Notes
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https://www.parismatch.com/Vivre/Mode/tom-nicon-mannequin-francais-mort-suicide-mode-burberry-158885 https://www.lemonde.fr/m-mode-business-of-fashion/article/2018/10/10/mode-et-agressions-sexuelles-lescoulisses-de-l-enquete-du-new-york-times_5367501_4497393.html ; https://madame.lefigaro.fr/style/cyril-bruleagence-viva-model-agressions-sexuel-milieu-de-la-mode-charte-mannequins-180118-146473
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Introduction
1L’industrie de la mode est régulièrement exposée dans les médias. Une quarantaine de décès a été ainsi médiatisée dans la presse française [1] entre 2001 et 2019, qu’il s’agisse de suicides, de surdoses de drogues, d’anorexie ou d’épuisement. Certaines victimes de viols et d’agressions sexuelles sont également sorties du silence [1]. Ces drames laissent entrevoir derrière la sublimation de l’apparence, une réalité plus crue donnant sa place aux violences physiques, psychiques mais aussi symboliques. Les mannequins doivent se soumettre à une critique régulière de leur propre corps et incarner le désir du client (Soley-Beltran, 2009). Leur métier est, par ailleurs, encadré par des règles organisationnelles et des statuts précis, générateurs d’un système de fortes contraintes.
2Le concept de violence au travail reste nébuleux. L’Organisation internationale du travail (OIT) propose de le définir comme l’ensemble des « menaces et agressions qui peuvent mettre en danger la sécurité, le bien-être ou la santé » [2]. Une distinction est faite dans la littérature entre l’agression au travail, « terme général qui regroupe toutes les formes de comportement par lesquelles les individus tentent de blesser les autres au travail ou leurs entreprises » (Neuman et Baron, 1998, p.393) et la violence au travail qui désigne des assauts physiques directs (Neuman et Baron, 1998 ; Greenberg et Barling, 1999). Le mannequinat n’est pas le seul à être concerné. Selon l’enquête Européenne Eurofound [3], en 1998, 9% des salariés avaient été victimes d’intimidation au travail, et 6% de violence physique. Si cette dernière semble diminuer, d’autres formes de comportements sociaux hostiles persistent, comme les insultes, le harcèlement sexuel, les menaces ou les humiliations. En 2015, 14% des salariés déclaraient en avoir été sujets. Les conséquences directes des violences au travail, en dehors des séquelles physiques sont des symptômes dépressifs et des dépressions graves (Needham et al., 2005 ; Lanctôt et Guay, 2014).
3L’objectif de notre étude est de mettre en évidence comment et en quoi les pratiques d’organisation du travail et de management dans le secteur de la mode contribuent à une forme d’institutionnalisation de la violence au travail. Pour cela, nous avons mobilisé le cadre théorique de la psychodynamique du travail, élaboré par Christophe Dejours (1999, 2011) afin d’analyser nos données empiriques collectées lors d’une immersion de huit années dans six agences de mannequins, ayant permis l’écriture d’une auto-ethnographie, complétée par cinq entretiens semi-directifs auprès d’acteurs du mannequinat masculin professionnel.
1 – La violence au travail sous le prisme de la psychodynamique du travail
4Après une revue de la littérature nous permettant de recenser les travaux déjà menés sur la violence au travail, nous présentons l’approche de la psychodynamique du travail de Dejours (1999, 2011) pour clarifier la problématique de la violence au travail dans le secteur de la mode.
1.1 – Les formes et les facteurs individuel et organisationnel de la violence au travail
5Les différentes études menées sur la violence au travail montrent la complexité, le caractère dynamique et multi-déterminé du phénomène. La revue de littérature proposée par Tragno, Duveau et Tarquinio (2007) ou celle de Favaro (2014) en offre un panorama très complet. Un consensus général semble se dégager des recherches afin d’en identifier les antécédents individuels et organisationnels (Barling, 1996 ; Neuman et Baron, 1998 ; Chappell et Di Martino, 2000 ; Duveau et al., 2003 ; Di Martino et al., 2003). Le modèle le plus synthétique est celui de Chappell et Di Martino (2000). Malgré tout, il n’y a pas d’homogénéité au sein des études quant à l’utilisation des outils de mesure. Il est donc quasiment impossible de comparer les résultats en raison de cette disparité (Tragno et al., 2007).
6Les articles étudiant les facteurs individuels répertorient tout d’abord les caractéristiques individuelles des agresseurs, afin d’expliquer l’émergence possible de la violence et sinon étudient le point de vue de la victime et sa perception des comportements agressifs (Arnetz et Arnetz, 2001). Les facteurs de risque individuel, comme les antécédents de violence, le sexe, la santé mentale, expliqueraient le comportement des agresseurs. Les travailleurs jouissant de moins d’expérience (Kiely et Pankhurst, 1998 ; Fazzone et al., 2000 ; Sharipova et al., 2010), et les jeunes (Hintikka et Saarela, 2010 ; Sharipova et al., 2010) sont les principales victimes de violences physiques au travail. Les femmes semblent plus exposées que les hommes, l’une des explications pouvant être qu’elles occupent davantage des fonctions sociales que leurs homologues masculins (Guay et al., 2015). Les hommes occupant des postes dans les services sociaux courent, en effet, plus de risques d’être exposés à la violence physique au travail (Arnetz et Arnetz, 2000 ; Lawoko et al., 2004 ; Guay et al., 2015).
7Une perspective organisationnelle de la violence physique au travail la décrit en termes de relations interpersonnelles. L’émergence de la violence dépendrait d’une disparité inégale du pouvoir entre les acteurs (Einarsen et al., 2011), de tensions entre collègues dues notamment à de la jalousie sur le lieu de travail (Vecchio, 1995) ou à un environnement de travail hostile (Einarsen et al., 2011). Il est difficile de faire l’économie d’une étude approfondie des modes de gestion dans la compréhension du phénomène, tant les modes de gestion de l’entreprise participent activement par l’entretien de rituels et le développement d’une culture à créer de la violence sur le lieu de travail (Dejours, 2011). Par exemple, un style de management autoritaire et fermé entretient des attitudes défensives et peut accroître le risque de violence (Chappell et Di Martino, 2000). Dans ce contexte, le sentiment de victimisation est plus marqué, notamment par les individus au niveau hiérarchique bas (Aquino, 2000). A l’inverse, le climat de travail peut aider à minimiser les actes de violence. Les caractéristiques du travail lui-même sont également des facteurs potentiels d’une propension à être agressif et à devenir violent. Par exemple le contact avec des gens en détresse, le maniement d’objets de valeur, ou encore la solitude de l’activité sont des variables médiatrices d’une montée de l’agressivité dans l’activité de travail. Il est montré que les employés en milieu hospitalier sont les plus concernés par des violences physiques (Anderson, 2002 ; Adib et al., 2002 ; Cunningham et al., 2003), suivis par les travailleurs des domaines de l’éducation, de la sécurité publique, de la vente au détail et de la justice (Piquero et al., 2013).
8Cette exploration de la littérature nous conduit à distinguer trois formes de violence au travail : systémique, symbolique et physique. La violence systémique est comprise comme « la conséquence souvent catastrophique du fonctionnement homogène de nos systèmes économiques et politiques […] Celle-ci peut être invisible, mais elle doit être prise en compte dans l’analyse qui est faite de l’explosion irrationnelle de la violence subjective » (Žižek, 2008, p.2). Définie en référence à Bourdieu (1986), la violence symbolique « exerce une pression dont l’agent n’a pas conscience. Mécanisme fondamental de la reproduction de la domination […], elle est […] le présupposé de l’ordre social (inégalitaire) et de l’extorsion du surplus et de l’exploitation qui permet aux dominants de faire l’économie de la domination physique et brutale » (Addi, 2001, p.950). La violence symbolique est ainsi « encastrée dans le langage et ses formes » (Žižek, 2008, p.1) et se différencie de la violence physique.
1.2 – L’approche psychodynamique du travail
9La psychodynamique du travail, qui s’est institutionnalisée par les travaux de Christophe Dejours, est centrée sur l’affectivité du sujet par le travail (Dashtipour et Vidaillet, 2017). Le travail est compris comme l’ensemble des gestes, savoir-faire, engagements du corps et de l’intelligence, des capacités d’analyse, d’interprétation et de réaction aux situations. Dejours (2007, p.12) le résume par le « pouvoir de ressentir, de penser et d’inventer ». Travailler est ainsi faire l’expérience du réel, défini par « l’expérience de la résistance du monde » (Dejours, 2009b, p.21) impliquant la fatigue, l’insuffisance de compétences, les règles organisationnelles contradictoires ou encore l’occurrence d’événements imprévus, c’est-à-dire toujours réalisé sur le ton de l’échec. Travailler est donc une souffrance affective (Dejours, 1980, 1998, 2003, 2009a). Le sujet est alors sommé de toujours inventer ou découvrir la manière de combler l’écart entre ce que Dejours (2009b) désigne comme le travail prescrit et le réel du travail. Le travail prescrit est l’ensemble des prescriptions, des objectifs et des règles, tandis que le réel du travail englobe les épreuves auxquelles se heurte le sujet dans son activité, c’est-à-dire « sur ce qui se fait connaître à ceux qui travaillent par sa résistance à la maîtrise » (Dejours et Gernet, 2012, p.87). Il est de facto vulnérable et doit alors « constamment se battre contre le risque de décompensation psychopathologique » (Dejours, 2011, p.144). Dans cette lutte, le travailleur utilise son corps, son intelligence et sa subjectivité par ce que Dejours nomme le déploiement de l’intelligence pratique (Dashtipour et Vidaillet, 2017). C’est un processus de sublimation ordinaire qui se met en place (Dejours, 2011). Lorsque la sublimation ordinaire n’est pas possible, la souffrance passive se transforme en souffrance pathologique (Dejours, 1998, 2011, 2015). Pour le théoricien, l’organisation du travail joue un rôle central dans ce processus. Sa capacité à produire des coopérations et non des coordinations est un facteur décisif (Dashtipour et Vidaillet, 2017). La coordination implique un système de domination qui impose artificiellement la manière dont les gens doivent interagir. La coopération implique une activité « déontique », définie comme une activité collective de production des règles de travail et d’accords souvent contradictoires avec les règles prescrites (Dejours et Deranty, 2010). Les travailleurs vont fonder leurs choix sur le sens commun associé à leur identité professionnelle collective et à leur mission. La coopération est porteuse ainsi d’une reconnaissance par les pairs qui joue un rôle essentiel : elle donne « du sens à la souffrance au travail » (Dejours, 2012, p.228) et apporte un soutien affectif (Lewis, 2005). Par la coopération, les individus vont mettre en place des stratégies collectives de défenses (Molinier, 2006) et la souffrance peut ainsi être contenue. Toutefois, les mécanismes de défense sont ambivalents : d’un côté, ils sécurisent la santé mentale et offrent la possibilité de s’adapter au travail malgré des pénibilités importantes ; d’un autre côté, ils empêchent de penser et de pouvoir parler de ce qui fait souffrir, et donc de transformer la situation de travail (Léon, 2019).
10L’organisation du travail et les pratiques de management peuvent ainsi créer un système de méfiance entre les personnes, en empêchant la sublimation ordinaire de la souffrance passive. Le sujet se trouve aliéné sans pouvoir mobiliser son intelligence pratique. La coordination peut ainsi provoquer un repli individuel pouvant aller jusqu’à ce que Dejours appelle « la désolation » (Dejours et Gernet, 2012), chacun se trouve isolé dans un milieu qui lui semble menaçant (Dejours, 2011). La souffrance non sublimée peut alors être redirigée vers l’entourage, ou retournée en interne, expliquant l’émergence de la violence au travail destructrice d’autrui et/ou de soi.
1.3 – La problématique de la violence au travail dans le secteur de la mode
11Les articles relevés portant sur le mannequinat (Entwistle, 2002 ; Soley-Beltran, 2004 ; Entwistle et Wissinger, 2006, 2012 ; Wissinger, 2007) étudient, pour la plupart, la construction du marché de la mode dans les secteurs caucasiens, ou portent sur la construction de l’apparence (le look) du mannequin comme monnaie d’échange. Quant à Mears (2014), elle s’est intéressée à la constitution d’une culture de la mode définie notamment par un sens de l’esthétique qui se déploie tant durant les castings qu’en dehors. Le marché du mannequinat est qualifié de « le gagnant prend tout » (winner take-all), c’est-à-dire un marché où de petites différences, en termes de performances individuelles, entraînent un écart considérable en termes de récompenses (Mears, 2011). Les agents (bookers) doivent déterminer la valeur d’un mannequin -et par suite sa rémunération- en fonction des préférences des clients en termes de look. Au cours des prestations, les codes, rituels et routines changent, demandant une adaptation permanente des mannequins. Ceux-ci doivent pouvoir se travestir et incarner une multitude d’identités sur scène et en casting. « Les mannequins sont des caméléons, des palettes, attendant d’incarner les rêves et fantasmes des photographes et stylistes » (Mears, 2011, p.93).
12Nous pouvons ainsi supposer en référence à la psychodynamique du travail (Dejours, 2011 ; Molinier, 2012) un décalage entre le travail prescrit et le réel du travail. Dans le secteur de la mode, la souffrance passive qui en résulte pour les mannequins peut-elle être compensée ou sublimée par la reconnaissance des pairs et l’émergence d’une identité partagée ? Au lieu d’interroger la violence physique comme ensemble de symptômes individuels, nous proposons d’analyser les processus dont la violence physique est elle-même le symptôme. Pour cela, nous étudions l’implication processuelle de l’organisation du travail et du management dans le développement des formes de solidarité et de coopération, avec plusieurs interrogations. Des violences systémique et symbolique sont-elles repérables ? Dans ce cas, comment interfèrent-elles avec la coopération ?
2 – Une démarche auto-ethnographique dans 6 agences de mannequinat
13Pour éclairer notre problématique, nous avons adopté une posture épistémologique critico-clinique (Herreros, 2012) et mis en œuvre une méthodologie qualitative et compréhensive en recourant à une démarche auto-ethnographique. Celle-ci a consisté à nous immerger pendant huit ans dans six agences de mannequinat.
Les 6 agences de mannequinat de l’étude
Les 6 agences de mannequinat de l’étude
14Nous avons également, à l’issue de ces huit années, conduit des entretiens semi-directifs avec cinq acteurs rencontrés au cours des années de terrain. Nous avons ensuite procédé à une analyse de contenu thématique de nos données.
2.1 – Mode de collecte des données
15La démarche auto-ethnographique se découple en différentes étapes qui se réalisent sous forme de boucles d’abduction : produire les données, traiter les données, analyser les données. Dans une posture critique, la dimension clinique du travail de recherche suppose une forme de réflexivité radicale afin de déconstruire les présupposés (Allard-Poesi et Loilier, 2009). La réflexivité se définit comme une pratique langagière, sociale et intra/intersubjective centrée sur l’expérience. Elle est une pensée du sujet sur soi (Bourdieu, 2001). La réflexivité permet d’observer les phénomènes différemment et de révéler par abduction les violences des situations de pouvoir mises en parole (Moriceau, 2016). Les données auto-ethnographiques sont composées de dialogues, d’émotions, de sensations et d’actions concrètes (Moriceau, 2013).
16Nous avons ainsi réalisé un récit auto-ethnographique analytique-réaliste (Ellis et Bochner, 2000 ; Ellis, 2004 ; Chang, 2008), qui a abouti à la production de deux cent seize pages. L’utilisation d’une bioscopie (Desroche, 1990), c’est-à-dire une représentation visuelle simplifiée (scopie) d’un trajet de vie (bio) et de ses événements marquants, d’un carnet de notes et des cinq entretiens complémentaires nous ont permis de nous inscrire dans une démarche auto-réflexive (Chang, 2008). L’auto-ethnographie est en effet une méthode de recherche qualitative par laquelle le chercheur utilise la réflexivité et l’exploration de son expérience participative pour faire sens de son histoire personnelle au regard d’enjeux politiques, culturels et sociaux (Ellis, 2004 ; Holman Jones, 2005). Nous avons ainsi noté des « épiphanies », à savoir des moments perçus comme significatifs dans l’épisode de vie représenté par l’immersion (Denzin, 1989 ; Bochner et Ellis, 1992 ; Couser, 1997), mais aussi des temps de crise existentielle porteur d’une analyse de l’expérience vécue (Zaner, 2004). Dans le domaine des sciences de gestion, cette méthode est encore peu utilisée. Nous pouvons toutefois citer les travaux de Boyle et Parry (2007) sur les liens larges entre l’individu et l’organisation, ceux de Doloriert et Sambrok (2012) sur les apports de cette méthodologie aux recherches sur les organisations, ainsi que les études d’Herrmann (2011), de Snoeren et ses coauteurs (2016) ou encore de Duan (2019).
17Nous avons également conduit cinq entretiens semi-directifs postérieurs aux années d’immersion auprès de trois mannequins internationaux (Lucas, Timéo et Pierre), une femme manageur (bookeuse) d’agence parisienne (Sarah), et un repéreur de mannequins (scout) français (annexe 1). Les mannequins sont pour la plupart repérés dans la rue. Leur quotidien se répète par des visites aux managers, des appels téléphoniques, des castings et des rencontres avec des clients (Go & See) lorsqu’ils ne travaillent pas. Les relations peuvent être très éphémères quel que soit le pays d’activité et le type de prestation. Les agences avancent de l’argent aux mannequins pour les premières photos, et pour les déplacements. Notre choix des répondants a été réalisé en fonction de la pertinence des données complémentaires détenues par les interviewés et l’opportunité ou la faisabilité des entretiens. Un guide d’entretien a été élaboré en appui sur les travaux d’Alvesson et Willmott (2002). Il interroge le vécu des sujets autour d’enjeux identitaires. Les entretiens ont duré de 1h20 à 1h45.
2.2 – Mode d’analyse des données
18Nous avons procédé à une analyse de contenu en favorisant le repérage des processus à l’œuvre dans les situations de violence, en considérant qu’elles prennent place dans une historicité singulière des organisations qu’il s’agit de mettre en évidence (Chanlat, 2013). Pour cela, nous avons étudié les interprétations que donnent les personnes à ce qu’ils vivent (Girod-Séville et Perret, 1999) et tenté d’identifier les facteurs organisationnels qui encadrent l’effectivité des coopérations entre les acteurs. Nous avons également investigué les pratiques de gestion des actes de violence physique. La posture réflexive du chercheur a permis de porter une attention particulière aux affects, manœuvres de défense, stratégies et décisions dans l’analyse des situations de violence (Ruebottom et Auster, 2017). L’analyse qui est alors proposée est structurée par une réflexion empirico-logique (Dumez, 2010).
19Au cours du travail de traitement des données, nous avons opéré une « réduction phénoménologique ou empirique initiale » (Paillé, 2011, p.5) en écartant nos présupposés théoriques pour laisser émerger des découvertes et de l’inattendu. Nous avons réalisé un premier codage ouvert (Strauss et Corbin, 1990), puis un codage axial (Strauss et Corbin, 1990). Nous avons utilisé des grilles d’analyse verticale et horizontale afin de repérer l’occurrence des verbatim les plus significatifs pour illustrer les codes qui prenaient forme (annexe 3). Certains thèmes ont été induits par l’analyse comme l’anomie, désignant, en référence à Dürkheim (2013), l’absence d’organisation induite par le changement permanent des règles et des codes en fonction de la prestation des mannequins, et la disparition des valeurs communes (figure 1).
Exemple de catégories de l’analyse de contenu
Exemple de catégories de l’analyse de contenu
3 – Résultats : Le cercle de la violence au travail dans le mannequinat masculin professionnel
20Nos résultats font ressortir la coexistence des trois formes de violence au travail dans le mannequinat masculin professionnel : systémique, symbolique et physique, dont nous avons pu identifier les facteurs organisationnels et managériaux.
3.1 – La violence de l’idéologie de l’esthétique et l’infantilisation des mannequins
21Le terrain du mannequinat masculin professionnel n’est pas désigné comme le lieu d’une violence extraordinaire. Pourtant, les données recueillies auprès de mannequins et d’autres acteurs prouvent que la violence est pleinement présente dans ce métier, notamment à travers les codes attendus pour exercer cette activité.
« Le luxe occidental est identifié par sa jeunesse qui est vue par elle-même et par l’extérieur comme anxieuse. Notre société est extrêmement anxiogène donc aujourd’hui, ça doit se voir sur le visage et finalement avec déjà tout jeune une histoire écrite sur le visage ».
23Ce besoin qu’ont les créateurs et les photographes est repris dans les discours organisationnels. La violence perceptible sur les visages des mannequins devient un facteur clé pour le succès du repérage.
« [Les managers] l’évoquent textuellement ».
« [Les mannequins doivent avoir une] gueule […] la violence devant se lire sur les visages »
« Le luxe est identifié comme quelqu’un qui sort en boîte depuis ses quinze ans, parce qu’il a déjà traficoté sa carte d’identité, qui picole, qui a déjà pris de la drogue, des drogues dures ».
25Evoquée par les managers, l’idéologie d’une violence esthétique se traduit par l’exigence d’une forme d’ascèse pour se conformer à un look spécifique : traits du visage ciselés, minceur, corps androgyne. Cette idéologie est coûteuse psychiquement et physiquement pour les mannequins qui doivent s’inventer un personnage et obéir jusque dans leur corps au désir du client qui projette sur eux son fantasme.
« [Les mannequins doivent] se réinventer pour qu’il y ait une cohérence, une connivence entre ce qui émane de leur physique et ce que les managers vont pouvoir monnayant une modification de leur comportement, gérer comme une image marketing. [… Il faut que] ce soit un peu violent ».
« Je veux que le mannequin joue son rôle, qu’il endosse son costume de mannequin. Je me moque de qui il est en dehors ».
« Il faut devenir une marque, une image, être un personnage, parce qu’il m’est demandé de devenir quasiment transparent, de devenir quelque chose d’autre, d’opérer un clivage entre ma personnalité au quotidien et le moi mannequin ».
29En début de carrière, lorsque les mannequins débutent leur activité souvent vers 16 ans, les gains faciles et l’accès à l’univers de la mode occultent la nature de la relation dans laquelle ils sont placés.
« [Il est signifié aux mannequins au début de carrière] qu’ils n’auront pas grand-chose à faire [… que c’est un] métier assez tranquille [… Il faut simplement] obéir et ils pourront gagner pas mal d’argent ».
« Il faut te rendre à ce casting, habillé de cette manière, coiffé comme ceci » lançait Sarah en recoiffant un mannequin ».
« [Il est demandé aux mannequins de] raconter des histoires aux clients, quitte à mentir, afin que ceux-ci se souviennent d’eux ».
« Invente n’importe quoi, il faut qu’à la fin de la journée, après cinquante visages vus, le client se dise : ah oui le mannequin brésilien qui vient des favelas ».
34Des programmes d’entrainement aux castings peuvent être mis en place, où les mannequins apprennent à raconter de fausses histoires. Avec le temps et l’obtention de contrats, les mannequins voyagent de plus en plus et abandonnent leurs repères. Ils lient des relations sociales éphémères, logent dans des appartements de mannequins sous-loués par leurs managers, et suivent des horaires décalés et irréguliers. En perpétuel déplacement, ils n’ont aucun accès aux informations comptables et financières des contrats avec les clients, ni à la négociation du pourcentage touché par le manager. Les mannequins ne demandent pas d’informations.
« [S’ils posent des questions], ils sont priés d’aller ailleurs [… Les managers] n’ont pas le temps de s’occuper de leurs petites affaires ».
« Je ne dois pas penser, je suis à ma place, je ne dois pas contredire mes managers. J’obéis et c’est la meilleure chose à faire. Et ce jusqu’à signer des contrats qu’on n’a même pas lus ».
37Cette organisation du travail oriente les comportements des mannequins vers toujours plus de compétition et de soumission à l’autorité des managers et des clients. L’obéissance est sanctifiée par un management maternant relativement infantilisant, témoignant ainsi d’une violence à la fois systémique et symbolique.
« La compétition est très agressive, violente, comme une compétition de sportifs. Il faut se donner le maximum de chances pour réussir et s’en moquer du reste ».
« C’est chacun pour soi, c’est une arène aux lions ; on veut faire de l’argent le reste on s’en moque ».
« Tu es babysitté de A à Z ».
« On te demande d’être un enfant, en réalité on te demande de t’occuper de rien, t’es materné par tes agents ».
« Leur rôle dans ces cas [des managers face au saccage d’une chambre d’hôtel], c’est un peu celui de parent. Ils disputent leurs enfants, leur font la leçon. Les mannequins sont comme des enfants, et nous on a un rôle de parent dans ce genre de situation ».
3.2 – Perte identitaire, coopérations éphémères et installation de la désolation
43Les mannequins doivent accepter passivement la violence systémique du milieu. Ils intègrent rapidement la violence symbolique liée à l’anomie répétée à chaque contrat et acceptent de n’être qu’une parole vide, une image.
« J’ai assisté à une présentation et j’ai trouvé ça très violent. Il s’agissait pour les jeunes gens de rester debout, ils étaient à deux quand même, de rester debout sur un plot à 1m de hauteur des heures durant pendant que les gens regardaient leurs vêtements, j’ai trouvé personnellement la scène très violente parce qu’assez réductrice pour les personnes ».
« [Tu es] un produit à vendre […] T’es un objet, il ne faut pas l’oublier, t’es un objet, t’es là pour être mannequin »
« Je suis différentes attitudes, différentes personnalités. Moi je ne suis personne, je suis Peter Pan, je suis Robin des bois, ce que tu veux ».
« [Les mannequins en arrivent à] ne plus savoir qui ils sont [… et à] devenir fou »
48Si les mannequins perdent leur identité personnelle, ils trouvent refuge dans l’identification à leur agence mère, garante de sécurité dans un contexte de précarité financière et psychologique. L’identification semble agir comme un mécanisme de compensation à la peur de perdre les objets sociaux (rémunération et statut). Le nom et le logo de l’agence sont fièrement affichés sur les classeurs de photos (books) que les mannequins présentent aux clients et qu’ils emmènent partout avec eux. Les mannequins font référence à « l’agence » entre eux comme à un « chez-soi » admis et accepté. L’identité de groupe partagée est renforcée par la circulation d’histoires au sein d’une même agence sur l’échec de l’un ou la réussite d’un autre qui prennent des dimensions mythiques. Ils y trouvent des repères malgré les violences symbolique et systémique. Par ailleurs, des groupes de mannequins se forment pendant les semaines de la mode (fashion-weeks) pour se défaire ensuite. Le partage d’une langue commune facilite les rapprochements, pouvant conduire à des regroupements par nationalité. Ceux-ci permettent parfois la mise en place de coopérations afin, par exemple, de doubler des concurrents pendant les auditions ou refuser d’aller à des castings malgré l’ordre donné par un manager.
« L’expérience à New York lorsque nous refusions avec Timéo de loger dans des appartements de mannequins proposés par les agences, pour nous dégoter un appartement »
50Pourtant ces coopérations peuvent être éphémères. Les semaines de la mode n’ont lieu que deux fois par an, en janvier et en juin. Dans les périodes d’attente, qui parfois s’allongent, l’identité de groupe est remise en question. L’agence est accusée d’abandon. Une isolation progressive des mannequins se met en place.
« Je ne comprends pas pourquoi [l’agence] Réussir ne me faisait plus travailler. C’est du racket ».
« Il n’y a pas de relations humaines, c’est du business, il faut oublier le côté humain [… un sentiment de solitude qu’ils] vivent comme un coup violent ».
« Ils perdent confiance en eux ».
« [c’est une] grande solitude affective compensée par des tensions réelles ».
56Les temps longs et l’insécurité du travail aggravent la précarité.
« J’ai vu des mannequins ne pas avoir d’argent et dormir dans la rue, d’autres devant changer de partenaires tous les soirs pour trouver un toit ».
« Bien sûr tu déprimes, tout le temps. Tu prends du poids, je devenais fou, je ne m’aimais plus. J’ai eu mon accident en moto, je ne faisais plus rien j’avais la barbe et je mourrais de faim. Le mannequinat j’ai tout le temps envie d’arrêter ».
59Les mannequins sont de moins en moins résistants aux exigences managériales. Pierre (30 ans, mannequin) utilise ainsi des termes réificateurs pour parler de son métier : les « automates » ou les « morceaux de viande ».
60La désolation s’installe. Chacun est progressivement isolé dans une organisation qui lui semble menaçante. Les mannequins se soumettent volontairement et de manière quasi-inconditionnelle à l’autorité des managers et des créateurs en se déchargeant de toute responsabilité. L’angoisse de l’isolement en vient à se retourner contre eux.
« Mes agents ne me disaient rien de la cuisine des contrats ce qui conduisait à des conflits. Avec le temps je me suis rendu compte qu’ils mentaient, que de fausses options étaient faites. J’ai décidé de me plier entièrement aux règles et d’accepter de prendre ce qu’on me donnait. Je vais aux castings, j’essaye de me vendre et c’est comme ça ».
« [chacun] pense à lui, les agents te disent qu’ils ne sont pas tes amis ».
« Certains tombent dans la cocaïne parce qu’ils sont perdus, comme les 3/4 des mannequins qui craquent, parfois devenant violents ».
64La sublimation ordinaire de la souffrance passive n’est plus possible. Le refoulement des violences systémique et symbolique empêchent les coopérations d’être effectives.
3.3 – La violence physique comme symptôme
65La réification des mannequins amène un certain nombre d’effets pervers, dont l’émergence d’agressions de leur entourage, représentant une forme de violence physique normalisée.
66Situation violence physique entourage 1 :
« Lors d’une présentation en showroom, Pierre est insulté par une cliente participant à la réunion de mode. Il se tenait droit, sur un présentoir, sommé de ne pas bouger. Il cachait ainsi une peinture suspendue derrière lui. Pierre est parti ».
« Elle était irrespectueuse, elle m’a plusieurs fois dit de bouger, je n’ai rien pu faire. Je suis simplement parti pour me changer et ai quitté la présentation ».
69Situation violence physique entourage 2 :
« Les stylistes qui n’hésitent pas à attoucher les mannequins lorsque ceux-ci doivent se changer lors des séances de shooting photos pour des magazines ou des catalogues de mode […] Les mannequins concernés réagissent la plupart du temps avec violence, d’autres se laissent faire. […] Lorsque l’affaire des attouchements parvint aux oreilles de Sarah [la manager], celle-ci décida de convoquer tous les mannequins de l’agence qui avaient travaillé avec le photographe A. Aucun ne l’avait informé plus tôt de tels agissements, alors que A a continué à perpétrer de tels abus pendant plus d’une année avant que Sarah ne l’apprenne. Les mannequins par peur et par perte de confiance n’en parlaient pas à leurs managers. A fut renvoyé. […] Après un refus d’un mannequin de travailler avec un client qui a tenté des attouchements] Pourtant les managers des agences continuent à travailler avec ces mêmes clients pour d’autres de leurs mannequins. Il n’y a pas de bannissement des listes de clients, ni de poursuite judiciaire ».
« [A propos du photographe A] glissant leurs mains dans les pantalons afin de toucher les parties intimes. [L’un de ses amis] lui a décroché une claque et a quitté le shooting ».
72Les mannequins eux-mêmes deviennent parfois violents physiquement. La compétition les incite à contourner les règles informelles, comme celle d’attendre son tour en ligne pour les castings. C’est une source de tensions individuelles ou entre les groupes éphémères qui se sont constitués pour un événement.
73Situation de violence physique mannequins 3 :
« On va au casting, on passe de suite parce qu’on triche et qu’il y avait un peu moins de monde, donc c’était plus facile. On passe et un mannequin que l’on croise en repartant me fait : Ouai bande de batards. Il fait une histoire. Au casting suivant on le recroise, il me menace et me dit : t’as de la chance, j’ai envie de te taper. Il changeait de personnalité, il devenait un peu bizarre ».
75Situation violence physique mannequins 4 :
« En juin 2009 à Milan, des mannequins anglais, en groupe, ont pris pour bouc émissaire un jeune mannequin de dix-sept ans. Ils ont uriné dans sa chambre, l’ont agressé verbalement et ont jeté son lit par la fenêtre de la chambre d’hôtel ».
77Situation violence physique mannequins 5 :
« Hier soir un groupe d’anglais s’est battu avec les français au bar. Du coup ils n’ont pas pu se rendre au défilé aujourd’hui [rire] ».
79Situation violence physique mannequins 6 :
« Chez Gucci, pour fêter la fin du défilé, tous les mannequins […] pouvaient entrer dans le vieux théâtre, rue Piave, ce soir-là à Milan. Timéo, qui n’avait bu qu’une bière, décida à un moment donné d’arracher son gilet aimanté pour se retrouver torse nu parmi les invités en robe de soirée ou costumé. […] Timéo se jette alors torse nu sur les énormes coussins d’une banquette et commencent à les jeter sur les invités. Et puis il décide de se rendre dans la salle d’eau pour uriner dans les lavabos. Les vigiles l’ont interrompu, mais la styliste de Gucci leur a signifié que c’était un mannequin important et ils l’ont relâché ».
81Ces violences physiques perpétrées par les mannequins prennent ensuite corps dans des récits ou des blagues qui circulent entre les mannequins et les managers. Ceux-ci participent à une mythification des événements de la mode et contribuent à l’image du métier de mannequin. Nous avons relevé une certaine jouissance à évoquer ces histoires chez les mannequins qui en parlent toujours avec humour, voire se vantent de leurs exploits. Il semble ainsi que face à l’effacement de leur identité organisé par le management et le système du mannequinat, les mannequins répondent par des comportements violents. Leur entourage professionnel reconnait et valide ces faits par un consentement en se taisant. Un statut hors-norme des mannequins est établi, et leur transgression violente est placée sous silence. Sous cet angle, la violence physique exercée par les mannequins correspond à une stratégie de reconquête de leur identité.
4 – Discussion : L’institutionnalisation de la violence au travail
82Notre principal résultat, issu de notre étude auto-ethnographique de huit années et des entretiens semi-directifs mis en place en complément, est que l’organisation du travail et le management participent dans le domaine du mannequinat professionnel à une forme d’institutionnalisation de la violence au travail.
4.1 – Une normalisation des violences systémique, symbolique et physique
83Le style de management « maternant » et tourné vers la rentabilité favorise l’émergence d’une violence symbolique qui s’exprime plus particulièrement dans les rapports infantilisants de soumission à l’autorité. Une obéissance totale des mannequins aux ordres est normalisée. D’après Chappell et Di Martino (2000), ce style de management est associé à des risques d’apparition d’actes de violence. Cintas (2013) souligne, quant à elle, que certaines pratiques comme la polyvalence ou l’attention importante accordée à certains salariés sans prise en compte de leurs désirs (stalking) sont inductrices de violence (Cintas, 2013). Dans notre cas, la conséquence principale est une perte de confiance des mannequins envers leurs managers.
84L’organisation du travail contribue également à l’exercice d’une violence systémique, les mannequins étant exclus de toutes contingences comptable et financière et subissant l’absence ou le changement des normes sociales régulant les pratiques. Cette anomie couplée avec une tendance à la réification conduit à une perte identitaire et à un repli sur des groupes d’appartenance eux-mêmes éphémères, se traduisant par des tentatives de coopérations pendant les événements de la mode. Ces coopérations sont structurellement vouées à l’échec en raison des rythmes de travail déstructurés et de l’intermittence des moments collectifs. Ce sont ainsi les violences systémique et symbolique qui les rendent inefficaces et la souffrance passive ne peut pas être sublimée. Les mannequins en viennent à se plaindre d’un sentiment progressif d’isolation, voire d’abandon. Nos données font ressortir, qu’en réaction, ils se déresponsabilisent, se soumettent passivement aux ordres des managers et sont de moins en moins résistants aux injonctions managériales (Poilpot-Rocaboy, 2010), ce qui alimentent le risque de décompensation. Une véritable désolation se met en place, telle que Dejours (2015) l’a définie. C’est dans ce contexte que la violence physique subie (attouchements, insultes) ou exercée (dégradation de matériel, bagarres) prend naissance. Ces actes traduisent une souffrance devenue pathologique et peuvent conduire au suicide.
4.2 – Vers une modélisation de l’institutionnalisation de la violence au travail
85Les managers ne sont pas attentifs à l’isolement progressif des mannequins. De ce consentement passif à la souffrance, la violence dans ses trois dimensions (symbolique, systémique et physique) s’institutionnalise. La violence se normalise, elle en devient presque admise, jusqu’à devoir se voir sur le visage des mannequins. Les rares actions managériales, comme la réaction de Sarah face aux attouchements d’un photographe, ne permettent pas de freiner le processus d’institutionnalisation. Nous pourrions y voir ici les traces d’un mouvement pervers propre au mannequinat (Racamier, 2012). Les actes de violence relevés ne semblent pas impacter l’organisation au contraire de travaux sur l’altération du rendement au travail et des mauvaises pratiques (Da Silva et al., 2015), d’un risque d’absence au travail pour des raisons de santé plus élevés (Rugulies et al., 2007 ; Clausen et al., 2012) et d’un absentéisme des personnes victimes de violence physique plus prononcé par rapport à des personnes non exposées (Fris et al., 2018). Cela nous conduit à proposer une modélisation du processus d’institutionnaliation de la violence afin de repérer la dynamique propre au mannequinat masculin professionnel et d’en prévenir l’émergence dans d’autres contextes (figure 2).
Processus d’institutionnalisation de la violence issu de notre analyse
Processus d’institutionnalisation de la violence issu de notre analyse
86Les pratiques du management et l’organisation du travail se traduisent par des violences systémique et symbolique. En conséquence, les coopérations sont inefficaces. La perte identitaire des mannequins est grandissante tandis que leur isolation progressive s’intensifie. La souffrance passive ne peut alors pas être sublimée tandis qu’un délitement de la confiance entre le management et les mannequins s’intensifie. Les demandes adressées aux managers sont déboutées et aucun espace de parole n’est proposé pour permettre un échange sécurisé. De ce fait, les voies d’évacuation des violences systémique et symbolique semblent inenvisageables et l’on peut constater le développement d’actes de violence physique ensuite racontés et diffusés dans les agences. Ces histoires sont érigées comme des mythes et le processus d’institutionnalisation de la violence est entretenu.
4.3 – Quelles pratiques préventives de la violence au travail ?
87Un premier constat est l’absence de dialogue entre les managers et les mannequins. Un management de proximité pourrait permettre une mise en parole de la souffrance, avec la mise en place, par exemple, d’espaces de discussion (Detchessahar, 2011). L’objectif serait de favoriser la verbalisation des affects et du vécu, tout en reconnaissant les mannequins comme des personnes adultes et responsables. En discutant des problématiques identitaires, d’isolement et de motivation, la confiance pourrait être rétablie. Cette reconnaissance serait par ailleurs un vecteur d’éthique dans le travail (Dashtipour et Vidaillet, 2017). La discussion, l’écoute et l’agir communicationnel ont été soulignés comme l’un des modes de prévention privilégié de la violence dans les organisations (Moreau, 2008). La réponse à la violence systémique et symbolique serait la mise en place d’organisations réflexives « où l’énonciation de ce qui, au quotidien, use les salariés et les abuse est formulé » (Herreros, 2012, p.14).
88Les organisations pourraient également être vigilantes à permettre le développement des coopérations. C’est en réhabilitant le rôle du collectif et en restaurant le lien de confiance entre managers et mannequins que des remparts à la souffrance et in fine à la violence pourraient être dressés. En effet, les rythmes de travail déstructurés et l’isolement induit par l’organisation du travail empêchent de sublimer la souffrance. Enfin, un changement de pratiques pourrait être de réorganiser l’accès aux informations comptables et financières afin de soutenir l’émergence d’un management responsable et responsabilisant.
Conclusion
89Notre étude a permis d’éclairer le phénomène sous un angle novateur. Elle permet d’enrichir la littérature sur les facteurs organisationnels et managériaux de la violence au travail (Tragno et al., 2007 ; Cintas, 2013). En mobilisant la psychodynamique du travail, nous apportons des éléments de compréhension des dynamiques d’interactions entre les violences symbolique, systémique et physique pouvant amener une institutionnalisation de la violence. Nos résultats ne sont pas sans limites. Si la démarche de recherche auto-ethnographique menée par immersion longue et complétée par cinq entretiens semi-directifs d’acteurs clefs a permis d’accéder en profondeur aux mécanismes à l’œuvre dans le mannequinat masculin professionnel, elle reste empreinte de l’expérience sensible propre au chercheur et fonction de son champ cognitif de perception et de jugement. Des travaux sont donc à mener afin de confronter et approfondir la modélisation proposée en distinguant, notamment, ce qui relève de la singularité du terrain exploré de ce qui est récurrent dans d’autres contextes. Peut-on ainsi identifier des formes d’organisation du travail et des styles de management conduisant à une institutionnalisation de la violence au travail ? La réification et l’infantilisation des personnes semblent en représenter deux premiers facteurs majeurs.
Profils des cinq répondants de l’étude
90Lucas : 40 ans- Lucas est un ancien instituteur qui a décidé de changer radicalement d’orientation de carrière pour se consacrer entièrement au métier de mannequin. C’est le seul mannequin interviewé qui décida de lui-même d’exercer ce métier. Il confie au cours de l’entretien qu’il souhaitait tenter cette expérience par défi. Lucas a travaillé pour plusieurs agences de mannequin. Il débuta tout d’abord avec Réussir puis après quelques années au cours desquelles il ne décrochait plus beaucoup de missions, il décida de rompre son contrat avec Réussir et de re-signer avec une jeune agence. Lucas a fait des photos pour de nombreux magazines de mode, a participé à plusieurs défilés, et a posé pour plusieurs campagnes de vêtements pendant plus de dix années de mannequinat. Il était en 2019 modèle chez UNM et News, mais aussi écrivain et manager d’un restaurant parisien.
91Timéo : 33 ans -Timéo n’a jamais désiré exercer ce métier, mais a été repéré et proposé à l’agence Réussir avec laquelle il a signé un contrat de représentation assez rapidement. Père d’un enfant de sept ans, Timéo exerce le métier de mannequin depuis plus de dix ans. Il a récemment changé d’agence pour signer avec MeetModels. Timéo est également passionné par l’architecture et la décoration d’intérieure, passion dont il souhaiterait pouvoir faire un métier. Il pratique les arts martiaux et voyage régulièrement dans le cadre de son activité de mannequin. Timéo a participé à de nombreux défilés de mode, a posé pour d’importants magazines de mode et des campagnes publicitaires parmi lesquelles Gap, Calvin Klein, Dolce & Gabbana ou encore Géox. Timéo jouit d’une renommée internationale et est reconnu comme un mannequin d’expérience, notamment en France, en Italie et aux Etats-Unis.
92Pierre : 30 ans - Pierre est un mannequin qui a réussi à se faire une place relativement confortable dans le milieu de la mode. Moins connu que Timéo, il est parvenu malgré tout à décrocher de nombreux contrats magazines et quelques campagnes vêtements, notamment Calvin Klein ou Zapa. Il se considère comme un « bon produit » au sein de son agence de mannequins, Fruit. En 2019, il travaillait en tant que mannequin depuis bientôt dix ans.
93Sarah : 35 ans - Sarah a été l’une des managers en charge d’encadrer le développement de la carrière du chercheur. C’est la seule des anciens managers (bookeurs) qui ait formulé une réponse à la demande d’entretien. Après presque six années d’exercice chez Réussir, Sarah a quitté cette agence pour ouvrir sa propre entreprise, Model in Paris. Sarah a toujours été une personne consciencieuse dans son travail. Elle se sent proche des mannequins dont elle a la responsabilité en tant que manager.
94David : 45 ans - Depuis 2011, David travaille pour Représente, une agence de repérage (scouting) internationale. David est amené à arpenter les rues des villes, les magasins, le métro ou tout autre endroit où il pourrait faire la rencontre de jeunes hommes ayant un potentiel physique selon ses propres critères. David est également photographe et il organise régulièrement des séances photos avec des mannequins candidats qu’il présente ensuite à des agences de mannequins. Si le candidat signe un contrat avec une agence, David est rémunéré selon un pourcentage négocié sur les différents contrats du mannequin pendant une période donnée. David est la seule personne avec qui nous nous sommes entretenus qui connaisse les règles légales qui encadrent le métier de mannequin.
Extrait du guide d’entretien
Catégories principales | Approfondissement | Questions associées |
---|---|---|
Mannequin | Définition directe | Comment les agents vous définissent-ils ? |
Définition des autres | Comment sont définis les mannequins d’autres agences ? | |
Orientation de l’action | Histoires véhiculées | Quelles sont les histoires qui circulent dans l’agence ? |
Valeurs et morales véhiculées | Qu’est-ce qui vous motive à faire du mannequinat ? | |
Connaissances et compétences désirées | Que demande votre agent avant un casting ? | |
Scène | Règles informelles | Y-a-t-il des manières de se comporter entre mannequins, envers un client ? |
Verbatim illustratifs de six des catégories d’analyse
Catégories | Verbatim |
---|---|
Injonction managériale | « Tu n’auras pas grand-chose à faire/obéir aux injonctions et aux fantasmes des clients » (Sarah) ; « Ils doivent se cliver identitairement entre leur vrai moi et le moi mannequin » (carnet de notes) ; « On te dit que tu es autonome, que tu dois te débrouiller, mais dès que tu veux t’intéresser au côté financier, t’es mis sur la touche » (Timéo) |
Perte identitaire | « Je ne savais plus qui j’étais ; c’est schizophrénique » (Timéo) ; « Je devenais fou » (Pierre) ; « J’avais perdu confiance, j’étais déprimé » (Timéo) ; « C’était dur très dur » (Lucas) ; « J’avais perdu confiance en moi » (Timéo) ; « On te demande d’être un gosse, t’es materné par tes agents, ce qui rend fou un peu à la fin » (carnet de notes) ; « J’ai fait une crise d’angoisse, j’avais envie de tuer quelqu’un » (Lucas) ; « J’apprenais à devenir quelqu’un d’autre pendant plusieurs années » (carnet de notes) ; « Je n’aimais pas jouer un rôle qui n’était pas moi, tout ceci me rendait malade » (Timéo) |
Violence esthétique | « La violence doit se lire sur leurs visages, la violence de l’alcool, des drogues » (David) ; « Il faut que ce soit violent » (David) |
Perte de confiance | « Mes managers m’ont menti » (Pierre) ; « C’est du vol, du racket, c’est un système mafieux » (Lucas) ; « Il faut se taire, c’est chacun à sa place, moi j’essaye de contourner les règles comme je peux » (Timéo) ; « Il n’y a pas de relations humaines, c’est du business » (Sarah) ; « On peut faire disparaître un mannequin d’une saison à l’autre parce qu’on ne veut plus le voir » (Sarah) |
Désolation | « Moi je suis ici pour faire de l’argent, ce que le mannequin pense et ressent ce n’est pas que je m’en fiche, c’est que je n’ai pas le temps de m’en préoccuper » (Sarah) ; « Je fais mon truc maintenant, je reste à ma place, c’est comme ça » (Timéo) ; « J’obéis à mes managers, je fais ce qu’on me dit de faire » (Pierre) ; « On a la mauvaise surprise de voir des mannequins avec des comportements infantiles, du coup, on va coller ça sur tous les autres » (Sarah) |
Banalisation | « Ils seront tôt ou tard confrontés à des photographes qui leur demanderont de de la violence coucher avec eux ou essayeront de les toucher » (Sarah) ; « Je venais de manger une césar salade, j’avais maigri jusqu’à en tomber malade. Ma bookeuse m’a raillé parce que je lui paraissais gros ; le travail du corps jusqu’à en avoir mal » (Pierre) ; « La compétition, se comparer tout le temps » (Timéo) |
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Mots-clés éditeurs : mannequinat, auto-ethnographie, violence au travail, institutionnalisation
Mise en ligne 24/03/2020
https://doi.org/10.3917/rimhe.038.0049Notes
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