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Article de revue

Comprendre les cycles dans l’assurance

Pages 71 à 73

1L’existence de cycles de résultats en assurance non-vie a été observée et analysée depuis de nombreuses années. L’objet de cet article est de montrer comment ils se manifestent sur le marché, d’expliquer leur importance pour les praticiens, avant de passer en revue les apports de la recherche économique en la matière.

Mise en évidence

2Pour comprendre le phénomène des cycles, il faut pouvoir mesurer et analyser plusieurs variables : les résultats des assureurs, la capacité disponible sur le marché et les prix pratiqués.

3La première variable est normalement disponible dans les états financiers publiés par les assureurs et analysés par les régulateurs ou les analystes, mais l’observation de cette variable se fait avec retard en raison des délais de publication qui varient de trois à six mois. Nous verrons que ce décalage dans le temps est un des facteurs explicatifs des cycles.

4La capacité disponible, qui se mesure par type d’assurances, est estimée par des études généralement faites par les courtiers, les associations professionnelles ou les régulateurs : on dira par exemple que la capacité disponible pour le marché des lancements de satellites est de 800 M$. Cette capacité, qui mesure l’offre des assureurs et réassureurs, est une fonction croissante de leurs fonds propres. En effet, les régulateurs imposent aux assureurs, au travers des normes de solvabilité, un montant minimal de capital pour une activité donnée ; ainsi, l’augmentation d’activité passe par un ajustement à la hausse du capital.

5De façon étonnante, les prix pratiqués sont, à première vue, plus difficiles à suivre, car il n’existe pas, en assurance, de prix unitaire. Il n’y a pas de marché spot analogue à ce que l’on observe pour les ressources naturelles comme le pétrole, où le baril de Brent est coté en continu, ou pour les marchés financiers, où le coût de l’argent se mesure par le taux d’intérêt. Toutefois, les intermédiaires sont dans une position privilégiée pour suivre les prix pratiqués par le marché. Ainsi, la plupart des grands courtiers internationaux publient régulièrement des informations à destination de leurs clients. De fait, ce que l’on observe, c’est la cotisation (prime) payée par le client, c’est-à-dire le prix unitaire multiplié par la quantité d’assurance achetée. Cette dernière grandeur est souvent difficile à mesurer, car elle dépend des conditions d’assurance et donc de la nature des couvertures souscrites, mais également de la part du risque conservée par les assurés, notamment au travers de franchises. Ainsi, certaines cotisations peuvent baisser en période de hausse des prix si le client décide de transférer au marché d’assurance une part moindre de son risque ; le phénomène symétrique peut se produire en période baissière si la demande des clients augmente, par exemple en période de croissance économique forte.

Mise en évidence des cycles et importance pratique

6L’existence des cycles a été maintes fois mise en évidence par les observateurs. À titre d’illustration, la Figure 1 de la page suivante montre l’évolution des prix de l’assurance aux États-Unis entre 1999 et 2012. Notons que, comme indiqué précédemment, cet indice est publié par une association d’intermédiaires : le Conseil des agents et courtiers d’assurance aux États-Unis.

7L’alternance de périodes de croissance (hard market) et de baisse (soft market) des prix apparaît clairement. Il faut remarquer que ces différentes phases ne sont pas de même durée, le marché baissier (soft) durant plus longtemps que le marché haussier (hard). Nous reviendrons sur ce point. Mais d’ores et déjà il apparaît que l’existence des cycles ne veut pas dire évolution sinusoïdale des grandeurs.

Figure 1

Évolution de l’indice des prix de l’assurance (données du Conseil des agents et courtiers d’assurance aux États-Unis, CIAB 2013, base 100, 1999)

Figure 1

Évolution de l’indice des prix de l’assurance (données du Conseil des agents et courtiers d’assurance aux États-Unis, CIAB 2013, base 100, 1999)

8En fait, la survenance de cycles répond à un phénomène classique d’ajustement entre l’offre et la demande. La demande est la volonté des clients de transférer une partie de leurs risques sur les marchés d’assurance et de réassurance, alors que l’offre correspond à la capacité proposée par les marchés d’assurance et de réassurance. Elle croît avec l’activité économique et l’aversion au risque des acteurs économiques. En période haussière, la tension sur les prix résulte d’une raréfaction de la capacité lorsque les clients ont du mal à assurer leurs risques et, symétriquement, en période baissière, les prix vont baisser du fait d’un surplus de capacité.

Importance pratique de l’observation des cycles

9Pour les praticiens, la compréhension de ce phénomène est de la plus haute importance, de telle sorte qu’ils y consacrent beaucoup de moyens et d’efforts.

10Pour les assureurs et les réassureurs, il est fondamental de comprendre dans quelle partie du cycle ils se situent et comment il va évoluer afin de mieux anticiper les résultats financiers futurs et leurs besoins en capital. Ils doivent adapter leur politique technique en fonction de leurs anticipations, par exemple réduire leurs capacités en période de baisse des prix pour atténuer leur exposition, mais également influencer le déroulement du cycle en cherchant à créer de la rareté ; à l’inverse, les assureurs vont chercher à gagner des parts de marché s’ils pensent que les prix pratiqués sont en hausse.

11Les assureurs peuvent également moduler leur politique de réassurance en fonction de la situation du marché. Ainsi, en période de marché soft, ils peuvent avoir intérêt à réduire leur rétention de risque et, de fait, céder davantage à la réassurance ; cela leur permet de réduire leur capacité nette, donc leur exposition, sans affaiblir leur relation commerciale avec le client final ou son courtier. Quand les conditions se redresseront, ils n’auront qu’à réduire ou supprimer leur réassurance.

12Les clients, quant à eux, sont intéressés à connaître l’évolution du prix de leurs couvertures pour en tenir compte dans leur budget. Comme les assureurs, les grands clients vont chercher à adapter leur politique en arbitrant entre transfert de leurs risques aux marchés et, au contraire, rétention de leurs risques. En période de hausse des prix, ils peuvent augmenter le montant de leurs franchises ou utiliser des mécanismes de rétention des risques, comme les captives de réassurance.

13Enfin, les grands courtiers internationaux jouent un rôle majeur en analysant avec précision les évolutions du marché et en en informant leurs clients. Mais surtout, ils prennent une part très active dans la création de capacités. Ainsi, à la suite de l’ouragan Andrew (1992), qui avait asséché la capacité en catastrophes naturelles aux États-Unis, le marché des réassureurs bermudiens s’est fortement développé avec le soutien actif des principaux courtiers. Au travers de ce rôle de créateurs de solutions d’assurance, les courtiers vont donc contribuer à l’internalisation et à la fluidité des marchés d’assurance et de réassurance.

L’apport de l’analyse économique

14En partie poussés par les professionnels, les actuaires et les économistes cherchent depuis longtemps à modéliser le phénomène des cycles sous l’œil attentif des praticiens. La première avancée notable a été l’œuvre de Emilio C. Venezian (1985) et J. David Cummins et de Jean-François Outreville (1987) qui, à partir de l’analyse du marché américain, ont modélisé les cycles par un modèle autorégressif d’ordre 2, en écrivant que le résultat d’une année va dépendre de ceux des deux années précédentes :

15CRt = α0 + α1CRt-1 + α2CRt-2 + (α3 trend) + εt

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  • CRt, le combined ratio en année t qui mesure la performance technique de l’assureur ;
  • αi, où i = 0, 1, 2, 3, qui sont des paramètres ;
  • εt en termes d’erreur.

17On sait que les solutions à cette équation donnent des fonctions complexes z(t) et que le cycle se produit quand le déterminant α21 + 4 α2 est négatif.

18L’analyse qui sous-tend cette modélisation est que les cycles surviennent du fait que les assureurs ne sont pas en capacité d’ajuster leur offre suffisamment rapidement lorsqu’un choc survient sur le marché. Parmi les contraintes qui créent le retard, on peut citer la résiliation annuelle des contrats qui les empêche de modifier rapidement leur prix, et les délais dans l’obtention des résultats de leurs opérations. De fait, lors d’une catastrophe importante, il faut du temps pour que les experts en estiment le montant. Ainsi, ils sur-réagissent à un choc positif ou négatif, créant un déséquilibre sur le marché.

19Plus généralement, l’assurance fonctionne selon un cycle inversé de production. On encaisse les primes, puis on règle les sinistres, ce qui veut dire que l’on connaît le prix de vente avant le prix de revient. Ce décalage est fondamental dans le sens où il structure les comptes de résultat et les bilans des porteurs de risques que sont les assureurs et les réassureurs : total bilan élevé avec de nombreux actifs placés qui correspondent à des provisions (c’est-à-dire des dettes vis-à-vis des assurés), sensibilité aux variations des taux d’intérêt.

20Une autre école d’analyse, développée entre autres par Anne Gron (1994), explique que le facteur essentiel de la survenance des cycles réside dans des dysfonctionnements de marché, en particulier la difficulté à ajuster le capital nécessaire à l’activité.

21Nous avons vu que la quantité de capacité proposée par les assureurs est une fonction de leur capital. En effet, les régulateurs, soucieux d’assurer la solvabilité des porteurs de risques, imposent de nombreuses règles (RBC aux États-Unis, Solvabilité II en Europe) qui lient capital et activité. Cette analyse est d’autant plus intéressante que le marché a vu l’arrivée massive de capacités non traditionnelles, ou ILS (Insured Linked Securities). Les ILS sont des titres ou des produits dérivés qui permettent de transférer des risques portés par des assureurs ou réassureurs sur des investisseurs financiers, qui apportent eux aussi une capacité au marché d’assurance. Une étude du réassureur Swiss Re montre que le montant des ILS émis en 2018 s’élèvait à 10 Md$.

22Illustrons cette analyse par un exemple pratique réel.

23En fin d’un cycle boursier, une compagnie de réassurance européenne présentait une situation financière un peu fragile, mais elle était confiante dans sa capacité à profiter de la remontée des prix qui s’annonçait. Aussi, pour pouvoir augmenter sa capacité de souscription et engranger davantage de « bons » contrats, elle chercha à augmenter ses fonds propres. Ses actionnaires, et plus généralement les marchés financiers, lui refusèrent cette augmentation en raison de sa fragilité financière et de ses mauvaises performances pendant le cycle baissier. Le réassureur en question n’a donc pas pu saisir les opportunités liées à la hausse des prix et son management a été remercié. L’ironie est qu’une des premières décisions de la nouvelle équipe managériale a été d’augmenter le capital.

24Cet exemple montre bien la difficulté d’augmenter son capital lorsque cela s’avère nécessaire, mais il existe également beaucoup d’exemples symétriques. Nous avons vu qu’après l’ouragan Andrew, de fortes capacités de réassurance s’étaient créées aux Bermudes ; et dans les années qui suivirent, les résultats furent très bons du fait que les taux auxquels étaient souscrits les contrats étaient élevés, mais aussi parce que la sinistralité a été clémente. Certains réassureurs se sont retrouvés avec des fonds propres très importants et, au lieu de les reverser à leurs actionnaires, comme cela aurait été logique, ils ont préféré les garder pour souscrire des affaires dans d’autres types d’assurances. Leur apport de capacité sur ces nouveaux marchés a fait baisser les prix et ils ont enregistré des résultats négatifs.

25Les théories sur les cycles ont été mises en doute par la très longue période de marché haussier (2010-2018). Certains ont mis en cause l’existence de cycles dans un univers de capital abondant s’accompagnant de taux d’intérêt faibles ou négatifs. D’autres ont émis l’hypothèse que les marchés d’assurance étaient entrés dans une économie de chocs aussi brutaux qu’imprévisibles. Pourtant, depuis 2018, le marché a entamé une phase haussière.

26La recherche économique a poursuivi ses travaux d’analyse en proposant des modélisations plus complètes qui cherchent à tenir compte des apports ou des retraits de fonds propres sur le marché : arrivée de capacités non traditionnelles, augmentation de capital, rachats d’actions…

27Ainsi, Dominique Henriet, Nataliya Klimenko et Jean-Charles Rochet (2016) proposent un modèle macroéconomique dynamique qui intègre les variations de capital des assureurs. Leur modèle très prometteur montre que les cycles sont asymétriques avec des périodes baissières plus longues que les périodes haussières, ce qui est conforme avec l’observation faite sur le marché.

28En synthèse, on peut dire que le phénomène des cycles reste une caractéristique fondamentale des marchés d’assurance et de réassurance, mais l’état actuel des marchés financiers a modifié la forme et le déroulement des cycles : cycles asymétriques, cycles plus longs, apport massif de capacités non traditionnelles.

29Les praticiens et les régulateurs doivent s’efforcer de mieux analyser, comprendre, et peut-être, mieux prévoir les évolutions pour mener à bien leurs opérations.

30La recherche économique va continuer ses travaux pour chercher à proposer des modèles capables d’intégrer les différentes analyses : retard à l’adaptation de l’offre, contraintes de capacité, variation des taux d’intérêt.

Bibliographie

Bibliographie

  • CUMMINS J. D. & OUTREVILLE J.-F. (1987), “An International Analysis of Underwriting Cycles in Property-Liability Insurance”, Journal of Risk and Insurance, vol. 54, pp. 246-262.
  • GRON A. (1994), “Capacity Constraints and Cycles in Property-Casualty Insurance Markets”, Journal of Economics, vol. 25, pp. 110-127.
  • GRON A. & LUCAS D. J. (1998), “External Financing and Insurance Cycles. In The Economics of Property-Casualty Insurance”, edited by Bradford David F., Chicago, University of Chicago Press, pp. 5-27.
  • HARRINGTON S. E., NIEHAUS G. & TONG Y. (2013), “Insurance Price Volatility and Underwriting Cyclesˮ, in DIONNE G. (éd.), Handbook of Insurance, Kluwer Academic, 2ème édition.
  • HENRIET D., KLIMENKO N. & ROCHET J.-C. (2016), “The Dynamics of Insurance Prices”, The Geneva Risk and Insurance Review, vol. 41, n°1, pp. 2-18.
  • VENEZIAN E. C. (1985), “Ratemaking Methods and Profit Cycles in Property and Liability Insurance”, Journal of Risk and Insurance 52, pp. 199-221.

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