Couverture de RIMHE_017

Article de revue

Linhart D. (2015), La comédie humaine du travail - De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse, Editions Erès, Coll. Sociologie Clinique

Pages 102 à 106

1Présenter cet ouvrage intitulé La comédie humaine du travail dans la RIMHE pourra surprendre. En premier lieu, les plus étonnés seront sans doute non seulement l’auteur elle-même, la sociologue Danièle Linhart, Directrice de recherche émérite au CNRS, mais aussi les managers, enseignants-chercheurs, étudiants de masters ou doctorants dans des disciplines concernées par l’étude du monde du travail. Comment expliciter qu’une revue dont la ligne éditoriale est de promouvoir un management humaniste, recommande la lecture d’un livre dont l’objet est d’en présenter une attaque en règle ? Cela pourrait apparaître comme une gageure quand il n’échappera pas au lecteur, qu’au fil des pages, les réseaux professionnels, dont les universitaires en sciences de gestion sont si friands, et ces rencontres, conférences et autres manifestations, où nous apprécions tant de nous retrouver, sont dépeintes au vitriol avec verve sous un éclairage moins anthropologique que satirique. Pourtant les arguments ne manquent pas pour publier cette note de lecture qui aurait pu s’intituler : les bonnes raisons de lire le dernier ouvrage de Danièle Linhart.

2La première raison de prendre connaissance du contenu de ce petit livre de 150 pages est que derrière les propos très critiques et même corrosifs envers la rhétorique sur la réhumanisation du travail, une humanité domine, celle d’un travailleur de la recherche qui a voué sa vie à favoriser une meilleure compréhension des rapports au travail des salariés dans l’entreprise. Rédigé à la première personne sous une forme souvent proche de l’autobiographie, le texte prend la portée d’un précieux témoignage sur les attentes de rôle propres à l’exercice d’une activité professionnelle dans un contexte social spécifique, celle d’un chercheur français. Propulsée sur des scènes où se jouent des rites d’interaction que Goffman (1974) aurait pu prendre comme illustration, l’auteur nous livre tout d’abord le récit sensible d’un sujet refusant les discours de façade au risque d’éprouver la rude expérience de « perdre la face » ou de se retrouver enfermé dans un rôle dans lequel il ne se reconnait pas et qu’il récuse pour ne pas s’y perdre. Danièle Linhart refuse l’étiquetage blessant de ses propos comme provocateurs ou archaïques.

3Elle en vient à incarner sa propre théorie considérant que « c’est leur professionnalité que les salariés veulent voir respecter, bien plus que leur dimension d’être humain, qui au fond n’est pas nié » (p.19). Nous livrant son propre malaise de « chercheur investi » et consciencieux, confronté à une forme de disqualification professionnelle, elle fait écho et éclaire le phénomène de la souffrance au travail. Paradoxalement, ce qui peut être potentiellement blessant dans l’ouvrage de Daniel Linhart est justement ce qu’elle dénonce. En effet, la sociologue se défend en usant du même procédé consistant à disqualifier la pensée divergente à sa norme, celle de ses collègues, chercheurs dans d’autres disciplines elle nie l’existence des travaux de recherche critiques en gestion, celles des managers eux-mêmes, dont les compétences et le rôle se trouvent dévalorisés, ramenés à une mission de « neutralisation » des salariés (p.150).

4Cela me conduit à exprimer ma propre révolte. L’auteur ne peut-elle pas concevoir que des universitaires et des responsables, DRH ou chefs d’entreprise, aient consacré leur vie professionnelle à mener des études pour les uns, et développer des pratiques pour les autres, afin de soutenir l’émergence d’un modèle de management qui a minima ne soit pas déshumanisant et source de souffrance au travail ? Ainsi, tout mon investissement d’enseignant-chercheur pour un management humaniste serait voué à l’échec ? Ainsi, cette énergie déployée pour démontrer son bien-fondé serait inutile ? Pire : mon intention serait l’asservissement des salariés au profit des patrons ? Je refuse le règne de cette absurdité qui voudrait que le management soit inéluctablement déshumanisant alors qu’il ne s’agit que d’une croyance sur le monde du travail, dont le maintien fait prendre surtout le risque de légitimer les mauvaises pratiques et limite le progrès social dans les entreprises.

5Ces quelques lignes dans le style de certains passages, plus proche du pamphlet que du rapport d’étude, sont le reflet du premier apport du livre qui porte son message et pousse au questionnement tout en suscitant respect et empathie pour l’auteur, ceux des confrères et ceux des passionnés par leur métier, ceux qui croient en ce qu’ils font et se révoltent face à l’incrédulité ambiante fusse t’elle polie, ceux qui font dès lors la douloureuse expérience de « se sentir étranger chez eux ». La cohabitation en viendrait presque à devenir le sujet. Or, comme l’a souligné Ricœur lors d’une conférence en 1997, « La possibilité de se perdre sur ce chemin est assurément grande. Des dérives possibles sont liées précisément au sentiment d’étrangeté, et dont nous ne guérirons que par l’hospitalité. » (Ricœur, 1997, p.7).

6Une leçon est forcément à apprendre, celle sans doute de l’accueil d’un Autre sur son territoire, territoire du chercheur comme territoire de l’entreprise.

7Une deuxième raison de lire La comédie humaine du travail se situe dans l’exercice auquel s’attèle l’auteur, qui peine à la tâche, tant le « nouveau modèle managérial qui se met en place » est « si difficile à critiquer » (p.13). Or, si conclure que la réhumanisation des pratiques ne vaut pas mieux que leur déshumanisation est un non-sens, il est à l’évidence salutaire de se lancer à remettre en question le bien-fondé d’approches trop souvent considérées comme bonnes en soi donc a priori irréfutables, et d’alerter sur des limites que les œillères de nos bonnes consciences nous empêchent de percevoir. Face à la persistance de la souffrance au travail, des enseignements doivent être tirés et la sociologue nous en indique plusieurs. Paradoxalement, non seulement le but de Danièle Linhart en ressort comme similaire à celui d’un management humaniste, mais les résultats des travaux de la sociologue confortent la pertinence des grilles de compréhension associées. C’est ce qui ressort de l’étude sur « les cadres modernes » qu’elle a menée en 2012 avec Chelly, Flocco et Guyonvarch et dont une synthèse de l’analyse est présentée : « Ils ont le sentiment de procéder à des arbitrages lucides dans le périmètre très privé de leur morale professionnelle et personnelle, et non de céder à l’arbitraire de leur direction » (p.122). N’est-ce pas la mise en évidence de l’exercice « d’un libre arbitre » en refusant de « se soumettre à une volonté qui leur est extérieure », contredisant ce qui est écrit plus haut (p.64). Si une critique doit être faite, n’est-ce pas l’instrumentalisation de l’Humanisme au détriment de l’Homme qui est à condamner et non les managers humanistes soucieux des personnes, ou les chercheurs postulant pour mener leurs travaux, que tout être humain est en quête de savoir, de liberté, de morale et de sa juste place dans le monde, c’est-à-dire se référant à une conception humaniste post-moderne de l’être humain ?

8Les travaux de la sociologue nous semblent au contraire démontrer le réalisme et le bien-fondé de cette approche. Ainsi la deuxième partie du livre intitulé « La grandeur du Taylorisme et du Fordisme - De la volonté de pouvoir au pouvoir de la volonté », dont nous recommandons tout particulièrement la lecture aux étudiants de master en économie et gestion, est une source féconde d’arguments que nous ne pourrons pas épuiser. Danièle Linhart nous fait redécouvrir les modèles de Taylor et de Ford dans une présentation particulièrement bien étayée par des références précises et des citations encore méconnues dans les amphis. Dans le foisonnement d’une analyse particulièrement riche qui pourra dérouter ceux dont la pensée a besoin d’un peu de structuration, la description d’un Taylor porté par une utopie humaniste, interpelle. Pourtant si l’homme se justifiait en arguant de sa bonne volonté et de sa recherche sincère du bonheur de l’humanité par une approche plus scientiste que scientifique de l’organisation, son modèle de management et sa conception de l’Homme au travail ne sont pas humanistes, mais déshumanisantes. Considérer que la flânerie, voire la paresse, est le propre de la nature humaine, ou réifier les travailleurs postés, est à l’antipode d’une approche humaniste du management.

9De multiples amalgames sont opérés par l’auteur : - amalgame entre les concepts (relations humaines, relations personnelles, ressources humaines, humanité, bien commun et … humanisme) ; - amalgame entre les théories en management, les modèles, les pratiques et les discours relayés ou non par les médias ; - amalgame entre les programmes politiques, les stratégies affichées par les dirigeants d’entreprise, les argumentaires des consultants et certaines publications d’experts. Ce tout ainsi constitué en vient à être décrit comme « l’opinion publique » déplaçant la critique sur une pensée dominante chez les français, dont il est nécessaire de faire abstraction pour éviter de noyer définitivement les éléments d’analyse de la sociologue. Pourtant, il serait dommage d’en venir à rejeter les nombreux apports de cet ouvrage, dont le solide étayage scientifique est indéniable, puisqu’il résulte des études menées au cours de toute une vie de chercheur de l’auteur.

10Ainsi, dans une sélection personnelle qui écarte sans doute quelques points essentiels, nous avons relevé dans les enseignements à tirer de l’ouvrage que les approches actuelles du management ont tendance à occulter la dimension politique du travail, à minimiser le rôle et la dynamique collective des conflits, à nier la réalité d’une part irréductible de divergences et à refuser le compromis. Plus que tout, Danièle Linhart nous adresse un puissant message d’alerte sur le fait que « la souffrance peut être sans limite quand il n’y a pas la professionnalité pour protéger l’humain au travail » (p.10). Peu importe que la notion de modèle soit tour à tour utilisée pour désigner des théories souvent dévoyées ou des discours à la mode ou dominants dans certaines groupes sociaux. Le titre de la troisième partie, « Redéfinitions du travail, de la morale et du bonheur : un nouveau modèle managérial » en est d’ailleurs une illustration. C’est l’importance de la reconnaissance par le métier, l’expérience professionnelle et les connaissances validées par les diplômes, qui est à retenir. C’est aussi la dénonciation comme un facteur de risques psychosociaux de la « précarisation subjective » ou « psychologique » des salariés sommés de s’adapter et considérés comme incompétents quand ils se retrouvent exclus de l’emploi. « L’individu se retrouve livré sur un mode solitaire à la logique managériale qui l’active, le mobilise en s’adressant directement à sa subjectivité, son intimité, son intelligence, son désir de reconnaissance » (p.142). Dans cette description des pratiques de gestion des ressources humaines, la personne au travail n’est plus le rouage de la machine taylorienne mais une marionnette désincarnée qui en perd son identité.

11Les chercheurs trouveront sans doute d’autres pistes à explorer, à confirmer, peut-être aussi à réfuter et, quoi qu’il en soit, des travaux à mener en appui sur l’analyse présentée. Ils entendront sans doute ce qui au final est le message principal, un appel d’urgence à l’élaboration de nouveaux modèles.

12Une troisième raison de lire La comédie humaine du travail tient à une question soulevée implicitement par l’auteur qui est au cœur des travaux de recherche en sciences de gestion et peut représenter le fil directeur pour guider la production de théories enfin novatrices : quels sont les déterminants de l’évolution des pratiques de management ?

13Le « droit » est ainsi pour l’auteur l’un des leviers pour « questionner la légitimité d’un modèle » de management (p.147). Si elle attribue aux cadres dirigeants la paternité de ces modèles, quand à l’évidence, non seulement les praticiens ne font que les mettre en œuvre, mais, dans les exemples cités, il ne s’agit pas de modèle de management mais de dérives des pratiques ou de détournement des théories, le rôle des instances juridiques est clairement démontré.

14D’autres leviers sont posés comme incontournables pour « regagner en capacité d’innovation et d’efficacité sociale », comme celui de la résistance collective, dont la sociologue regrette le manque cruel de cadre et dont elle associe la perte à l’individualisme confondu avec l’humanisme qui conduit à ne plus se sentir « faire partie d’un groupe professionnel » (p.120) et à s’en retrouver plus vulnérable. Là encore, il ne faudrait pas se contenter de réduire l’analyse à la défense d’une idéologie en évacuant les questions soulevées.

15Concernant le rôle des théories, Danièle Linhart ne se sentirait sans doute pas étrangère à l’INET (Institute for New Economic Thinking), le groupe d’économistes dont font partie plusieurs prix Nobel, Mirrlees (1996), Sen (1998), Heckmen (2000), et plus récemment, Akerlof, Spence et Stiglitz (2001) et qui se sont réunis en avril 2015 à Paris sur le thème de « Liberté, Egalité et Fragilité ». Elle souligne tout autant les dérives légitimées par les modèles au nom de la justesse postulée des théories et hors de toute confrontation avec la réalité du terrain (p.56). D’ailleurs, son ouvrage en forme de témoignage pourrait s’intituler dans la lignée de Galbraith (2004) : « Les mensonges du management », avec toutefois une différence essentielle : celle de la place de l’humain. Pour la sociologue du travail, la centration sur l’Homme est une source de souffrance, quand, pour le cercle des économistes de l’INET, c’est la négation du rôle des humains qui conduit à commettre des erreurs. Pourtant, tous ne s’accorderaient-ils pas sur ce que Sen (2005, p.69) définissait comme fondateur de la démocratie comme valeur universelle, « l’importance intrinsèque de la participation politique et de la liberté dans l’existence humaine » ? Quoi qu’il en soit, confirmant la pertinence d’un débat interdisciplinaire, ils se rejoindront à coup sûr pour promouvoir la critique et la délibération afin de proposer des modèles de compréhension qui permettent réellement d’orienter les pratiques dans le bon sens.

Bibliographie

Références

  • Galbraith J.K. (2004), Les mensonges de l’économie, Paris, Grasset, coll. Essai.
  • Goffman E. (1974), Les rites d’interaction, traduit de l’anglais par Kihm A., Paris, Les Editions de Minuit.
  • Ricœur P. (1997), Etranger soi-même, Conférence, Session des Semaines sociales de France sur « l’immigration, défis et richesses » - http://www.ssf-fr.org/offres/file_inline_src/56/56_P_15501_1.pdf
  • Sen A. (2005), La démocratie des autres, Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Paris, Editions Payot & Rivages, 1ère édition anglaise en 1999.

Date de mise en ligne : 18/05/2015.

https://doi.org/10.3917/rimhe.017.0102

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