en avoir informé le superviseur de l’État membre d’origine, prendre les mesures appropriées pour prévenir ou réprimer ces irrégularités, y compris empêcher l’entreprise de continuer à conclure de nouveaux contrats d’assurance sur le territoire de l’État membre d’accueil.

9Les autorités de supervision des deux pays peuvent également solliciter l’intervention de l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP, en anglais : EIOPA pour European Insurance and Occupational Pensions Authority).

La LPS favorise les échanges au sein du marché intérieur

10La LPS dans le secteur de l’assurance a permis de décloisonner les marchés nationaux, de favoriser un essor des échanges intra-européens et de renforcer la coordination entre États membres. Ainsi, en 2001, moins de 2 % des primes brutes émises au sein de l’Espace économique européen (EEE) provenaient de la LPS contre 10 % en 2017. En termes absolus, on estime à 66,5 milliards d’euros les primes brutes générées par la LPS et à 75,5 milliards d’euros celles qui le sont par la liberté d’établissement [6].

11En France, les primes collectées par des organismes étrangers via LPS et succursales ont été multipliées par neuf en seize ans, passant de 3 milliards en 2001 à plus de 27 milliards en 2017. À cela s’ajoute le nombre croissant de sociétés étrangères opérant en France, 1 100 en 2018, et celui des entreprises d’assurance françaises habilitées à exercer en LPS dans l’EEE, notamment en Belgique, en Italie et en Allemagne. En 2018, on en comptait 1 744 [7].

12Ces chiffres positifs ne doivent cependant pas donner une image trompeuse de la réalité de la LPS en assurance. Celle-ci se heurte encore aujourd’hui à de nombreuses difficultés.

La libre prestation de services, enjeu de concurrence dans un marché unifié

L’absence d’harmonisation des législations nationales constitue une entrave au développement de la LPS

13La vente transfrontière de produits d’assurance de détail (à destination des consommateurs) s’est peu développée, malgré l’aboutissement de trois générations de directives assurance. Ce phénomène s’explique par la persistance de fortes disparités nationales en matière de produits, de droit des contrats et de la responsabilité, et de réglementation fiscale dans le secteur assurantiel. À titre d’exemple, l’assurance habitation n’est pas obligatoire en Italie ou en Espagne, contrairement à la France. De même, le périmètre des responsabilités civiles (RC) varie d’un État à l’autre, le droit de la RC n’ayant pas été harmonisé au niveau européen. Ainsi, l’assurance RC décennale en construction repose en France sur un régime de droit de la responsabilité qui n’a pas d’équivalent dans les autres pays de l’UE.

14Cette absence d’harmonisation européenne freine l’essor des échanges assurantiels transfrontaliers. En effet, les tentatives d’harmonisation du droit des contrats, engagées au début des années 2000, n’ont jamais abouti. De même, seuls quelques produits font aujourd’hui l’objet d’une harmonisation européenne. C’est notamment le cas de l’assurance aux tiers en matière de RC automobile imposée par la directive 72/166/CEE de 1972, dont une sixième révision est aujourd’hui en discussion au sein des instances européennes. Cette directive instaure l’obligation de fournir une assurance aux tiers en matière de RC automobile, ce qui a permis d’harmoniser ce volet de l’assurance automobile au niveau européen. Plus récemment, en août 2019, la Commission européenne a adopté un règlement instituant un produit paneuropéen d’épargne-retraite individuelle (PEPP), caractérisé par sa portabilité, qui permet à un épargnant de continuer à alimenter son PEPP lors de l’établissement de son domicile dans un autre État membre. Toutefois, le PEPP n’harmonise pas les régimes nationaux de l’épargne retraite individuelle.

L’actuelle application de la LPS sur le marché français révèle des défaillances de marché

15Depuis novembre 2016, le marché de l’assurance français a été la scène de plusieurs liquidations d’entreprises d’assurance agréées dans l’EEE, opérant via la LPS. Ces entreprises sont situées dans des pays où la supervision est moins rigoureuse, ce qui leur permet de proposer des prix anormalement bas. Elles désavantagent ainsi les assureurs français, contraints de respecter des ratios prudentiels de provisions techniques et de fonds propres plus exigeants. Ces pratiques de concurrence déloyale pourraient fragiliser le business model assurantiel français qui s’appuie sur une approche à long terme du risque et sur une relation client fondée sur la confiance et la certitude que l’assureur honorera ses engagements. Cet usage abusif de la LPS est visible notamment dans la responsabilité civile médicale et dans l’assurance construction, où une connaissance approfondie de la réglementation française applicable est indispensable.

16À titre d’exemple, la société Gable Insurance du Liechtenstein, précédemment localisée à Gibraltar et active dans le domaine de l’assurance construction, a été mise en liquidation en France, le 7 novembre 2016, pour un passif d’un montant de 65 millions d’euros. De même, la société gibraltarienne Elite Insurance, active dans le même domaine, a cessé ses activités en France, le 5 juillet 2017, cédant son portefeuille d’actifs en voie de liquidation au groupe Armour des Bermudes. Les sociétés Acasta de Gibraltar, Alpha Insurance et Qudos du Danemark, et CBL Insurance Europe d’Irlande ont toutes cessé leurs activités en France suite au retrait de leur autorisation de souscrire de nouveaux contrats par leurs superviseurs nationaux respectifs.

17Si les défaillances de la LPS n’engendrent pas de risque systémique, elles fragilisent tout de même le marché de l’assurance et déstabilisent à la fois l’assuré et l’assureur. Pour l’assuré, la liquidation de sa société d’assurance le prive de sa couverture. Pour les assureurs agréés en France, les autorités françaises souhaitent des mesures en faveur des assurés des entreprises ayant fait défaut. Ces mesures doivent permettre de couvrir les sinistres relevant de contrats déjà résiliés ou en cours de résiliation. Les assureurs français sont ainsi fortement incités à reprendre les clients des entreprises insolvables sans pouvoir mener à bien les analyses de risques préalables.

18Notons que le cas français n’est pas isolé : le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie et la Grèce sont également affectés par de tels risques soulevés par des sociétés autorisées et supervisées au Danemark, à Gibraltar et au Lichtenstein.

Vers un contrôle harmonisé de la libre prestation de services par les autorités de supervision nationales et européenne

La LPS est devenue un enjeu au cœur de l’action des institutions européennes

19Conscientes des risques, les institutions européennes prennent des initiatives pour assurer une concurrence équitable dans l’ensemble du marché unique et des pratiques de contrôle convergentes. Ainsi, la révision du système européen de supervision financière (European System of Financial Supervision, ESFS) doit permettre un contrôle accru de la LPS via un nouveau mécanisme de notification à l’AEAPP des activités en LPS et via la mise en place de plateformes de collaboration entre superviseurs nationaux en cas de détérioration de la situation financière de certains acteurs. De même, plusieurs initiatives de l’AEAPP tentent d’harmoniser les pratiques de contrôle, comme l’opinion du 21 décembre 2018 sur l’assurance non-vie transfrontalière [8] ou la décision du 30 janvier 2017 au sujet de la coopération des autorités de supervision. Citons également les procédures de médiation entre autorités de supervision, initiées au niveau de l’AEAPP en vertu de l’article 31 du règlement 1094/2010 [9], qui contribuent à la convergence des pratiques nationales de supervision.

20Dès lors, il paraît souhaitable d’approfondir ces initiatives en les plaçant dans un cadre plus général de renforcement de la supervision des activités assurantielles de LPS dans le marché unique européen.

Vers un contrôle davantage harmonisé de la LPS en Europe

21Face aux risques et aux défis que présente la LPS, il convient de mieux l’encadrer, de renforcer la coordination entre autorités de supervision de l’EEE et d’encourager une meilleure compréhension mutuelle des régimes d’assurance nationaux.

22Tout d’abord, un meilleur encadrement de la LPS est nécessaire afin de prévenir les risques de défaillances. À ce titre, la procédure de notification de la LPS pourrait être améliorée auprès de l’autorité de supervision de l’État membre d’accueil, en rendant obligatoire une déclaration détaillée des engagements de responsabilité de long terme (dix ans et plus) que la société entend couvrir, et en imposant une déclaration de provisionnement obligatoire pour les engagements de long terme. De même, afin de consolider le contrôle des intermédiaires d’assurance, il conviendrait que ces acteurs adoptent des codes de conduite concernant la distribution des contrats en LPS et de renforcer la coopération entre l’autorité nationale de supervision et les autorités responsables de l’enregistrement des intermédiaires.

23Ensuite, il convient d’encourager la coordination entre autorités de supervision et d’approfondir l’harmonisation des pratiques de contrôle de la LPS. À cet effet, l’AEAPP, lors de sa consultation dans le cadre de la révision de la directive Solvabilité II, a proposé un certain nombre de pistes pour améliorer le contrôle de la LPS. Il s’agit notamment de :

  • améliorer l’échange d’informations entre le superviseur de l’État d’origine et celui de l’État d’accueil lors de la procédure d’agrément afin de lutter contre la pratique de Forum Shopping. Via cette pratique, un opérateur qui s’est vu refuser un agrément dans un État membre peut s’adresser à un superviseur moins regardant pour opérer ensuite exclusivement en LPS dans l’État membre où il souhaitait, à l’origine, exercer son activité ;
  • renforcer la coopération entre les superviseurs tout au long de l’exercice de l’activité transfrontalière afin d’évaluer si l’entreprise exerçant en LPS dispose d’une claire compréhension des risques auxquels elle est confrontée dans l’État d’accueil. Le superviseur du pays d’origine devrait également informer le superviseur de l’État d’accueil des résultats du processus de surveillance prudentielle en ce qui concerne l’activité transfrontalière ;
  • clarifier l’obligation faite aux entreprises exerçant en LPS de fournir, dans un délai raisonnable, toutes les informations requises au superviseur de l’État d’accueil : il apparaît en effet que le superviseur considéré peine à obtenir des informations des entreprises exerçant en LPS, ces dernières n’ayant aucune obligation vis-à-vis de l’autorité de l’État d’accueil ;
  • accroître le rôle de l’AEAPP en ce qui concerne les affaires transfrontalières complexes : celle-ci pourrait notamment émettre des recommandations dans le cadre des nouvelles plateformes de collaboration entre autorités de supervision.

24Enfin, une meilleure compréhension mutuelle des régimes d’assurance nationaux est nécessaire afin de renforcer le contrôle des sociétés exerçant en LPS. Il conviendrait à cet égard de :

  • 1) établir et publier une liste des assurances obligatoires et des règles d’intérêt général dans chaque État membre, l’AEAPP étant chargée d’en assurer la compilation ;
  • 2) consolider les processus formalisés d’échanges d’informations, en particulier en ce qui concerne les spécificités de chaque réglementation nationale ;
  • 3) améliorer le registre des sociétés d’assurance tenu par l’AEAPP, de manière à ce que soient vérifiées, en temps réel, les informations reçues des autorités de supervision nationales. En outre, ce registre pourrait mentionner les entreprises ayant fait l’objet d’un retrait d’agrément ainsi que les décisions de justice ou celles des régulateurs nationaux visant à interdire ou à limiter l’activité de ces entreprises.


Date de mise en ligne : 03/02/2020.

https://doi.org/10.3917/rindu1.201.0095

Notes

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