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Article de revue

La dimension corporelle et le partage du sensible en organisation : L'étude d'une intervention artistique dans un établissement financier

Pages 126 à 136

1Les entreprises montrent depuis quelques décennies un intérêt grandissant pour l’art contemporain, que cela soit pour les œuvres d’art ou pour le processus créateur menant à l’œuvre, ou encore la pensée ou l’attitude propres aux artistes. Ainsi, les collections d’art des entreprises s’agrandissent, des prix sont créés pour soutenir les jeunes artistes, le mécénat se développe et se réinvente ; les entreprises sont devenues de réels acteurs du monde de l’art. Par ailleurs, les consultants s’inspirent assez clairement des méthodes artistiques pour développer la créativité des managers ou de leurs équipes, l’art étant censé permettre de travailler très concrètement à la cohésion, ou encore d’aborder des thèmes graves avec une certaine légèreté. Quelques entreprises vont même jusqu’à inviter des artistes en résidence : ce type d’intervention se développe souvent sur plusieurs mois, le but étant pour l’artiste soit de créer une œuvre in situ, en résonance avec le contexte de travail exploré, soit d’entraîner les salariés dans la création d’une œuvre participative (vidéo, photos, danse). Cet intérêt pour l’art sous toutes ses formes apparaît pour certains comme l’une des réponses possibles à la crise du management rationnel ; en effet l’artiste semble se muer dans ces situations en une sorte de consultant esthétique, voire en travailleur social déguisé. C’est que l’art permet de créer du sens (ou de défaire le sens) au niveau individuel et collectif, en mobilisant à la fois les ressources intellectuelles et émotionnelles des acteurs ; il semble ainsi être un outil innovant pour développer ou questionner la « culture » d’une entreprise donnée. Parallèlement à ces différentes facettes de la réalité, le monde académique a vu se développer depuis la fin des années 1990 le courant Organization and Aesthetics. Plusieurs revues ont consacré des numéros spéciaux au phénomène art et organisation : c’est le cas de Organization en 1996, de Human Relations et de Tamara : Journal of Critical Postmodern Organization Studies en 2002, et de Culture and Organization en 2006. Au Danemark, il existe au sein de la Copenhagen Business School un département entier prénommé Management, Politics and Philosophy, où se concentrent beaucoup de jeunes chercheurs associant l’art et la philosophie au management. Afin d’avoir une vision globale des différentes positions et évolutions du champ, nous recommandons la lecture du récent article de Strati (2010). Selon ce papier, les auteurs des OA ont en commun de s’opposer aux approches de l’organisation privilégiant les dimensions mentales, cognitives et rationnelles tout en négligeant les dimensions matérielles, sensibles et émotionnelles des relations de travail. Le programme des recherche de ce courant est ainsi de réintroduire du sensible et du tangible dans les études de management ; ou encore « d’étudier l’interaction quotidienne entre les corps des gens et la matérialité des artefacts organisationnels » (Strati 2010, p.883). De manière générale, il s’agit d’arriver à une compréhension esthétique de l’organisation ; ainsi, il serait possible de concevoir la réalité organisationnelle à l’aide de notions venues du monde de l’art telles que le beau, le laid, le tragique ou le comique.

1 – Objet d’étude et problématique

2C’est dans ce contexte général que nous avons choisi de nous intéresser à l’impact de l’art sur l’organisation, notamment sur ses salariés, leurs corps et les liens charnels qu’ils tissent au travail. Ce qui nous intéresse n’est pas tant la présence d’œuvres d’art en entreprise que l’interaction entre un artiste et les salariés volontaires pour une collaboration artistique. Notre objet d’étude sera donc l’intervention d’art en entreprise, c’est-à-dire quand le séjour prolongé de l’artiste lui permet de recueillir de la matière pour construire une proposition artistique. La « matière » travaillée par l’artiste peut être très variée : mots, images, sons, formes, idées ; il peut s’intéresser au langage des salariés, à la « musique » du lieu, aux visages ou aux comportements, aux espaces de travail ou de repos. Nous analyserons un cas que l’on pourrait qualifier d’art « relationnel » (Bourriaud, 2001). Que se passe-t-il quand un artiste intervient dans un lieu de travail ? L’intervention d’art peut-elle être assimilée à une opération de communication sans réel effet sur des salariés blasés, ou encore à un outil de management un peu innovant, aussi fragile qu’une mode ? Est-elle le dernier avatar du management par la culture, ayant pour seul but la consolidation d’une idéologie ? N’est-elle qu’une récréation, une sorte de carnaval agissant telle une soupape pour des salariés par ailleurs sous pression ? Voici l’intuition qui guide notre recherche : la présence de l’artiste et son travail avec les salariés permettent de questionner les normes d’interaction. Notre volonté est ainsi de comprendre ce qu’une intervention d’art révèle au sujet du lien social et des modes d’interaction : langage non verbal, proximité physique des acteurs, normes corporelles. L’art en entreprise, qui pourrait par ailleurs être qualifié d’innovation organisationnelle, semble être le contraire d’une situation de routine. En effet, quand deux logiques d’acteurs aussi dissonantes que celles de l’artiste indépendant et du salarié se rencontrent, beaucoup de questions se posent, des comportements et des discours nouveaux apparaissent. Prenons un exemple relaté par un artiste : il est en résidence dans une petite usine de machines agricoles et propose aux ouvriers de passer un après-midi à « ne rien faire » avec lui sur un terrain vague, mais seuls sept d’entre eux répondent à l’appel, ce moment étrange donnant lieu à une vidéo où l’on voit des corps en bleu de travail courant et hésitant. Pourquoi une si faible participation, alors même que l’artiste leur propose du temps libre, une expérimentation et un moment de partage ? Au-delà des nombreuses anecdotes que l’on pourrait recueillir auprès des artistes, nous souhaitons surtout observer les salariés pour comprendre comment ils vivent à une intervention d’art.

3Notre problématique prend naissance dans l’étude de deux courants de littérature présents dans le champ de la gestion : le champ art et organisation (OA) et les études critiques en management (CMS). Regarder l’intervention d’art en adoptant le point de vue des CMS permet d’évacuer assez naturellement les questions de performance économique ou de profit afin de nous concentrer sur les valeurs humaines, la qualité de vie au travail, et plus généralement les questions de démocratie et de participation en contexte d’entreprise. En effet, cette école de pensée a ceci de nouveau qu’elle ne se focalise pas sur les managers ou sur les implications managériales de la recherche en gestion ; ses auteurs cherchent plutôt à déconstruire les discours dominants de la gestion dans le but d’injecter plus de justice sociale dans l’entreprise. Les auteurs des CMS ont assez clairement dénoncé le projet gestionnaire, notamment en s’appuyant sur des auteurs comme Michel Foucault ou Jürgen Habermas. La gestion ne serait que contrôle, normalisation et dressage des corps. La communication au sein de l’organisation souffrirait toujours d’une distorsion au profit des dominants. Si nous souhaitons nous pencher sur l’intervention d’art, c’est qu’elle semble offrir certaines possibilités d’émancipation pour les salariés de l’organisation. Elle serait comme un dehors, une éventuelle interruption des rapports de pouvoirs constitutifs de l’organisation. À la base de notre intérêt pour l’intervention d’art se trouve également un questionnement sur les frontières de l’organisation et sur sa capacité à se questionner suite à un stimulus venu de l’extérieur. L’art est un élément étranger/étrange qui vient perturber l’écosystème organisationnel, et en ceci il pourrait avoir un impact intéressant, un peu comme un grain de sable venant gripper des mécanismes dont les acteurs n’ont parfois même pas conscience, comme les rituels, les discours, les habitudes, les normes de communication. C’est cette perturbation, cette éventuelle interruption dans le travail routinier que nous souhaitons analyser, et si avons utilisé la métaphore du grain de sable ce n’est pas innocent : nous devons nous munir d’un microscope pour analyser un phénomène qui ne semble pas produire d’effets flagrants, et qui est souvent perçu par les acteurs comme un moment récréatif. Mis à part le courant assez marginal des Organizational Aesthetics, la théorie des organisations n’aborde que très peu l’art en entreprise, que cela soit d’un point de vue théorique ou empirique. Les CMS, qui ont pourtant abordé l’émancipation en organisation, ne semblent pas donner d’importance à l’art, qu’ils interprètent probablement comme un énième phénomène de manipulation des salariés par le management (soft control). Notre contribution théorique serait ainsi de proposer une passerelle entre ces deux courants de pensée. Deux articles récents traitant des interventions d’art en organisation cherchent surtout à décrire et comprendre les processus à l’œuvre, comparant souvent plusieurs cas ou situations ; il s’agit des papiers de Barry et Meisiek (2010) ou de Taylor et Ladkin (2009). Les premiers postulent que l’art, et plus précisément les artéfacts analogiques (« objet ou performance qui induit, sans jamais imposer, des considérations analogiques ») que sont les œuvres des artistes, ont la capacité de faire bouger la vision et les croyances habituelles des acteurs de l’organisation. L’art les aiderait à voir plus de choses, à mieux voir, et à voir différemment. Le côté nouveau et incongru de l’art peut contribuer à renforcer l’attention et la présence (mindfulness) des acteurs de l’organisation. Ils insistent sur le fait qu’une intervention d’art doit rimer avec jeu et plaisir et qu’elle ne peut en aucun cas suivre un protocole donné. Contrairement aux autres interventions, par exemple celles de consultants, les expériences artistiques en organisation ont tendance à désinformer et à détendre la contrainte, créant un « espace interprétatif ambigu ». Taylor et Ladkin (2009) repèrent quant à eux quatre processus inédits à l’œuvre dans les méthodes de développement basées sur l’art : - le transfert de compétence (l’artiste a une compétence à apporter à l’organisation) ; - la technique de la « projection » (l’expérimentation artistique révèle pensées et sentiments des participants, venus notamment de l’inconscient) ; - l’illustration de l’essence (grâce à l’art, un concept se présente d’une manière à la fois plus profonde et plus ancrée à la réalité) ; - le faire/fabriquer (une expérience très concrète de présence à travers la fabrication d’un objet par les participants). Ces auteurs, bien qu’ayant un parti pris pour l’art, comme la plupart des auteurs du champ OA, apportent quelques éléments théoriques nous permettant de confirmer que l’intervention d’art va bien au-delà d’un simple moment récréatif. On pourrait tout de même leur reprocher de ne pas se focaliser sur une intervention, avec observation avant, pendant et après le passage de l’artiste. De plus, ces deux articles, tout comme la majorité des auteurs en OA, n’abordent pas la dimension politique de l’art. Or, comme nous le verrons plus bas, le lien entre art et politique est étroit. L’art comporte une puissance qui à travers l’histoire en a fait aussi bien l’allié des idéologies que des luttes politiques les plus radicales. Pour Barry et Meisiek, l’art semble rester un instrument principalement dans les mains de la direction, aidant l’organisation à se détacher ou à contrer les modèles rationnels d’organisation (Total Quality Management, Business Process Reengineering), mais aussi à lutter contre la morosité ou la torpeur sur le lieu de travail. L’art reste ainsi aligné sur les objectifs de l’organisation, les prolongeant sans les questionner. Leur question de recherche semble être : l’art au travail fonctionne-t-il et si oui comment ? Dans quel contexte peut-il être « efficace » ? Notre question serait plutôt : l’art peut-il apporter du changement, apporter plus de bien-être, enrichir les relations humaines au sein de l’entreprise ? Les relations de travail sont souvent instrumentales, qui plus est étroitement contrôlées par le management ; il s’agirait ici de comprendre si l’art, avec la création de situations assez inédites en entreprise, pourrait contribuer à modifier cette situation. Taylor et Ladkin (2009, p.55) s’intéressent surtout à dégager des principes pouvant adapter l’art aux besoins spécifiques des managers : « comment les méthodes basées sur l’art peuvent contribuer au développement individuel des managers et des leaders ». Loin de nous soucier du développement personnel par l’art, nous chercherons à comprendre ce qu’il pourrait produire au niveau collectif. Pour cela, nous observerons les acteurs à tous les niveaux de l’entreprise, en nous focalisant sur la dimension charnelle des relations humaines. Grâce à l’art, le corps fait irruption sur la scène de l’organisation et nous postulons que les acteurs prennent ainsi conscience de la dimension émancipatrice de leur corps, éventuellement agencé à celui des autres. En effet, si le corps était plus présent, plus affirmé, plus écouté au travail, gageons que les relations de travail seraient améliorées. Si l’on cessait de nier le corps, si on lui donnait plus d’espace dans les professions contemporaines, et notamment les professions intellectuelles, l’état de santé global de l’entreprise en serait peut-être amélioré. Afin d’enrichir notre cadre conceptuel, nous allons maintenant mobiliser deux concepts venus de la philosophie contemporaine française.

2 – Revue de littérature

4L’œuvre du philosophe Jacques Rancière est particulièrement utile pour comprendre comment esthétique et politique sont liées, et notamment l’ouvrage Le partage du sensible (Rancière, 2000 ; Huault et Perret, 2011). Pour Jacques Rancière, est sensible ce qui est tangible, visible, pensable, dicible, en bref ce qui se donne à ressentir. Le sensible est donc l’ensemble des phénomènes extérieurs que nous connaissons par le moyen des sens. Le monde sensible a une certaine configuration qui est le résultat d’un partage des espaces, des temps et des formes d’activités. Le citoyen est celui qui a part, c’est-à-dire celui qui est visible et qui a une parole. « Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives » (2000, p.12). Il semble tout à fait possible d’adapter ce concept de partage du sensible à l’entreprise. Il y a bien en organisation un certain partage des espaces, des temps et des formes d’activités. Chacun, selon son bureau, ses horaires et ses fonctions, a bien une part différente du sensible. Chaque acteur perçoit ce qui l’intéresse ; son attention se porte sur les choses qui touchent à son travail, à ses collègues les plus proches, aux espaces qui le concernent. Le sensible désigne ici le monde que les acteurs partagent et dont ils discutent ; c’est la réalité organisationnelle avec ses priorités et sa culture dominante. Certaines personnes, restant à la place qu’on leur a attribuée, demeurent inaudibles et invisibles ; Rancière les appelle les supposés incompétents. Devenir un sujet politique signifie prendre la parole quand on n’y est pas invité, participer dans des mondes où cela n’est pas attendu, bref quitter sa place ou son poste. On voit bien ici le rôle que peut prendre l’artiste contemporain, qui, quittant son atelier et le petit monde de l’art pour aller s’occuper de questions de management en entreprise, aborde un sujet sur lequel il n’est pas expert, prend la parole, et introduit une nouvelle dimension, un nouveau regard sur l’entreprise. En entreprise certains acteurs jouissent d’une visibilité plus grande ; ils ont une part exclusive du sensible. Ils fixent les normes en matière de comportement ; d’une certaine manière ce sont eux qui déterminent ce qui peut se dire ou se faire dans une organisation donnée. D’autres acteurs, comme les fonctions support par exemple, ne semblent pas avoir de part du sensible ; ils peuvent parler mais bien souvent, on ne les entend pas. Ils sont comme absents de la scène de l’organisation, sans possibilité de modifier le monde sensible qu’ils habitent pourtant. Quand arrive l’artiste, il occupe la scène de l’organisation tout en construisant son interprétation de celle-ci. Il se mêle indirectement de questions de management et offre la possibilité à tous les acteurs de participer. Il met sur le tapis un nouveau sujet de discussion, ou en tout cas une nouvelle manière de parler des choses, et crée ainsi une situation étrange. L’interruption mise en place par l’intervention d’art peut donc être conçue comme un repartage du sensible, en ceci que les salariés qui étaient perçus comme incompétents et donc sans voix, vont pouvoir aborder certains thèmes (ici le corps en organisation) à travers le dispositif artistique. S’il ne semble pas envisageable que l’art puisse apporter une modification majeure en organisation, il peut en revanche introduire une scène polémique, et nous allons voir maintenant l’importance du conflit dans la pensée de Rancière. Celui-ci nous dit que la politique advient lorsqu’il n’y a aucune définition commune de la situation, ce qui conduit à une lutte pour définir l’objet même de la discussion. Il s’agit de rompre l’illusion du consensus, où la réalité est perçue comme évidente et donnée en tant que telle, pour enrichir le débat par les points de vue nécessairement dissonants de nouveaux acteurs. Ce n’est qu’en présence de conflits, de dissensus, de déploiement d’imaginaires singuliers, que l’on peut parler d’un espace réellement politique. C’est ce qui semble se passer lors d’une intervention d’art : l’art sur le lieu de travail est un moment étrange, avec parfois une grande distance entre l’artiste et les salariés, entre les participants et les récalcitrants, entre les adeptes de l’art contemporain et ses détracteurs, à tel point que souvent personne ne sait ce qui va se passer, comment faire face à la situation, comment réagir. On ne sait pas vraiment s’il s’agit d’art ou pas, ce que l’artiste va présenter au final, et il y a toujours cette peur pour les participants de compromettre leur image au sein de l’organisation. On ne sait pas non plus précisément où se situe l’œuvre d’art. Malgré cette grande incertitude et l’incompréhension entre la logique artiste et la logique de la performance, les salariés participent, acceptant de devenir matière pour la construction d’une œuvre. On aurait plus affaire à une juxtaposition d’imaginaires très différents, l’ombre d’une polémique, qu’à un conflit ouvert, l’artiste n’abordant que très rarement des sujets sensibles. Dans le cas que nous allons étudier, les artistes abordent de manière très simple le geste, et donc le corps. Or, le cadre ranciérien n’est pas très explicite concernant le rôle du corps ; c’est pourquoi nous avons besoin d’un nouveau concept pour penser plus spécifiquement le corps organisé (ou désorganisé). En participant à une intervention d’art, notamment de danse, les acteurs mettent en jeu leur image au sein de l’organisation, mais surtout plus concrètement leurs corps. Ils acceptent de sortir pour un moment de leurs habits professionnels pour dévoiler d’autres facettes de leur être. Or le corps est peut-être ce qui fait le plus directement le lien entre art et politique. Il suffit pour cela de se rappeler comment la performance d’art engagée des années 1960-70 prenait appui sur le corps, le corps même des artistes mais aussi parfois ceux des participants. Que cela soit dans la mise en scène de la souffrance personnelle (Gina Pane, Marina Abramovic) ou plus récemment dans l’interpellation directe des spectateurs (Tino Sehgal), les artistes performers font de la politique, de manière plus efficace peut-être que les militants allant manifester dans la rue. Le théâtre, art du corps par excellence, entretient également un lien privilégié à la politique. Quand les corps des salariés, avec leurs voix, leurs postures, leurs désirs, leurs blocages aussi, apparaissent sur la scène de l’organisation, on peut parler à la fois d’un repartage du sensible et d’une situation à proprement parler politique. Si nous consultons ce qu’ont écrit les chercheurs en CMS sur le corps et l’organisation (Hassard, Holliday et Willmott, 2000 ; Harding, 2002), nous trouvons principalement une orientation foucaldienne ; on s’applique à décrire les différentes couches de dressage qu’ont subies les acteurs, la discipline imposée par l’organisation, jusque dans le nouveau management de type just be yourself, où, sous couvert d’une libération des sens, les ressources subjectives et émotionnelles des individus sont savamment orchestrées par le management pour créer de la valeur (Fleming 2009). Les organisations semblent en effet habitées par des corps standard, formatés, opposés à et dominés par l’esprit. Si en gestion (et notamment en OB), on commence à aborder les émotions, le langage du corps, c’est toujours au nom de la performance, de « l’efficacité de la communication ». Le corps reste une surface que l’on présente aux autres, un objet que l’on sculpte, souvent par souci de respect de la norme dominante, notamment en matière de dress code, l’ensemble des corps formant une topographie respectant l’ordre et la sécurité au sein de l’entreprise. La gestion a une vision purement instrumentale du corps ; elle ne semble pas se soucier du bien-être des corps en tant que tels. Introduisons subrepticement un verbatim de l’une de nos interviewées ayant participé à l’œuvre : « Remettre le corps sur le tapis de manière aussi crue est provoquant ». Nous souhaiterions proposer une vision à la fois plus affirmative et plus profonde du corps, nous appuyant sur la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari, et notamment sur leur fameux concept de Corps sans Organes (CsO), auquel se réfèrent d’ailleurs plusieurs auteurs en CMS (par exemple Craig Prichard ou Stephen Linstead dans Body and Organization, 2000). L’intervention artistique que nous observons (des danseurs dans une banque) nous semble particulièrement adaptée pour mobiliser la pensée deleuzienne. Mais tentons d’expliciter brièvement le CsO, qui n’est pas vraiment un concept mais un ensemble de pratiques. En effet, le chapitre s’y consacrant s’intitule : Comment se faire un corps sans organes ? (Deleuze et Guattari, 1980). Le CsO est pour les auteurs la version positive du corps, qui, soit dit en passant, ne s’oppose nullement à l’esprit. Ce qui nous ligote c’est notre organisme, ou pour parler plus précisément l’organisation à sens unique des organes. Les organes sont investis de fonctions précises, réduits à signifier bêtement, alors même que leur potentiel est tout autre. On sait que Deleuze se réfère à Spinoza à qui il attribue la célèbre phrase : « On ne sait pas ce que peut un corps. » Il est donc possible de partir du corps pour penser, et la phrase de Spinoza sous-entend que seule l’expérimentation pourra nous dire ce que peut un corps. « Le CsO s’oppose, non pas aux organes, mais à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. » (Deleuze et Guattari, 1980, p.196). Un peu plus loin : « Considérons les trois grandes strates par rapport à nous, c’est-à-dire celles qui nous ligotent le plus directement : l’organisme, la signifiance et la subjectivation. » Le CsO y oppose la désarticulation, l’expérimentation, le nomadisme. Le corps deleuzien n’est pas composé d’organes mais d’affects ; il se définit par sa capacité à affecter et à être affecté par d’autres corps. Ce sont les différents agencements d’affects qui peuvent conduire au CsO. « Le CsO est désir, c’est lui et par lui qu’on désire. » (Deleuze et Guattari, 1980, p.203). Nous avons certes conscience que la gestion depuis sa création serait plutôt un projet visant à créer des « organes sans corps », c’est-à-dire des départements désincarnés se contentant d’exercer leur fonction productive. Dans cette perspective, ce serait l’entreprise qui fonctionnerait comme un organisme bien huilé, au prix de l’élimination totale des désirs de ses corps bien réels. Le CsO apparaît ainsi comme une utopie, inadaptée à la réalité du champ de la gestion. Il semble néanmoins intéressant de le mobiliser pour comprendre les motivations des artistes. Ce que tentent de faire nos danseurs dans la banque, nous semble-t-il, est justement de cet ordre-là : aider les salariés à se faire un CsO, c’est-à-dire à se libérer, à prendre conscience des possibilités multiples de leurs corps, à sortir de la solitude de la représentation professionnelle. Le management est avant tout contrôle, et comme l’indique l’une de ses possibles étymologies, contrôle des corps et des gestes. La danse contemporaine serait une tentative de défaire le contrôle, et surtout peut-être l’autocontrôle que les acteurs infligent à leur corps pour conserver une apparence professionnelle. Notre question de recherche devient ainsi : l’intervention d’art peut-elle contribuer à défaire l’autocontrôle en organisation, et notamment celui que les salariés infligent à leurs corps ?

3 – Etude de cas

5Nous présentons dans cet article la restitution des observations que nous avons pu effectuer dans la banque. Notre terrain d’étude est un établissement financier situé à Paris, structure d’un peu plus de 200 personnes, bureaux français d’une grande banque d’investissement américaine. Bien que situés dans un lieu très prestigieux, les bureaux français ne sont qu’une « goutte d’eau par rapport au titan » (250 000 employés dans le monde) dont ils dépendent. Les Français travaillent sous les ordres des bureaux de Londres, qui à leur tour dépendent du siège de New York. Il n’a pas été possible d’obtenir un organigramme, ou une compréhension vraiment approfondie de l’entreprise. Comme dit le responsable juridique : « Un organigramme n’aurait pas de sens à Paris, nous fonctionnons par lignes de métier, par silos. », ou encore la directrice des opérations financières : « Vous savez, on est tout petits en France, on passe beaucoup de temps au téléphone, ça rompt la culture. L’organisation physique ne reflète pas ce qu’on fait en France. Si les chasseurs sont ABC, et les fonctions support XYZ, entre les deux ça ne se passe pas en France. » Les six silos décrits par le juriste sont les suivants : - Banque d’affaires ; - Marchés financiers ; - Banque privée ; - Banque commerciale aux entreprises ; - Asset Management ; - Fonctions transversales (RH, comptabilité, service juridique). Nous distinguons en réalité onze lignes de business : Fusions Acquisitions, SFM, Banque Privée, Asset Management, Banque de Marchés (Equity et Credits, Rates), TSS (Treasury Services), TSO (Treasury Solutions Operations), Compliance, Technology, Finance, HR). Notons que la banque possède une collection d’art aux Etats-Unis, où elle est aussi un grand sponsor de différents musées à tel point que ses salariés y sont dispensés de ticket d’entrée. Elle est également partenaire d’une grande manifestation d’art contemporain à Paris, bien que cela soit plus récent. Cette relation à l’art est tout à fait indépendante du phénomène que nous nous proposons d’étudier, à savoir un dispositif mis en place par une salariée française depuis quelques années, initiative qu’elle a appelée Art & Entreprise. Cette personne, que nous dénommerons Léa, est passionnée par l’art contemporain, se considère elle-même comme une artiste puisqu’elle a fait les beaux-arts. Arrivée il y a une dizaine d’année dans la banque en tant que graphiste intérimaire, elle s’est vue offrir par la suite un CDI, puis a été élue comme représentante non-cadre au Comité d’Entreprise. Art & Entreprise est totalement financé par le CE, instance relativement autonome, raison pour laquelle elle jouit d’une certaine indépendance. Elle présente ses projets à la direction qui valide et lui donne carte blanche quant au choix des artistes, leurs modalités de travail et le type d’exposition qui en résultera. Le compliance officer : « nous avons fixé quelques règles quant à A&E, notamment sur l’usage des images, mais c’est pas de la censure. On a accepté de rentrer dans le jeu, donc ensuite faut pas les stopper. » Elle jouit donc d’une assez étonnante liberté depuis sa première initiative, pourtant assez osée dans un contexte bancaire : une performance au restaurant d’entreprise avec son propre groupe les Mirettes (quatre femmes en perruques fluorescentes et habillées de minijupes rouges prenant des postures tout à fait inhabituelles ; allongées sur les tables ou encore par terre). Dans nos entretiens nous avons pu constater que cette performance est restée dans les annales ; tous nos interviewés, anciens ou nouvelles recrues, en avaient entendu parler. La directrice des opérations financières : « les choix de Léa trouvent un écho relativement favorable. Pour nous ici l’art ce sera l’opéra, la musique classique, nous avons des goûts plutôt traditionnels. Léa emmène des choses décalées. Prenez l’exemple des Mirettes, il fallait oser, les gens ont été séduits, interloqués. Une performance en live comme ça dans une banque, soudaine. » Ainsi Léa, qui a par ailleurs une pratique personnelle de l’art (danse, dessin, photographie), est une artiste dans la banque, mais sa position hiérarchique (infographiste) ne semble pas conférer une grande légitimité à ses actions artistiques. Elle ne constitue donc pas une menace pour l’équilibre général de l’organisation. Il semblerait que la direction, percevant ses actions comme positives, laisse faire Léa, sans pour autant s’associer à elle. La directrice de nouveau : « l’objectif de Léa est le même que le mien : donner de la vie un peu commune à ce groupe. Pour cela tous les moyens sont bons. (…) Si quelqu’un vient me voir pour organiser un tournoi d’échecs, je suis partante aussi. » Nous entendons bien dans ses propos une certaine indifférence ; on ne peut pas dire qu’elle soit réellement engagée auprès de Léa qui, il faut le dire, mène un travail très difficile depuis sa position. En effet, en assistant aux différents événements d’art contemporain (décembre 2010, juin 2011, février 2012), nous avons pu constater que très peu de salariés prenaient la peine de se déplacer, tout au plus une trentaine de personnes, souvent les mêmes, principalement les « fonctions support ». Avec un budget total de 5000 euros par an, Art & Entreprise cherche pourtant à toucher l’ensemble des salariés, les sensibilisant à l’art contemporain, leur proposant des moments de détente et d’expérimentation artistique. Le CE est ainsi devenu une sorte de tribune pour Léa, et c’est aussi dans ses locaux que nous avons mené une grande partie de nos entretiens. Elle est notre intermédiaire pour toutes nos observations et tous nos entretiens, comme pour les artistes qu’elle invite. En effet, ceux-ci ne peuvent en aucun cas circuler seuls dans la banque, n’ayant qu’un badge visiteur muni d’un simple numéro (ex : visiteur n°13) qui n’ouvre aucune porte. Notons que Léa fait tout ce travail bénévolement, en dehors de ses heures officielles de travail (elle travaille bien souvent le soir, en direct avec New York). Léa : « ce n’est pas de la médiation. Je tisse une sorte de forme. Comment cohabiter ensemble autrement, penser autrement le monde du travail ? (…) L’arrivée au CE a été une rupture ; c’est une porte qui s’ouvre pour mon affect. » Ainsi, elle considère Art & Entreprise comme une manière de continuer à pratiquer l’art, tout en gardant un pied dans le monde de l’art, Nous nous sommes focalisés ici sur une intervention de danse. Il s’agit d’un duo d’artistes (également couple dans la vie) constitué d’une danseuse et d’un plasticien ; plus âgée et ayant donc plus d’expérience, c’est la danseuse qui semble mener le projet. La résidence a été inaugurée le 16 juin 2011 et le vernissage a eu lieu le 10 février 2012. Nous avons eu la chance d’observer Léa à l’œuvre dans les bureaux ; elle a pris deux jours entiers pour présenter les nouveaux artistes aux salariés. Ceux-ci tentent en quelques mois la création d’une œuvre collective intitulée On cherche un passage. Dans les espaces hautement cloisonnés de la banque, ce titre est très évocateur, et presque dérisoire. Cette « observation déambulatoire » menée au mois de juillet 2011 a été pour nous l’occasion de mieux connaître les lieux. La banque est constituée d’espaces totalement cloisonnés ; c’est une collection de portes pour lesquelles il faut toujours un pass. Si vous ne faites pas partie du service en question il faut sonner, c’est à dire que chaque unité (banque privée, banque d’investissement, salle des marchés etc …) a son propre pass et travaille indépendamment des autres. Il convient de se demander ici dans quelle mesure cette séparation très stricte entre les services répond uniquement aux besoins propres au métier. Seuls les somptueux salons au premier étage et l’espace cafétéria/cantine au sous-sol semblent ouverts à tous les salariés de la banque. Il ne nous a pas été permis d’entrer ni dans le secteur où travaille Léa (banque d’investissement), ni en banque privée ; ainsi, nous ayant postés dans le sas ou devant le sas, elle est allée extraire de leurs bureaux de petits groupes de personnes éventuellement intéressées par le projet. Les quelques bureaux que nous avons pu visiter étaient assez spacieux, les personnes travaillant principalement dans de petits open spaces, dans une atmosphère qui semblait très calme et plutôt sobre. Nous avons pu constater que la moyenne d’âge semble assez basse dans l’entreprise, en particulier pour les traders. Quand nous réussissions à pénétrer dans les bureaux, ce n’était pas sans une certaine gêne que nous nous présentions, avec la nette impression de déranger. Mais les salariés sont désormais habitués à entendre parler d’art contemporain ; gageons que le dispositif de Léa a atteint une certaine maturité : plus personne ne s’étonne (ni ne s’enthousiasme, il faut le dire) de ses projets farfelus ou du profil des artistes qui est pourtant fortement dissonant par rapport aux profils des banquiers (discours, langage, look, posture …). Restituons grosso modo le discours des artistes aux salariés : « notre projet s’intitule On cherche un passage, il vise à récolter des gestes, vos gestes. Nous allons donc vous demander de nous donner un geste, de travail, de repos, de fatigue, et puis peut-être un geste un peu plus fantaisiste, hors cadre. Pour cela nous vous proposerons de courts entretiens, de 10 à 15 minutes, avec un protocole assez précis qui vous emmènera à nous donner un geste. Votre geste sera photographié, puis retranscrit en dessin, ensuite nous ferons un montage de tous les dessins afin de confectionner un flip book, vous savez les petits livres que l’on feuillette, ça fera une sorte de danse collective, objet montrant le passage d’un geste à l’autre. Nous ferons peut-être aussi une performance, une danse, j’apprendrais donc vos gestes pour le vernissage. C’est une œuvre collective ; sa qualité dépend donc de votre participation. ». C’est la deuxième fois que Léa fait ainsi le tour des locaux pour présenter un artiste, et elle nous dit que, cette fois-ci, ça marche mieux. De manière globale, il nous semble que nous rencontrons une certaine indifférence, voire une esquive un peu polie. Pour la plupart ils n’ont aucune question à poser aux artistes. De manière générale les personnes sont restées assez neutres, entre la politesse et l’indifférence, comme s’il était tout à fait impossible de les atteindre. Au cours des mois de septembre et d’octobre 2011, nous avons également eu l’occasion d’observer les artistes travaillant à la construction de l’œuvre « participative ». Ainsi nous avons assisté à dix courts entretiens (sur un total de 50) menés par les artistes dans le salon de musique au 1er étage de l’établissement, dans le but de collecter les gestes des salariés. Le protocole d’entretien des artistes est très spécifique. La danseuse est assise à une petite table sur laquelle est disposé un assez gros appareil enregistrant les sons. Elle invite le ou la salarié(e) à s’asseoir en face d’elle, fait un petit test technique puis entame l’entretien, partant d’échanges verbaux très simples pour aller au cœur de la rencontre : le recueil de gestes. La danseuse esquisse des gestes de danse très simples, arrêtés, en aucune manière virtuoses. On ne peut pas dire que ses compétences de danseuse soient utilisées pour intimider les salariés, bien au contraire ; elle cherche à les emmener tout doucement vers des gestes spontanés. Les propos et gestes recueillis restent la plupart du temps très évasifs, superficiels, comme si les salariés souhaitaient couper court. Seules deux personnes sur les dix observées semblent prendre du plaisir à se mettre en scène : un manager de la salle des marchés qui précise qu’il « remet les choses en perspective » pour les artistes et se lance dans de longues tirades sur le rapport entre son entreprise et l’art, prenant clairement le dessus intellectuellement sur la danseuse ; et une cadre de banque privée qui n’hésite pas à se confier, à parler de ses enfants, voyages, sentiments. Deux mois après le dernier entretien gestuel, en février 2012, Léa a organisé un vernissage pour exposer l’œuvre finale. Celle-ci se compose principalement de petits dessins à l’encre accrochés aux murs de la cafétéria, d’un flipbook imprimé en une centaine d’exemplaires, de trois petites photos de salariés en action, dont deux se livrant à un saut, accrochées dans un coin, de compilations écrites des propos des salariés sur la notion de passage, d’une télévision où apparaissent les mêmes dessins. La danseuse avait préparé une sorte de chorégraphie, construite sur les gestes recueillis auprès des salariés. C’est ainsi qu’après une brève élocution de Léa puis des artistes, accompagnée de champagne et petits fours, les quelques salariés présents (moins de dix) se sont vus invités à danser avec l’artiste, sur une musique très discrète, dans un lieu assez éclairé et très banal en comparaison avec les salons. Prévoyant peut-être qu’il allait être difficile de les faire danser, les artistes avaient invité une dizaine de complices extérieurs en renfort, ce qui leur a permis de garder la face, c’est-à-dire de ne pas affronter lors de leur danse un espace totalement vide. En effet, une seule salariée, une assistante de direction d’âge mûr, par ailleurs passionnée de salsa, a participé à la danse collective. Nous avons pu percevoir une grande gêne, des employés se cachant derrière des colonnes, d’autres partant avant la fin.

Conclusion

6À première vue, il semblerait qu’Art & Entreprise, au lieu de proposer un nouvel espace de discussion, ne fait que matérialiser les clivages existant au sein de la banque, le plus flagrant étant celui entre le cœur de métier et les fonctions support, ces derniers, souffrant d’un manque de reconnaissance et de légitimité. De plus, on trouve presque autant de conceptions de l’art que de salariés, ce qui en soi rend difficile une éventuelle identification commune des salariés. L’art crée en revanche des discussions sur ce qu’est l’art, mais ces micro-conflits ne sont pas à même de créer du lien social. Certains salariés de la banque estiment ainsi qu’A&E n’est pas de l’art. Tout porte à croire que dans le contexte de la banque, l’art fonctionne plutôt comme un marqueur social : il y a l’art véritable, représenté par le marché de l’art, la valeur marchande des œuvres, et peut-être aussi les œuvres présentes dans la collection de la banque, et puis il y a une sorte de sous-art, présenté dans cette expérience. Concernant le corps, le processus de recueil de gestes semble ici beaucoup plus intéressant à analyser que le résultat final, peu convainquant selon les salariés, mais aussi selon les artistes. En effet, même si l’entretien pouvait sembler se limiter à un moment récréatif, il ne semble pas innocent de mettre le corps sur la scène. Les artistes ont cherché à provoquer des gestes, sans trop insister sur les multiples possibilités des corps au travail. Il ressort de notre observation que peu de salariés se sont laissés aller à l’improvisation, à l’invention du geste pur, non signifiant. Il est concevable cependant de supposer que les artistes ont réussi à soulever un questionnement individuel sur les normes corporelles dominantes dans l’entreprise. Si notre intervention d’art permet de révéler certains aspects du corps organisé, il serait exagéré de dire qu’elle contribue à défaire l’autocontrôle que les acteurs imposent à leurs corps au travail. L’intervention d’art semble avoir créé une scène extérieure à l’organisation. Si la scène est comme extérieure à l’organisation, il devient aisé d’expliquer le manque d’impact politique. Néanmoins, il semble difficile d’agir au cœur de ce type d’organisation à la fois physiquement cloisonnée et habitée par une forte culture du secret. Le manque d’impact n’a donc rien d’étonnant et se produit souvent dans les résidences d’artiste : celles-ci sont en quelque sorte neutralisées par la « culture » de la maison, dans notre cas la confidentialité et la discrétion. Concernant l’hypothèse d’un éventuel repartage du sensible, nos observations ne sont donc pas très concluantes. Les entretiens de gestes étaient certes une réelle interruption dans le travail routinier, mais étaient-ils assez marquants pour interrompre l’ordre sensible dominant de la banque ? Il semblerait que la performance des Mirettes, dont tout le monde se souvient encore dans la banque, ait eu plus d’impact de ce point de vue.

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Date de mise en ligne : 23/04/2013.

https://doi.org/10.3917/rimhe.007.0126

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