L’intervention en éthique organisationnelle : théorie et pratique, sous la direction de Yves Boisvert, Liber, à paraître en 2007
1Recension faite par Cornelius von Baeyer, ancien président de l’Association des praticiens en éthique du Canada et président de Workplace Ethics Consultancy (Ottawa).
2Voici un ensemble d’articles, écrits dans une langue accessible, sur une question critique touchant de nos jours tous les types d’institutions, soit la pratique de l’éthique appliquée dans un cadre organisationnel. L’ouvrage comprend 10 textes écrits par des spécialistes québécois de l’éthique appliquée, tant des théoriciens que des praticiens, qui se rejoignent sur le fait que, selon eux, l’éthique appliquée va bien au-delà de la simple conformité à la loi et à d’autres règles formelles (la déontologie). On trouve dans cet ouvrage un effort notable pour rapprocher les théoriciens des praticiens, et pour proposer une analyse utile et des trucs pratiques à un très large public, qu’il s’agisse de lecteurs débutants ou de lecteurs avancés, de futurs clients ou de praticiens, d’enseignants ou d’étudiants en gestion ou en philosophie. L’information contenue dans ce livre sera également d’un grand intérêt pour les dirigeants, les gestionnaires, les employés soucieux d’éthique dans les organisations, les responsables désignés en matière d’éthique et les consultants, de même que pour les penseurs et les écrivains qui examinent la question des organisations éthiques.
3Les auteurs explorent l’éthique appliquée à partir de différents points de vue, s’appuyant aussi bien sur leurs antécédents dans diverses disciplines que sur leurs expériences avec des clients. Ils s’accordent cependant sur de nombreux éléments cruciaux, qu’on pourrait résumer comme suit. Premièrement, s’il est important d’avoir des règles de base concernant le comportement approprié dans un lieu de travail, il reste que les règles ne suffisent pas dans le monde complexe et trépidant qu’on connaît aujourd’hui : il est essentiel que la culture organisationnelle soutienne le comportement et la prise de décision éthiques. Deuxièmement, une telle culture n’est pas instituée par la simple volonté des dirigeants; elle se met en place lorsqu’il existe un espace pour la réflexion et le dialogue sur des questions éthiques, basés sur des valeurs organisationnelles communes. Troisièmement, ces valeurs incluent à la fois les valeurs centrales explicites adoptées par l’organisation et les valeurs implicites qui se manifestent dans le comportement des leaders, des gestionnaires et des employés. En effet, dans les organisations, il y a des différences entre ce qui est dit, ce qui est fait et ce qui est reconnu. Quatrièmement, l’approche de l’éthique appliquée comporte au moins deux dangers : d’une part, il est plus commode (mais beaucoup moins efficace) pour les gestionnaires de se fier à des règles et à des règlements que d’engager un vrai dialogue sur les valeurs; d’autre part, il est facile de formuler des valeurs à des fins de relations publiques au lieu de viser à réellement appuyer ou transformer la culture organisationnelle. Le premier danger a été appelé avec justesse «le réflexe déontologique» et le deuxième, «une cosm-éthique». Cinquièmement, on constate dans les organisations une peur sous-jacente du changement, qui a pour effet de freiner le progrès des initiatives en matière d’éthique. Les praticiens en éthique doivent avoir le courage de dire aux organisations ce dont elles ont besoin et de les aider à le faire, plutôt que de simplement exécuter ce que les organisations leur demandent sans plus de réflexion.
4Il semble qu’en ce moment ce type d’approche est encouragé davantage au Québec que n’importe où ailleurs. Nous pouvons légitimement appeler la théorie et la pratique émergentes «l’approche québécoise de l’éthique dans les organisations», laquelle constitue une contribution au domaine de l’éthique appliquée. Cet ouvrage collectif est d’autant plus valable que les auteurs ne se contentent pas de présenter leurs vues sur leur approche et d’explorer ses racines théoriques; ils démontrent également son application réelle dans des organisations vivantes.
5Les auteurs décrivent en toute franchise aussi bien les «meilleures pratiques» que les initiatives qui ont échoué. Ils reconnaissent habituellement que, après avoir déterminé ce qu’une organisation cliente pense qu’elle veut, et combien de temps et d’argent elle est prête à investir pour réaliser cela, les conseillers en éthique doivent entreprendre une analyse sérieuse des besoins réels, étape à laquelle on est souvent porté à accorder trop peu d’attention. Par ailleurs, un dialogue suivi avec les personnes concernées devrait faire partie de la recherche des solutions aux problèmes. L’évaluation des résultats et le feed-back bouclent la boucle; il faut noter que la plupart des effets des initiatives en matière d’éthique ne sont pas quantifiables de nature, ce qui peut rendre l’évaluation plus difficile.
6Toutefois, le besoin sous-jacent qui émerge de ces textes pourrait être celui d’accroître la participation effective du personnel aux décisions (empowerment) dans l’organisation, s’éloignant du modèle hiérarchique traditionnel command and control qui produit des résultats plutôt limités dans l’environnement actuel caractérisé par des changements rapides et complexes. Cela requiert la formation des gestionnaires et du personnel afin de transformer la culture d’entreprise; dans bien des cas, on peut réaliser cela en liant les efforts axés sur l’éthique aux programmes qui sont rattachés, par exemple, à l’amélioration de la qualité, de la gouvernance, de la responsabilité sociale ou du leadership. Cependant, la formation en éthique, si bonne qu’elle puisse être, ne peut à elle seule permettre d’atteindre les résultats désirés. L’amélioration de l’éthique demande du temps et des efforts. Dans l’intervalle, le conseiller en éthique doit être prudent lorsqu’on lui demande d’émettre des opinions sur des questions éthiques – cela peut faire en sorte qu’il devienne l’autorité décisive en la matière plutôt que de confier la responsabilité de l’éthique à chaque personne dans l’organisation, ce qui apparaît plus approprié.
7Pour transformer la culture organisationnelle, il est nécessaire de travailler sur les valeurs et la prise de décision, et d’apprendre à tenir compte du contexte d’une décision sans tomber dans le relativisme moral, à faire confiance à la prise de décision en groupe et à interroger la pertinence des règles liées à une décision sans sombrer dans une sorte d’anarchie. Une façon de faire consiste à prendre du recul par rapport aux préoccupations quotidiennes afin d’adopter une perspective plus large dans des cercles de dialogue qui examinent les grandes traditions en matière d’éthique. Ces cercles de dialogue et les techniques similaires de dialogue ont pour effet de réduire la tyrannie de dichotomies comme la justice versus la responsabilité ou encore le devoir versus l’utilité, ainsi que la tyrannie des théories particulières de l’éthique. De cette manière, les participants en viennent à appréhender l’éthique et la culture éthique d’une manière plus nuancée et plus réaliste.
8Les auteurs examinent également des cas où les leaders d’une organisation n’ont pas su voir les avantages d’initiatives en matière d’éthique, ou n’ont même pas voulu effectuer une étude des besoins qui serait susceptible de révéler les comportements problématiques sur le plan légal. Il existe de nombreuses suggestions d’actions à mener dans de tels cas, mais aucune n’est infaillible. Les auteurs reconnaissent que les initiatives et les programmes en matière d’éthique fonctionnent mieux quand ils prennent la forme de mesures préventives qui diminuent les risques liés à l’éthique. Avec cette approche proactive, il est toutefois plus difficile d’évaluer l’impact de telles mesures et de convaincre les sceptiques.
9Cela dit, les auteurs sont optimistes à propos de l’avenir de l’éthique appliquée, tandis que la diversité et la complexité augmentent dans les organisations. Nous devons éviter la «cosm-éthique» et faire beaucoup plus pour professionnaliser la pratique de l’éthique dans les organisations. Les praticiens doivent être capables de faire preuve d’empathie à l’égard de l’organisation qu’ils servent, tout en cherchant sans relâche des façons de dire aux organisations ce qu’elles doivent faire pour encourager l’éthique dans leur culture. La formation et la reconnaissance des praticiens devraient faire l’objet de plus de discussions et d’actions : ainsi, plusieurs ne reconnaissent toujours pas la nécessité d’un équilibre entre une formation en gestion et en philosophie et les contributions de diverses disciplines. On doit procéder à la professionnalisation sans pour autant créer une structure d’experts, sinon cela réduirait la responsabilité individuelle face au comportement éthique; le caractère unique des expériences individuelles doit également être considéré.
10Si les auteurs peuvent être critiqués sur un point, c’est qu’ils semblent prendre plaisir à allonger leur propos, ce qui représente un risque dans les disciplines où les mots sont si importants. Les contributions pourraient être plus brèves et plus percutantes. En somme, il est à espérer pour l’avenir davantage d’actions et moins de mots. Toutefois, l’approche québécoise est en pleine évolution, et le lecteur est tout à fait en mesure de glaner çà et là dans le livre les éléments qui lui conviennent.
Ce livre est un projet très valable, qui expose un ensemble innovateur de stratégies fructueuses face à l’éthique dans les organisations. Il est important de continuer à élargir l’éventail de concepts et d’outils relativement à l’éthique organisationnelle, car même si nous nous efforçons de nous améliorer, nous savons bien que nous n’atteindrons jamais l’idéal que nous poursuivons. J’espère avoir suscité votre intérêt pour la lecture des auteurs de ce collectif.
L’éthique d’entreprise, par Fabienne Cardot, Presses Universitaires de France, collection «Que sais-je?», 2006, 127 pages
11Recension faite par Allison Marchildon, doctorante en sociologie à l’Université du Québec à Montréal et assistante de recherche en éthique à l’École nationale d’administration publique.
12Pour qui souhaite une introduction à l’éthique appliquée aux entreprises, le livre de la célèbre collection «Que sais-je?», L’éthique d’entreprise de Fabienne Cardot, présente un vaste tour d’horizon des différentes théories en éthique, des démarches d’éthique organisationnelle, des pratiques en éthique des affaires au sein des entreprises multinationales occidentales, ainsi que des initiatives de la société civile pour favoriser ces pratiques. Cet ouvrage n’est donc pas sans intérêt, d’autant plus que, mis à part quelques ouvrages dans la foulée de L’éthique dans les entreprises, de Samuel Mercier (1999), les publications en français traitant de ce sujet de façon pertinente sont encore bien peu nombreuses.
13Écrit dans un langage simple et truffé d’exemples pour illustrer des propos parfois abstraits, sujet oblige, la force de ce livre réside dans sa grande accessibilité pour le lecteur non initié. Cela est sans aucun doute attribuable au fait que Fabienne Cardot est elle-même responsable de l’éthique dans une entreprise française. C’est probablement aussi la raison pour laquelle son ouvrage oscille continuellement entre, d’une part, le compte rendu descriptif et, d’autre part, la mise en valeur d’une approche à laquelle elle croit et dans laquelle elle est profondément engagée (elle a, par exemple, tendance à surestimer l’importance des initiatives éthiques des entreprises, laissant entendre que la plupart d’entre elles sont ardemment investies dans les démarches éthiques). Si ce niveau de vulgarisation et cet optimisme peu critique contrastent avec la tradition d’érudition et d’objectivité à laquelle nous a habitués la collection «Que sais-je?», ils sauront en revanche plaire aux praticiens du monde des affaires qui souhaitent se familiariser avec la thématique ou encore qui envisagent de prendre des initiatives touchant l’éthique au sein de leur organisation.
14Découpé très simplement en cinq chapitres, l’ouvrage brosse d’abord un portrait de l’impératif éthique qui se fait de plus en plus pressant pour les entreprises depuis la dernière décennie. Mise en situation en même temps qu’introduction des thématiques qui seront abordées subséquemment, le chapitre premier est par conséquent fort utile et à propos. Malheureusement, ce faisant, il amène une certaine redondance qui donne une impression de déjà lu au fil des chapitres suivants.
15Le deuxième chapitre traite des «fondements de l’éthique d’entreprise». Ce détour théorique, bien qu’incontournable dans un ouvrage traitant d’éthique, aurait pu se révéler ardu et rebuter le lecteur qui est peu familier avec la philosophie ou qui s’y intéresse peu. Or, toujours soucieuse de rendre son propos accessible, l’auteure réussit à situer plutôt habilement le questionnement éthique actuel dans un contexte de réflexion philosophique plus large, sans en trahir l’esprit ni se perdre dans les détails qui auraient pu confondre le lecteur. On regrette cependant le fait qu’elle ne juge pas nécessaire d’y articuler le cadre théorique spécifique sur lequel elle s’appuie, ou du moins de clarifier les concepts et les notions centraux auxquels elle se réfère tout au long de l’ouvrage. Malgré quelques tentatives de définitions çà et là ailleurs dans le livre, l’absence de cette clarification systématique et cohérente maintient, pendant toute la suite de la lecture, une confusion embarrassante, notamment entre éthique de l’entreprise et responsabilité sociale, de même qu’entre éthique, déontologie, droit, morale et gouvernance.
16Les trois chapitres suivants, par leur nature plus pragmatique, apparaîtront sûrement comme étant les plus pertinents aux yeux des praticiens de la gestion venus puiser dans ce livre une inspiration pour l’action. D’abord, dans «Le management de l’éthique», l’auteure aborde le rôle du responsable de l’éthique au sein de l’entreprise, qui consiste à y susciter continuellement le questionnement éthique et à être le porteur des valeurs organisationnelles. Elle y détaille aussi les différents seuils d’éthique que l’entreprise peut viser et les textes de référence sur lesquels celle-ci peut se fonder. Elle y traite au surplus de l’investissement socialement responsable et du commerce équitable, ce que l’on s’explique toutefois mal, en raison du fait qu’ils renvoient à des pressions extérieures à l’entreprise et non pas à des questions de gestion à l’interne comme le reste des propos de ce chapitre. Ce manque de distinction marquée entre les initiatives venant de l’entreprise elle-même et celles qui lui sont imposées par ses parties prenantes externes, notamment la société civile, constitue d’ailleurs un problème récurrent dans cet ouvrage qui s’avère un obstacle regrettable à la clarté de son propos.
17Le quatrième chapitre, intitulé «Le dialogue éthique», explique pour sa part le processus par lequel l’éthique se définit et se vit au sein de l’entreprise. Peut-être le plus intéressant du livre, ce chapitre évoque les différents types et niveaux de dialogue éthique qui peuvent avoir lieu dans une entreprise, mais aussi avec certaines de ses parties prenantes externes. Son point culminant est une discussion intéressante au sujet de l’alerte éthique, un dispositif à la popularité croissante qui suscite tant l’intérêt que la controverse. En complément, les initiatives concrètes mentionnées dans ce chapitre (c’est aussi le cas dans les chapitres qui le précèdent et celui qui le suit) sont judicieusement complétées par des données quant aux pratiques réelles des entreprises en la matière. Et fait intéressant, ces données font référence non seulement à la situation en France, mais aussi à la situation canadienne quant aux initiatives des entreprises en matière d’éthique. Cela constitue une agréable surprise, les auteurs français ayant généralement peu tendance à s’intéresser à ce qui se fait ou s’écrit de notre côté de l’océan.
18«L’action éthique», le cinquième et dernier chapitre de ce livre, aborde différents enjeux de l’heure, tels la corruption, les droits de la personne, le harcèlement moral ou le travail des enfants, à propos desquels les parties prenantes s’attendent à une action spécifique de la part de l’entreprise et à une condamnation des pratiques inacceptables. Il est dommage, cependant, que le lien entre ces différents thèmes soit si peu explicité. C’est d’ailleurs là une autre lacune observée à maintes reprises dans l’ouvrage. Contribuant à semer la confusion dans l’esprit du lecteur et portant ombrage au contenu des chapitres, cette lacune dans la structure de l’ouvrage est accentuée par l’absence cruelle de sous-titres. L’auteure clôture toutefois judicieusement le tout en abordant l’évaluation éthique des actions de l’entreprise, notamment la tendance lourde en faveur du reporting, par lequel les entreprises font connaître leurs actions et les soumettent à l’opinion publique.
Bref, malgré les lacunes que nous avons soulignées, le livre de Fabienne Cardot reste fort pertinent si on le prend pour ce qu’il est : une introduction accessible à un sujet complexe, encore méconnu et parfois controversé. Espérons que cette accessibilité saura piquer la curiosité des gens d’affaires qui démontrent un certain intérêt pour l’éthique, en leur donnant l’envie d’aller plus loin par la suite.
Référence
- Mercier, S., L’éthique dans les entreprises, La Découverte et Syros, 1999, 120 pages.