Couverture de RIMHE_012

Article de revue

Note de lecture sur un ouvrage

Pages 101 à 104

Notes

Histoire et sciences de gestion, Cailluet L., Lemarchand Y., Chessel M.-E., coord., (2013), Paris, Vuibert, collection FNEGE, par Luc MARCO [2]

Thème de l’ouvrage et contexte

1Si la science en général est le sport de l’esprit, les sciences de gestion sont une sorte de décathlon. Comme en décathlon, il y a dix sous-disciplines : la gestion de production (avec la logistique), la comptabilité (avec l’audit et le contrôle), la finance (d’entreprise ou de marché), la gestion commerciale (avec le marketing), la gestion des ressources humaines, la gestion des systèmes d’information, la stratégie (avec la prospective), l’hygiène-sécurité (avec la maintenance), le développement durable (avec la RSE), et l’archivage (avec la mémoire de l’entreprise). Et comme en sport le meilleur n’est pas celui qui domine une sous-discipline, mais bien le gestionnaire qui combine au mieux les dix épreuves. Si l’histoire est le sport des idées et des faits du passé, l’histoire des sciences de gestion est une sorte de biathlon. Comme en biathlon, il y a deux sous-disciplines : l’histoire des idées et l’histoire des faits. Et le meilleur chroniqueur n’est pas celui qui domine les idées ou les faits, mais bien l’historien qui combine au mieux les explications duales. C’est d’ailleurs le plan que retient ce livre : une première partie sur l’Esprit d’une rencontre, et un deuxième opus sur un Dialogue en action. En France les sciences de gestion, comme discipline académique autonome, ont quarante-six ans d’existence. C’est en 1968 qu’une option « gestion des entreprises » était proposée au concours d’agrégation de sciences économiques, et que la section du CNU était créée, alors que l’agrégation de sciences de gestion remonte à 1976. Il a ensuite fallu une vingtaine d’années pour que la discipline accueille ses premiers historiens internes : Yannick Lemarchand (agrégé en 1993), Marc Nikitin (agrégé en 1995) et Eric Godelier (agrégé en 1999). En externe la revue Histoire des Entreprises de Bertrand Gille, historien-archiviste, dura de mai 1958 à novembre 1963, et la revue Entreprises et Histoire fut lancée par Patrick Fridenson en avril 1992. Fridenson est un chercheur du CNRS qui soutint sa thèse d’histoire sur Renault dès 1972. Les gestionnaires-historiens firent un premier bilan de leur domaine en décembre 1988 dans la Revue Française de Gestion (sous la houlette de Fridenson), puis un second vingt ans plus tard dans la même revue, en décembre 2008 (sous la direction de Marc-Daniel Seiffert et d’Eric Godelier). Les rencontres entre historiens et gestionnaires ont été nombreuses, sous l’impulsion de Pierre Vilar d’abord en 1972 avec son Bulletin de l’Institut d’histoire économique et sociale de l’Université Paris 1 ; ensuite grâce à Jean Bouvier et son cours à l’ENSAE dans les années 1980 ; puis avec les nombreuses initiatives de François Caron durant les années 1990. Le relais fut pris par les collègues de Toulouse avec une rencontre annuelle à partir de 1992, puis par les historiens de la comptabilité dans les années 1995-2000. Aujourd’hui la dixième sous-discipline de notre décathlon intellectuel (archivage et histoire des firmes ou de leur gestion) comprend une vingtaine d’enseignants-chercheurs et une quarantaine de doctorants en sciences de gestion. A titre de comparaison, la division « histoire du management » de l’Academy of Management américaine, comprend 400 membres, dont une centaine de doctorants. Il y a une dizaine de revues spécialisées au niveau mondial et une poignée de collections d’ouvrages dédiées au domaine. La partie réédition de textes anciens est indigente avec une seule collection française (« Les Classiques de la Gestion », série de la collection « Recherches en Gestion », L’Harmattan, créée en 2006), depuis que les Editions d’Organisation ont arrêté leur collection « Les classiques EO » au milieu des années 1990 pour cause de mévente. Heureusement les éditions Vuibert soutiennent la recherche (c’est le cas pour le présent livre) et les Presses Universitaires de Rennes publient des thèses ou des HDR. Les éditions Economica publient aussi des ouvrages intéressants et Eska a livré quelques brochures historiques tirées de ses revues (par exemple Les pionniers de la publicité (école française et belge) en 2003, et Le Centenaire du Marketing en avril 2006, sous la direction d’Yves Chirouze). Il manquait un séminaire commun entre historiens et gestionnaires, ce qui fut le cas à Orvault (près de Nantes) à partir du printemps 2001 et dont le présent livre est la synthèse, reprise et actualisée grâce au soutien de la FNEGE, institution née elle aussi en 1968. Ont participé à ce séminaire, du côté des gestionnaires neuf personnes: Bernard Colasse, Pierre Louart, Eric Pezet, Ludovic Cailluet, Yannick Lemarchand, Eric Godelier, Matthias Kipping, Behlül Üsdiken, et Henri Zimnovitch ; et du côté des historiens deux spécialistes seulement : Patrick Fridenson et Marie-Emmanuelle Chessel. Les gestionnaires sont des décathloniens issus de plusieurs sous-disciplines intéressantes pour une approche historique sérieuse. Colasse, Lemarchand et Zimnovitch sont des comptables-financiers passés par le secondaire ou l’entreprise privée (ce qui ne peut nuire en histoire !) ; Cailluet, Kipping, Louart, et Üsdiken sont des stratèges-historiens ; Godelier est spécialiste de culture d’entreprise. Ils représentent environ la moitié des historiens français de la gestion, ce qui donne du poids à cet ouvrage. Ceci se reflète dans les bibliographies terminant les différents chapitres, qui permettent d’avoir un point de départ très fouillé pour aller plus loin dans la recherche.

Structuration de l’ouvrage et contenu

2La première partie de l’ouvrage comprend quatre chapitres sur une centaine de pages. Le chapitre 1er sur les liens entre l’histoire d’entreprise et l’histoire de la gestion est très intéressant. Patrick Fridenson y présente une synthèse de son expérience personnelle car il a longtemps porté seul le poids de la direction de ce champ de recherche, autrefois délaissé par les premiers gestionnaires qui furent envoyés par la FNEGE aux Etats-Unis pour parfaire leur formation académique. Il rappelle les principales méthodes d’enquête et de recherche, les hypothèses sur l’action collective, et les relations entre les chercheurs historiens de la gestion et les organisations qui les emploient ou les accueillent pour leurs recherches de terrain. La bibliographie de ce chapitre comprend une soixantaine de références entre 1968 et 2013. Le chapitre 2 étudie les rapports entre histoire de l’entreprise et recherches en gestion. Il est signé par Matthias Kipping et Behlül Üsdiken. Après un rappel de l’apport d’Alfred Chandler, qui est encore proche de nous car décédé en 2007 seulement, ils montrent comment l’histoire de l’entreprise est située entre histoire et sciences économiques, ce qui donne un objet vu de l’extérieur donc un peu artificiel. Ce qu’il reste sont les affaires internationales et l’histoire interne du management, par ceux qui peuvent faire du management sans risquer de perdre trop d’argent sur des erreurs de débutants (sur-financer, sous-financer, oublier les réserves, avoir peur d’emprunter, etc.). Ils envisagent enfin les nouveaux terrains d’entente entre chercheurs venus d’horizons différents : la gouvernance comparée d’entreprises, l’entrepreneuriat et l’innovation (héritage de Schumpeter ?), la stratégie post-Mintzberg, le management des ressources, la coévolution. Une bibliographie de 130 références donne une base très solide à cet article programmatique. Dans le chapitre 3 Godelier revient sur son dada : la culture d’entreprise. En quinze ans de recherches acharnées il a acquis une vraie maîtrise de ce champ difficile car nécessitant une palette très étendue dans le sport de l’esprit. Il montre que le concept de « culture » est récent en histoire de la gestion, et qu’il remonte aux premiers travaux d’Hofstede (1984). Et quand un gestionnaire rétrospectif se réapproprie le concept culturel, il le revêt d’atours nouveaux, plus aptes à résoudre le problème de la cible à atteindre (pour rester dans la métaphore du biathlon !). Il termine sur les objets et les méthodes spécifiques du domaine. En conclusion, il rappelle les quatre types : histoire de la culture d’une entreprise, celle de plusieurs entreprises, ou histoire des cultures d’une ou de plusieurs firmes. Une bibliographie à jour de 90 items clôt son opus. Dans le chapitre 4, Zimnovitch tente un essai critique et comparatif entre histoire et gestion. Avec sa rigueur habituelle il souligne que l’histoire est d’un apport critique appréciable à la gestion car, même si elle est malmenée, elle libère et donne du recul à ces champions de l’action présente que sont les gestionnaires de terrain. Pour lui l’histoire est donc d’un apport fécond pour les sciences de gestion qui sans histoire seraient des sciences désincarnées ! Un schéma très astucieux (p.105) donne la représentation schématique de l’intérêt scientifique d’une étude de cas. Environ 80 références livresques viennent étayer ces affirmations-là.

3La deuxième partie comprend, quant à elle sur 100 pages, quatre chapitres tout aussi intéressants que ceux de la partie précédente. Le chapitre 5 est dû à la plume alerte de Marie-Emmanuelle Chessel, qui revient sur l’histoire de la FNEGE en tant qu’organisation à la fois publique et privée, pour la période des débuts : 1966-1973. Elle y traite de la préhistoire de cette organisation très particulière qui apparaît au moment où la France entre vraiment dans la modernité mondialisée. Elle y décrit ensuite le démarrage du projet dans une période radieuse de croissance qui s’achèvera avec la crise de septembre 1973. Elle y retrace enfin les modes d’action privilégiés auxquels ont eu recours ses dirigeants pour préparer les sciences de gestion de demain. Le rôle de Pierre Tabatoni fut fondamental comme le souligne la conclusion de ce chapitre. Une bibliographie d’une quarantaine de titres vient refermer ce chapitre oublié de la mémoire des gestionnaires de notre pays. Le chapitre 6 nous fait partir outre-Atlantique chez les investisseurs français expatriés. Il est signé par Ludovic Cailluet. En prenant le cas de Péchiney avec Howmet sur la période 1962-1983, il montre que les français partis aux states ont eu une fréquentation ancienne et soutenue avec la mentalité yankee. Puis il passe à l’apprentissage organisationnel et à la restructuration avec le cas Renault Véhicules Industriels et Mack Trucks entre 1977 et 1990. Il étudie ensuite les causes d’échec avec les cas Klorane et Physician’s formula. Sa conclusion concerne des remarques générales sur ces histoires d’investissement direct à l’étranger. L’influence américaine est ancienne pour les gestionnaires français, puisque Courcelle-Seneuil en parle déjà dans son grand livre de 1855 (Manuel des affaires, réédition 2013, L’Harmattan), mais elle n’est devenue prégnante qu’au moment où les premières grandes sociétés US sont arrivées en France, après 1905 (Mac Cormick par exemple). Une cinquantaine de sources imprimées ou de références bibliographiques viennent enfin étayer le propos idoine. Le chapitre 7 intéressera certainement les étudiants en master CCA ou en contrôle de gestion, car il traite de la stratégie et des prix de cession interne au sein des grands groupes métallurgiques Commentry-Fourchambault et Decazeville (de 1854 à 1919). Cette méthode inductive part des données de terrain et d’une approche théorique spécifique. Partis d’une approche de calcul arbitraire, les contrôleurs de gestion de ces vieilles firmes vont successivement passer par les prix de revient, par les prix de marché, puis par des prix de cession interne. C’est là que les auteurs, Lemarchand et Zimnovitch, rappellent le cadre théorique (tiré d’Eccles, 1985) et la situation centrale des PCI dans la stratégie du groupe. La seconde partie du chapitre résume l’analyse et en tire des enseignements comparatifs (la thèse de Guy Thuillier, 1959 ; ou la méthode de Fayol, 1916). Un appareil scientifique d’une quarantaine de références vient appuyer ce texte assez technique. Le dernier chapitre, dû à Lemarchand, est plus informatif : il s’agit de présenter les archives disponibles ou en construction pour une histoire positive de la gestion. On y trouvera une méthode de recherche et des sources indispensables pour aller plus loin une fois qu’on a trouvé une problématique qui tient la route.

Conclusion

4Ce livre apportera des informations utiles sur une sous-discipline encore en devenir. Il est facile à lire, quasiment exhaustif. Il présente une école complète d’histoire de la gestion, et rendra un grand service aux étudiants et doctorants qui découvrent le champ. Il intéressera aussi beaucoup ceux qui y ont déjà fait leurs preuves. Lecture donc recommandée à ceux qui veulent apprendre pour comprendre, et aussi à ceux qui veulent s’investir intellectuellement dans ce domaine passionnant car très prenant.

Notes

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