1 L’entreprise dans un monde sans frontières est un ouvrage collectif qui se présente sous forme de chapitres, émanant chacun d’un auteur différent. Sous la direction d’Alain Supiot, de nombreux spécialistes ont prêté leur plume à une réflexion sur l’entreprise moderne et internationale. Cette réflexion, qui se veut générale, s’effectue essentiellement sous l’angle du droit. De cette manière la plupart des thèmes contemporains relatifs à l’activité des entreprises tels que la nature de l’actionnariat, le choix de la localisation internationale, la responsabilité y sont abordés sous l’angle des normes. Pour la plupart des contributeurs, il s’agit de mener une réflexion sur la manière dont le droit co-évolue, avec plus ou moins de bonheur, avec les grandes tendances en matière de stratégie des grandes entreprises. A cet égard, l’ouvrage présente un intérêt notable. Alors que la réflexion des juristes ne faisait traditionnellement que peu de place à la recherche internationale, celle-ci constitue bien la base du propos qui se déploie sur plus de 250 pages. Le droit est essentiellement confronté à l’économie, avec de brefs propos en gestion. Cependant, cette situation ne doit pas surprendre. La recherche de fertilisations croisées entre droit et gestion, si elle recueille le principe de nombreux suffrages, est une voie rarement menée de manière directe (Collard et Roquilly, 2010 ; Bagley, 2008). Même des courants de la gestion qui devraient en principe s’y intéresser de près, comme les approches institutionnelles, abordent finalement peu la question de la dynamique des normes (Peton et Pezé, 2014).
2 L’ouvrage débute par un propos sur la théorie économique de la firme (Chapitre 1). Il s’agit simplement de rappeler que, selon une approche économique classique, la question de l’organisation ne se pose pas. Les actionnaires sont supposés exercer un contrôle direct sur les performances et agir par remplacement du dirigeant si le besoin s’en fait sentir. L’idée de management est abordée à la suite (Chapitre 2). Néanmoins, il s’agit de marquer comment le management – la notion et le terme même – déclenche une forme de méfiance de la part du monde juridique. Le management peut être vu comme un mode de régulation des mécanismes organisationnels. Il est dans ce cas susceptible de constituer un rival des normes juridiques, qui visent elles aussi à réguler les phénomènes, notamment organisationnels. Néanmoins, alors que les normes juridiques s’accommodent mal de l’incertitude, le management sait bien mieux en tirer parti, de sorte que son ascension se montre finalement irrésistible. C’est pourquoi on retrouve avec intérêt l’histoire du développement des formes sociétaires en France et aux Etats-Unis (Chapitre 3). A l’issue de ces trois premiers chapitres, le gestionnaire se sentira peu éloigné de ses préoccupations habituelles, lui-même reprenant souvent des éléments similaires dans ses cours de théorie des organisations. Le dépaysement débute au cours de l’étude suivante (Chapitre 4). Celle-ci propose d’aborder les codes de bonne conduite des entreprises comme le fruit d’un processus d’auto-constitutionnalisation. En effet, les entreprises peuvent adopter des codes de conduites dont un des effets va être de conditionner la production normative de l’entreprise. Celles-ci vont en effet mettre en œuvre un grand nombre de normes et procédures qui devront respecter les normes de référence. Une forme d’ordre juridique interne à l’organisation va alors se former. Il s’agit là d’un point particulièrement intéressant à souligner puisque, si les gestionnaires se penchent souvent sur l’impact des codes de bonne conduite sur la performance de l’entreprise, les implications en termes d’imbrication des normes demeurent mal connues. On imagine bien que les initiatives privées en matière de responsabilité sociale ont un rôle structurant qui vont, par exemple, poser des standards pour l’activisme dans le domaine (Mena et Waeger, 2014). Cependant, toute l’étude du versant juridique reste à mener.
3 Est ensuite étudiée la question de la soumission de l’entreprise au droit international. Ce sont, cette fois, les spécialistes de l’internationalisation qui trouveront intérêt à la réflexion développée (Chapitre 5). Pourquoi les entreprises paraissent-elles tirer avantage avec facilité de leur localisation internationale ? Une explication technique réside en ce qu’elles ne sont pas, en tant que telles, des sujets de droit international. En conséquence, il est difficile de leur imposer directement des obligations dans le cadre d’une reconnaissance naissante. Plus encore, dans le même temps, les entreprises sont parvenues à obtenir une protection spécifique au niveau international (Chapitre 6). Les entreprises étrangères dans le cadre de certains accords d’investissement, sont autorisées à accéder directement à un tribunal international si elles estiment que l’état d’accueil n’a pas respecté ses obligations. De fait, elles échappent juridiquement aux juridictions de l’ordre interne, mais également au droit national puisque des juridictions ad hoc appliqueront le droit des traités internationaux, avec une tentation forte de les faire jouer contre les intérêts de l’état attaqué. On voit donc que les entreprises internationales ne sont pas simplement puissantes en termes de marché. Elles bénéficient en outre d’un dispositif juridique auquel aucun individu ne pourrait accéder.
4 Par la suite, les réflexions sur la fiscalité des entreprises apparaissent plus conventionnelles. Elles méritent d’être rappelées puisque, là encore, peu de travaux en gestion abordent cette question (Chapitre 7). La localisation des profits est un jeu que les entreprises gagnent en raison d’un manque d’harmonisation de la réglementation européenne. Par le jeu des prix de transfert et de facturations des services par le siège, de nombreuses grandes entreprises parviennent à ne réaliser que des profits modestes dans leur pays d’accueil. Une parade consiste à effectuer un prélèvement à la source des redevances qui partent pour un pays étranger. Cependant, ce prélèvement est interdit lorsque les capitaux sont acheminés vers un autre pays de l’Union Européenne. Il suffit donc de trouver un autre pays d’Europe qui ne pratique pas ce prélèvement pour le transformer en « tunnel », à savoir diriger vers lui les redevances pour, dans un second temps, leur permettre de rejoindre des pays à fiscalité privilégiée. Il est difficile de ne pas invoquer, dans ce cas de figure, les avantages liés à l’internationalisation tels qu’ils sont présentés dans leur forme classique, par exemple dans un modèle CAGE. Cependant, les gestionnaires, et notamment les stratèges, peuvent difficilement entrer dans le détail de la technique juridique, ici résumée avec bonheur.
5 L’analyse des avantages spécifiques d’une organisation internationale des entreprises est poursuivie dans le chapitre sur la mobilité des travailleurs. D’un point de vue stratégique, il est classiquement souligné qu’en matière de stratégie internationale, la localisation géographique est fonction des avantages que l’on peut tirer en matière de coût et de compétences salariales. Mais, lorsque les pays en concurrence sont membres de l’Union Européenne, l’environnement institutionnel prend une importance particulière et ambiguë (Chapitre 8). D’une part, il est clair que l’Europe, en ce qu’elle cherche à accroître le bien-être matériel des membres de l’Union, ne saurait être considérée comme hostile aux salariés. Néanmoins, la raison première de l’Union est bien d’instaurer un marché commun avec le fonctionnement duquel les libertés, notamment syndicales, entrent parfois en conflit. Tel est, par exemple, le cas lorsqu’une action conduira au blocage d’un entrepôt, constituant une entrave au principe de libre circulation des marchandises.
6 Cette étude de la recherche européenne d’un positionnement équilibré intéressera les gestionnaires des ressources humaines. Elle a également le mérite de montrer qu’en matière de localisation, si l’influence de l’environnement est en principe admise, la détermination effective des effets attendus recèle une ambivalence difficile à réduire. Suite à de tels développements, le passage à la question de l’appréhension comptable de l’entreprise peut décontenancer quelque peu (Chapitre 9). Il est devenu coutumier de souligner le poids croissant de l’approche actuarielle dans l’évaluation de l’entreprise. La valeur de l’entreprise est conçue dans ce cas comme sa capacité à produire des flux financiers futurs, lesquels sont ajustés pour tenir compte du fait qu’ils ne se réaliseront que dans un futur plus ou moins éloigné. La notion de connaissance ou de personnel est absente des approches comptables et les notions de potentiel, dès lors qu’il n’est pas question de finance, sont fort mal appréhendées. En cela, la position de l’auteur peut être considérée comme classique. On se demande toutefois si les notions, utilisées par l’auteur, d’entropie ou encore d’équilibre homéostatique sont parfaitement adéquates pour évoquer la dimension comptable des entreprises même si, à l’évidence, elles aspirent à conférer de la hauteur à la réflexion.
7 L’ouvrage revient alors au modèle de l’entreprise, et plus particulièrement le modèle allemand, dans sa pratique de la co-détermination. Traditionnellement, le droit allemand des sociétés accorde une large place à la négociation collective. Au demeurant, la dimension collective de la gestion d’entreprise entre en conflit avec la dimension individuelle. Et du fait que l’Europe exerce une pression pour un accroissement de la reconnaissance des droits individuels, le modèle allemand subit une pression qui peut même dégénérer en menace. Le modèle américain représente un cas extrême de différence avec celui issu de l’Allemagne. Il semble présenter, comme caractère le plus saillant, la protection des actionnaires (Chapitre 10). La théorie de l’agence est bien sûr, de ce point de vue, l’approche la plus célèbre pour formaliser les relations entre les différentes parties. Chacune étant maximisatrice et insatiable, elle cherchera à aligner ses intérêts avec ceux des autres pour éviter d’avoir à subir des coûts de surveillance ou d’opportunisme trop élevés. Et dans cette vision, les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise. Toutefois, comme le fait remarquer l’auteur du chapitre, la réalité juridique est différente (Chapitre 11). D’une part, le droit ne considère pas les actionnaires comme les propriétaires de l’entreprise. D’autre part, les actionnaires n’ont pas le pouvoir de diriger l’entreprise, mais plutôt un pouvoir indirect, voire un simple contrôle. En fait, l’outil de production de l’entreprise est davantage à prendre comme un bien commun que protège le droit des sociétés.
8 Plus largement, le rôle interne du droit est également perceptible au travers des programmes de conformité en matière pénale (Chapitre 12). Les entreprises peuvent en effet se doter de procédures internes fixant les règles à suivre en matière de comportement. L’intérêt de ces programmes peut s’apparenter, pour partie, à celui des codes de bonne conduite. Mais ils présentent un intérêt juridique. Dans les cas où la responsabilité pénale des entreprises est recherchée, ces dernières peuvent utiliser les programmes de conformité pour assurer leur défense. Dans ce cas, elles peuvent montrer qu’un programme était en œuvre, que des procédures de contrôle étaient déployées. Il s’agit donc de prouver la mise en œuvre de ces programmes, laquelle diminue la probabilité de voir imputer à l’entreprise une infraction. Le fait poursuivi sera davantage considéré comme isolé ou fortuit. On sait que, par ailleurs, les dirigeants sont astreints à une exigence de plus en plus étendue de transparence, sous peine d’engager leur responsabilité. Il n’y a cependant, sur ce point, pas de développement théorique qui mérite d’être souligné. L’ouvrage nous rappelle que les dirigeants peuvent être sanctionnés sans qu’une mise en perspective théorique s’ensuive (Chapitre 13). On comprend mieux, en revanche, la réflexion suivante sur le pouvoir et la responsabilité en droit du travail (Chapitre 14). Le droit du travail implique une subordination telle qu’elle est prévue dans un contrat. Cependant, la réglementation et la jurisprudence accordent une part de plus en plus importante à l’exercice effectif de l’autorité et du pouvoir, même si un contrat de travail existe déjà. C’est ainsi qu’il est tout-à-fait possible de qualifier une situation de co-emploi dès lors que deux entreprises se répartissent les prérogatives dans l’organisation du travail d’un salarié. Il n’y a dès lors plus nécessairement employeur unitaire, comme dans une vision classique. De ce point de vue, des tentatives, encore timides, et presque avortées, ont cherché à mettre à la charge de sociétés mères des obligations quant à la gestion de leurs filiales. Malgré cette limite, le droit commence à intégrer l’idée que les entreprises puissent être au service de l’intérêt général.
9 De ce point de vue, la loi promulguée sur la recherche de repreneur des sites voués à la fermeture, dite loi « Florange », présente un exemple caractéristique. Dans sa version actuelle, la loi soumet l’entreprise qui souhaite procéder à une fermeture à une lourde série d’obligations en matière d’information des institutions représentatives des salariés. Même les projets de cession doivent être notifiés, au point que l’on a pu se demander si le droit de propriété et la liberté d’entreprendre n’étaient pas atteints. Mais il faut souligner, une nouvelle fois, que cette réglementation ne vient qu’encadrer un pouvoir, et non remettre en cause des droits. A l’inverse, la loi a été censurée lorsqu’elle prévoyait que les tribunaux de commerce pouvaient faire valoir leur avis dans le processus. Cette fois, il s’agissait bien de substituer la vision des juges à celle du chef d’entreprise.
10 La même idée générale préside à celle d’entreprise cruciale (Chapitre 16). Certaines entreprises ont acquis une importance particulière, en fait ou en droit, dans un secteur d’activité. Il peut s’agir d’entreprises détenant un monopole ou visant à dominer seules un secteur stratégique. Sans le contrôler entièrement, elles en déterminent de nombreux caractères. Il est donc légitime que la puissance publique intervienne. L’état peut dans ce cas choisir de réguler le fonctionnement de l’entreprise cruciale de plusieurs manières. Il peut être présent dans l’entreprise en tant qu’actionnaire ou atteindre les règles de fonctionnement du secteur pour que l’entreprise cruciale s’y plie. Il s’agit, dans tous les cas, d’éviter un fonctionnement hors de contrôle de l’entreprise qui, par ses caractéristiques, occupe déjà une position privilégiée. Symétriquement, les entreprises relevant – cette fois – de l’économie sociale et solidaire peuvent constituer un modèle d’évolution pour le droit des sociétés (Chapitre 17). Ces entreprises mettent en avant l’idée de biens communs et portent un coup définitif à l’idée que l’entreprise serait simplement la propriété des actionnaires. Les études sur la question montrent d’ailleurs que le développement de ces entreprises, comme par exemple les coopératives, est parfois conçu sur un contre-modèle des sociétés classiques (Boone et Ozcan, 2012). L’enjeu est de permettre le réencastrement de l’économie, c’est-à-dire le rétablissement des connexions de l’économie avec les autres facettes de la vie sociale. Enfin, les entreprises publiques peuvent être vues comme un symbole du recoupement des contraintes politiques, juridiques et de gestion (Chapitre 18). Elles visent l’intérêt général, la question de la relation avec l’état et l’usager étant essentielle. Dans le même temps, elles se plient nécessairement à des contraintes administratives et de gestion. L’évolution économique récente a vu, sans doute, le domaine de l’entreprise publique se restreindre. La domination du consensus de Washington, passant notamment par le contrôle des déficits, a nécessairement pesé sur ces organisations. Mais, dans le même temps, ces entreprises demeurent vivaces. L’Europe tend même à les reconnaître et envisage même la possibilité technique d’entreprises publiques européennes.
11 L’ouvrage se conclut sur l’idée qui a été évoquée à de multiples de reprises. L’entreprise n’appartient pas à proprement parler aux actionnaires. Si une société est créée, il s’agit d’une personne morale distincte de ses membres, susceptibles d’avoir des droits et des obligations propres. Au contraire, la nature de l’entreprise est politique, et même organisationnelle. James March est à cet égard cité, à bon escient, pour soutenir la thèse d’une entreprise politique. Au demeurant, ce point d’arrivée ne manque pas de surprendre quelque peu le gestionnaire pour qui l’existence du phénomène organisationnel, avec une impossibilité de considérer l’entreprise comme une boîte noire, est une prémisse. De fait, l’ouvrage s’achève sur un univers à construire.
12 La confrontation du droit et des théories économiques fait ressortir les raccourcis critiquables de la théorie économique. Il reste néanmoins à confronter également le droit à la gestion, dans ses théories les plus avancées. Nul doute qu’un travail important demeure à effectuer sur la dimension performative des théories (e.g. Cabantous et Gond, 2012). Le droit risque d’être au premier chef intéressé par les théories dont l’écho médiatique et sans doute l’impact social ont été les plus forts. Une théorie comme la théorie de l’agence est citée par les intellectuels de nombreuses disciplines. Elle est supposée avoir laissé sa marque dans l’évolution du droit des sociétés. Néanmoins, il est finalement assez difficile de déterminer si l’orientation actuelle du droit s’est inspirée directement de la théorie de l’agence, si seuls certains aspects l’ont été, ou même si le phénomène relève avant tout d’un jeu rhétorique. C’est pourquoi durant le rapprochement qui s’effectuera entre droit et gestion, il conviendra de contrôler la bonne fortune de théories et les raisons pour lesquelles elles sont réputées davantage dignes d’intérêt par la science juridique.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bagley C.E. (2008), Winning Legally : The Value of Legal Astuteness, Academy of Management Review, vol.33, no2, p.378-390.
- Boone C., Ozcan S. (2014), Why Do Cooperatives Emerge in a World Dominated by Corporations ? The Diffusion of Cooperatives in the U.s. Bio-Ethanol Industry, 1978–2013, Academy of Management Journal, vol.57, no4, p. 990-1012.
- Cabantous L., Gond J.-P. (2012), On the mode of existence of theories in organizations, Decision-making as performative praxis, vol.38, no225, p. 61-81.
- Collard C., Roquilly C. (2010), La performance juridique : pour une vision stratégique du droit dans l’entreprise, LGDJ.
- Mena S., Waeger D. (2014), Activism for Corporate Responsibility : Conceptualizing Private Regulation Opportunity Structures, Journal of Management Studies, vol.51, no7, p.1091-1117.
- Peton H., Pezé S. (2014), The Unsuspected Dynamics of the Regulative Pillar : The Case of Faute Inexcusable in France, M@n@gement, vol.17, n°3, p.145-179.