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Article de revue

La santé en chair et en nombres

Pages 64 à 67

Notes

  • [1]
    Le dieu fait chair, évidemment, qui partage la souffrance des hommes, leur passion…, mais aussi la chair telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament au détour de la compassion de Dieu pour les hommes : « Mais il se souvenait qu’ils étaient chair, un souffle qui s’en va et ne revient pas » (Ps 77, pp. 38-39).
  • [2]
    MERLEAU-PONTY (M.), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. Voir aussi : BIMBENET (E.), Nature et humanité. Le problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2004.
  • [3]
    Ainsi, les classiques latins qui ont inspiré les pères de l’anthropologie chrétienne entre le IIe et le Ve siècles ont ainsi traduit pathos par perturbatio, commotio, affectio (Cicéron) ou par affectus (Sénèque). BOQUET (D.) & NAGY (Piroska), Sensible Moyen Âge, Paris, Seuil, 2015.
  • [4]
    GINZBURG (C.), Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Verdier, 2010.
  • [5]
    Galilée, Il Saggiatore (L’Essayeur), cité par Carlo Ginzburg, ibid., 255 p.
  • [6]
    CRAWFORD (M.), Contact, Paris, La Découverte, 2015, p. 30.
  • [7]
    Le Monde Informatique, 6 mai 2016.
  • [8]
    DAGOGNET (F.), Rematérialiser ; matières et matérialismes, Paris, Vrin, 2003.

1Qu’est-ce que les technologies en santé disent de nous-mêmes, de la façon dont nous comprenons aujourd’hui la santé, des facteurs qui entrent dans sa construction, du corps, de la maladie, de la personne malade dans sa relation aux savoirs et à l’institution médicale ? Si l’interrogation sur les technologies constitue à proprement parler l’objet de cet article, c’est au sens où elles constituent un indicateur privilégié de la manière dont nous nous pensons, une sorte de précipité de tout ce que comportent de contradictoire, d’hétérogène, voire de conflictuel les mouvements qui traversent la société. C’est d’abord en cela que ces technologies nous intéressent, en tant qu’elles « révèlent » une opération qui n’est pas seulement technique. Et la technologie, aujourd’hui, c’est d’abord du calcul, la puissance calculatoire des machines informatiques, c’est-à-dire, aussi, la manipulation de nombres et même de très grands nombres, dans le cas du très haut débit.

2Première remarque : il y a quelque chose d’un peu insolite à parler de « manipulation » au sujet de données qui se caractérisent justement par leur abstraction et qui paraissent totalement étrangères au type de prise sur le monde qui nous caractérise, en tant qu’êtres incarnés et situés. Le terme « manipulation » nous renvoie au pouvoir de la « main », qui donne prise au corps : la main qui prend, soumet, force la matière, certes, mais également la main qui touche, ressent, caresse – la main tendue, la main qui fait signe vers autrui et qui relie. Autrement dit, en quoi les nouvelles technologies en santé, et en particulier les technologies numériques, ont-elles encore un rapport avec ce travail du corps sur le monde et à cette prise du monde sur le corps, à la signification du corps comme réalité sensible partagée comme condition même de la relation ? Nous verrons qu’il y a sans doute mille façons de répondre à cette question, de l’appréhender et de la décliner.

La chair excède le nombre

3Reste cette interrogation que nous devrons garder à l’esprit et qui constitue en quelque sorte un fil conducteur : comment les technologies dites numériques articulent-elles ou reformulent-elles la question du rapport « du nombre et de la chair », de la précision technique et de la réalité sensible ?

4La notion de chair est évidemment polysémique, avec une épaisseur symbolique et religieuse qui peut la rendre opaque, hermétique [1]. C’est qu’il y a dans la chair plus que le corps, plus que la matérialité du corps que l’on peut toujours mettre en abstractions, mesurer, quantifier et objectiver. Pour le philosophe Maurice Merleau-Ponty (dont nous nous sommes ici librement inspirés), le concept de « chair » est avant tout inséparable de la relation, de ce qui relie au monde, au sentiment que nous avons d’appartenir à un monde commun, par les affects et les émotions. Cela renvoie à « l’enveloppement réciproque de l’homme et du monde », à leur « entrelacs », et cela signifie que tout acte de connaissance s’inscrit avant tout dans cette expérience « primordiale » [2].

5Dans la pratique médicale, cela s’appelle la « clinique ».

6La clinique, c’est, étymologiquement – faut-il le rappeler ? – la médecine qui s’exerce dans la proximité du lit du malade (latin clinice), par conséquent, dans le champ de cette expérience commune désignée par le concept de chair. L’étymologie et l’histoire auraient beaucoup à nous apprendre sur les affinités de la médecine avec la chair, et de cette dernière avec le mouvement des passions. La maladie n’est-elle pas apparue très tôt comme la manifestation d’une perturbation des passions, une altération des liens qui nous relient au monde et aux autres (Antiquité et XIIIe siècle) [3] ? Passion, du latin patior et pati, est l’homonyme du grec pathos, qui signifie souffrance, passivité de celui qui subit la souffrance, qui est éprouvé, et dont dérivent les notions de pathologie, mais également de sympathie et d’empathie.

7Si cette relation d’empathie fait mauvais ménage avec la scientificité et l’objectivité affichées de la pratique médicale et avec le nécessaire effort de distanciation qu’exige le diagnostic, elle en constitue pourtant toujours la condition cachée. Les données mesurables, paramétrables, les tableaux de bord et les indicateurs en tous genres qui informent sur les fonctions vitales du patient et donneront, demain, accès à son identité biologique, constituent certes une dimension essentielle de l’expertise médicale contemporaine. Mais cela ne constitue toujours qu’une partie des connaissances mobilisées par les praticiens. En effet, l’art du diagnostic ne se borne jamais à mettre en application des règles existantes et l’on ne gère pas la vie d’un patient comme on pilote un avion de ligne moderne, principalement aux instruments. Comment les technologies très haut débit, en proposant une précision accrue dans la caractérisation des maladies et des patients, vont-elles modifier ces équilibres ? On entend dire qu’elles vont bouleverser non seulement notre connaissance des maladies, mais également la place qu’occupe le patient dans la construction de ce savoir.

Personnalisation vs précision

8La médecine de précision affirme, par exemple, que la connaissance du singulier serait désormais à portée de main, par la seule grâce du calcul et des nombres. Ce simple exemple soulève d’immenses questions que nous ne pourrons sans doute qu’effleurer ici, des questions qui touchent à nos modes de connaissance et d’appréhension du réel. Cela pose des questions immenses, car, dans notre tradition de pensée, la démarche scientifique s’est initialement construite contre le singulier et contre l’expérience sensible. L’historien Carlo Ginzburg appelle cela le « paradigme galiléen » [4]. Or, dans la tradition galiléenne (pour faire court), seuls comptent – je cite Galilée lui-même – « les figures, les nombres et les mouvements, mais non les odeurs, ni les saveurs ni les sons, dont je crois qu’ils ne sont, en dehors de l’animal vivant, rien d’autre que des noms » [5]. « Individuum est ineffabile » : « de ce qui est individuel, on ne peut parler ».

9Restent ce paradoxe et cette contradiction : les données numériques, que traitent les algorithmes, sont des informations codifiées et des savoirs externalisés, des valeurs « sans chair », en quelque sorte détachées de leurs conditions de production, du colloque chaque fois singulier entres les professionnels de santé, le malade et son entourage. Le passage de l’analogique au numérique (c’est-à-dire de l’échelle décimale à l’échelle binaire) se définit d’ailleurs comme étant la transformation d’un message en un code préétabli qui ne lui ressemble en rien et que seuls sont capables de déchiffrer les machines et ceux qui les programment, c’est-à-dire par un processus de mise en abstraction qui semble tourner le dos à la chair. Lorsque l’on parle de précision, de singularité, de personnalisation, est-on donc bien sûrs de parler de la même chose ? Si le nombre et la chair sont bien en passe d’être réconciliés, quelle parenté entretiennent-ils concrètement ? À cela, seules des situations d’usage concrètes peuvent répondre.

10Autre paradoxe, autre tension : le numérique offrirait l’opportunité d’ajuster au plus près l’offre technologique aux besoins spécifiques de chacun et irait ainsi dans le sens de l’une des principales revendications de la modernité, à savoir celle de l’autonomie des personnes, de leur « empowerment ». Fini les services ou les offres standardisés de l’ère industrielle, la verticalité des décisions, la distribution inégalitaire du savoir et du pouvoir. Chacun serait en mesure d’exiger du sur-mesure adapté à ses préférences. C’est le credo de l’e-santé, cette santé numérique. Mais (nouveau motif d’interrogation et nouveau paradoxe) cela passe par le développement de systèmes de plus en plus complexes et abstraits contrôlés par des instances elles-mêmes de plus en plus lointaines (grands opérateurs – GAFAM ou BATX – Big data, algorithmes, réseaux de capteurs, langage formel…). Dès lors, de quelle personne parle-t-on : de la personne de chair et de désir, ou de la personne telle que des dispositifs algorithmiques sont capables de la modéliser et de la représenter ? Ces deux niveaux de réalité et d’expérience sont-ils commensurables ? Si oui, à quelles conditions ?

Les sens de l’autonomie

11Pour l’anthropologue que je suis, ces questions ne se résument pas à celles des rapports de l’humain à la technique (la froide technique, l’objectivité et la quantification, d’un côté, l’humain, la subjectivité, avec ses affects et ses émotions, de l’autre). Pas plus qu’il n’y a en histoire de choc des civilisations (la thèse de Samuel P. Huntington), il n’y a de choc entre « la chair » et « le nombre ».

12Les choses sont plus subtiles. Ce que l’on constate, lorsque l’on se place à hauteur de pratiques, c’est plutôt un emboîtement de définitions hétérogènes tant de l’humain que de la technique, un enchevêtrement d’équations et d’images sensibles.

13Il est dès lors intéressant d’observer ce qu’il se passe lorsque ces différentes définitions, la plupart du temps implicites, entrent en contact, lorsqu’elles se rencontrent. Si l’on considère, par exemple, la définition de la personne qui prévaut dans les dispositifs de traduction numérique, force est ainsi de constater qu’elle repose sur de nombreuses zones d’ombre rarement explicitées.

14Que nous dit cette définition ? Qu’une personne est une personne au sens propre de ce terme lorsqu’elle est autonome, c’est-à-dire lorsqu’un minimum de contraintes sociales aussi bien que physiques s’exercent sur elle, – et qu’elle peut donc décider librement et rationnellement de ses préférences. Cette conception de la personne, et de l’autonomie qui l’accompagne, bien que largement partagée, a, pour premier inconvénient, d’être relativement abstraite. Cette personne, définie comme un être libre de ses choix et de ses préférences, est finalement « hors sol », un peu comme un îlot perdu dans une immensité. Les préférences ainsi que les conditions de leur production sont le plus souvent passées sous silence. Elles apparaissent comme étant l’expression spontanée d’un moi « authentique » niché quelque part dans le cerveau. Or, ainsi que le rappelle Matthew Crawford, « ces préférences sont l’objet d’une ingénierie sociale mise en œuvre par des entreprises privées dotées de ressources financières considérables et capables de traiter des masses énormes de données » [6]. À l’heure des Big data, du cloud computing, cette précision n’a rien d’anecdotique.

15Si cette approche se prête merveilleusement bien au fonctionnement de la société marchande, cette société composée d’individus-consommateurs censés être maîtres de leurs décisions, c’est qu’elle ouvre grand la porte à des prestataires de solutions préfabriquées qui prétendent nous épargner les efforts et les difficultés inhérents à tout engagement pratique dans la vie réelle (ces efforts et difficultés qui confèrent à cette vie un certain intérêt). Mais en procédant de la sorte, ne soumet-on pas l’environnement à des logiques (technologiques) qui ne sont pas de même nature que celles mises en œuvre par les personnes dans leur vie quotidienne ?

16Il existe de multiples façons de penser l’articulation de la chair et du nombre, et donc d’imaginer ce que le numérique peut apporter à la santé ; de multiples façons qui questionnent et qui, d’un même geste, font remonter à la surface nos croyances en matière de liberté, d’autonomie, de personne et de santé. Avec la conception de la personne et de l’autonomie à laquelle s’adossent aujourd’hui bon nombre de technologies, un problème, saillant, bien que rarement débattu, émerge : les dispositifs qui prétendent faciliter l’existence quotidienne en opposant un minimum de résistances à notre libre choix apparaissent non seulement comme étant les plus acceptables socialement, mais aussi comme les plus désirables. Or, ce sont peut-être aussi ceux qui, paradoxalement, réduisent le plus les capacités d’action des personnes, notamment leur capacité à faire des expériences nouvelles en se frottant au monde, y compris dans ce qu’il a parfois de risqué et d’incertain. Les dispositifs qui prétendent faciliter notre existence quotidienne en opposant un minimum de résistances à notre libre choix apparaissent ainsi parfois comme ceux qui nous déconnectent le plus du monde.

Santé connectée et nouveaux enfermements

17La domosanté, les objets connectés, les environnements dits intelligents sont présentés aujourd’hui comme étant parmi les solutions les mieux adaptées aux principaux défis de la société contemporaine en matière de santé : ceux du vieillissement de la population, du développement des maladies chroniques, de la désertification médicale, des contraintes budgétaires et de la réorganisation de l’hôpital. La possibilité pour les personnes atteintes d’un handicap ou d’une maladie chronique d’échapper le plus possible à cette structure de soins fermée qu’est l’hôpital pour regagner leur domicile et y demeurer en toute sécurité est, par ailleurs, une aspiration des personnes elles-mêmes.

18Afin d’éviter que l’habitat ne se médicalise ou ne donne le sentiment de se fonctionnaliser, c’est-à-dire qu’il ne finisse par ressembler à ce que ces dispositifs sont justement censés conjurer (l’univers fonctionnel et déshumanisé de l’hôpital), il est par exemple recommandé de faire preuve de discrétion. Un industriel du domaine explique ainsi que « la façon de faire accepter ces technologies dans l’espace privé est aujourd’hui de les masquer » (JetSan, 2014).

19Mais rendre « invisibles » « intuitives » ou « naturelles » les technologies médicales disséminées dans l’habitat – comme on dissimule les antennes relais de la téléphonie mobile –, cela suscite de nombreuses interrogations sur le statut de médiation de ces objets connectés. Comment manipuler, jouer avec, détourner, réinventer et même s’approprier ce qui n’existe pas à proprement parler, mais qui est là, à la manière de l’air que l’on respire ? Les notions d’ambiance et de confort semblent l’emporter sur celles d’usage, et même d’usager.

20L’autonomie de la personne – assimilée à la possibilité de demeurer chez soi – ne s’accompagne-t-elle pas dès lors de la perte par celle-ci de la maîtrise de son environnement immédiat et intime ?

21La maison « intelligente », munie de capteurs et d’objets communicants censés améliorer le bien-être et l’autonomie, ne se transforme-t-elle pas incidemment en espace de confinement, en résidence surveillée, et la liberté de pouvoir rester chez soi en assignation à résidence ?

22Par conséquent, ce qu’il s’agit d’interroger est le degré d’automaticité au-delà duquel l’aide technique cesse d’être un organe d’émancipation pour la personne et engendre de nouvelles formes, inédites, de dépendance, voire d’aliénation.

23Ou, pour le formuler autrement (de façon peut-être un peu plus hermétique) : par quelles images sensibles, par quelles médiations nouvelles redescendre du formalisme mathématique et logique aux êtres de chair que nous sommes et restons ?

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La Maison intelligente et autonome située sur le campus de l’IUT Blagnac. Il s’agit d’un lieu d’expérimentation, d’innovation et de formation pour les chercheurs et les étudiants en DUT 2A2M (Aide et assistance pour le monitoring et le maintien à domicile). Cette plateforme technologique a pour ambition de répondre à un enjeu majeur de société, celui de l’accompagnement des personnes dépendantes (personnes âgées avec ou sans handicap, personnes handicapées…).
« La domosanté, les objets connectés, les environnements dits intelligents sont présentés aujourd’hui comme étant parmi les solutions les mieux adaptées aux principaux défis de la société contemporaine en matière de santé : ceux du vieillissement de la population, du développement des maladies chroniques, de la désertification médicale, des contraintes budgétaires et de la réorganisation de l’hôpital. »
Photo © Lydie Lecarpentier/REA

Conclusion

24L’attente sociale d’une médecine sur-mesure est loin d’être univoque, dans ses effets comme dans ses significations. Elle exprime un besoin de précision accru, mais tout autant de reconnaissance sociale, une prise en compte de la subjectivité de chacun. Pour reprendre les catégories de la philosophie grecque, il ne s’agit pas seulement de tabler sur Zoé, les fonctions vitales, mais de considérer Bios, les éléments biographiques personnels à l’intérieur desquel ces fonctions prennent un sens.

25Les processus autour desquels se construit la santé sont plus fiables, précis et surtout prévisibles qu’ils ne l’ont jamais été. Une part moins grande est laissée à l’approximation, à l’intuition, à l’interprétation ou au bricolage. Sur le plan existentiel, ce régime de prédictibilité se double de plus de sécurité, jusqu’à en devenir la condition même.

26La question qui se pose alors à nous est celle du prix de cette sécurité : jusqu’où doit-on aller dans ce sens, et quels sont les nouveaux risques inhérents à cette approche ? Si, pour parler comme Robert Musil, « le respect pour le nombre et la mesure est l’expression la plus aiguë de la défiance à l’égard de toute espèce d’imprécision », n’oublions pas qu’imprécision, erreur et approximations sont aussi l’expression de l’imagination et de ce qu’il faut bien appeler, la liberté.

27Sous l’égide de la Maison Blanche, une réflexion s’est ouverte sur les dérives possibles de l’intelligence artificielle (IA). Un premier rapport issu de cette réflexion prend la forme d’une mise en garde : « Nous comptons de plus en plus sur l’IA pour prendre des décisions et opérer des mécanismes aussi bien physiques que virtuels, ajoutant à l’enjeu de la prédiction et du contrôle la complexité technique sur laquelle ils reposent », y est-il écrit [7].

28Dans le domaine de la santé, sans doute plus qu’ailleurs, il est urgent d’engager une réflexion de ce genre. Avec les technologies numériques en santé, nous nous retrouvons au milieu du gué, saisis que nous sommes par des forces et des tendances contradictoires de portées inégales. En marge des processus d’abstraction et de contrôle s’expriment des formes d’émancipation, manifestes dans le désir de replacer la santé dans la relation, de la penser, non pas comme un donné, mais comme quelque chose qui relève de notre capacité à rester connectés au monde matériel et social. Contre toute attente, ce qui est visé s’apparente dès lors plutôt à une rematérialisation, pour reprendre une formule du philosophe François Dagognet [8]. Il s’agit de réapprendre à toucher, à sentir, à renouer les fils d’une relation sensible au monde. Ces tendances que l’on voit monter dans la société se heurtent à d’autres fascinations, comme celles de l’automaticité, d’une santé en nombres obéissant aux seules règles du calcul, ou encore à celle d’une abstraction croissante devenue synonyme de liberté. Mais, la chair, loin d’être obsolète, émerge bien comme l’horizon dans lequel il va falloir mener cette réflexion en résistant à la magie du chiffre et de ruptures qui se veulent radicales, mais dont la radicalité dépasse rarement une sorte d’idôlatrie pour les solutions du présent et s’apparente, tout compte fait, à une forme de conservatisme. Il faut parfois savoir regarder en arrière pour pouvoir inventer.


Date de mise en ligne : 05/05/2017

https://doi.org/10.3917/rindu1.172.0064

Notes

  • [1]
    Le dieu fait chair, évidemment, qui partage la souffrance des hommes, leur passion…, mais aussi la chair telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament au détour de la compassion de Dieu pour les hommes : « Mais il se souvenait qu’ils étaient chair, un souffle qui s’en va et ne revient pas » (Ps 77, pp. 38-39).
  • [2]
    MERLEAU-PONTY (M.), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. Voir aussi : BIMBENET (E.), Nature et humanité. Le problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2004.
  • [3]
    Ainsi, les classiques latins qui ont inspiré les pères de l’anthropologie chrétienne entre le IIe et le Ve siècles ont ainsi traduit pathos par perturbatio, commotio, affectio (Cicéron) ou par affectus (Sénèque). BOQUET (D.) & NAGY (Piroska), Sensible Moyen Âge, Paris, Seuil, 2015.
  • [4]
    GINZBURG (C.), Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Verdier, 2010.
  • [5]
    Galilée, Il Saggiatore (L’Essayeur), cité par Carlo Ginzburg, ibid., 255 p.
  • [6]
    CRAWFORD (M.), Contact, Paris, La Découverte, 2015, p. 30.
  • [7]
    Le Monde Informatique, 6 mai 2016.
  • [8]
    DAGOGNET (F.), Rematérialiser ; matières et matérialismes, Paris, Vrin, 2003.

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