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BOULIER J.-F. (2018), Chronique d’une très grande crise, Éditions MA.
10 years after
1« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », disait Nietzsche. Sommes-nous plus forts d’avoir survécu à cette très grande crise ? En avons-nous tiré tous les enseignements ? Et comment se préparer à la prochaine qui ne manquera pas d’arriver un jour ? Je crois que c’est le moment de prendre du recul et de tenter de porter un regard plus positif sur ces événements historiques.
2Un mot sur le livre [1] que j’ai rédigé au terme de mon activité en investissement, chez Sinopia, chez Crédit Agricole Asset Management et, enfin, chez Aviva Investors. J’ai dirigé pendant une vingtaine d’années à Paris, à Londres et dans le monde, des équipes qui géraient plusieurs centaines de milliards d’euros, dont une très grande partie investie en obligations, instruments ayant participé aux excès qui ont contribué au désastre. C’était d’ailleurs la spécialité de Bear Stearns et de Lehman qui ont tous les deux sombré, il y a dix ans de cela. Mon livre se compose de trois parties distinctes et complémentaires : je tente dans la première de résumer de façon didactique ce qui s’est passé avant, pendant et après ; puis j’ai rassemblé cent chroniques portant sur les opportunités et risques d’investissement, publiées entre 2002 et 2015 dans Option Finance – toutes y sont, sans exception… ; enfin, je m’efforce dans la dernière partie de conduire une analyse critique de ces chroniques et d’en tirer quelques leçons.
3Mon propos aujourd’hui se séquencera en trois parties, suivies d’une brève conclusion ; je serai ensuite ravi d’engager le dialogue avec vous. Ces parties traiteront successivement : de l’ampleur de cette grande crise et de ses ressorts ; des leçons tirées en matière d’investissement ; et d’une vision prospective de possibles crises à venir. Ma conclusion, avec une once de philosophie, est que cette crise a été certes très dure, mais qu’à plusieurs égards, elle a été utile.
Une très grande crise
4N’aurions-nous pas dû célébrer la fin de cette secousse mondiale, gigantesque dans ses effets, tentaculaire dans ses conséquences, interminable dans ces soubresauts ? Manifestement la crise la plus violente depuis 1929. Mais à certains égards moins spectaculaire que quelques krachs comme celui d’octobre 1987, plus banale dans son origine et son déroulement. Positive toutefois dans certains de ses aspects, ou révélant des forces qui n’étaient pas encore complètement visibles.
5La taille même des pertes économiques ou financières a fait débat jusqu’au terme de cette crise. Les anticipations les plus fantaisistes dans un sens comme dans un autre ont circulé sur les marchés.
6Comme la hauteur d’une lame de fond dont a perdu la mémoire, l’ampleur de la crise n’a pu être appréhendée que lorsqu’elle s’est terminée. Au total, la capitalisation mondiale a été amputée d’un bon tiers en seulement six mois, avant de rebondir. Mais s’il a suffi de quelques deux ou trois ans à la Bourse américaine pour effacer cette perte, c’est plus du double qu’il aura fallu en Europe, bien que l’épicentre du séisme se soit situé de l’autre côté de l’Atlantique.
7Les pertes obligataires ont également été très importantes, les obligations les plus spéculatives ont eu des taux de défaut de l’ordre de 25 %, le crédit d’investissement estampillé « de qualité » a chuté momentanément de l’ordre de 15 %, en particulier dans le secteur bancaire. Le segment des fameuses subprimes a été affecté de plus de 30 % de pertes ! Certains de ces titres faisaient partie des véhicules les mieux notés et les plus prisés avant la crise. Puis la secousse en zone Euro a fait perdre les illusions et les repères classiques sur les titres souverains. Sont-ils vraiment sans risques comme on s’était plu à les considérer ?
8Le nombre des faillites bancaires aux États-Unis et en Europe a été sans précédent dans l’après Seconde Guerre mondiale. Les États sont entrés vigoureusement dans la danse en forçant les fusions, renflouant des établissements financiers parmi les plus importants, en grande difficulté bien avant que la crise économique n’ait débuté. Des marchés de certains titres ont soudainement disparu et l’illusion d’une liquidité permanente s’est évanouie, là même où elle s’était concentrée, notamment sur les marchés de la titrisation, y compris dans ses secteurs sains, ou même dans les marchés monétaires entre banques, forçant les banques centrales à inventer de nouveaux dispositifs pour alimenter les acteurs en liquidité. La crise a été le révélateur de comportements inacceptables : Madoff, Kerviel, manipulations nombreuses des références de taux, des changes. Et la grande lessive qui a suivi a coûté plus de 350 milliards en amendes diverses !
9Puis la « très grande récession », comme la dénomment les Américains, a frappé l’ensemble de la planète, alourdissant la facture mondiale, y compris dans les pays dont les banques n’avaient que peu souffert des troubles de leurs consœurs. La chute de Lehman en septembre 2008 a été le catalyseur des peurs et le détonateur de la défiance généralisée qui a frappé les acteurs économiques, les carnets de commandes, l’activité des entreprises et la consommation des ménages heureusement moins affectée, tant la crise était peu compréhensible du grand public. Chocs macroéconomiques violents, une récession de 2 %, soit une chute de l’ordre de 6 % du rythme de croissance de l’économie mondiale, plus encore dans certains pays. De nombreuses années pour reconquérir le terrain perdu, environ trois ans aux États-Unis et plus du double en zone Euro, qui pourtant avait rebondi plus vite, mais a replongé dans la crise des dettes souveraines.
10L’enchaînement des causes de ce maelström économique et financier fait l’objet d’un assez large consensus parmi les experts. Un cycle américain assez long, insuffisamment ralenti par une hausse des taux, a généré une frénésie immobilière principalement aux États-Unis, mais également dans quelques pays européens, dopés à l’argent peu cher. Les mécanismes financiers qui ont propagé cette bulle immobilière sont liés à plusieurs innovations, les ABS subprimes, les produits dérivés et structurés de crédits, en particulier. L’insuffisante maîtrise et la qualité surestimée de certains de ces produits les avaient portés au rang de quasi-monnaie dans les transactions entre acteurs financiers. Leur distribution mondiale, en raison de leur rendement apparent élevé, a propagé les dégâts jusque dans des banques de pays ne connaissant pas de réel problème immobilier, l’Allemagne en étant l’exemple typique. La confiance ayant disparu et la connaissance de ces produits par les investisseurs étant trop limitée, la chasse aux actifs toxiques a engendré une spirale de perte de valeur, une disparition des marchés et même de certains acteurs. C’est l’effet de la conjonction de ces deux phénomènes qui était difficilement imaginable. Si la multitude des indicateurs disponibles, notamment ceux portant sur les prix immobiliers, avait bien permis de repérer la compression des rendements, on en avait mal apprécié l’effet multiplicateur. En outre, les crises financières génèrent souvent des récessions plus graves que les autres.
Ventes aux enchères de grande ampleur de maisons saisies par les banques au Javits Convention Center, à New York
Ventes aux enchères de grande ampleur de maisons saisies par les banques au Javits Convention Center, à New York
« Un cycle américain assez long, insuffisamment ralenti par une hausse des taux, a généré une frénésie immobilière principalement aux États-Unis, mais également dans quelques pays européens, dopés à l’argent peu cher. »11Pourtant, pendant cette crise si lourde en pertes financières et en emplois, plusieurs catégories d’acteurs se sont illustrées par de bonnes réactions, du moins après coup. Les autorités publiques ont ainsi formidablement bien réagi, ayant peut-être pris conscience de l’insuffisance des actions préventives mises en œuvre, elles ont su se coordonner au niveau international, ce qui avait manqué en 1929. Les banques centrales, la FED en tête, ont su, elles aussi, adapter très vite, puis dans la durée, leur dispositif d’apport de liquidités aux banques plongées dans la tourmente et à l’économie, en général. La plus spectaculaire de ces mesures est ce quantitative easing, qui s’est traduit, en particulier, par l’achat massif d’obligations par les banques centrales, lesquelles ont triplé, voire quintuplé la taille de leur bilan. Ainsi, depuis le début du siècle, la monnaie en circulation est passée de quelque 8 % à plus de 30 % du PIB mondial, phénomène inédit qui est lui-même générateur de risque.
12Par ailleurs, l’arbre de la crise (gros, certes) cache un peu la forêt des nombreuses évolutions – aux effets majoritairement positifs – intervenues durant cette période. Sans vouloir être exhaustif : la Chine est sortie de la pauvreté ; les pays émergents ont connu un essor remarquable, notamment grâce au leadership chinois ; le commerce mondial s’est considérablement accru ; les économies se sont en partie désynchronisées, ce qui peut contribuer à une forme de stabilité ; l’euro a résisté et s’est même renforcé (difficilement, certes) ; l’Europe a convergé, avec quelques ratés néanmoins ; les marchés de dérivés de crédit se sont considérablement développés et ont connu leur baptême du feu ; les stratégies de gestion alternative, qui ont pu décevoir sous certains angles, ont trouvé leur place et atteint leur maturité ; les outils mathématiques, notamment en matière de risque, ont complètement transformé les approches traditionnelles de la gestion ; la crédibilité des banques centrales s’est considérablement accrue ; l’inflation est restée faible, certains pensent qu’elle a pu être à un niveau trop bas ; la guerre des changes n’a pas eu lieu, même si les craintes ont pu être nombreuses. Sans excès d’optimisme, cette période marquée par le plus grand sinistre financier du siècle n’aura, au total, pas été si négative !
Quelles leçons tirer de cette crise ?
13Plus jamais ça ! La mobilisation des autorités publiques s’est accompagnée d’une revue complète du dispositif réglementaire qui s’applique aux marchés financiers et aux banques. Mais les acteurs eux-mêmes ont profondément changé leurs process et leurs analyses à la suite de cette crise. L’une des conclusions majeures est que la liquidité des placements et des bilans doit être mieux gérée. Enfin, la leçon positive que je tire de ces quinze années est que la gestion de long terme peut être efficace en matière de protection des portefeuilles et source d’opportunités d’investissement.
14La réglementation bancaire a subi un tour de vis à la mesure des sommes dépensées par les contribuables pour renflouer certains des établissements les plus touchés. Les exigences en fonds propres ont été considérablement alourdies, et surtout de nouveaux ratios de liquidité sont venus encadrer les écarts de flux entre actifs et passifs. En outre, la chasse aux conflits d’intérêts, déjà entamée depuis la bulle Internet du début de ce siècle, s’est traduite par un renforcement sans précédent des contrôles et de la conformité dans l’ensemble du secteur financier.
15La théorie financière n’avait jamais vraiment abordé les sujets de liquidité, parfois considérés comme un problème de mise en pratique laissé aux praticiens. L’efficience des marchés postule des marchés purs et parfaits ! Ce manque de repères a probablement conduit à un excès de confiance dans la résilience des marchés : ce qui n’a pas conduit à une mise en défaut au niveau de la Bourse, a en revanche cruellement trompé les acteurs en matière d’obligations et de dérivés de taux. Le pire s’est produit sur les marchés monétaires qui ont été gelés pendant de nombreux mois. Les mécanismes de disparition des liquidités, de contagion d’un segment à l’autre ainsi que le coût de la liquidité sont en fait insuffisamment compris. Des mesures radicales ont donc été mises en place par tous les acteurs. J’ai pu moi-même, au sein de l’organisation professionnelle de gestion d’actifs, contribuer à l’intégration de dispositifs de gestion de la liquidité dans la réglementation des fonds.
16Il n’en demeure pas moins que la question de l’efficacité des méthodes de gestion de long terme s’est clairement posée pendant cet épisode très turbulent. Plusieurs chroniques rééditées dans mon livre illustrent cette approche en matière de valorisation, de risque et de diversification. Pour simplifier, il s’agit des modèles de primes qui se sont avérés utiles pour gérer l’allocation des portefeuilles pendant cette période. Ces outils permettent d’apprécier les performances espérées des classes d’actifs, les unes par rapport aux autres. Mais leur mise en œuvre est plus un art qu’une science ! Ces méthodes conduisent généralement à agir à contre-courant de ce que les autres participants aux marchés font. Cela nécessite une forme de sang-froid et de ténacité qui ne sont pas cependant les comportements les plus répandus…
17Pourtant, toutes les leçons n’ont pas été tirées, loin de là. Le travail d’analyse doit se poursuivre et les professionnels doivent s’inspirer des bonnes pratiques qui ont pu émerger pendant cette grande crise.
18La mise en place de stabilisateurs contra-cycliques est un domaine d’action qui mérite recherches, débats et modification des réglementations. Ce sujet avait été discuté avant la crise, mais il n’a malheureusement pas beaucoup inspiré la production de nouvelles règles après coup. La réglementation de ce fait reste terriblement pro-cyclique sur le plan financier. Quand et comment allons-nous sortir de cette impasse ? Des travaux sur les comportements collectifs, les croyances ou l’excès de confiance méritent d’être conduits. Les clés pour mieux cerner les cycles de liquidité et les attitudes grégaires pourraient être élucidées. L’ampleur des événements et l’existence de quantités de données, sur les transactions et sur les compositions des portefeuilles, devraient permettre de mieux analyser ces phénomènes et peut-être de trouver des gardes-fous.
Et la prochaine crise ?
19Il y aura d’autres crises, n’en doutons pas. Seront-elles de la même ampleur, probablement pas avant quelque temps, mais qui peut savoir ? Le bénéfice d’une crise réside dans le fait que celle-ci exige de corriger les excès. Mais les crises sont heureusement rares, sans être pour autant impossibles : leur observation est de ce fait difficile. Plusieurs causes de déséquilibres pourraient d’ores et déjà conspirer à fomenter la prochaine.
20Car les crises amènent à purger les excès, elles forcent notamment ceux qui en profitaient à accepter un équilibre plus stable. Comment, en démocratie, prévenir les excès ? Tant que l’on ne saura pas et que l’on ne voudra pas les limiter, pour des raisons politiques ou idéologiques, les excès ne se corrigeront que lorsque les dégâts causés à la collectivité apparaîtront supérieurs aux bénéfices tirés par ceux qui en tirent profit. Les crises ont cette utilité, mais sont-elles nécessaires ? Certains le pensent ! Je serais plutôt d’avis de tenter d’en limiter l’ampleur, comme un vaccin limitera l’ampleur de la maladie en préparant le corps à la combattre.
21La dynamique des bulles économiques a fait l’objet de nombreuses études. Pourtant les phénomènes qui les génèrent sont insuffisamment appréhendés. Je suis convaincu que l’approche classique, sous l’hypothèse de rationalité des agents économiques et l’agrégation additive de l’impact de leurs actions, n’est pas la bonne voie. Ces comportements se rapprochent de phénomènes physiques ou biologiques qu’il faudrait essayer d’adapter aux situations financières. D’ailleurs, les lois de Gauss, si communément utilisées, en finance et dans beaucoup d’autres disciplines, sont clairement inutiles, voire dangereuses pour représenter les fluctuations financières lors des crises. Je m’étais amusé à estimer la durée de retour du lundi noir d’octobre 1987 en postulant la normalité de la loi de distribution de l’indice boursier parisien, qui avait chuté de 15 % ce jour-là. Cette durée de retour aurait été de l’ordre du cube de l’âge de l’univers ! De quoi faire se retourner dans sa tombe l’inventeur du Big Bang…
22Quels pourraient être les facteurs qui seraient susceptibles de déstabiliser les équilibres financiers et d’engendrer une nouvelle crise ? Le premier qui vient à l’esprit est la liquidité. C’est assez paradoxal puisque la liquidité a manqué lors de la crise, les banques centrales ont néanmoins su la restaurer et redonner confiance en faisant montre de beaucoup d’autorité. Mais sauront-elles gérer la diminution de leurs bilans ? Étant en territoire inconnu, cette décrue mérite d’être surveillée attentivement. Pour l’heure, la FED a bien réussi à maîtriser le démarrage de la baisse de son bilan et tous les acteurs sont vigilants, ce qui est rassurant. La transition vers une économie où les technologies numériques vont supplanter progressivement la plupart des process anciens est, par son ampleur et son caractère général, un autre facteur à surveiller : les Gafa ne sont-elles pas l’objet de valorisations extravagantes ? Mais c’est le risque politique qui a pris le dessus récemment et la manifestation de ses effets ne fait que commencer : guerre commerciale, et bientôt, peut-être, guerre des changes.
23La dimension mondiale de ce sujet et l’importante vague de développement des échanges internationaux ont de quoi générer des troubles majeurs. La conjonction de deux de ces trois facteurs, que sont l’inflation, l’innovation et le populisme, entre eux ou avec des facteurs classiques (comme les matières premières, l’immobilier ou les difficultés sociales), aurait de quoi faire encore plus de dégâts.
Un mot de conclusion
24Oui, nous avons vécu une très grande crise. Oui, nous en sortirons plus forts si nous le voulons. Mais les erreurs se répéteront si nous ne prenons pas la peine de les analyser et si nous n’assumons pas, collectivement, les limites qui en résultent. Dix ans après la très grande crise, le slogan qui fleurissait sur les murs à Paris, il y a cinquante ans, « il est interdit d’interdire », apparaît bien lointain et bien discutable.
Notes
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[1]
BOULIER J.-F. (2018), Chronique d’une très grande crise, Éditions MA.