Notes
-
[1]
https://www.holacracy.org/ (consulté le 12-05-19)
-
[2]
Koestler A. (1968), Le Cheval dans la locomotive : le paradoxe humain, Paris, Calmann-Lévy.
-
[3]
Traduit par l’auteur : “the general study of communication and the related study of control in both machines and in living beings.” (Wiener, 1950, p. 2)
Introduction
1De nombreuses entreprises engagent aujourd’hui des changements d’ampleur relatifs à leur structure, leur modalité de prise de décision, et plus largement, leur organisation au quotidien. Ces formes organisationnelles prennent des noms divers : organisations agiles, entreprises libérées, entreprise opale ou holacratie (Brière, 2012 ; Getz et Carney, 2012 ; Robertson, 2015 ; Laloux, 2014). Leur objectif est de mettre en place des fonctionnements participatifs et démocratiques (Gilbert et al., 2017).
2C’est dans ce contexte, que l’holacratie a été développée par un cabinet de consultant pour désigner une démarche organisationnelle spécifique. Pour Bernstein, elle représente une forme d’auto-organisation qui confère un pouvoir de décision aux « équipes liquides » ou « cercles » (Bernstein et al., 2016). Les « équipes liquides » se définissent comme un groupe responsable d’un ou plusieurs résultats mais dont l’adhésion est instable (Bushe et Chu, 2011). L’holacratie semble emprunter ses fondamentaux à un modèle organisationnel : la sociocratie (Buck et Endenburg, 2003), qui est censée satisfaire deux conditions essentielles des systèmes autoorganisés : l’équivalence des membres de l’organisation et l’apport d’énergie externe. Elle se structure autour de quatre principes : le consentement comme modalité de prise de décision, l’élection de personnes sans candidat, le cercle comme géométrie organisationnelle et le double lien (chaque cercle est composé de deux personnes dont la mission est de faire circuler l’information entre leur cercle d’appartenance et les autres cercles). La sociocratie, par les techniques et les concepts mobilisés, envisagent l’organisation comme un système décentralisé fonctionnant grâce à la définition et la modification de rôles auxquels sont adjoints des sphères d’autorité modifiables par consensus. Qu’en est-il pour l’holacratie ?
3Si les travaux mettant l’accent sur la gouvernance institutionnelle de sociétés coopératives et leurs conséquences sur la démocratie d’entreprise (Jardat, 2012 ; Bonnemaizon et Béji-Bécheur, 2018), ou encore sur les pratiques d’accompagnement du changement vers la démocratie d’entreprise (Perez, 2006) se sont largement développés, les études des pratiques de démocratisation issues de l’auto-organisation au sein des entreprises restent rares. Cet article aborde ainsi la démocratie d’entreprise par le biais d’une pratique spécifique, désignée par holacratie. Nous présentons les résultats d’une étude empirique dont l’objectif était d’en expliciter le fonctionnement et la portée. Plus précisément, nous tenterons de répondre aux questions de recherche suivantes : quels sont les pratiques et les obstacles dans la mise en œuvre d’une « holacratie » ? Celle-ci, permet-elle de développer concrètement un système délibératif et une forme d’auto-organisation ? Quels en sont les apports et les limites au regard de la démocratie en entreprise ? Comment les acteurs organisationnels se saisissent-ils dans leurs activités quotidiennes de l’holacratie ?
4Pour répondre à ces questions de recherche, le recueil de données a été réalisé grâce à un travail ethnographique au long cours au sein d’une PME localisée dans l’Yonne. L’entreprise concernée propose des solutions d’agencement de magasins en bois massif principalement à destination des magasins biologiques alimentaires. En avril 2016, les deux dirigeants de l’entreprise ont décidé, après consultation des salariés, de faire basculer la firme vers un fonctionnement holacratique.
5Dans une première partie, nous explicitons la problématique de la recherche et clarifions ce que désigne le terme d’holacratie. Une seconde partie présente la méthodologie de l’étude ethnographique d’une PME industrielle ayant effectué une transition vers l’holacratie. La troisième partie présente les résultats. Si l’holacratie structure le fonctionnement de l’entreprise en distinguant espace politique et espace opérationnel, elle induit une participation à géométrie variable aux décisions. Enfin, dans la quatrième partie, la discussion porte sur les apports et les limites de l’holacratie au regard de la démocratie délibérative dans l’entreprise.
1 – Définition de l’holacratie et problématique de l’étude
6Nous présentons une revue de littérature afin d’approfondir la question de la démocratie et de l’auto-organisation en entreprise, tout en clarifiant ce que désigne le terme d’holacratie.
1.1 – L’holacratie et les théories de l’auto-organisation
7Pour son concepteur, Brian Robertson (2015), l’holacratie est une « technologie sociale » permettant de démocratiser les organisations tout en les rendant efficaces. Le terme a été inventé et déposé par la société de conseil HolacracyOne [1]. Le modèle associé propose un ensemble de processus structurant l’organisation par la définition de sphères d’autorité attachées à la définition de rôles, fragmentant la division du travail au sein de l’organisation. Le rôle se conçoit comme la brique fondamentale du système holacratique. Chacun des rôles possède pour caractéristiques : une « raison d’être » s’entendant comme les finalités que le rôle va poursuivre au nom de l’organisation, un ou plusieurs « domaines » se définissant comme les sphères d’autorités que le rôle va être le seul à contrôler et règlementer, et, enfin, des « redevabilités » désignant les activités que le rôle doit nécessairement mettre en œuvre au profit de l’organisation. Les processus de prise de décision et de réunion sont également codifiés très précisément, permettant théoriquement une actualisation régulière des rôles et autorités afférentes par des prises de décision par consensus, ainsi que la « synchronisation » ou coordination des équipes de travail.
8L’holacratie suppose une structure organisationnelle circulaire. Le cercle est en fait un rôle qui se décompose en sous-rôles ou sous-systèmes. On parle d’holarchie pour évoquer un organigramme holacratique. Le terme « holarchie » aurait été conceptualisé par Arthur Koestler en 1967 [2] pour désigner un ensemble composé de holons, un holon étant un élément du système qui est à la fois un tout en lui-même et un sous-ensemble du système. C’est le cas du cercle ou du rôle, qui peut se structurer de façon autonome mais qui fait aussi partie de l’holarchie de l’entreprise. Le cercle est ainsi une composante centrale du dispositif car il structure l’entreprise et est le lieu de la délibération. Selon Robertson (2015), l’holacratie est ainsi un modèle organisationnel en rupture par rapport au fonctionnement dit traditionnel des organisations, supposé hiérarchique et bureaucratique, dans le sens où elle permet une autonomisation des individus et un fonctionnement a-hiérarchique. Pour arriver à un tel fonctionnement, l’entreprise est abordée comme un système social composé d’un ensemble d’unités autoorganisées où les règles mises en place vont porter sur la facilitation de l’échange d’information entre les responsables de rôles. Quant-au contrôle, il est défini par l’écart entre les résultats attendus et ce qui est effectivement observé, ce qui enclenche les opérations correctives.
9A cet égard, dans le modèle de l’holacratie, l’entreprise est conçue dans la lignée des théories de l’auto-organisation (Couffignal, 1968), elles-mêmes largement inspirées des apports de la cybernétique, qui, pour Norbert Wiener, se définit comme « l’étude général de la communication et celle du contrôle dans les machines et les êtres vivants » [3] (Wiener, 1950, p. 2). Les théories de l’auto-organisation ne constituent toutefois pas une théorie unifiée. La notion d’auto-organisation appartient à la « galaxie auto », selon les termes de Rosanvallon (1983), au même titre que l’autogouvernement, l’autonomie, l’autorégulation et l’autogestion. D’après cet historien et sociologue, cette galaxie s’est structurée à partir de disciplines aussi variées que la biologie, la physique, l’économie, la sociologie ou la philosophie, autour de deux problèmes : la régulation des systèmes complexes et l’autonomie. L’auto-organisation est directement reliée à l’affirmation que toute entité vivante est un système capable, par les interactions qu’ils tissent avec son environnement, de produire de nouvelles formes. Sa validation a historiquement conduit à l’émergence d’une nouvelle représentation de la nature et du vivant en général. Concernant les sciences de gestion, le bouillonnement théorique que la notion d’auto-organisation a engendré a remis en question les théories des organisations. En effet, le modèle organisationnel centralisé et hiérarchisé où l’information peut être aisément commandé, dirigé et contrôlé s’est progressivement érodé (Goujon, 1995). Partant du principe que la théorisation est par nature métaphorique, Gareth Morgan (1982) montre ainsi comment les théories des organisations ont tour à tour utilisé des imaginaires directement liés à la cybernétique pour se réinventer. C’est de cette manière que la complexité, la cybernétique, puis son prolongement théorique, la systémique, mettant l’accent sur le rôle clé de l’information, a pris une place toujours plus prépondérante dans l’analyse des phénomènes organisationnels, en opposition à une approche dite classique, réductionniste et mécaniste.
10Ces nouvelles représentations du monde social comme enchevêtrements de systèmes autoorganisés se sont ensuite répandues, d’abord comme une critique de la société traditionnelle, puis sur un mode normatif (Rosanvallon, 1983), proposant des modèles d’auto-organisation à proprement dit. En sciences de gestion, ces évolutions ont ainsi accouché de deux mouvements qui nous intéressent particulièrement dans le cadre de notre étude : l’autogestion (Rosanvallon, 1976), opérant comme une critique des modes d’organisations traditionnels et bureaucratiques, et la sociocratie (Endenburg, 1998), appréhendable comme un système organisationnel à caractère normatif, dans lequel nous positionnons l’holacratie.
11C’est à Gerard Endenburg que l’on doit la théorisation de la sociocratie sous la forme qu’on lui connait aujourd’hui (Buck et Endenburg, 2003), combinant une logique systémique d’auto-organisation des systèmes sociaux et les travaux de Kees Boeke (1945). Ce dernier était membre de la société religieuse pluriséculaire des Quakers dont le fonctionnement organisationnel est centré sur le consensus. Boeke souhaitait constituer un modèle transcendant le système de la majorité qu’il accusait d’engendrer des débats parlementaires sans fin, des meetings de masse flattant les passions les plus primitives des peuples, et des gouvernements facilement rendus inefficients par une opposition persistante des minorités. Il a ainsi défini la sociocratie comme « une organisation de la communauté par la communauté elle-même » et en a dégagé trois règles fondamentales. Premièrement, les intérêts de tous les membres doivent être pris en compte mais aucun ne saurait s’imposer devant l’intérêt collectif. Deuxièmement, les solutions envisageables doivent être acceptables par tous. Dans le cas contraire, l’action est suspendue. Troisièmement, le respect des décisions consenties est nécessaire. Une fois qu’une décision unanime est prise, tous les membres doivent se discipliner (Boeke, 1945). Ces trois règles primordiales se retrouvent dans le fonctionnement holacratique à travers les processus de réunion et de facilitation mettant l’accent sur la participation, la règle du consentement pour toute modification de rôles et, le strict respect des règles définies collectivement.
1.2 – L’holacratie et la démocratie délibérative
12Les théories de la démocratie ont connu un renouveau contemporain grâce au succès de la notion de démocratie délibérative d’Habermas (Bouvier, 2007), lequel a mis en exergue un « principe de la discussion » en vertu duquel « une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de la norme » (Habermas, 1996, p.87). Pour Bouvier (2007, p.17), la spécificité de la démocratie délibérative consiste « en l’évaluation d’arguments précédant une décision qui sera prise par ceux-là mêmes qui évaluent les arguments ». Ainsi, au principe de discussion s’ajouterait un principe de décision, contenant lui aussi des caractéristiques propres au contexte délibératif telles que la contrainte argumentative ou le consensus apparent (Chateauraynaud, 2007 ; Urfalino, 2007).
13Dans cette lignée, et dénonçant le tournant institutionnel pris par la discipline dans les processus délibératifs, les sciences politiques ont commencé à accorder davantage d’importance à la démocratie du quotidien, considérant l’importance de prendre en compte les innombrables espaces de discussions, et leurs relations, dans les processus délibératifs. C’est là qu’intervient le fameux « tournant systémique » des sciences politiques dont parle Dryzek (2010), afin de prendre en compte des espaces où les citoyens échangent de l’information tant du point de vue formel qu’informel pour rendre compte de l’intégralité du système délibératif. Si l’auteur note que des recherches empiriques sont nécessaires pour caractériser ce que sont les systèmes délibératifs particuliers, il propose un modèle général des systèmes délibératifs applicables à l’ensemble des contextes. Pour lui, les systèmes délibératifs mettent en lien un « espace de pouvoir, un espace public, des transmissions du second vers le premier, des mécanismes assurant la redevabilité (accountability) de l’espace de pouvoir vis-à-vis de l’espace public » et une aptitude du système à se remettre en question et à se corriger par un mécanisme de « méta-délibération » (Dryzek, 2012, p. 170). Ainsi, les rôles importants des mini-publics (Pourtois, 2013), de l’argumentation rationnelle ou du consensus ont été rappelés et sont aujourd’hui un acquis, y compris en sciences de gestion, tout en insistant sur l’importance de la contestation dans le processus délibératif (Grönlund et al., 2014 ; Little, 2007).
14Cela renvoie à la définition de la démocratie dans sa forme la plus élémentaire. En effet, ce qui est au cœur de la démocratie résiderait dans la nécessité de « co-référer » (Supiot, 2015), c’est-à-dire, au sein d’une société, de s’approprier collectivement, par le langage, un certain rapport au monde par le consensus pragmatique (Benveniste, 1974). La démocratie serait donc avant tout la définition et la subordination d’un groupe à une représentation collective, ainsi que la façon de gérer les interdits y étant liés, qui permettent de faire société. Le vocabulaire joue ainsi un rôle central dans la démocratie délibérative (Viggiani, 1997, 2011). Le vocabulaire démocratique permet de faire référence à un ensemble de « motifs » au sens de Wright (1940), qui seraient des « indicateurs des actions futures » et donc des boussoles pour le collectif. Les motifs, en tant que mécanismes langagiers, sont nécessaires au maintien de la démocratie délibérative s’ils sont effectivement assimilables à des « vocabulaires typiques ayant des fonctions vérifiables dans des situations sociales délimitées » (Wright, 1940, p. 1).
15Notre questionnement concernant l’holacratie se précise. Désigne-t-elle uniquement une ingénierie organisationnelle propre à un cabinet de consultants, dont les impacts sur le fonctionnement démocratique de l’entreprise restent à identifier ? Ou bien l’holacratie est-elle en soi un modèle particulier de système délibératif applicable dans le contexte de l’entreprise ? Quels en sont alors les apports et les limites au regard de la démocratie en entreprise ?
2 – Méthodologie de l’étude ethnographique d’une PME industrielle de l’Yonne
16La démarche de l’étude a été principalement inductive (Glaser et Strauss, 1967) et compréhensive (Dumez, 2016), et s’inscrit dans le cadre de l’étude de cas (Yin, 2002). Il s’agit d’enquêter et d’observer in situ (Journé, 2008) un phénomène peu étudié, celui de la mise en œuvre d’une holacratie et de ses effets, pour comprendre des pratiques en découlant. Les données recueillies consistent donc en une description des situations et pratiques observées (Geert, 1973) ainsi qu’une retranscription des discussions formelles (réunions, séminaires) et informelles (après les réunions, pendant les repas, dans les couloirs) auxquelles nous avons pu assister. Un journal de bord a ainsi été tenu quotidiennement lors des réunions ou le soir, avant de quitter les lieux de travail.
2.1 – Mode de recueil et d’analyse des données
17Notre recherche se fonde sur une étude ethnographique de terrain (Van Maanen, 1979). Elle repose sur une immersion de 10 mois sur le lieu de travail des personnes considérées, à raison de trois à quatre jours par semaine. Nous avons pu procéder à une observation participante des acteurs de l’organisation, acquérir le langage propre au fonctionnement holacratique (annexe 1) et nous familiariser avec ses techniques et ses modes de coordination. Nous avons suivi une formation initiale aux techniques holacratiques assurée par l’un des salariés de l’entreprise et assisté à 38 réunions (tableau 1) avec une prise de note systématique dans un journal de bord. Notre immersion s’est aussi traduite par la réalisation de tâches opérationnelles.
Synthèse des observations entre le 20 septembre 2017 et le 19 juillet 2018
Cercles observés | Nombre de réunions | Durée totale des observations | Nombre d’acteurs concernés |
---|---|---|---|
Cercle d’ancrage | 14 | 10h | 13 |
Cercle affaires administratives | 6 | 4h20 | 10 |
Cercle relations humaines | 13 | 8h | 15 |
Cercle R&D | 5 | 3h25 | 12 |
Total | 38 | 25h45 | 22 |
Synthèse des observations entre le 20 septembre 2017 et le 19 juillet 2018
18Nous avons également multiplié les échanges informels avec les différents membres de l’entreprise (70 personnes), portant sur des aspects professionnels, mais également plus personnels concernant le ressenti du fonctionnement et des finalités de l’holacratie. Cette immersion dans la vie quotidienne et dans les situations concrètes de travail nous a permis de saisir la complexité des points de vue exprimés par l’ensemble des acteurs de l’entreprise et d’explorer au quotidien le fonctionnement d’une entreprise en mettant en œuvre une démarche ethnographique (Ybema et al., 2015).
19S’agissant du traitement des données recueillies, l’ensemble a fait l’objet, dans un premier temps d’une analyse de contenu « flottante » (Dumez, 2016). C’est ainsi que le thème de la délibération et de l’auto-organisation est ressorti de l’analyse, par l’étonnement des efforts déployés par les acteurs pour inventer sans cesse de nouveaux espaces de paroles, avec succès ou échec, en complément du dispositif holacratique mis en œuvre, et par l’omniprésence d’un vocabulaire systémique pour penser l’organisation et son environnement. Nous avons procédé à une comparaison de l’holacratie réelle, telle que nous avons pu l’observer de l’intérieur dans une organisation donnée, avec l’holacratie prescrite par le cabinet conseil. Les critères d’analyse pour procéder à cette comparaison ont été tirés de l’ouvrage de Robertson (2015). Nous avons regroupé notre matériau empirique selon le contexte dans lequel nous l’avons collecté : réunions, discussion informelles opérationnelles, discussions informelles de gouvernance, ressenti personnel, puis nous l’avons analysé. L’ensemble des critères de notre analyse de contenu est présenté dans le tableau 2.
Critères d’analyse de contenu
Critères déduits de l’holacratie prescrite | Critères induits par l’observation |
---|---|
Règles constitutionnelles de base | Gestion collective des pouvoirs |
Le consensus | Sollicitation d’avis |
Tension (capacité à communiquer) | Leadership |
Règles de structuration des cercles | Partage des autorités |
Règles de participation aux décision | Sentiments de participer aux décisions |
Critères d’analyse de contenu
2.2 – Présentation du terrain de l’étude : une PME industrielle de l’Yonne
20La PME étudiée est basée dans l’Yonne. L’entreprise compte près de 70 personnes pour un chiffre d’affaires d’environ 11 millions d’euros. L’entreprise propose des solutions d’agencement de magasins en bois massif principalement à destination des magasins biologiques alimentaires
21En avril 2016, sous l’impulsion de ses deux dirigeants-associés, la firme a opéré une transition vers une nouvelle forme organisationnelle, l’holacratie, dans l’objectif d’accroitre conjointement l’efficacité et le bonheur au travail. Au terme d’une cérémonie ayant réuni l’ensemble des salariés, les deux dirigeants se sont engagés à respecter un ensemble de règles holacratiques, compilés dans une constitution à laquelle ils ont conféré symboliquement leur pouvoir en la ratifiant. Cette constitution présente les « règles du jeu » de l’ensemble de l’organisation. Elle établit les règles de base de l’holacratie et de ses processus intrinsèques.
22Pour favoriser cette transition, les salariés de l’entreprise ont été accompagnés par un cabinet de conseil spécialisé dans l’implantation du modèle holacratique, sur une période de 6 mois.
3 – Résultats de l’étude : des apports indéniables mais contrastés
23Nos résultats mettent en évidence les pratiques réelles observées au sein de la PME de l’étude, ainsi que leurs effets contrastés sur le fonctionnement de l’entreprise. Malgré une formalisation complexe de la prise de décision afin de la rendre à la fois rapide et participative, nous avons relevé que le dispositif engendre des injonctions contradictoires. L’holacratie ressort comme un système de délibération par consensus apparent.
3.1 – Prescription et réalité d’un dispositif de délibération politique et opérationnelle
24Telle qu’elle est prescrite, l’holacratie définit pour le cercle quatre rôles incontournables : le premier lien, le second lien, le facilitateur et le secrétaire. Toutes les décisions sont prises par ce qui appelé une « prise de décision intégrative ». Ce processus cherche à formaliser une prise de décision par un principe de non-opposition, appliqué et régulé par la figure du facilitateur.
Parmi ces quatre rôles, le premier lien est considéré comme le détenteur de la raison d’être de l’ensemble du cercle. Il est en quelque sorte le premier membre du cercle et, à ce titre, est directement nommé par le premier lien du cercle supérieur. Il a pour mission d’affecter les rôles du cercle, de définir les priorités stratégiques du cercle et d’élaborer des indicateurs relatifs à la vie opérationnelle du cercle. Quant aux trois rôles, ils ont la particularité d’être élus parmi les membres du cercle pour une durée prédéterminée. Le second lien a pour mission de représenter son cercle lors des réunions concernant le cercle supérieur. C’est notamment à lui de choisir quelles tensions remonter au cercle supérieur. Le facilitateur, lui, a pour mission d’appliquer les processus de délibération lors des différentes réunions. Il distribue la parole, teste les propositions et objections en vue de garantir leur validité. Enfin, le secrétaire est chargé de consigner toutes les décisions prises, tout en servant d’arbitre « constitutionnel » en cas de conflit, dans le sens où le secrétaire a autorité, en dernier ressort, pour interpréter les règles de l’holacratie.
26Dans l’entreprise observée, les membres ont rapidement changé ces règles initiales concernant l’affectation des rôles de premier et second lien. Ces rôles étant particulièrement clés, il a été décidé de nommer ces deux personnes par cooptation des membres du cercle sur proposition des premier et second lien du cercle directement supérieur. Ces deux rôles ont d’ailleurs été rebaptisé « binôme leader ».
« L’idée, c’est de jouer sur des binômes qui se complètent et qui puissent se challenger. »
28Nous avons pu observer que le cercle s’organise autour d’un principe de double réunion : une à caractère politique (appelé gouvernance) et l’autre à visée opérationnelle (appelé triage). Il y a donc une distinction entre des organes de nature politique et administrative dont les ordres du jour dépendent des problématiques issues du terrain. La réunion de gouvernance représente ainsi le « forum politique ». Celui-ci vise exclusivement à tenir les élections et à faire évoluer la gouvernance qui entre dans l’autorité du cercle. Il s’agit principalement de créer ou supprimer des cercles, des rôles, des domaines et des redevabilités nécessaires à la définition des tâches opérationnelles et la distribution des autorités correspondantes.
« Le rôle Partenariat stratégique peut être amené à gérer soit des partenariats avec des clients (cercle Ventes), soit avec de nouveaux clients démarchés par le Prospecteur (cercle R&D), soit avec des clients de l’Agence architecturale (cercle Agence). Donc pour moi, sa place est au niveau du cercle d’ancrage de l’entreprise ».
30Les réunions dites de triage, quant à elles, concernent les décisions quotidiennes et opérationnelles. Chaque rôle, dans ces domaines, peut demander un résultat concret par l’intermédiaire d’actions ou de projets, partager de l’information utile ou requérir de l’aide. Tous les membres du cercle sont chargés d’être transparents sur les projets en cours, de procéder à la remontée des tensions avant toute action et de poursuivre l’intérêt supérieur du cercle (c’est-à-dire sa raison d’être). La réunion opérationnelle est ainsi le « forum administratif ». Il est possible de demander à tout titulaire de prendre en charge un projet correspond à ses rôles et de demander une date indicative de réalisation.
« La réunion du cercle dédié aux ressources humaines de ce jour a été l’occasion de discuter trois points. Le premier point, apporté par l’un des binômes leader du cercle est une sollicitation d’avis. […] L’entreprise organise une fête de fin d’année et invite à cette occasion l’ensemble des salariés à partager un moment convivial autour d’un spectacle à destination des enfants et d’un buffet. Il était entendu plus ou moins explicitement que l’entreprise prenait à sa charge les dépenses afférentes. Un des salariés indique vouloir se présenter à ladite fête avec 15 personnes (12 adultes et 3 enfants). La personne en charge de l’organisation de fête de fin d’année se dit être face un dilemme : « 15 personnes, c’est beaucoup, surtout si c’est l’entreprise qui paye pour tous. Mais en même temps, c’est censé être un bon moment et je comprends que cette personne veuille inviter sa famille et emmener les enfants ». Le facilitateur la remercie et lui demande d’expliciter son besoin : « Ce que je veux maintenant, c’est un tour de réaction pour que vous donniez votre avis. » La discussion s’engage. Chacun tour à tour, livre son analyse. Les différents aller-retours argumentatifs se concluent rapidement par un consensus. Les personnes qui ne sont pas de la famille proche, ainsi que les enfants de plus de 16 ans, devront participer financièrement s’ils veulent venir à la fête organisée par l’entreprise. Les différents membres du cercle veulent éviter qu’un tel cas se reproduise et fasse tache d’huile. C’est aussi une question d’équité. La personne qui a soulevé ce point remercie l’assemblée ».
32Ainsi la distinction des structures politique et administrative permet de formaliser la participation des membres par l’intermédiaire de processus de décision différenciés selon les espaces de discussions.
33Lors de nos observations, nous avons noté que la régulation des échanges en réunion s’effectuait de façon récurrente par quatre séquences types de questionnement : deux en contexte opérationnel et deux en contexte de gouvernance. Globalement, ces séquences de questionnements visent à orienter l’action dans un sens prédéterminé, en incitant les participants à exprimer leurs tensions quotidiennes afin qu’elles soient traitées le plus rapidement possible, ou à les prévenir.
En contexte opérationnel, toute prise de parole débute par une question du facilitateur : « de quoi as-tu besoin ? » et se termine irrémédiablement par l’interrogation « est-ce qu’on a répondu à ton besoin ? ». Lorsqu’une problématique d’ordre général est portée devant le collectif par un membre du cercle, le facilitateur demande systématiquement « quel est ton cas concret ? »
Toute prise de parole qui ne correspond pas au besoin exprimé ou à la réalité tangible du travail du cercle opérationnel est rejetée par le facilitateur. « Ton besoin, c’est un partage d’info ou un besoin de connaître qui a l’autorité sur la définition de la nouvelle gamme ? Si tu veux changer la gouvernance, on n’est pas dans le bon espace. C’est en gouvernance que l’on traite ça » (réunion cercle R&D, 18/07/2018). « Je suis désolé, je vais faciliter un peu … mais je t’invite à te rapprocher du cercle Administratif. C’est eux qui ont autorité sur la gestion des clés. » (Réunion du cercle RH, 21/06/2018)
En contexte de gouvernance, la question « a-t-on défini la bonne membrane du cercle ? » (la membrane désigne la frontière) est récurrente. En effet, les espaces de gouvernance visent à modifier, créer ou supprimer des rôles, et donc des sphères d’autorité. A ce stade l’une des difficultés est d’éviter la création de rôle doublon, ou encore de parfaire la complémentarité des cercles dans le travail opérationnel. Ainsi, lorsque deux cercles traitent de questions proches, le risque de doublon s’accroît. Prenons l’exemple d’un cercle dédié aux ressources humaines qui s’occupe de l’amélioration des conditions de travail et de rémunération des salariés et d’un cercle administratif chargé d’appliquer le droit du travail. La réflexion est orientée vers une articulation optimale des rôles.
Un système de « prise de décision intégrative » (PDI) est systématiquement utilisé pour prendre une décision politique. Lorsqu’une proposition de modification de rôle est exprimée et que l’un des membres exprime une objection, le facilitateur procède systématiquement à un test de validité par une série de quatre questions : « La proposition dégrade-t-elle la capacité du cercle à exprimer sa raison d’être ? » ; « La proposition introduit-elle une nouvelle tension si elle est adoptée ? » ; « Ton objection est-elle fondée sur des données connues à ce jour, ou est-elle prédictive ? Si elle prédictive, y’a-t-il un risque d’essayer sachant qu’on peut revenir à tout moment ? » ; « La proposition limite-t-elle la raison d’être ou les redevabilités de tes rôles ? ». Cette gestion spécifique des objections invite à confronter la personne qui objecte avec sa propre argumentation. A titre d’exemple : « En fait, je n’ai pas de cas concret, je suis OK. Mais je trouve que ça ne change rien votre gouvernance, c’est pas une révolution. Mais si tout le monde semble d’accord, je veux bien tester. En fait, vous avez répondu à mon objection dans vos réactions, c’est OK pour moi si vous prenez ça en ligne de compte. » (réunion cercle d’ancrage, 7/05/2018)
35La formalisation des processus de l’holocratie est théoriquement la garante de son efficacité. Nous avons pu observer deux types de comportements opposés chez les personnes participant aux différents cercles : la confrontation ou le mutisme. Dans le premier, qui est aussi le moins fréquent, le salarié va faire part systématiquement d’objections de son propre chef considérant qu’il teste la solidité de l’argumentation en contribuant à l’avancement du groupe et à l’amélioration de la décision finale. Cette posture s’inscrit dans une logique consistant à faire fonctionner une intelligence collective perçue comme la capacité d’un groupe à générer des solutions plus pertinentes et appropriées que celles prises individuellement. Dans le second type de comportement, qui correspond à la majorité des cas, le salarié ne s’oppose pas et n’argumente pas. Ce constat indique une limite du dispositif holacratique réel de participation des acteurs organisationnels et de prise en compte de leurs points de vue et de leurs objections réelles. L’une des raisons évoquées pour expliquer le mutisme de la plupart des salariés et plus généralement de leurs difficultés d’adaptation tient à la nécessaire maîtrise du vocabulaire et des techniques holacratiques.
« [L’holacratie repose sur un] vocabulaire intellectuel, souvent abscons, difficile à maîtriser (…) ce qui peut saper les bonnes volontés ».
3.2 – Un morcellement des rôles source de déresponsabilisation
37Un deuxième résultat de notre observation est le constat d’un morcellement des rôles. L’organisation holacratique se fonde en effet sur la définition formelle de rôles. Au 18 décembre 2018, l’entreprise comptaient une quinzaine de cercle se répartissant en 283 rôles et 598 redevabilités. En moyenne, chaque salarié était titulaire de 5,4 rôles et de 11,4 redevabilités. Ainsi, chaque salarié avait en moyenne 11,4 responsabilités au sein de l’entreprise. Ce morcellement de la responsabilité produit deux effets majeurs. D’une part, il permet une clarification des attendus de chacun en distinguant la notion de poste et de rôle. Si on peut attendre une multitude de tâches de la part de quelqu’un qui occupe un poste, le rôle est clairement défini par l’organisation et peut évoluer en fonction des besoins de l’organisation grâce à un suivi logiciel systématique. Pour les acteurs, cela évite d’être cantonné à une fonction de l’entreprise.
« Je suis entré dans l’entreprise en tant qu’assistant commercial. C’était ça mon poste, je devais uniquement faire ça. Et avec le passage en holacratie, je me suis retrouvé à prendre en charge des tas de rôles qui n’ont rien à voir le poste d’assistant commercial. (…) J’étais plutôt à l’aise à l’oral, à l’aise pour animer certaines choses. Je me suis retrouvé dans des rôles d’animation ou à recevoir les journalistes. Et donc ça, si on m’avait contenu dans le rôle d’assistant commercial, probablement qu’on ne m’aurait jamais proposé ces missions-là, ou alors de manière officieuse. Et là, officiellement, on reconnaissait que j’avais un talent pour ça, ou au moins une compétence. »
39Concernant les rôles, un paradoxe est ressorti de nos résultats. En effet, le discours de promotion de l’holacratie diffusé à l’époque de la transition annonçait une autonomie dans la décision dès lors que le rôle vous appartenait, ainsi qu’une faculté accrue de participer collectivement aux résolutions des dysfonctionnement. Partant de ce constat, deux types de situations ont émergé et ont été particulièrement problématiques pour le bon fonctionnement de l’holacratie. Le premier est le syndrome « Ce n’est pas mon rôle ». Dès lors qu’une tension pouvait apparaître et ne touchait qu’indirectement le rôle pris, une des postures souvent évoquées est celle du dédouanement. Le rôle étant un droit de propriété attaché à une personne, il est apparu logique de ne pas vouloir s’immiscer dans l’organisation interne d’un collègue ou plutôt, d’attendre d’une instance supérieure de régler les problèmes. De manière inattendue, le système holacratique, alors qu’il est censé accroître l’autonomisation des salariés a ainsi, semble-t-il, amené une forme de déresponsabilisation.
« Demander quelque chose à un rôle, [l’explication] « ce n’est pas mon rôle » ou « je n’ai pas le temps » ne sont a priori pas une réponse acceptable ».
41Le second type de situation est associé à la multiplication des espaces de paroles et des cercles qui accroît le risque de voir sa proposition retoquée pour une question de pure forme, ce qui est perçu comme contradictoire avec l’affichage d’une participation plus importante aux décisions de l’entreprise.
3.3 – Une focalisation anxiogène sur les tensions
42L’holacratie est censée obliger les salariés à communiquer leurs tensions au fur et à mesure qu’ils les découvrent, afin de les traiter et de faire avancer l’organisation. Les tensions sont, dans le dispositif prescrit, le véritable moteur de l’organisation comme l’atteste la règle générale suivante définie par l’organisation.
« Dans l’objectif de créer une boucle vertueuse d’intégration à l’état de réflexe des règles du jeu par tous les [salariés], tout [salarié] qui a identifié un hors-jeu de la part d’un autre [salarié], se doit d’en faire part directement au [salarié] en lui indiquant de façon explicite le cas concret et les règles du jeu qui ont été enfreints, et de lui demander de prendre toute action corrective appropriée dans ladite situation. »
44Le rôle est ainsi considéré comme théoriquement inviolable, à l’instar du droit de propriété, sur lequel on ne peut apporter des restrictions que si elles sont établies collectivement, par voie délibérative. C’est cela qui fonde n’importe quel rôle à porter à la connaissance de son cercle des défaillances et requérir le respect des règles établies. En cas de défaillance récurrente ou persistante, ce que les acteurs nomment « le trou dans la raquette », à savoir une réalité qui n’est pas pris en compte par les règles établies jusqu’alors, toute personne directement concernée par ce dysfonctionnement est incitée à porter à connaissance du collectif sa volonté de créer, modifier des rôles, des domaines ou des redevabilités. Sous cet angle, l’holacratie semble viser à engendrer un certain chaos par le traitement systématique de tensions, afin d’inciter chaque cercle à remettre les choses en ordre. Cela amène les acteurs à penser et agir en permanence en termes de tensions. Le dispositif en ressort comme potentiellement anxiogène.
« L’holacratie invite à toujours parler de ce qui ne va pas. Ça finit par créer un climat anxiogène. C’est aussi pour ça que nous mettons en place des processus de célébration, pour dire aussi ce qui va bien ! »
3.4 – Un formalisme holacratique source de dysfonctionnements et de désolidarisation
46La PME observée est caractérisée une dualité très marquée entre la production et les services, chaque bloc comptant une trentaine de personnes. Les différences sont de multiples natures : les espaces de travail (atelier versus bureaux), les statuts sociaux (ouvrier versus cadre/professions intermédiaires), la nature du travail (exécution versus conception) et l’organisation du temps de travail (forfait heures versus forfait jours). Cette hétérogénéité a eu une incidence dès le début de l’implantation de l’holacratie. Dès le premier mois, la désorganisation de l’entreprise a été telle que le cercle supérieur de l’organisation a décidé d’adapter les règles holacratiques pour le cercle contenant l’intégralité des salariés issus de l’atelier. Les commentaires a posteriori des acteurs soulignent une baisse drastique de la productivité et une carence d’accompagnement lors de la transition.
« La productivité a gravement chuté dans le mois qui a suivi la mise en place de l’holacratie. La transition a été particulièrement dur pour les cercles logistique, expédition, pose. Ils sont en bout de chaîne et ils ont pris tous les problèmes sur la gueule ».
« On ne leur a pas donné d’alternatives. Du jour au lendemain, on a enlevé la personne qui était chargée de faire avancer l’atelier sans donner de moyens alternatifs. C’est comme si on avait poussé des gens qui ne savait pas nager dans une piscine, puis que nous les avions regardé se noyer »
49Pour pallier ces dysfonctionnements, en lieu et place de « grands cercles » où la solidarité se diluait, l’entreprise a créé des petites équipes métiers, afin de reformer des solidarités.
50Au sein de l’atelier de l’entreprise, des mini-cercles opérationnels ont vu le jour, sur le modèle de mini-usines, en lien avec le flux de production (débit, usinage, ponçage, montage, peinture, expédition, pose). Chaque mini-cercle s’est vu doté d’un coordinateur, issu du travail opérationnel, dont la mission est de mener son équipe vers l’auto-organisation, et d’un coach, issu des bureaux, dont la raison d’être est de l’aider à cette tâche. Le formalisme des réunions holacratiques a été également abandonné au profit d’une réunion hebdomadaire rapide, debout devant un tableau au sein de l’atelier.
51Concernant la partie « bureau » de l’entreprise, le formalisme holacratique est resté plus prégnant mais les cercles se sont aussi subdivisés en équipes plus petites (Force de vente, bureau d’études, documents de fabrication, Hygiène et Sécurité, R&D) pour distribuer davantage l’autorité sur des fonctions clé de l’entreprise. Ces ajustements ont permis de préserver la chaîne de production.
4 – Discussion : les apports de l’holacratie à la démocratie délibérative
52L’holacratie, selon nos observations, propose une stricte séparation entre structure politique et administrative, définit des processus de décision et morcelle les responsabilités. Les dysfonctionnements lors de sa mise en œuvre dans la PME de l’étude ont incité les salariés à modifier les processus holacratiques prescrits en abandonnant notamment une part de leur formalisme. L’holacratie en est-elle remise en question au regard de la démocratie délibérative ?
4.1 – L’holacratie comme système délibératif par consensus apparent
53Notre étude fait ressortir que, quelles que soient ses limites et même ses effets paradoxaux, l’holacratie s’inscrit pleinement dans les observations de Viggiani (1997, 2011) en ce qui concerne les pratiques de démocratisation d’entreprise : définition de rituels démocratiques délibératifs, attention particulière portée au processus et au vocabulaire. En particulier, elle prévoit un système délibératif spécifique de prise de décision collective dont les objections à une proposition sont gérées par un questionnement rituel. Cela rejoint la thèse de Wright (1940), pour qui la question est un élément central de la conversation, et va chercher à susciter un aveu. En effet, par son jeu de questionnement, le processus holacratique de décision cherche à caractériser la validité ou non d’une opposition à une proposition, en confrontant devant le collectif la cohérence argumentative d’un objecteur. Ces différents éléments que l’on retrouve dans l’holacratie peuvent s’analyser selon le schéma décisionnel du consensus apparent (Urfalino, 2007) et de la contrainte argumentative (Chateauraynaud, 2007), situés au cœur de dispositifs démocratiques. Le consensus apparent est un processus délibératif particulier, une règle de méta-délibération selon le terme de Dryzek (2011), marquant « la constatation collective d’un consensus apparent [… qui …] ménage une impression de continuité entre processus et arrêt de la décision ». Il est indexé à un « souci de la qualité de la décision » de la part des acteurs, et qui exige avant tout « le consentement des réticents » plutôt que l’unanimité (Urfalino, 2007, p. 57). Ce mode de délibération atteste surtout que « la contribution des participants à la décision est marquée par le contraste entre un droit égal à la participation et une inégalité des influences » (Urfalino, 2007, p. 57).
54Le recours au consensus rompt avec la pratique du vote et de l’égalité politique des membres. Pour Urfalino (2007), c’est justement la prégnance de la pratique du vote dans nos sociétés occidentales qui empêche d’envisager la spécificité d’autres pratiques tels que la décision par consensus. Le consensus apparent permet à l’argument jugé le plus approprié ou perçu comme répondant le mieux aux besoins des entreprises d’influer sur la décision finale, sous réserve, toutefois, que les plus influents soient les plus pertinents.
4.2 – L’holacratie ou les contradictions d’une vision informationnelle de la démocratie
55S’inspirant du modèle général proposé par Dryzek (2012) concernant les systèmes délibératifs, nous pouvons, sur la base des résultats de notre étude, définir l’holacratie comme un système organisationnel délibératif assurant des transmissions d’informations entre un espace de définition des normes et un espace opérationnel, grâce à des mécanismes de prise de décision par consensus apparent (Urfalino, 2007). Cette définition, issue des pratiques observées, nous permet de considérer l’holacratie comme une forme autoorganisée fondée avant tout sur une vision informationnelle de la démocratie d’entreprise. Il s’agirait, en quelque sorte, d’instaurer des mécanismes d’ajustements automatiques de transmission de l’information, ou de ramener le « fonctionnement collectif démocratique à un système qui serait sans extérieur, sans environnement […] un système sans mémoire, sans passé (les pesanteurs des traditions acquises), sans vis-à-vis (la contamination par un autre système). Penser dans ces termes, c’est en effet renoncer à la possibilité même du changement social » (Rosanvallon, 1983, p. 463).
56Dans la PME étudiée, la notion de rôle, dans sa conception holacratique, n’admet pas de différence de contribution a priori. Par défaut, le périmètre d’action du rôle est illimité, et ne souffrirait de restrictions (redevabilités, domaines) qu’établies consensuellement par le respect de règles formelles. En fin de compte, les relations entre rôles ne seraient que le résultat de l’implication stratégique et opérationnelle que chaque rôle engage dans la vie organisationnelle proportionnellement à l’intelligence de situation, l’efficacité dans la remontée et le traitement de tension opérationnelle ou la puissance argumentative des titulaires de rôles.
57Cette conception est problématique dans la mesure où elle réduit les rapports de force politiques à la simple relation formelle et laisse de côté tous les autres facteurs d’influence potentielle des prises de décisions que les acteurs établissent en fonction de leur position sociale, économique, statutaire ou encore symbolique. De cette manière, l’holacratie sous-tend l’hypothèse de l’homogénéité du corps social (Jobert, 1976). Un stagiaire pourrait finalement aisément remplacer un directeur d’usine, si son intelligence de situation était assez aiguisée. Ainsi, au lieu de penser les relations de personnes en termes de hiérarchies induites par l’hétérogénéité des positions professionnelles, le vocabulaire dérivé de l’holacratie utilise des périphrases pour différencier les individus en fonction de leurs capacités d’influence ou leurs qualités personnelles. D’une part, les dimensions historiques et culturelles de la constitution du système organisationnel sont négligées. D’autre part, l’holacratie ne permet pas de penser pleinement les formes de mobilisation collective contestatrices, considérées comme des perturbations environnementales qu’il s’agit d’intégrer au système, en multipliant des règles ad hoc de plus en plus difficile d’appliquer. Ce constat remet en question la pertinence même des modèles d’auto-organisation comme prolongement formalisé de techniques de participation et de délibération. En effet, si l’holacratie semble rendre la démocratie d’entreprise applicable par l’organisation d’un consensus apparent systématisé et accéléré, nos observations font également état de contradictions dans les pratiques mises en œuvre. Ainsi, l’holacratie semble omettre une caractéristique majeure de la gouvernance démocratique que March et Olsen (1995) évoquaient déjà comme pierre angulaire des modes de gouvernance démocratique : la gestion des sous-groupes composant un collectif, qui incombe aux dirigeants, dans le sens où ce sont eux qui peuvent modifier les règles de l’organisation. C’est ainsi la capacité des dirigeants à synthétiser les évènements organisationnels, à être réactifs et responsables face aux aléas (March et Olsen, 1995) qui fonderait la « démocratisation en action » (Bonnemaizon et Béji-Bécheur, 2018), entendue comme la participation croissante des salariés aux activités quotidiennes de l’entreprise. Dès lors, un système délibératif s’appuierait moins sur une institutionnalisation de la démocratie et la diffusion d’une culture démocratique que sur le développement d’espaces discursifs informels visant le partage des représentations de l’organisation, et de sa mission (Levillain, 2017).
Conclusion
58Notre recherche présente de nombreuses limites dues à l’unicité du cas et à ses spécificités, notamment la taille restreinte de l’entreprise étudiée et l’engagement des associés dans la démarche. L’apport de notre recherche est double. D’une part, elle met en évidence que l’holacratie repose fondamentalement sur trois éléments : son langage, ses mécanismes de formalisation et d’évolution des rôles opérationnels, mais aussi, et peut-être principalement, ses techniques de réunions pour sélectionner et diffuser l’information pertinente. D’autre part, cette étude de cas souligne les limites de modèles organisationnels fondés sur une vision principalement informationnelle de la structure, perpétuellement condamnés à évoluer sans prendre en compte les intérêts propres et les caractéristiques sociales des groupes qui les composent. Il ressort de notre étude que l’holacratie favorise la délibération concernant la production de règles et le suivi du travail opérationnel, et se traduit par une formalisation de la participation et des processus de prise de décision. Nos résultats font aussi état de plusieurs dysfonctionnements, comme la prolifération des espaces de paroles et le morcellement des responsabilités qui a conduit à l’abandon de certaines techniques holacratiques et à des ajustements des prescriptions. Les apports de l’holacratie à la démocratie délibérative en entreprise en ressortent comme contrastés.
Lexique de l’holacratie (d’après Robertson, 2015)
Cercle d’ancrage | Le « cercle d’ancrage » est le cercle le plus large de l’organisation, et contrôle automatiquement tous les domaines que l’organisation elle-même contrôle. |
Cercle | Un « cercle » est un rôle qui peut être décomposé et contenir lui-même des rôles en vue de réaliser sa raison d’être, de contrôler ses domaines et de mettre en œuvre ses redevabilités. |
Rôle | Un « rôle » est une entité organisationnelle dotée d’un nom descriptif et d’une ou plusieurs caractéristiques suivantes :
|
Tension | Les écarts entre la réalité et le potentiel que vous percevez. |
Politique | Vous pouvez également définir des « politiques » pour vos domaines, soit pour accorder à des tiers de l’autorité pour contrôler ou exercer un impact concret sur un domaine, soit pour limiter la façon dont les tiers peuvent impacter un domaine lorsqu’ils y sont déjà autorisés. |
Projet | Les projets désignent des résultats précis qui requièrent l’exécution de plusieurs actions consécutives, et qu’il est utile de poursuivre, du moins en l’absence de priorités concurrentes. |
Action | Les actions désignent les actions que vous pouvez exécuter immédiatement et dont l’exécution immédiate est fort utile, du moins en l’absence de priorités concurrentes |
Premier lien | Le premier lien porte la raison d’être du cercle et affecte les rôles du cercle. |
Second lien | Au sein du cercle supérieur, le second lien porte la raison d’être de son cercle ; au sein de son cercle, le second lien apporte les tensions pertinentes à traiter dans le cercle supérieur. |
Facilitateur | Le facilitateur facilite les réunions de cercle. |
Secrétaire | Le secrétaire gère et stabilise les registres officiels du cercle et le processus de tenue de ces registres |
Gouvernance | Le processus de gouvernance d’un cercle a le pouvoir de :
|
Réunion de gouvernance | Les réunions de gouvernance mettent en œuvre le processus de gouvernance d’un cercle. |
Réunion de triage | Les réunions de triage visent à faciliter les opérations d’un cercle. |
Prise de décision intégrative | Le processus de prise de décision intégrative se conduit de la manière suivante :
|
Bibliographie
Références
- Benveniste E. (1974), Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard.
- Bernstein E., Bunch J., Canner N., Lee M. (2016), Beyond the holacracy hype, Harvard Business Review, July-August, p. 38-49.
- Boeke K. (1945), Sociocracy : democracy as it might be, consulté le 13-05-19 - https://www.sociocracy.info/sociocracy-democracy-kees-boeke/
- Bonnemaizon A., Béji-Bécheur A. (2018), Démocratie du statut à l’action : Étude de cas d’une SCIC dans le secteur des musiques actuelles, Revue Française de Gestion, n°276, p. 123-142.
- Bouvier A. (2007), Démocratie délibérative, démocratie débattante, démocratie participative, Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n°1, p. 5-34.
- Buck J., Endenburg G. (2003), The creative force of self-organization, Rotterdam, Sociocratic Center.
- Bushe G.R., Chu A. (2011), Fluid Teams : Solutions to the Problems of Unstable Team Membership, Organizational Dynamics, n° 40, p. 181-188.
- Carney B., Getz I. (2012), Liberté & Cie : quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises, Paris, Fayard.
- Chateauraynaud F. (2007), La contrainte argumentative. Les formes de l’argumentation entre cadres délibératifs et puissances d’expression politiques, Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n°1, p. 129-148.
- Couffignal L. (1968), La cybernétique, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Que sais-je ?
- Dumez H. (2016), Méthodologie de la recherche qualitative, Paris, Vuibert.
- Dryzek J. (2010), Rhetoric in Democracy : A Systemic Appreciation, Political Theory, vol. 38, n°3, p. 319-339.
- Dryzek J. (2011), Foundations and Frontiers of Deliberative Governance, Oxford, Oxford University Press.
- Endeburg G. (1998), Sociocracy as social design, Utrecht, Eburon.
- Ercan S. A., Dryzek J. S. (2015), The reach of deliberative democracy, Policy studies, vol. 36, n°3, p. 241-248.
- Geertz C. (1973), Thick Description : Toward an Interpretative Theory of Culture, in
- Geertz C. (1973), The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books.
- Gilbert P., Raulet-Croset N., Teglborg A.-C. (2017), L’entreprise libérée, innovation radicale ou simple avatar du management participatif ?, Gérer et Comprendre, n°127, p. 38-49.
- Glaser B. G., Strauss A. L. (2010), La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, 1ère édition 1967, Paris, Armand Colin.
- Goujon P. (1995), De l’auto-organisation à la pensée de la complexité du social, Revue européenne des sciences sociales, vol. 33, n° 100, p. 167-183.
- Grönlund K., Bächtiger A., Setälä M. (2014), Deliberative mini-public : involving citizens in the democratic process, Colchester, ECPR Press.
- Habermas J. (1996), Notes programmatiques pour fonder en raison une éthique de la discussion, in Habermas J. (1996), Morale et communication. Conscience et activité communicationnelle, Paris, Cerf, pp. 63-130.
- Herve M., Brière T. (2012), Le pouvoir au-delà du pouvoir : l’exigence de démocratie dans toute organisation, Paris, François Bourin Editeur.
- Jardat R. (2012), De la démocratie en entreprise. Quelques résultats empiriques et propositions théoriques, Revue Française de Gestion, n° 228-229, p. 167-184.
- Jobert B. (1976), L’essentiel est dans le résidu (bis). Pour une critique de l’analyse systémique stratégique, Revue Français de Sociologie, vol.17, n°4, p. 633-640.
- Journé B. (2005), Etudier le management de l’imprévu : méthode dynamique d’observation in situ, Finance Contrôle Stratégie, vol.8, n° 4, p. 63-91.
- Laloux F. (2015), Reinventing organizations. Vers des communautés de travail inspirés, Paris, Diateino.
- Levillain K. (2017), L’entreprise à mission. Un modèle de gouvernance pour l’innovation, Paris, Vuibert.
- Little A., (2007), Between disagreement and consensus : unravelling the democratic paradox, Australian journal of political science, vol. 42, n°1, p. 143-159.
- March J. G., Olsen J. P. (1995), Democratic governance, New-York, Free press.
- Morgan G. (1982), Cybernetics and organization theory : Epistemology or Technique ?, Human Relations, vol. 35., n°7, p. 521-537.
- Perez Y. (2006), La littérature sur l’intervention de conseil dans les organisations : une revue critique, La Revue des Sciences de Gestion, vol. 219, n°3, p. 151-158.
- Pourtois H. (2013), Mini-publics et démocratie délibérative, Politique et Sociétés, vol.32, n°1, p. 21–41.
- Robertson B. (2015), Holacracy : the new management system for a rapidly changing world, New-York, Macmillan.
- Rosanvallon P. (1976), L’Age de l’autogestion, ou la Politique au poste de commandement, Paris, Le Seuil.
- Rosanvallon P. (1983), Formation et désintégration de la galaxie auto, in Dumouchel
- P., Dupuy J.-P. (dir.), Colloque de Cerisy. Auto-organisation. De la physique au politique, Paris, Editions du Seuil, p.456-465.
- Supiot A. (2015), La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard.
- Urfalino P. (2007), La décision par consensus apparent. Nature et propriétés, Revue européenne des sciences sociales, vol. XLV, n°1, p. 47-70.
- Van Maanen J. (1979), The fact of fiction in organizational ethnography, Administrative Science Quaterly, vol. 24, p. 534-550.
- Viggiani F. (1997), Democratic Hierarchies in the Workplace. Structural Dilemmas an Organizational Action, Economic and Industrial Democracy, vol.18, n°2, p. 231-260.
- Viggiani F. (2011), Phoenix Trucking- « I believe in democracy up to a point » : democratizing management hierarchies, International Journal of Management and Innovation, vol.3, n°1, p.1-31.
- Wiener N. (1950), Cybernetics, Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences, vol. 3, n° 7, p. 2-4.
- Wright C. (1940), Situated Actions and Vocabularies of Motive, American Sociological Review, vol. 5, n° 6, p. 904-913.
- Ybema S., Yanow D., Wels H., Kamsteeg F. (2015), Organizational ethnography. Studying the complexities of everyday life, London, Sage.
- Yin R. K., (2002), Case study research. Design and methods, Thousand Oaks, Sage.
Mots-clés éditeurs : holacratie, auto-organisation, système délibératif
Mise en ligne 08/07/2019
https://doi.org/10.3917/rimhe.035.0003Notes
-
[1]
https://www.holacracy.org/ (consulté le 12-05-19)
-
[2]
Koestler A. (1968), Le Cheval dans la locomotive : le paradoxe humain, Paris, Calmann-Lévy.
-
[3]
Traduit par l’auteur : “the general study of communication and the related study of control in both machines and in living beings.” (Wiener, 1950, p. 2)