Notes
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[1]
Un ouvrage collectif que nous avons codirigé est à paraître sur ce point : Didier J., Bonnardel N., Dir. Didactique de la conception, Belfort, Presses de l’UTBM.
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[2]
https://www.oecd.org/fr/sti/inno/2367523.pdf. (consulté le 16-12-19)
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[3]
Par exemple, dans la méthode dite de « personas dynamiques » (Bonnardel et Pichot, 2020)
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[4]
Contrat ANR CREAPRO (ANR-08-CREA-038) en collaboration entre l’Université Paris Descartes, l’Université d’Aix-Marseille, l’Université de Rennes 2, l’Université Bordeaux 1 et l’ITEM/CNRS.
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[5]
Contrat ANR CREATIVENESS (ANR-12-SOIN-0005) en collaboration entre l’Université Paris Descartes, l’Université d’Aix-Marseille et les Arts et Métiers ParisTech.
1 Les activités créatives aboutissent à la génération de productions originales, dont les retombées sociétales peuvent être considérables. Des découvertes scientifiques aux créations culturelles, en passant par toutes les transformations du quotidien des individus, ces activités sont cruciales pour l’adaptation de l’être humain à son environnement et, réciproquement, en vue de l’adaptation de l’environnement aux capacités et limites ainsi qu’aux attentes et besoins de l’être humain. L’un des défis actuels de notre société est, en outre, de satisfaire des besoins croissants en créativité et en innovation. Ainsi, le monde professionnel recherche de plus en plus souvent des individus à la fois créatifs, flexibles et compétents, capables d’effectuer des tâches complexes sans procédures préétablies (Miller et Dumford, 2014). Comme nous l’avons montré (Bonnardel, 2006, 2009), c’est en particulier le cas dans les situations de conception où les concepteurs doivent parvenir à des produits à la fois nouveaux et adaptés aux utilisateurs et, ainsi, faire preuve de créativité. Ce domaine présente l’intérêt de permettre d’analyser un processus allant de l’émergence d’idées jusqu’à la mise en œuvre d’innovations. Dans de précédents travaux (Bonnardel, 2012a ; Bonnardel et Zenasni, 2010), il nous est apparu nécessaire d’y développer des modalités d’assistance à la créativité. Dans cet article, nous présenterons des situations de conception créatives pour illustrer certaines des méthodes d’analyse sollicitées. Contribuer à favoriser la créativité est également un défi dans les contextes pédagogiques où l’objectif est double : développer la créativité des élèves et des adultes engagés dans des formations professionnalisantes mais aussi former les enseignants à enseigner la créativité [1] (Capron-Puozzo, 2017 ; Plucker et al., 2011). Afin de parvenir à mieux comprendre ce qu’est la créativité et les facteurs qui l’influencent, différents points de vue et approches sont décrits ainsi que des méthodes mises en œuvre pour approfondir certaines facettes des activités créatives.
1 – La créativité : éléments de définition
2 La créativité a été appréhendée différemment selon les époques. Ainsi, le mythe de l’inspiration a longtemps prévalu, comme en attestent des expressions telles que « être inspiré » et les assertions d’auteurs ou d’artistes qui soulignent le rôle des Muses ou d’un pouvoir divin. Néanmoins, des changements de points de vue sont progressivement intervenus jusqu’à la proposition d’un « modèle économique de la production créative » (Rouquette, 1973), dans lequel le créateur est perçu comme un « producteur » d’idées et la créativité comme un objet pouvant être analysé et sur lequel on peut intervenir.
3 Différents niveaux de créativité ont également été décrits. Ainsi, des distinctions ont été établies entre des activités créatives majeures, compte tenu de leur impact sur notre société, et des activités créatives plus communes, observables dans des actes quotidiens. Selon les auteurs, il s’agit respectivement de créativité historique (Boden, 1990) ou de créativité C-majuscule (Gardner, 1993, 2001) par opposition à la créativité c-minuscule. Néanmoins, de notre point de vue, un continuum existe entre ces deux niveaux extrêmes de créativité. En outre, il est parfois difficile de déterminer si les conséquences d’une activité créative sont temporaires et limitées à la personne qui fait preuve de créativité ou si des répercussions seront observées au niveau de la société. Ce n’est parfois qu’après plusieurs années que le résultat d’une activité créative pourra être caractérisé comme majeur (Corazza, 2016).
4 Dans cette partie, nous présentons quelques définitions de la créativité qui font sens dans notre communauté académique. Nous verrons ensuite quelles relations entretiennent créativité et innovation et comment l’ergonomie peut favoriser les liens entre elles.
1.1 – Définition(s) de la créativité
5 Bien qu’une multitude de définitions de la créativité ait été proposée, de nombreux auteurs considèrent qu’il s’agit de la capacité à avoir une idée ou à réaliser une production à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste (Amabile, 1996 ; Isaksen et al., 1993 ; Sternberg, 1999). Dans la lignée de ces définitions, nous avons considéré qu’il s’agit de « la capacité à produire une idée exprimable sous une forme observable ou à réaliser une production, qui soit à la fois novatrice et inattendue, adaptée à la situation et (dans certains cas) considérée comme ayant de la valeur » (Bonnardel, 2002, p. 95). Runco et Jaeger (2012) ont, quant à eux, proposé une définition dite « standard » de la créativité qui met en avant deux critères nécessaires pour caractériser la créativité : l’originalité et la valeur, même si ce dernier terme est parfois remplacé par d’autres termes comme pertinence, utilité, efficacité ou encore approprié.
6 Différents degrés de nouveauté ou d’originalité peuvent être identifiés dans la mesure où la nouveauté et l’originalité peuvent être minimes par rapport à ce qui existe, ou peut traduire un changement plus important, voire radical, qui est alors perçu comme « en rupture » par rapport à l’existant. Certains auteurs, tels que Weisberg (2015, 2018) et Harrington (2018) se sont demandé si le critère de nouveauté pouvait être suffisant pour qu’une idée ou une production soit qualifiée de créative. Dans, tout au moins, certains domaines d’expression de la créativité, tels que celui des activités de conception créatives, nous avons souligné (Bonnardel, 1992, 2000, 2006) que les productions créatives doivent non seulement être nouvelles mais également satisfaire des contraintes liées au problème ou à la situation considérée. Le caractère « adapté à la situation » peut se décliner différemment selon les domaines considérés. Ainsi, une production artistique pourra être considérée comme adaptée à la situation si elle satisfait l’auditoire ou des critiques d’art ou lorsqu’elle apporte à un artiste ou à un patient un soulagement, comme c’est le cas de l’« art brut » qui n’est pas destiné à autrui. Un produit créatif « ergonomique » devra, quant à lui, être adapté aux futurs utilisateurs et à leurs usages.
7 Selon l’approche systémique de Csikszentmihalyi (1996), le caractère adapté peut être apprécié par des « gardiens du domaine » qui vont déterminer l’intérêt ou la valeur des productions proposées par l’individu. Cet auteur met ainsi en avant le fait que la créativité réside dans un système composé (voir figure 1) : (1) de l’individu qui fait preuve de créativité ; (2) du « champ » qui comporte les gardiens du domaine ; (3) du « domaine » proprement dit, ce dernier évoluant en fonction des productions créatives qui ont été retenues comme pertinentes par les gardiens du domaine.
Notre présentation de l’approche systémique de Csikszentmihalyi (1996)
Notre présentation de l’approche systémique de Csikszentmihalyi (1996)
1.2 – Relations entre créativité et innovation
8 Comme nous l’avons souligné avec nos coauteurs (Lubart et al., 2015), certains individus accordent plus d’importance à la nouveauté qu’à l’adaptation à la situation, alors que d’autres individus peuvent accorder à ces deux caractéristiques une pondération similaire. L’importance relative de la nouveauté et de l’adaptation peut, à notre avis, dépendre aussi du domaine et de la nature des tâches créatives réalisées ainsi que du champ disciplinaire et du focus de l’analyse qui en résulte. Ainsi, bien que la créativité soit souvent considérée comme le précurseur de l’innovation, les champs disciplinaires relevant de la psychologie, de l’ergonomie et des sciences de gestion apportent des éléments de compréhension complémentaires en ce qui concerne les relations entre créativité et innovation.
9 Selon le manuel d’Oslo (2018, p. 22) [2], « une innovation est un produit ou un processus nouveau ou qui a été amélioré (ou une combination des deux) qui diffère significativement des produits ou processus antérieurs de l’unité et qui a été rendu disponible pour des utilisateurs potentiels (produit) ou mis en œuvre par l’unité (processus). L’unité est l’acteur responsable de l’innovation (unité institutionnelle dans n’importe quel secteur, y compris les ménages et leurs membres individuels) ».
10 Si l’on s’intéresse aux relations entre créativité et innovation, nous considérons que c’est lorsque les idées créatives ont été développées et implantées avec succès dans l’organisation et/ou la société, qu’elles peuvent être considérées comme des innovations, compte tenu de la reconnaissance économique et sociale dont elles sont l’objet. Ainsi, dans la lignée des propositions de Duchamp (1999), une innovation correspondrait à une invention qui débouche sur un marché́, c’est-à-dire qui est commercialisée, diffusée ou intégrée dans les usages.
11 L’ergonomie nous semble favoriser fortement les liens entre créativité et innovation. C’est le cas lors de la mise en œuvre d’activités de conception créatives « centrées utilisateur » qui sont censées permettre au concepteur et/ou à l’ergonome de parvenir à des solutions de conception adaptées aux capacités et aux limites de l’utilisateur, ou du futur utilisateur, ainsi qu’à ses besoins. Il s’agit alors d’une approche dite « préventive » (Brangier et Robert, 2014 ; Robert et Brangier, 2012), mise en œuvre dans le cadre d’une « ergonomie de conception », en réponse à une requête d’un client, avec un focus sur l’artefact qui doit être conçu afin de répondre aux besoins actuels d’utilisateurs et aux usages qu’ils vont faire de cet artefact. C’est le cas aussi lors de la mise en œuvre d’une « ergonomie prospective » (Brangier et Robert, 2014 ; Robert et Brangier, 2012). Dans ce dernier courant de l’ergonomie, l’objectif est la création de futurs produits n’ayant pas encore été identifiés, ce qui implique d’imaginer et d’anticiper les besoins des futurs utilisateurs et « d’injecter » davantage de créativité dans les solutions de conception. Que ce soit dans le cadre d’une ergonomie préventive de conception ou prospective d’innovation, les analyses centrées utilisateurs contribuent, à notre avis, de façon majeure au passage de la créativité à l’innovation. En effet, l’élaboration de futurs produits nouveaux et adaptés aux futurs utilisateurs favorise le développement et la mise sur le marché de produits qui seront reconnus comme innovants, c’est-à-dire non seulement nouveaux mais aussi comme ayant de la valeur.
2 – La créativité : approches, facettes, facteurs et processus
12 La créativité peut également être analysée en tenant compte de ses différentes facettes et en soulignant les différents facteurs susceptibles d’influencer le potentiel créatif d’un individu et ses productions créatives.
2.1 – Diversité des approches disciplinaires de la créativité
13 Selon les approches disciplinaires adoptées, le focus des recherches sur la créativité et leurs finalités peuvent différer. Ainsi, l’approche adoptée en psychologie clinique et psychanalytique permet d’explorer l’influence des mécanismes conscients et inconscients dans le processus créateur, par exemple chez les artistes et lors de pathologies (Brun, 2013 ; Brun et Chouvier, 2013 ; Gimenez, 2013). Comme nous l’avons montré, de même que d’autres auteurs (Bonnardel, 2000, 2009, 2012b ; Ward, 1994 ; Ward et al., 2001), l’approche cognitive permet d’étudier mais aussi de modéliser les processus cognitifs et émotionnels impliqués dans les activités créatives. L’approche psychométrique et celle relevant de la psychologie différentielle permettent de mesurer les capacités créatives, par exemple sur la base de performances obtenues lors de tâches de pensée divergente (Guilford, 1964 ; Torrance, 1976) et, comme nous l’avons montré, de mieux connaître les spécificités des individus créatifs (Lubart et al., 2011 ; Lubart et al., 2013). L’approche psychosociale ou socio-psychologique est focalisée sur des variables liées à l’environnement socio-culturel, aux motivations, aux influences et représentations sociales inhibant ou stimulant le processus créatif (Amabile, 1996 ; Sternberg et Lubart, 1995).
14 L’approche ergonomique contribue, dans le cadre de l’ergonomie prospective, à la conception des produits, dispositifs ou services « de demain » (Brangier et Robert, 2014) mais elle peut aussi, comme nous l’avons souligné, viser à comprendre et favoriser les activités créatives, notamment, au moyen de méthodes de conception centrées utilisateurs [3], avec des techniques spécifiques de brainstorming (Bonnardel et Didier, 2016, 2020), ou encore sur la base d’une interaction avec des systèmes informatiques (Bonnardel et Zenasni, 2010).
15 Si l’on souhaite comprendre la diversité des facettes de la créativité, il est nécessaire d’associer plusieurs approches. Ainsi, des approches de psychologie cognitive et différentielle sont utiles pour comprendre le processus créatif en tenant compte des connaissances du créateur et de sa personnalité. Des approches associant psychologie sociale et cognitive permettent d’étudier l’impact de l’environnement social qui peut faciliter ou inhiber le processus créatif. Des approches associant psychologie clinique psychanalytique et psychologie cognitive peuvent permettre de lever des freins inconscients inhibant ou bloquant la créativité. En outre, la compréhension de ces différents aspects peut permettre de développer une approche ergonomique visant à définir des conditions (techniques ou systèmes) qui favorisent la mise en œuvre d’activités créatives.
2.2 – Les différentes facettes de la créativité
16 Indépendamment de ces approches disciplinaires, trois propositions théoriques successives ont été émises au cours des années. Elles sont dites des « 4P » (Rhodes, 1961), des « 5 A’s » (Glaveanu, 2013) ou, en appui sur nos travaux, des « 7 C’s » (Lubart, 2017). Elles permettent de décrire différentes facettes de la créativité.
17 Dès 1961, Rhodes a proposé une vision de la créativité, dite des « 4P » permettant d’appréhender la créativité à différents niveaux. Elle permet de mettre l’accent sur la personne qui fait preuve de créativité, sur le processus créatif, sur la pression (externe) et sur la production ou le produit créatif. La personne fait référence aux différents attributs de l’individu qui crée, comme ses caractéristiques intellectuelles, sa personnalité ou ses caractéristiques biographiques. Le processus renvoie à la chaîne d’actions ou d’événements mis en œuvre dans le travail créatif. La pression provenant de l’environnement externe peut être de nature physique ou sociale et elle exerce une influence positive ou négative sur la créativité. Le produit renvoie au résultat du travail créatif et aux productions qui peuvent prendre différentes formes selon les domaines d’expression de la créativité. Même si pour certains auteurs, tels que Runco (2007), cette proposition ne permet pas d’explorer l’étendue du champ couvert par la créativité, cette vision dite des « 4P » s’est révélée particulièrement stimulante pour appréhender la créativité et pour définir des thématiques spécifiques pour des travaux de recherche.
18 Des années plus tard, Glaveanu (2013) a élaboré, sur la base d’une approche socioculturelle et écologique, un cadre dit des « 5 A’s » fournissant une nouvelle perspective théorique pour la créativité. Les « 5 A’s » renvoient à l’acteur, l’action, l’artefact, l’audience et l’affordance. Nous avons souligné (Lubart, 2017) que des correspondances directes peuvent être établies entre cette proposition théorique et celle de Rhodes (1961) et, en particulier, entre l’acteur et la personne, entre l’action et le processus, entre l’artefact et le produit. L’audience et l’affordance peuvent également être interprétées en lien avec l’environnement externe dans la mesure où l’environnement offre le lieu d’exposition des productions devant le public et certains contextes sont davantage propices que d’autres aux activités créatives.
19 Cela nous a conduit à proposer (Lubart, 2017) une approche comportant 7 thèmes, dite des « 7 C’s » de la créativité, comprenant les créateurs, l’action de créer, les collaborations requises pour l’activité créative, les contextes d’expression de la créativité, les créations ou productions créatives, les consommations des productions créatives et la formation favorisant la créativité (Curricula). Les créateurs renvoient à ceux qui sont engagés dans la production d’un contenu original et ayant du sens. Leurs caractéristiques cognitives, de personnalité, motivationnelles, et émotionnelles sont centrales. Ces acteurs ou agents qui créent peuvent être des enfants, des adolescents ou des adultes mais ils peuvent correspondre aussi à des entités collectives (groupes ou organisations) ou même à des agents non humains, tels que des animaux ou des ordinateurs. L’action de créer fait référence au processus créatif, à la séquence d’étapes, d’actions ou d’événements qui rend compte du cheminement des créateurs. Les travaux sur ce thème peuvent porter sur un type de processus conduisant à de nouvelles productions ou donner lieu à des comparaisons des cheminements qui conduisent à des variations dans le degré ou le niveau du travail créatif. Certaines analyses peuvent porter sur des étapes du macro-processus, comme l’incubation, ou sur des microprocessus comme le passage détaillé d’une idée à une autre au cours d’une séquence de pensée divergente. Les collaborations renvoient à l’implication des autres dans le processus créatif. Il peut s’agir d’un créateur en situation individuelle - par exemple un écrivain - qui interagit avec une autre personne - son agent littéraire -, mais aussi d’une dyade de créateurs qui travaillent ensemble ou encore d’un groupe de personnes qui travaillent sur un projet, comme c’est le cas dans les contextes industriels. Il peut s’agir aussi de collaborations ayant lieu entre un humain et un ordinateur. Les contextes renvoient au monde physique et social dans lequel les créateurs s’engagent dans un processus créatif. Cet environnement fournit des ressources et des contraintes, et il oriente le comportement. Certaines actions sont davantage suscitées que d’autres, ce qui facilite ou entrave le comportement créatif. L’environnement correspond aussi au « champ » dans lequel les nouvelles productions se situent et sont évaluées. L’environnement peut être étudié à plusieurs niveaux tels que l’environnement familial, organisationnel ou régional. Les créations ou productions résultant du processus créatif peuvent être tangibles ou intangibles, et peuvent consister en une idée abstraite ou en un « produit » entier ou complet. Les réflexions sur la définition de la créativité ou sur les procédures d’évaluation de la créativité incluant le comportement des juges se rapportent à ce « C ». Les caractéristiques de la production, telles que son originalité par rapport aux travaux antérieurs ou son utilité peuvent faire partie des critères pris en compte par le créateur ou des juges externes. Les consommations renvoient à l’adoption des idées créatives et des productions. Il s’agit ainsi de prendre en compte les réactions de ceux qui vont être confrontés au produit créatif et qui peuvent l’adopter plus ou moins rapidement ou avec plus ou moins d’enthousiasme. Les créations se situent ainsi dans un contexte comportant le « marché » des idées existantes, des produits ou des solutions déjà connus, d’où des liens avec la diffusion des produits créatifs. La valorisation d’une nouvelle production et les comportements d’adaptation de nouveaux produits (early adopters) sont des exemples d’objets d’études. La formation favorisant la créativité (Curricula) concerne l’éducation et le développement de la créativité. Il s’agit ainsi de s’intéresser à l’impact des programmes d’éducation ou de techniques visant à stimuler la créativité. Par exemple, les recherches peuvent porter, d’une part, sur l’effet d’enseigner d’une manière créative (teaching creatively), et, d’autre part, sur l’enseignement de la créativité (teaching creativity). Cette proposition théorique permet de prendre en considération 7 thèmes principaux en lien avec la créativité. Elle fournit, en outre, une approche heuristique qui peut être utile pour catégoriser et comparer différents travaux de recherche, sachant que de nombreuses études couvrent plus d’un thème et peuvent en associer plusieurs.
2.3 – Diversité des facteurs impliqués dans la créativité
20 En plus de ces différentes conceptions de la créativité, l’approche multivariée de la créativité présente l’intérêt de prendre en compte des aspects individuels et des aspects environnementaux qui influencent la créativité. Ainsi, avec nos coauteurs (Sternberg et Lubart, 1995 ; Lubart et al., 2015), nous avons identifié différents types de ressources nécessaires à la créativité (voir figure 2) : (1) les facteurs cognitifs comportant l’intelligence et les connaissances, (2) les facteurs conatifs associant les traits de personnalité, les styles cognitifs et la motivation, (3) les facteurs émotionnels (valence et intensité des états émotionnels, traits affectifs), et (4) le contexte environnemental qui fait référence à l’environnement social, comme la famille, l’école, le lieu de travail mais aussi la société et la culture d’une époque, et à l’environnement physique, y compris technologique, qui contribuent à favoriser la production d’idées ou, au contraire, à la freiner. Dans les facteurs conatifs, les traits de personnalité peuvent désigner la persévérance, la tolérance à l’ambiguïté, la prise de risques ou encore l’ouverture à de nouvelles expériences ; les styles cognitifs rendent compte de préférences de l’individu pour un mode donné de traitement de l’information comme, par exemple, un style global consistant à se concentrer sur les aspects généraux d’une tâche ; la motivation peut être de nature intrinsèque ou extrinsèque.
21 Différentes facettes de la créativité peuvent ainsi être prises en compte et différents facteurs exercent une influence sur le processus créatif.
Proposition d’une approche multivariée de la créativité
Proposition d’une approche multivariée de la créativité
2.4 – Le processus créatif
22 Dès 1926, Wallas a décrit différentes étapes intervenant dans le processus créatif : une phase de préparation mentale se traduisant par la recherche des informations au cours d’un travail préliminaire et conscient ; une phase d’incubation au cours de laquelle des associations inconscientes se forment ; une phase d’illumination caractérisée par l’éclosion d’une idée qui frappe l’esprit conscient ; et une phase de vérification ou d’évaluation pour tester l’idée. Ces phases peuvent se répéter et s’intercaler pendant un travail créatif de longue durée. Ainsi, si la phase de vérification met en évidence les lacunes d’une nouvelle idée, des phases de travail préparatoire et d’incubation pourront de nouveau avoir lieu.
23 Par la suite, comme nous l’avons montré (Lubart, 2000), différents auteurs ont complété ce modèle en y rajoutant de nouvelles étapes, telles que les suivantes : (a) une phase de détection et de formulation d’un problème, (b) une phase de frustration lorsque rien n’avance, (c) une phase de persuasion, qui se centre sur la promotion d’une idée auprès du public. D’autres travaux, inspirés de la psychologie cognitive, ont identifié des sous-processus de l’acte créatif qui se regroupent autour de deux modes de pensée jouant un rôle majeur dans les activités créatives : le processus de pensée divergente et celui de pensée convergente. La pensée divergente se réfère à la recherche d’idées d’une manière expansive, ayant comme objectif de s’éloigner des idées communes. Le nombre d’idées produites désigné par la notion de « fluidité » est l’indicateur principal de la divergence. Il s’avère que la fluidité est très fortement corrélée avec la « flexibilité » qui fait référence aux catégories d’idées, et à l’originalité des idées produites en lien avec leur rareté. Le processus de divergence favorise ainsi l’évocation d’une multitude d’idées, sachant que ces idées sont souvent peu développées dans un premier temps. Il s’agit surtout d’une exploration de l’espace des possibles. Lors du processus de pensée convergente, l’objectif est de mettre ensemble des éléments divers dans une nouvelle configuration. Il est important de noter que cette pensée convergente aboutit à une synthèse originale contrairement à une convergence habituelle et non-créative qui conduirait à trouver une réponse commune, « la bonne réponse ». La convergence créative, ou pensée intégrative, permet de combiner des bribes d’idées ou des éléments d’une nouvelle manière, dénotée comme une « bisociation » (Koestler, 1964) ou une association lointaine.
24 De façon complémentaire, nous avons proposé (Bonnardel, 2000, 2006) un modèle dit « Analogies et Gestion de Contraintes » (A-GC) qui souligne le rôle de deux processus cognitifs principaux : la réalisation d’analogies et d’associations d’idées, ainsi que la gestion de contraintes. La réalisation d’analogies - et plus généralement les associations d’idées - peut, dans certaines conditions, amener les individus à élargir leur espace de recherche d’idées. Ce processus contribue à la pensée divergente dans la mesure où il permet à l’individu, comme un concepteur, d’établir des relations entre des domaines a priori éloignés : par exemple, le domaine conceptuel de l’objet à concevoir et un autre domaine conceptuel dans lequel une ou des sources inspiration pourront être trouvées. Cette mise en relation peut aussi faciliter la compréhension de certains aspects du problème créatif ou se révéler efficace pour définir des caractéristiques pour la nouvelle solution qui vont contraster avec celles de la source d’inspiration, lorsque le concepteur cherche explicitement à trouver des idées ou des solutions qui sont en rupture avec des objets ou produits préexistants. La gestion de contraintes guide les individus dans leurs choix et prises de décision et elle leur permet de circonscrire progressivement leur recherche d’idées. Les contraintes peuvent contribuer à la fois à un processus de pensée divergente, lorsqu’elles orientent l’individu vers une recherche d’idées dans un domaine conceptuel différent de celui du problème à traiter, et à un processus de pensée convergente, lorsqu’elles permettent à l’individu d’évaluer ses idées (ou solutions) et de progressivement circonscrire l’espace de recherche jusqu’à ce qu’il parvienne à élaborer une idée à la fois nouvelle et satisfaisant une variété de contraintes. Il peut s’agir de contraintes externes à l’individu qui doit faire preuve de créativité. Elles peuvent être définies sur la base d’une analyse de l’énoncé du problème créatif et sont dites « contraintes prescrites ». A notre avis, d’autres contraintes externes peuvent être considérées comme implicites lorsqu’elles sont induites par l’environnement humain ou technique. Nous avons également défini (Bonnardel, 1992, 1995) d’autres types de contraintes qui peuvent être considérées comme internes à l’individu qui crée, et qui peuvent être prises en compte de façon consciente ou non dans les activités créatives. Il peut s’agir de « contraintes construites », reposant sur l’expérience, les préférences et/ou le parcours personnel de l’individu. A titre d’exemple, Satoshi Tajiri, le créateur des fameux Pokémon (abréviation de Pocket Monster), a été influencé par son enfance, où il collectionnait des insectes et imaginait des techniques pour les attirer et les capturer, ce qui lui a permis de définir des contraintes construites qui ont sous-tendu la création de « monstres » et de moyens de les capturer dans un univers imaginaire. D’autres contraintes dites « déduites » résultent quant à elles d’une analyse des conséquences des contraintes déjà définies. En illustration, dans le domaine des produits aérospatiaux, une contrainte prescrite, visant à avoir un produit à la fois léger et résistant, va amener les concepteurs à définir de nouvelles contraintes portant sur le matériau à utiliser pour ce produit ainsi que sur ses modalités de fabrication. Sur de telles bases, un processus de propagation de contraintes interviendrait pendant l’activité créative et sous-tendrait, comme nous avons pu le souligner (Bonnardel, 2000), la construction d’un « environnement cognitif contraint » qui jouerait un rôle majeur dans la construction des représentations mentales ainsi que dans la recherche d’idées et dans leur évaluation. Selon le modèle A-GC, les processus de réalisation d’analogies et d’association d’idées ainsi que de gestion de contraintes interagissent continuellement pendant le processus créatif. Ils contribuent à la mise en œuvre d’autres processus, tels que la construction de représentations mentales, l’évaluation des idées et des solutions, et l’adoption de différents points de vue.
3 – Complémentarité des méthodes d’analyse
25 Face à la diversité des approches et des facettes, se pose la question des méthodes d’analyse à mettre en œuvre pour explorer davantage la créativité. L’utilisation d’une seule méthode ne permet généralement qu’une compréhension partielle, ou parcellaire, des activités créatives. Aussi, nous défendons l’idée qu’il est souhaitable de combiner plusieurs méthodes d’analyse même si leur choix dépend des objectifs des recherches ou des approches ainsi que des caractéristiques pragmatiques des situations étudiées. La réalisation d’observations sur le terrain peut être complétée par l’utilisation d’entretiens, de questionnaires et de carnets de bord ainsi que par la mise en œuvre, en laboratoire ou sur le terrain, de la méthode expérimentale. Afin d’en montrer la complémentarité, nous présentons différentes méthodes que nous avons, nous-mêmes, expérimentées et que nous avons mises en œuvre auprès de créateurs consistant en des concepteurs ainsi qu’en des étudiants en design ayant eu explicitement à réaliser des activités créatives. Ce domaine d’expression de compétences créatives a été choisi car les résultats des activités de conception peuvent conduire à des innovations qui seront déployées dans notre société. En outre, les résultats des travaux portant sur les activités de conception créatives ont, eux-mêmes, sous-tendu le développement d’innovations pédagogiques et technologiques consistant, par exemple, en des techniques spécifiques de brainstorming, ainsi qu’en des systèmes informatiques d’aide à la créativité.
3.1 – Observations en temps réel
26 Des observations se déroulant pendant plusieurs mois dans un bureau d’étude de l’Aérospatiale nous ont fourni l’opportunité d’assister à certaines activités créatives (Bonnardel, 2006) et d’identifier des étapes montrant l’importance de la comparaison sélective et de l’encodage sélectif pour favoriser l’émergence d’idées créatives. Dans ce contexte, des créateurs consistant en des concepteurs (ingénieurs et dessinateurs) ont eu à concevoir un réflecteur dont les dimensions excédaient ceux qu’ils avaient l’habitude de développer. Ils devaient en outre impérativement respecter le fait que ce réflecteur serait transporté dans un espace restreint, sous la coiffe de la fusée Ariane, en vue de sa mise en orbite. Les concepteurs ont été confrontés à une impasse, leurs tentatives d’élaboration restant infructueuses pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, expert dans le domaine aérospatial, s’inspire du principe du parapluie pour trouver une solution technique permettant de concevoir un réflecteur déployable en orbite. Nous avons pu également constater (Bonnardel, 2006) qu’un autre concepteur était capable de « voir ce que les autres ne voyaient pas », lorsqu’il s’est inspiré du fonctionnement de rideaux, présents devant les différents concepteurs travaillant dans le bureau d’études, pour inventer une autre solution technique. Ces deux exemples soulignent l’intérêt et l’utilité de s’inspirer d’objets relevant d’autres champs conceptuels que celui de l’objet à concevoir et, ce faisant, le rôle de la réalisation d’analogies inter-domaines dans les activités créatives.
3.2 – Entretiens semi-structurés, questionnaires et carnets de bord
27 Plusieurs méthodes peuvent être combinées afin d’analyser à la fois le « macroprocessus » et les « microprocessus » impliqués dans la créativité. Dans cette perspective, nous avons élaboré un protocole de recherche associant un entretien semidirectif et un questionnaire dans le cadre du contrat ANR CREAPRO [4]. Ce protocole a été mis en place auprès de créateurs consistant en des artistes, des écrivains, des designers et des ingénieurs (Glaveanu et al., 2013 ; Lubart, 2018).
28 A titre d’illustration, nous avons réalisé des entretiens auprès de 25 designers professionnels (Bonnardel et al., 2018). Ils nous ont permis d’analyser la perception que les designers avaient de leur propre processus créatif et des étapes qui le composent. Ces entretiens ont été conduits individuellement, sur la base de plusieurs questions successives : des questions générales permettant aux professionnels de se présenter et de décrire leurs pratiques professionnelles, des questions portant sur leurs productions créatives, et des questions les amenant à décrire leur processus de conception créative puis à expliciter ce qu’ils considéraient comme leur meilleure production créative. Nous avons ensuite proposé aux designers un questionnaire élaboré sur la base de l’approche multivariée de la créativité. Les participants ont ainsi eu à fournir une note sur une échelle de Likert en 7 points indiquant l’importance qu’ils attribuaient aux facteurs cognitifs, conatifs, émotionnels et environnementaux. Les résultats obtenus auprès des designers ont montré tout d’abord la prépondérance des facteurs cognitifs considérés comme les plus importants, puis celle des facteurs conatifs par comparaison aux autres facteurs. Nous avons également identifié trois étapes majeures dans le processus créatif mis en œuvre par les concepteurs ou « macro-processus » : (1) la définition et redéfinition du problème créatif, (2) l’ouverture aux nouvelles expériences et idées ainsi qu’aux aspects esthétiques des solutions, (3) « l’évaluation réflexive » ou auto-évaluation réalisée par les concepteurs sur leurs propres solutions, à laquelle se rajoutent par la suite des évaluations externes effectuées par d’autres personnes. Toujours dans le cadre de ces travaux de recherche, nous avons élaboré un carnet de bord (Botella et al., 2011, Bonnardel et al., 2013, Botella et Lubart, 2016 ; Lubart, 2018). Les étudiants en design ont eu à remplir leur propre carnet de bord tout au long de la réalisation d’un projet de conception créative s’étalant sur plusieurs semaines. Ce carnet comportait à la fois des catégories prédéfinies, en lien avec l’approche multivariée de la créativité, et des zones à compléter librement. Les résultats obtenus nous ont permis de décrire le processus créatif en design, tout en le comparant aux processus créatifs mis en œuvre dans d’autres domaines d’expression de la créativité, tels que la créativité artistique ou scientifique (Glaveanu et al., 2013).
3.3 – Etudes expérimentales
29 Contrairement à la conduite d’observations, où le moment d’apparition de la créativité ne peut être contrôlé, la mise en place d’études expérimentales vise à susciter des activités créatives de la part des participants. Différentes conditions expérimentales sont également constituées afin d’analyser les effets de certains facteurs sur les activités créatives et sur les productions auxquelles elles donnent lieu. La validité écologique est évidemment moindre que lors d’observations de situations créatives spontanées sur le terrain mais ces expérimentations permettent d’étudier des facteurs qui sont l’objet d’une attention particulière.
30 Plusieurs études expérimentales nous ont permis d’approfondir la réalisation d’analogies lors d’activités créatives (Bonnardel et Marmèche, 2004, 2005 ; Bonnardel, 2009) et d’obtenir des résultats novateurs par rapport à de nombreuses expériences antérieures. Ainsi, toute une série d’études a montré la robustesse de l’effet de « design fixation » ou de conformité aux exemples fournis par l’expérimentateur (Cf Jansson et Smith, 1991 ; Chrysikou et Weisberg, 2005), qui amène les participants à reproduire, dans leurs propres productions, des traits présents dans l’exemple qui leur est fourni, y compris lorsqu’il s’agit de traits inappropriés. En contraste avec ces travaux, nous avons montré que, selon la nature des sources d’inspiration proposées à titre d’exemples et le niveau d’expertise des participants, il était possible d’amener les concepteurs à élargir leur espace de recherche d’idées et, ce faisant, à être plus créatifs (Bonnardel, 2009, Bonnardel et Marmèche, 2004). Pour cela, nous avons mis en place plusieurs études expérimentales auprès d’un grand nombre de professionnels et d’étudiants, qui ont eu, en situation individuelle, à traiter un problème de conception créatif tout en se conformant à une consigne de verbalisation concomitante à l’activité ou « pensée à haute voix » (think aloud). Selon les conditions de l’expérimentation, les participants pouvaient traiter le problème de conception comme ils le souhaitaient, ou en étant guidés par la présentation de certains types de sources d’inspiration. Plus précisément, les sources d’inspiration proposées à titre d’exemples pouvaient être « intradomaines » et relever du même domaine conceptuel que l’objet à concevoir ou « interdomaines » et relever d’un autre domaine. Elles pouvaient également consister en des images ou des mots. Dans d’autres études, nous avons également fait varier la valence émotionnelle des images ou des mots proposés aux participants. Il s’agissait ainsi de susciter des émotions positives ou négatives chez les concepteurs afin d’en analyser l’impact sur leurs activités et leurs performances créatives (Bonnardel, 2012 ; Bonnardel et Moscardini, 2012).
31 Nous avons ainsi montré (Bonnardel et Mamèche, 2004 ; Bonnardel, 2009) que les participants les plus expérimentés développaient un processus d’évocation d’idées plus important que des novices, ce qui s’explique par l’habitude des professionnels à réaliser des analogies dans leurs activités professionnelles et à recourir à de larges « bibliothèques de cas ». Le résultat le plus marquant de nos travaux a consisté à montrer un effet de la nature des sources d’inspiration proposées à titre d’exemples, combiné au niveau d’expertise dans le domaine. La présentation de sources d’inspiration intra-domaines a suscité un effet de « design fixation » chez les professionnels, conformément aux résultats antérieurs. En revanche, la présentation de sources d’inspiration inter-domaines, et, notamment, à la fois inter-domaines et à valence positive, s’est révélée favoriser de façon majeure le processus d’évocation des professionnels. Nous avons également constaté que, dans ces conditions interdomaines, les professionnels étaient capables d’élargir leur espace de recherche d’idées et de se référer à d’autres sources d’inspiration inter-domaines que celles suggérées, alors que les novices restaient focalisés sur le domaine conceptuel de l’objet à concevoir. Ces travaux nous ont ainsi permis de montrer qu’il est possible d’inciter des individus disposant d’expertise dans le domaine à élargir leur espace de recherche d’idées et à être plus créatifs, ce qui a été pris en compte pour développer certains systèmes d’aide à la créativité (Bonnardel et Zenasni, 2010).
3.4 – Innovations pédagogiques et technologiques pour la créativité
32 Une grande variété de méthodes et de techniques de créativité existe et différents systèmes d’aide aux activités de conception créatives ont été développés. Nous nous centrons dans cette partie sur des techniques et systèmes permettant de montrer comment les besoins identifiés auprès de créateurs, qu’ils soient professionnels ou étudiants, ont été pris en compte en vue du développement de méthodes ou techniques spécifiques ainsi que de modalités d’assistance adaptées aux phases du processus créatif.
33 En matière d’innovations pédagogiques, dans la lignée du modèle A-GC, nous avons proposé et développé deux variantes de la technique du brainstorming en partie inspirées de la technique classique développée par Osborn (1963) afin d’amener les individus devant faire preuve de créativité à se focaliser de façon préférentielle soit sur l’évocation d’idées, soit sur l’évocation et la gestion de contraintes (Bonnardel et Didier, 2016, 2020). Afin d’analyser l’impact de ces techniques sur les activités créatives et sur les performances créatives auxquelles elles conduisent, nous avons réalisé trois études auprès d’étudiants en design et de futurs enseignants spécialisés en activités créatives. Les productions créatives obtenues à l’issue de la mise en application des variantes du brainstorming ont été évaluées par des juges, spécialistes en activités créatives, et il est apparu que la technique d’évocation centrée sur les contraintes était préférable pour des étudiants en design alors que celle centrée sur l’évocation d’idées était la plus appropriée pour de futurs enseignants. Dans le cadre d’une perspective centrée sur la formation proposée aux créateurs (Curricula), ces résultats contribuent à l’élaboration de modalités pédagogiques adaptées au profil des personnes engagées dans des activités créatives, à leur formation et au type de problème créatif à traiter. On peut également donner des exemples d’innovations technologiques. Différents travaux de recherche visent à développer des environnements propices à la créativité. Cela a, notamment, été le cas du projet de recherche ANR CREATIVENESS [5] qui a permis d’étudier la créativité dans un environnement virtuel (Second Life) dans lequel les individus sont représentés par des avatars. Les études réalisées dans ce cadre ont permis de déterminer à la fois les caractéristiques physiques souhaitables pour un environnement virtuel favorisant la créativité (Guegan et al., 2017), les attributs des avatars qui ont un impact positif sur la réalisation de tâches créatives (Guegan et al., 2016) ainsi que les modalités de communication, en comparant, par exemple, les interactions orales et écrites, qui facilitent l’évocation d’idées nombreuses et originales (Forens et al., 2015a ; Forens et al., 2015b).
34 Dans le cadre d’autres travaux, les étapes du « macro-processus » créatif identifiées auprès des concepteurs professionnels et les résultats des études expérimentales déjà menées ont sous-tendu le développement de systèmes informatiques visant à favoriser la créativité (Bonnardel et Zenasni, 2010) et, plus précisément : (1) faciliter la définition et la redéfinition du problème créatif ainsi que l’externalisation des idées, sur la base d’un système informatique permettant des interactions humain-machine reposant sur les gestes, comme le système Touch and Design (T’nD) ; (2) faciliter l’accès à des images servant de sources d’inspiration pour les créateurs/concepteurs, comme c’est le cas avec le système TRENDS, ou encore leur permettre de naviguer dans des réseaux de mots, comme c’est le cas lors de l’utilisation du système SKIPPI ; (3) faciliter l’évaluation des solutions proposées par les créateurs/concepteurs, au moyen de systèmes critiques, tels que le système VDDE, fournissant aux concepteurs des « messages critiques » qui mettent en avant les aspects des solutions qui pourraient être améliorés. Nous avons pu montrer que de tels travaux et développements informatiques permettent d’envisager une véritable coopération Humain-Système afin de favoriser la créativité (Lubart, 2005 ; Bonnardel, 2009 ; Bonnardel et Bouchard, 2017 ; Bonnardel et Zenasni, 2010).
Conclusion
35 De par son caractère initialement mystérieux, la créativité a suscité - et continue de susciter - l’intérêt d’un grand nombre de chercheurs relevant de champs disciplinaires différents et complémentaires. La créativité a, de ce fait, été l’objet de travaux qui ont permis de montrer ses différentes facettes et d’identifier plusieurs types de facteurs influençant le processus créatif. Comprendre le processus créatif a également été l’objectif de nombreuses études et nous avons décrit différentes méthodes de recueil de données et d’analyse qui se révèlent utiles pour approfondir certains aspects de la créativité. Même si notre compréhension de la créativité s’est ainsi considérablement accrue, une grande diversité de travaux restent encore à conduire afin d’en explorer les différentes facettes.
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Notes
-
[1]
Un ouvrage collectif que nous avons codirigé est à paraître sur ce point : Didier J., Bonnardel N., Dir. Didactique de la conception, Belfort, Presses de l’UTBM.
-
[2]
https://www.oecd.org/fr/sti/inno/2367523.pdf. (consulté le 16-12-19)
-
[3]
Par exemple, dans la méthode dite de « personas dynamiques » (Bonnardel et Pichot, 2020)
-
[4]
Contrat ANR CREAPRO (ANR-08-CREA-038) en collaboration entre l’Université Paris Descartes, l’Université d’Aix-Marseille, l’Université de Rennes 2, l’Université Bordeaux 1 et l’ITEM/CNRS.
-
[5]
Contrat ANR CREATIVENESS (ANR-12-SOIN-0005) en collaboration entre l’Université Paris Descartes, l’Université d’Aix-Marseille et les Arts et Métiers ParisTech.