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Article de revue

Le bien des règles : raisons de punir et modèle du jeu

Pages 117 à 142

Notes

  • [1]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 83, p. 73.
  • [2]
    Cf. P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, Puf, 2009, p. 111.
  • [3]
    V. Descombes, Le raisonnement de l’ours, Paris, Seuil, 2007, p. 104.
  • [4]
    Cf. B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », in Philosophie de l’action. Action, raison et délibération, textes réunis par B. Gnassounou, Paris, Vrin, 2007, p. 236-237.
  • [5]
    Cf. J. J. C. Smart et B. Williams, L’Utilitarisme. Le pour et le contre, Genève, Labor et Fides, 1997, p. 100-101. L’argument de l’intégrité nous force à remonter bien en deçà de l’objection du « châtiment de l’innocent » adressée à l’utilitarisme depuis Anscombe (« Modern moral philosophy » [1958], in Collected philosophical papers, vol. III, Oxford, Blackwell, 1981, p. 39-40).
  • [6]
    Cf. H. L. A. Hart, « Prolegomenon to the principles of punishment », in Punishment and responsibility. Essays in the philosophy of law, Oxford, Clarendon Press, 1978, p. 1.
  • [7]
    Je peux bien entendu me sentir concerné par des délits qui ne me concernent pas au sens banal du terme : mais l’enjeu est de comprendre en quoi l’individu est concerné par le délit et sa sanction, lorsque ce n’est ni pour des raisons impersonnelles (utilitaristes), ni pour des raisons personnelles entendues au sens étroit (affectives ou symboliques, comme par exemple une sensibilité biographique particulière aux délits routiers).
  • [8]
    Cf. V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 326 : « Toute philosophie normative (et donc aussi la philosophie politique) présuppose une philosophie descriptive de l’action ».
  • [9]
    Sur la notion de « bien au sens politique » et son importance théorique et pratique, cf. V. Descombes, Philosophie du jugement politique, Paris, Seuil, 2008. Cf. aussi Ph. Foot, « Moral beliefs » (in Virtues and vices, Oxford, Blackwell, 1978, p. 112-113), qui montre que le sens du terme évaluatif « bon » ou « bien » ne saurait être donné indépendamment de l’objet auquel on l’applique, et qu’il est par conséquent vain d’en produire une définition a priori. Le sens de « ceci est un bon x » est étroitement corrélé à l’énoncé « x est un bien » : il est par conséquent nécessaire d’indiquer en quoi la peine est un bien (ou un mal) pour donner un sens à l’idée de peine bonne ou mauvaise. (On ne parle pas au même sens d’un « bon médicament » et d’un « bon poison » parce que si soigner est toujours un bien, empoisonner ne l’est que d’un certain point de vue.)
  • [10]
    Cf. B. Williams, « Rawls and Pascal’s wager », in B. Williams, Moral luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 95 ; K. Ladd, « Penser la peine dans la souveraineté et dans l’époque. Situation de l’argumentation abolitionniste dans Des Délits et des Peines de Cesare Beccaria », Revue Lumières, 2012/2, n°20, p. 104.
  • [11]
    Th. Hobbes, Léviathan, trad. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, chap. XIV, p. 132 et 139, XXI, p. 230, XXVI, p. 306.
  • [12]
    J. Locke, Second traité du gouvernement civil, Paris, Puf, 1994, chap. II, § 7-13, p. 7-11.
  • [13]
    Cf. B. Bernardi, « Le droit de vie et de mort selon Rousseau : une question mal posée ? », Revue de métaphysique et de morale, 2003/1, p. 90-93.
  • [14]
    Cf. B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 245 et les nuances apportées par l’auteur sur ce point dans « Some further notes on internal and external reasons » (in Varieties on practical reasoning, E. Millgram (dir.), Cambridge-Londres, MIT Press, 2001, p. 93).
  • [15]
    Ce que disait déjà Hobbes (Léviathan, op. cit., chap. XIV, p. 132).
  • [16]
    Ce qui cette fois distingue Rousseau de Hobbes, pour qui le Contrat ne saurait contenir une clause d’acceptation inconditionnelle de la sentence par le condamné (ibidem, chap. XIV, p. 139, XXVIII, p. 331).
  • [17]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 231-249.
  • [18]
    Cf. L. Wittgenstein, « Conférence sur l’éthique », in L. Wittgenstein, Leçons et conversations, Paris, Gallimard, 1992, p. 147 et E. Anscombe, L’Intention, Paris, Gallimard, 2002, § 33, p. 109-115.
  • [19]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 244.
  • [20]
    B. Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie, op. cit., p. 87.
  • [21]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 235-236. En d’autres termes, la « raison » d’une action est une description du processus qui y conduit ou de la délibération qui la rend souhaitable. Si l’action (ou une abstention délibérée) n’a pas lieu, la notion de raison d’agir perd toute référence, et on ne peut se tirer d’affaire en se contentant de déclarer « irrationnelle » la conduite de celui qui ne se conforme pas à (ou qui ne parvient pas à voir) ce que nous considérons comme une (bonne) raison d’agir. Que nous ayons parfois l’impression de découvrir des raisons d’agir ne signifie pas que celles-ci préexistaient à l’action en tant que raisons, mais seulement que nous avons été rendus sensibles à un certain aspect de la situation inaperçu jusque-là (à rapprocher de L. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, t. I, Mauvezin, TER, 1989, p. 121 ; Recherches philosophiques, op. cit., p. 286).
  • [22]
    B. Williams, « Practical necessity », in B. Williams, Moral Luck, op. cit., p. 125.
  • [23]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 247-248.
  • [24]
    C’est la thèse que développe H. M. Enzensberger, après Freud et avant R. Girard, au premier chapitre de Politique et crime (Paris, Gallimard, 1967).
  • [25]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit.,p. 236.
  • [26]
    B. Williams, « Practical necessity », op. cit., p. 125. Cf. aussi E. Anscombe, qui épinglait la tendance paternaliste à considérer comme réglée la question de savoir si « “nous” avons le droit de décider “ce qu’il faut faire des criminels” » une fois établies leur culpabilité et la nécessité de les punir » (« On the Source of the Authority of the State », in Collected philosophical papers, vol. III, op. cit., p. 148). J’emprunte une autre voie pour défendre une thèse similaire : on ne peut passer du « il faut bien punir » à « nous prévoyons telle peine pour tel délit » sans introduire d’autres considérations. Le détour par les raisons que j’ai vise à montrer qu’il n’y a pas de raison suffisante à chercher ni à invoquer du côté du on ou de la nécessité de punir.
  • [27]
    Th. Hobbes, Léviathan, Paris, Sirey, 1971, chap. XXX, p. 370.
  • [28]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents », Oxford Journal of Legal Studies, vol. 10, printemps 1990, p. 8-9 (repris dans B. Williams, La Fortune morale, Paris, Puf, 1994, p. 299-315).
  • [29]
    C’est pourquoi « nous n’avons pas à nous mettre en quête d’un motif unique pour toutes les conventions humaines » (V. Descombes, Le complément de sujet, op. cit., p. 464).
  • [30]
    Cf. ibidem, chap. LIV.
  • [31]
    Cf. B. Williams, « Rawls and Pascal’s wager », op. cit., p. 95 : « What will keep the social system and its rules going is whatever keeps such things going ».
  • [32]
    J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, § 79, p. 568.
  • [33]
    S. Laugier, « Wittgenstein : politique du scepticisme », Cités, 2009, n° 38, p. 117.
  • [34]
    H. J. McCloskey, « “Two concepts of rules” – A note », The Philosophical Quarterly, vol. 22, oct. 1972, n° 89, p. 345.
  • [35]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 569.
  • [36]
    Cf. infra, § 5.
  • [37]
    Cf. C. Spector, « Rawls et le devoir de fair play », Philosophical Enquiries. Revue des philosophies anglophones, juin 2014, n° 2, p. 147-158.
  • [38]
    Cf. C. Spector, « Du fair-play au sens de la justice. Généalogie de la morale rawlsienne », in Le Sens de la justice. Une « utopie réaliste » ? Rawls et ses critiques, S. Guérard de Latour, G. Radica et C. Spector (dir.), Paris, Garnier, 2015, p. 35.
  • [39]
    Ce qui n’implique nullement, comme le pensent hégéliens et marxistes, que cela réduise nécessairement l’État au rôle d’arbitre de nos droits subjectifs et de nos revendications égoïstes, bien que cela le puisse.
  • [40]
    J. Rawls, op. cit., § 38, p. 276. L’origine de ces analyses est probablement à chercher chez Hume (Traité de la nature humaine, t. 3, Paris, GF-Flammarion, 1993, partie II, section II, p. 90-91).
  • [41]
    Ph. Pettit, « La régulation du choix rationnel : deux stratégies », in Les limites de la rationalité, t. 1, J.-P. Dupuy et P. Livet (éd.), Paris, La Découverte, 1997, p. 308-309. Comparer avec L. Wittgenstein, Les cours de Cambridge. 1930-1932, Mauvezin, TER, 1988, p. 94 et 113.
  • [42]
    Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. XXX, p. 367.
  • [43]
    Ibidem, chap. XXVIII, p. 338 ; J. Rawls, op. cit., p. 276.
  • [44]
    Cf. Montaigne, Essais II, chap. XIII, « De la cruauté ».
  • [45]
    Cf. L. Wittgenstein, Le cahier bleu, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1996, p. 57 ; L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 66.
  • [46]
    L’enjeu est au fond de savoir si on peut abstraire une notion de « fin individuelle » qui soit pertinente du point de vue politique d’une anthropologie, comme le soutiennent Arendt (Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 39-43) et dans une certaine mesure Rawls (cf. M. Teitelman, « The Limits of individualism », The Journal of Philosophy, vol. 69, oct. 1972, n° 18, p. 545-556). Ce débat est en lien étroit avec la question de la délibération et de l’extension qu’il faut donner à ce concept.
  • [47]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 566.
  • [48]
    Ibidem.
  • [49]
    Lorsqu’on évoque le plaisir qu’il y a à jouer au basketball, on peut situer le plaisir tout autant dans la tête (ou les jambes) de l’intéressé que, pour ainsi dire, dans la partie elle-même. Un grand joueur de basket-ball, qui était réputé n’avoir guère d’autre centre d’intérêt que le ballon, disait penser à tout autre chose qu’au jeu lui-même au cours de la partie. Cette remarque nous éclaire sur le sens qu’il faut donner à l’idée d’engagement dans le jeu social.
  • [50]
    Cela a à voir avec les différentes façons dont une activité et un bien peuvent être en relation, comme le note Ph. Foot (Le Bien naturel, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 154-155 ; l’interprétation qu’elle donne du jardinage comme pratique engendrant une satisfaction exclusivement propositionnelle est en revanche surprenante). On soulignera aussi que l’inanité des discours sur les « valeurs » ou « l’esprit » sportif, destinés à conforter la superstructure idéologique de l’industrie du sport et au-delà, est largement liée à la volonté de donner un contenu propositionnel à ce qui n’en a pas et n’en a d’ailleurs nullement besoin. D’innombrables pratiques (jouer, cuisiner, jardiner, s’occuper d’un animal, élever un enfant, faire du vélo, aller au cinéma, lire un journal) sont de ce genre ; le fait qu’on n’ait rien à en dire ne signifie pas qu’elles ne soient pas importantes, bien au contraire, ce qui devrait au passage inciter tout un chacun à être moins bavard.
  • [51]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 566.
  • [52]
    Ibidem, § 83, p. 591.
  • [53]
    Cf. E. Anscombe, L’Intention, op. cit., § 38, p. 129-130. Cf. aussi L. Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, GF-Flammarion, 2002, p. 125 : « Lorsque je rends visite à quelqu’un, je ne souhaite pas produire en lui simplement tel ou tel sentiment, mais avant tout lui rendre visite – et, bien entendu, être moi-même le bienvenu ». L’exemple porte ici sur l’art, mais la même réduction de la vie pratique au modèle moyen-fin contamine la pensée politique : cf. A. Kolnai, « Deliberation is of Ends », in Varieties on practical reasoning, op. cit., p. 267.
  • [54]
    Cf. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 563, 564 et 567, p. 322 ; J. Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1995, chap. II.
  • [55]
    V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 436.
  • [56]
    P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 320.
  • [57]
    Cf. E. Monnet et P. Navarro, « Les institutions sont-elles dans la tête ? Entretien avec John Searle », Tracés, 2009, n° 17, § 36, p. 243-258,.
  • [58]
    Cf. V. Descombes, Le parler de soi, Paris, Gallimard, 2014, p. 220-224.
  • [59]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 248.
  • [60]
    Cf. B. Williams, « Du bon et des rôles », in La Fortune morale, op. cit., p. 49 : « Le soldat enrôlé de force […] ne sait pas, étant soldat, s’il lui faut essayer de bien jouer son rôle de soldat ».
  • [61]
    Pascal, Pensées, Lafuma 193, 478 et 634 ; Pascal, Lettre à Fermat, 10 août 1660, p. 282b. Cf. aussi P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, coll. Points, Paris, Seuil, 2003, en particulier chap. 4 et 6.
  • [62]
    Les exemples sont de Pascal (Laf522, 163, 87, 44). Pascal admet que même le « chrétien parfait » doit accepter le divertissement, mais parce que ce dernier fait partie des moyens par lesquels le croyant s’humilie et se garde de l’orgueil des dévots.
  • [63]
    W. Shakespeare, Comme il vous plaira, Paris, Aubier-Montaigne, 1976, Acte II, Scène 7. La formule est extraite de la célèbre tirade qui s’ouvre sur « Le monde entier est une scène ».
  • [64]
    S. Cavell, Les voix de la raison, Paris, Seuil, 1996, p. 14.
  • [65]
    W. Faulkner, Requiem pour une nonne, Paris, Gallimard, 1957, p. 117.
  • [66]
    Aristote, Métaphysique Δ, 1015a22-6.
  • [67]
    Cf. I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in I. Berlin, Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988 ; J. Rawls, op. cit., § 63. M. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, 2012, p. 162.
  • [68]
    Cf. Th. W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 374.
  • [69]
    Cf. B. Williams, Utilitarisme. Le pour et le contre, op. cit., p. 108.
  • [70]
    Cf. B. Williams, « La modernité et l’échec de la morale », in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, Paris, Puf, 1994, p. 119.
  • [71]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents », op. cit., p. 8-9.
  • [72]
    C’est cette politique sans jeu qui est expressément thématisée par Zamiatine dans Nous autres (1920).
  • [73]
    C’est cette politique du sérieux qui est poussée jusqu’à l’absurde, dans son versant punitif, dans la parodie documentaire de Peter Watkins, Punishment park (1971).
  • [74]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents » (trad. fr. in M. Canto-Sperber, op. cit., p. 311-312).
  • [75]
    W. Benjamin, « Critique de la violence », in W. Benjamin,Œuvres I, Paris, Gallimard 2000, p. 215-216. Cf. J. Derrida, Séminaire La peine de mort, t. II, Paris, Galilée, 2015, p. 73.
  • [76]
    M. Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France. 1971-1972, Paris, Gallimard/Seuil, 2015, p. 190 : « La pénalité est, de fond en comble, politique ».
  • [77]
    J. Searle, op. cit., p. 72.
  • [78]
    Ibidem. Peut-être Searle s’inspire-t-il ici des analyses de Hart, qui dès l’article de 1949 The ascription of responsibility and rights décrivait les qualifications judiciaires comme contenant, derrière une apparence de description (« Smith is guilty of murder ») un « composé ou mélange de fait et de loi » (in Proceedings of the Aristotelian Society, G. Ryle et A. Flew (dir.), Londres, Blackwell, 1951, p. 172).
  • [79]
    O. Morin, « Y a-t-il des règles constitutives ? », Tracés, 2009/2, n° 17, p. 109-125, et en particulier p. 115 et 116.
  • [80]
    Dans le cas de la marche athlétique, il est évident que la règle qui interdit de décoller les deux pieds du sol simultanément sous peine d’avertissement puis de disqualification est constitutive de cette discipline, bien qu’elle ait aussi un sens régulateur en ce qu’elle se réfère à une action « logiquement antérieure à cette pratique » (McCloskey, op. cit., p. 344). On voit que tout dépend de la possibilité de s’entendre sur la description d’une action « logiquement antérieure à une pratique », puisqu’au demeurant personne ne marche spontanément à la manière d’un spécialiste de la marche athlétique.
  • [81]
    Une partie de la discussion a à voir avec une question abordée par Wittgenstein dans le Cahier brun, qui porte sur les traits et l’expression du visage : à partir de quel degré d’altération des règles ne peut-on plus du tout décrire ce que nous voyons ou ce que nous faisons comme « le même jeu », autrement dit qu’est-ce qui nous permet de distinger ce « qu’est » de ce « qu’a » une chose ? Cf. Cahier brun, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1996, p. 251-252.
  • [82]
    La formule de la Conférence sur l’éthique (Leçons et conversations, op. cit., p. 146) porte sur les faits du monde et les propositions, non sur les règles, et fait écho à la proposition 6.4 du Tractatus (« Toutes les propositions ont même valeur »).
  • [83]
    C’est aussi ce qui explique que certaines règles constituent parfois des enjeux politiques tout à fait réels, bien que sans rapport avec leur importance dans l’édifice du droit et dans les pratiques judiciaires.
  • [84]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 569.
  • [85]
    Loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, modifiant l’art. 131-4 du Code pénal et, en particulier ici, y insérant un art. 131-4-1 relatif à la contrainte pénale.
  • [86]
    Lois n° 2007-1198 du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs et n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (abrogées par la Loi n° 2014-896 du 15 août 2014).
  • [87]
    Art. 703-53-13 du Code de procédure pénale modifié par la Loi n° 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale.
  • [88]
    Cf. F. Waismann, Volonté et motif, Paris, Puf, 2000, p. 281.
  • [89]
    Cf. L. Wittgenstein, Leçons et conversations, op. cit., p. 165.
  • [90]
    Comme tendent à procéder Hobbes au sujet de la vengeance (De la liberté et de la nécessité, Paris, Vrin, 1993, p. 76 ; Questions, Paris, Vrin, 1999, p. 194) et des peines excessives (Léviathan, op. cit., chap. XXVIII, p. 333-334), et Beccaria au sujet de la peine de mort (Des délits et des peines, § XXVIII).
  • [91]
    La formule est d’E. Anscombe. Cf. infra, conclusion.
  • [92]
    B. Williams, « Practical necessity », op. cit., p. 130.
  • [93]
    Cf. L. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., § 751, p. 162. Le verbe « croire » n’a pas qu’un emploi transitif direct (il n’a pas nécessairement de contenu propositionnel). Quand on dit d’un spectacle auquel on assiste, d’un rituel auquel on participe, ou d’une fonction qu’on exerce, qu’on « y croit », on ne « croit » rien sinon que ces choses ont bien lieu, qu’elles sont importantes ou qu’on est entièrement absorbé par elles : on y croit.
  • [94]
    Contrairement à ce que suggère Aristote dans un passage célèbre de la Politique (« l’invité jugera mieux un bon repas que le cuisinier », Politique, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1995, III, 11, 1282a22, p. 219), il n’est pas sûr que les différents jugements soient comparables ni qu’on puisse les hiérarchiser.
  • [95]
    G. E. M. Anscombe, « Rules, rights and promises », in Collected philosophical papers, vol. III, op. cit., p. 102. Cf. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., en part. §18-23 et 431-433.
  • [96]
    Cf. par exemple Locke, Second traité du gouvernement civil, op. cit., §16, p. 14-15, qui analyse la volonté d’assujettir comme une forme de déclaration.
  • [97]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents », op. cit., p. 9.
  • [98]
    S. Laugier souligne à juste titre, après Cavell, que quoi qu’il en soit « l’adhésion non critique à la communauté est un mythe » (Wittgenstein. Les sens de l’usage, Paris, Vrin, 2009, p. 302), ce que met très bien en évidence, à nouveau, l’exemple du jeu : je puis me livrer à un jeu avec le dernier sérieux en sachant très bien que celui-ci est sans véritable enjeu. Il est vraisemblable que la « pensée de derrière la tête » pascalienne (Pensées, Lafuma 90 et 797) soit plutôt l’expression du régime normal de notre rapport aux règles, qu’une maxime à observer.
  • [99]
    Nouvelle d’Alan Sillitoe (1959 ; trad. fr. Paris, Seuil, 1963) portée à l’écran par Tony Richardson en 1961.
  • [100]
    S. Cavell, op. cit., p. 62.
  • [101]
    E. Anscombe, « War and murder », in Collected philosophical papers, vol. III, op. cit., p. 52.
  • [102]
    Cf. J. Henriot, Sous couleur de jouer. La métaphore ludique, Paris, José Corti Éditions, 1989, p. 32.
  • [103]
    Cf. P. Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, sept. 1991, n° 89, p. 22.
  • [104]
    Cf. A. Ross, On law and justice, Londres, Stevens & Sons, 1958, p. 29 et s. ; H. L. A. Hart, Le concept de droit, Bruxelles, Presses des facultés universitaires Saint-Louis, 1976 ; M. van de Kerchove et F. Ost, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, Puf, 1992.
  • [105]
    Comme le souligne V. Descombes, Le complément de sujet, op. cit., p. 443. Cf. par exemple la position d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (X, § 6).
  • [106]
    Cf. S. Cavell, Dire et vouloir dire, Paris, Cerf, 2009, p. 109.
  • [107]
    Cf. a contrario l’article déjà cité de McCloskey, qui discute les analyses de Rawls dans Two concepts of rules à partir d’une confrontation avec les règles d’une variante de rugby qui se pratique en Australie.
  • [108]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 337.
  • [109]
    L. Wittgenstein, Les cours de Cambridge. 1930-1932, op. cit., p. 113.
  • [110]
    Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, GF-Flammarion, 1979, Livre I, chap. I, p. 124 ; C. Beccaria, Des délits et des peines, trad. Audegean, chap. XL, p. 283 ; Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit., p. 274.
  • [111]
    Spinoza, Traité politique, IV, § 5 et V, § 2.
  • [112]
    Hobbes, Du citoyen, XIII, § 15 ; É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, coll. Champs, Paris, Flammarion, 1988, chap. III et II, p. 160-165.
Et n’y a-t-il pas aussi le cas où nous jouons et – « make up the rules as we go along » ? Et également celui où nous les modifions – « as we go along » ?
Wittgenstein [1]

Introduction : un problème avec les raisons de punir

1Quelles raisons ai-je de vouloir que crimes et délits soient punis ? Quel bien l’institution d’un système pénal fait-elle aux membres qui composent la société et qui, le plus souvent et dans leur grande majorité, n’en mettent pas en question les règles ? J’incline rarement à dire que j’ai des raisons que les criminels soient punis, mais plutôt qu’il y a des raisons qu’ils le soient. Mais si l’État doit punir en mon nom, et si l’ensemble des citoyens doit décider, comme un seul corps délibératif [2], de « ce qui doit être fait » [3] en matière pénale, alors il n’est pas possible de traiter la question pénale comme si elle était l’affaire de tous mais de personne en particulier [4]. Avoir à punir n’est pas quelque chose qui arrive, c’est quelque chose dont nous décidons – que nous prévoyons, aux deux sens du terme – et qui engage notre « intégrité » [5]. Dans le contexte de « perplexités grandissantes » sinon de complet scepticisme touchant à la légitimité de l’institution pénale [6], je me propose par conséquent d’effectuer un pas de côté et d’interroger les raisons pour lesquelles le citoyen pourrait vouloir que des délits qui ne le concernent (souvent) que très indirectement soient punis [7]. Je m’efforcerai de montrer que pour donner un contenu à ces raisons de punir, il est nécessaire d’accorder toute notre attention à l’investissement concret des agents dans les règles et à la logique de l’action [8], et de mettre en évidence ce qui, dans la peine, peut être vu comme un bien au sens politique [9]. Parfois une question ne trouve sa solution que dans la résolution d’une question plus vaste : il ne s’agira donc pas d’énumérer, pour les confronter, ces « raisons de punir », mais plutôt de réfléchir à ce que cela veut dire, pour un citoyen, d’avoir des raisons de soutenir ou de critiquer une mesure pénale en vigueur. C’est dans ce but que je reprendrai, après Rawls et en partie contre lui, l’analyse du jeu comme modèle des relations de l’individu aux règles. Je voudrais insister sur l’intérêt, en un sens large du mot « intérêt », que tout un chacun peut avoir non seulement au maintien de l’effectivité de la règle de droit, mais à sa mise en question, par la vertu de la sanction. L’analyse du jeu, dans son caractère suggestif comme dans ses limites, mettra ainsi en évidence les raisons qui nous poussent à agir dans les règles et à continuer de les vouloir telles qu’elles sont, ou au contraire à délibérer sur la modification de ces règles, le recours à la peine devant jouer un rôle déterminant dans un tel processus de révision.

1 – Raisons internes et raisons externes

2Les discours communs sur la peine prennent souvent la forme générale et impersonnelle d’une injonction aux contours indéterminés : il faut bien faire quelque chose des criminels, il faut bien réagir aux délits, comme il faut sans nul doute faire quelque chose pour les personnes âgées ou handicapées, les chômeurs, les collégiens indisciplinés ou les chats errants – mais pour quelles raisons au juste ? Et surtout, de qui ces « raisons de punir » sont-elles les raisons ? S’il n’est pas trop difficile de se figurer quelles peuvent être les motivations qui poussent l’individu à entrer en société sous des lois communes, il l’est bien plus de comprendre celles qui devraient aboutir à l’institution d’un système pénal. En dépit de tous les efforts des théoriciens contractualistes pour montrer le contraire, il n’est pas évident que les mêmes « raisons » soient à l’œuvre lorsqu’il est question de fonder et au contraire d’entretenir, notamment par la crainte du châtiment, la société politique : les conditions auxquelles on choisit d’entrer en société et les conditions auxquelles on choisit d’y rester ne sont pas les mêmes, ou plutôt ne sont pas du même ordre [10]. Pour le dire autrement, si le consentement à l’idée de loi commune est une chose, le consentement au châtiment comme acte particulier en est une autre. Leur objet étant très différent, leurs raisons doivent l’être aussi. Cette difficulté liée au consentement, déjà manifeste chez Hobbes [11] et Locke [12], est particulièrement sensible dans le célèbre chapitre 5 du Livre II du Contrat social. Rousseau s’appuie sur des exemples qui contiennent l’indication expresse d’une motivation (« A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fenêtre pour échapper à un incendie soit coupable de suicide ? ») pour parvenir par degré, via la notion de « risque » [13], à des propositions qui ne font pas mention d’une telle motivation (« Le citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il s’expose. »). Le philosophe veut montrer que ce sont au fond les mêmes raisons qui conduisent (ou devraient conduire) celui qui tente d’échapper à un incendie à sauter par la fenêtre, le citoyen qui défend sa patrie à prendre les armes, et le criminel à accepter la sentence prononcée contre lui, quelle qu’elle soit. Il serait par conséquent irrationnel[14] pour le citoyen non seulement de ne pas vouloir qu’un autre que lui soit puni [15], mais de ne pas vouloir être lui-même puni le cas échéant [16].

3Pourtant, comme l’a mis en évidence Bernard Williams, nous sommes là face à deux genres de « raisons » tout à fait différents, qu’il nomme raisons « internes » et « externes » [17] : Rousseau s’appuie sur les premières (« j’ai des raisons de sauter par la fenêtre en cas d’incendie », « j’ai des raisons de risquer ma vie à la guerre ») pour donner plus de poids aux secondes (« il y a des raisons de mourir par la main de l’État ou de l’ennemi, lorsqu’on est citoyen », puisque la formule « j’ai des raisons de mourir contre mon gré » serait franchement absurde). Mais Williams montre que des raisons qui peuvent seulement s’énoncer sous la forme d’un « il y a des raisons de » ne sont justement pas, du point de vue de l’agent, ce qu’on peut proprement appeler des « raisons ». Ce qu’il conteste, c’est l’existence de raisons qui ne seraient liées à aucune motivation, qui seraient indépendantes des circonstances de l’action et devraient être absolument contraignantes (à l’image des raisons qui me poussent à admettre la vérité d’un raisonnement d’ordre théorique [18]). Or nous pouvons faire l’économie de toute référence à des « raisons externes », dit Williams, si nous prenons en considération un ensemble motivationnel bien plus large [19], moins téléologique, instrumental et impersonnel que celui sur lequel repose le modèle « sub-humien » qui prévaut dans le contractualisme et l’utilitarisme [20], et si contre les kantiens de stricte obédience nous reconnaissons le rôle fondamental que joue la délibération dans la production des raisons d’agir [21].

4Les efforts de Rousseau pour résoudre le problème que pose l’institution pénale dans ses rapports à la rationalité individuelle montrent à quel point ce dernier est profond. Mais en réalité, les termes mêmes dans lesquels le philosophe pose le problème (le consentement à la peine capitale) tendent à occulter la question la plus importante, qui porte sur l’existence de raisons internes de vouloir que la société punisse les infractions. Nul n’apporte son consentement sans raison : mais ai-je moi-même des raisons de demander que le délinquant soit puni, des raisons qui devraient pouvoir s’énoncer en première personne [22] et être par hypothèse non strictement égoïstes [23] ? Il ne semble pas y avoir, dans toute cette affaire, d’objet pour ma volonté : hormis dans des cas précis qui portent en eux-mêmes une charge de réprobation morale suffisante (les attentats et crimes sexuels notamment), que cela peut-il me faire, comme on le dit trivialement, que les infractions soient punies ? La conclusion s’imposerait alors que si les raisons de punir peuvent bien apparaître comme des raisons aux yeux du citoyen, a posteriori, on ne voit pas bien en revanche comment elles pourraient être ses raisons à lui ; et si elles ne sont pas siennes, à suivre les analyses de Williams, elles ne sont pas des raisons du tout. Voilà qui nous laisse devant une triste alternative : ou bien ces raisons n’en sont pas, ou bien elles ne sont pas autre chose que de mauvaises raisons obéissant à de sombres motivations ou à des passions haineuses [24].

5L’erreur serait pourtant d’opposer ce qui est voulu à ce qui ne l’est pas prima facie, seules des « raisons externes » (la nécessité, la prudence ou la loi morale) nous poussant à instituer ce qui n’était pas initialement voulu (par une forme de résignation chez Beccaria ou Bentham, par devoir chez Kant). Au contraire, souligne Williams, le propre des « procédures » délibératives est qu’« un agent peut s’apercevoir qu’il a raison de faire quelque chose dont il ne voyait pas du tout qu’il avait raison de le faire » [25], ce qui veut dire que les raisons de punir ne sauraient être entièrement déterminées a priori, indépendamment de ce qui fait la vie concrète de la cité. La question n’est pas de savoir si punir est la seule chose à faire, mais si c’est la meilleure chose à faire [26], et selon quelles modalités : c’est pourquoi des formules comme « il faut » ou « on doit bien faire quelque chose » ne sont pas de nature politique, même si le mélange de nécessité et d’exigence déontologique qu’elles expriment est souvent ce qui nous conduit à entrer dans une délibération politique. La formulation politique des raisons de punir ou de toute autre question qui intéresse le public est au contraire construite sur le modèle de « nous pourrions » ou « tout bien considéré, nous devrions faire ceci ou cela ». Même si ces raisons prennent toujours plus ou moins la forme de justifications dans nos délibérations et dans l’exercice ordinaire du pouvoir judiciaire, puisque ce sont des raisons que nous nous donnons plutôt que des raisons que chacun se donnerait à soi-même dans un consentement silencieux, je voudrais à présent analyser ces raisons en faisant abstraction de cette dimension interindividuelle. C’est à cette fin que j’adopterai le point de vue de l’agent engagé dans un jeu.

2 – Raisons du jeu et figure de l’arbitre

6Une remarque de Hobbes me permettra de préciser par contraste l’élément qui, dans le jeu, retiendra principalement mon attention. « Il en est des lois de la République comme des lois des jeux, dit-il : ce sur quoi les joueurs se sont accordés n’est pour aucun d’eux une injustice » [27]. Ce n’est pas son argumentation positiviste qui m’intéresse ici. Ce que je voudrais souligner, c’est que l’analyse ne saurait porter exclusivement sur le consentement initial que le joueur donne lorsqu’il entre dans le jeu : pour le montrer, il suffit de souligner qu’il existe des raisons d’entrer dans le jeu qui sont indissociables du jeu lui-même, dans le cas des jeux qu’on dit sans enjeu, où rien de ce qui est en jeu n’a de valeur à l’extérieur du jeu (comme c’est au contraire le cas des jeux d’argent, par exemple). Plutôt que l’engagement initial réputé libre, c’est l’investissement de l’agent dans les règles qui interdit de les réduire à un organe de contrôle social [28]. Peut-on douter que les hommes, dans la tendance qu’ils manifestent à vivre sous des lois communes, recherchent en effet autre chose que la seule protection des lois ? Que tous aient le désir d’échapper à l’arbitraire et à la violence ne signifie pas que chacun d’eux ne considère d’abord comme un bien en soi le fait de vivre à l’état civil, sous des règles communes. De la crainte hobbesienne de la « mort violente » ne ressort nullement que c’est la crainte seule qui pousse les hommes à s’assembler, mais seulement qu’elle les conduit à s’assembler à certaines conditions[29]. Il faut donc se poser la question du genre de bien que les hommes retirent de la vie sociale, et ne pas partir du principe qu’ils ne la recherchent que contraints et forcés, sur la seule base d’un renoncement à une liberté originaire qui par ailleurs rendrait inintelligible le phénomène d’obéissance à la règle [30].

7L’examen doit donc porter aussi bien sur les conditions d’accord et d’entrée dans le jeu (ce sur quoi insistent surtout les contractualistes) que sur l’engagement du joueur dans le jeu (ses raisons de jouer immanentes au jeu, et d’en respecter les règles [31]). Parmi les contractualistes, Rawls est peut-être celui à avoir accordé le plus d’attention à la position du joueur dans le jeu, et il n’est pas indifférent que ce soit cet exemple qui se soit imposé à lui au moment où il passait du point de vue du juste à celui du bien, dans la dernière partie de la Théorie de la justice. Parmi les « nombreuses formes de vie [qui] possèdent les caractéristiques de l’union sociale », Rawls mobilise pour ses vertus heuristiques ce qu’il appelle « l’exemple simple des sports collectifs » [32]. En matière politique, la référence aux sports collectifs est en effet plus pertinente que l’exemple « ultra-usé » [33] et potentiellement « égarant » [34] du jeu d’échecs : en plus du fait que les jeux sportifs prévoient et intègrent dans leurs règles infractions et sanctions, ils rendent plus manifestes certains aspects du jeu moins immédiatement visibles dans le cas des duels devant un échiquier, en particulier l’hétérogénéité des motivations des joueurs et de leurs rôles dans la partie, la tension entre coopération et rivalité, etc. Rawls est bien loin de se contenter du genre de raisonnement purement formel qui était celui de Hobbes : il insiste au contraire, c’est à noter, sur le plaisir de jouer et sur « le désir public de jouer un bon match » [35]. Ce sont là en effet des raisons parmi les plus fortes de vouloir que les règles du jeu soient respectées, non pas seulement dans la perspective systémique où, puisque le jeu consiste dans un ensemble de règles dites « constitutives » [36], celles-ci exigent être suivies sous peine de voir le jeu disparaître ou se changer en un autre, mais au sens très concret où une partie qui se déroule dans un régime permanent de dérogation aux règles perd vite de son intérêt.

8Je voudrais néanmoins faire part de deux points de désaccord avec Rawls, moins sur les conclusions qu’il tire de cet exemple que sur la façon dont il le mobilise et la portée qu’il lui donne : désaccord d’ordre stratégique, qui se fonde sur un désaccord quant à la signification philosophique du jeu lui-même, donc. Dans la Théorie de la justice, l’exemple du jeu fournit l’occasion d’une retraduction du souci d’équité en termes de fair play[37]. C’est à nouveau ce qui explique la préférence de l’auteur pour les sports collectifs, puisque la notion de fair play a moins à voir avec les règles elles-mêmes qu’avec l’attitude des joueurs à l’égard des règles [38] et de l’arbitrage. Or les théories politiques libérales de la peine tendent justement à attribuer au judiciaire une fonction d’arbitre, dont l’impartialité est l’une des conditions nécessaires au bon déroulement du jeu social [39]. Le bon arbitre n’est pas celui qui s’impose par des coups d’autorité, mais celui dont les décisions ont la force de l’évidence, et qui sait se faire oublier pour permettre aux joueurs de jouer dans les règles plutôt que d’intégrer l’irrégularité parmi leurs données tactiques. « En mettant en application un système public de peines, le gouvernement supprime les raisons de penser que les autres ne se conforment pas aux règles » [40], écrit ainsi Rawls. À l’extérieur du courant libéral proprement dit, un auteur comme Philip Pettit souligne lui aussi qu’ « il peut être vrai à la fois qu’un agent ne tienne pas compte des sanctions existantes dans ses raisons d’adopter une forme désirée de comportement, et que l’absence de ces sanctions le conduirait à s’écarter de cette ligne de conduite » [41]. La conclusion est que tout ce que nous demandons à la législation pénale, en tant qu’elle est une garantie du jeu social, est d’ordre négatif : ne pas être discrétionnaire, brutale, arbitraire, etc., en un mot inique [42], ce qui irait à l’encontre du but recherché [43].

9On ajoutera que la langue ordinaire a elle-même tendance à importer l’image du jeu dans notre perception des crimes et délits : il n’est pas rare d’entendre taxer de triche celui qui s’adonne au trafic, au cambriolage, éventuellement au détournement de fonds. « He doesn’t play by the rules » (il ne respecte pas les règles) ou « he doesn’t play ball » (il ne joue pas franc jeu), dit-on en anglais. Mais on ne le dirait pas d’un viol ni d’un meurtre, même crapuleux. Seuls certains actes délictueux font apparaître en creux les règles de droit comme constitutives d’un jeu, et il existe des limites au jeu de langage de la « triche » ou de la « faute » (foul). La raison en est qu’on hésiterait probablement à décrire la société comme « une sorte de jeu dans lequel on n’use pas de violence contre ses partenaires et adversaires ». Et pourtant les jeux stupides, violents ou cruels n’ont jamais manqué [44], et ce sont tout de même des jeux [45]. Par conséquent, la conception formelle du jeu fondée sur des règles et une fonction d’arbitrage ne suffit pas : il faut aussi s’intéresser au bien que les joueurs retirent de leur participation au jeu.

3 – Jeu et fins individuelles

10Il n’y a pas d’objection de principe à décrire le judiciaire et son volet pénal comme occupant une fonction d’arbitrage. Le désaccord porte plutôt sur l’interprétation que Rawls et les auteurs libéraux en général donnent de la notion de « fin individuelle » [46] et de ce que cela signifie pour un individu que de « concevoir ses propres fins ». Or ce point est d’un intérêt capital si on veut pouvoir mettre en rapport raisons d’agir et raisons de punir. Il n’est pas anodin que Rawls écarte un trait fondamental du jeu, sans doute pour prévenir ce qu’il considère comme une dérive en direction d’une conception communautarienne des fins :

11Il est certain, écrit-il, que même les concepts que nous utilisons pour décrire nos projets et notre situation et pour exprimer nos désirs et nos objectifs personnels présupposent souvent un cadre social ainsi qu’un système de croyances et de pensées qui résultent des efforts collectifs d’une longue tradition [47].

12Mais, s’empresse-t-il de préciser, insister sur ces faits « revient à donner une interprétation banale de la sociabilité » [48]. Or il me semble que ce point, pour « banal » qu’il soit, n’en est pas moins de la plus haute importance : ce que montre l’exemple du jeu, à mon sens, c’est que contrairement à ce que les libéraux semblent tenir pour acquis, le bien n’est pas d’abord une « conception », quelque chose qui existerait « dans notre tête », de façon privée, mais quelque chose qui a lieu, de façon immanente à une pratique [49], et qui bien souvent n’est pas du tout de nature propositionnelle [50]. Rawls souligne à juste titre que les êtres humains « valorisent leurs institutions et leurs activités communes comme des biens en eux-mêmes » [51], mais la question est de savoir pourquoi – ou plus exactement comment se manifeste cette reconnaissance des institutions, lois et activités obéissant à des règles comme des biens intrinsèques. Or ce qui est saisissant dans le jeu comme dans toutes les activités apparentées au jeu par leur degré plus ou moins grand de codification et d’implication volontaire de la part des personnes qui s’y engagent, c’est qu’on ne peut jamais déterminer à l’avance le bien (ou pour cette même raison, le mal) que ces dernières pourront y trouver, mais qu’il y a suffisamment de signes qui nous permettent de dire si elles prennent plaisir ou trouvent un intérêt à ce qu’elles font. De même, quantité de biens qu’un individu retire de son existence sociale sont indépendants de toute conception de la vie bonne, la sienne comprise, contrairement à ce que postule Rawls en accordant un poids démesuré au « succès dans [un] projet rationnel de vie » [52]. Si tout le bien qu’on peut retirer de la vie et qui gagne à être pris en considération d’un point de vue politique se résume à connaître le succès dans ses diverses entreprises, la théorie politique a-t-elle encore quelque chose à dire d’intéressant sur l’idée de société bonne ? Ce sont moins les connotations du terme de « succès » que la conception étroitement téléologique des raisons d’agir qu’il porte avec lui qui sont critiquables : nous faisons quantité de choses qui ne visent aucun but mais qui sont néanmoins des biens pour nous [53], et parler de « réussite » en dehors d’un cadre téléologique n’a guère de sens. Que les notions de succès ou d’échec, de victoire ou de défaite soient constitutives de certains jeux ne signifie d’ailleurs pas que même de tels jeux compétitifs ne transcendent pas, par le bien qu’ils apportent, de tels critères d’évaluation.

13Le jeu rend possible un plaisir singulier et irréductible, dans la description qu’on peut en donner, à toute expression en termes de dispositions universelles (de quelle « disposition naturelle de l’homme » un coup adroit aux échecs ou un tacle habile au football pourraient-ils bien être les expressions, et en quoi se ressembleraient-ils sous cette description ? En réalité, c’est en tant qu’ils se déroulent dans un jeu qu’ils se ressemblent.) Bien sûr, ce sont moins les règles en tant que telles que l’ensemble des « actions », selon l’expression consacrée (« play », en anglais), qui sont visées comme des biens (une passe décisive, un contre, etc.), et dont la possibilité rend le jeu désirable [54], tout comme les règles électorales rendent possible le bien qui est attaché au débat public, à la réunion d’individus autour d’un projet politique commun, ou encore à la victoire de ce projet et à l’occasion de le mettre en œuvre. C’est cela qui nous permet de comprendre pourquoi « nous pouvons tenir pour acquis que les individus veulent suivre les règles ou les conventions existantes » [55] dans une grande diversité de domaines, et en réalité la plupart du temps. Nos actions les plus quotidiennes s’inscrivent dans d’innombrables ensembles de règles hétérogènes qui forment « un univers objectif d’incitations et d’indications qui orientent et stimulent l’action » [56] et suscitent en nous une diversité de « dispositions » [57]. Les règles proprement juridiques n’en représentent peut-être qu’une toute petite partie, mais il s’agit de la part essentielle, puisqu’elles s’appliquent à tous les citoyens indistinctement, et n’ont pas le caractère local des autres règles (peut-être le corps politique ressemble-t-il à un stade d’athlétisme dans lequel certains lancent tandis que d’autres courent ou sautent, mais où tous sont soumis, par exemple, à la même réglementation sur le dopage). Nous voulons vivre et agir avec, auprès et contre d’autres, pour le même genre de raisons (parfois contradictoires) que nous avons besoin de partenaires pour une partie de basket-ball : pour coopérer, rivaliser, l’emporter, ou passer du bon temps, et d’une façon générale pour exercer et manifester nos différentes vertus et aptitudes. Les règles communes ne peuvent pas être la simple extension des fins ou des règles que l’individu pourrait se donner à lui-même, pour les mêmes raisons qui expliquent que le langage ne peut être une opération entièrement solitaire [58], ou que le jeu de patience n’est qu’un cas limite [59].

14Nous pouvons en conclure qu’un aspect important de l’effectivité de la règle de droit n’est pas lié aux seuls intérêts qu’elle protège ni aux droits qu’elle garantit, mais aux opportunités et à la diversité des biens qu’elle rend possibles, et qui constituent des raisons d’agir à l’intérieur de la règle. On ne saurait trop insister sur ce fait étonnant que les règles puissent former un objet pour la volonté, et qu’un jeu, qui n’est d’abord qu’un ensemble de règles, puisse nous apparaître sous l’aspect d’un bien : jouer au basket-ball, jouer aux échecs, jouer un rôle au théâtre, jouer un morceau de musique ou jouer au professeur ou à l’automobiliste sont (peuvent être) autant de biens, indépendamment de toute autre considération portant sur des fins instrumentales ou plus lointaines, sur l’utilité sociale ou le bénéfice pour l’agent lui-même. La notion de « fin individuelle » commence et s’achève dans cette grammaire du rôle à tenir, qu’on joue bien ou mal, sérieusement ou non [60]. C’est là ce qu’a établi Pascal [61], quoiqu’il n’ait peut-être pas pris la mesure de son importante découverte, ayant exclu qu’il puisse y avoir quelque bien véritable à se livrer à ces activités innocentes, et ayant progammatiquement minoré le fait qu’il n’existe tout simplement pas d’alternative : si nous ne jouons pas à la paume, au piquet, au chancelier ou au médecin [62], ou encore à « l’amoureux au soupir de forge » [63], qu’allons-nous faire au juste ? Tout jeu (game) auquel nous prenons part « est pour ainsi dire un jeu de scène (play) » [64], qui nous donne un rôle à tenir, une raison d’être et d’agir. Inventer des jeux, des règles, des lois, des rôles, tout cela fait partie des moyens par lesquels nous donnons un sens à notre irrépressible besoin d’agir, à « l’impatience de nos jambes » [65], c’est-à-dire à la fois un prétexte et une raison à cette agitation, comme un enfant invente des jeux pour tromper l’ennui. On peut donc dire que le rapport entre les règles et le bien ne passe pas par le nécessaire, mais par le contingent : plus exactement, par la reconnaissance du bien qu’apporte la transformation du contingent en (conventionnellement) nécessaire.

15En effet, les règles ne sont pas seulement nécessaires au sens pratique de ce mot (« ce sans quoi nul bien ne peut advenir » [66], dit Aristote), mais au sens logique où elles sont immanentes à l’action. Or la tendance des penseurs libéraux à supprimer la référence à des fins naturelles ou communautaires pour se contenter de renvoyer la détermination des fins au bon vouloir de l’individu [67] les conduit à s’interdire de penser le rapport entre les comportements prescrits ou proscrits et les fins en question [68]. Non seulement aucune fin ne peut être donnée (n’est exprimable) indépendamment de tout contexte, comme le reconnaissait volontiers Rawls, mais ces fins se précisent et se modifient par ce contexte même, ou au cours du jeu [69]. On voit donc que ces considérations n’ont, en définitive, rien de si « banal », et qu’elles nous permettent au contraire de dépasser la conception artificielle et désincarnée de la notion de « fin individuelle » [70] dont paraît se contenter le libéralisme. Or il est fondamental de donner un sens concret à l’idée de fins individuelles, si nous voulons pouvoir comprendre comment celles-ci s’articulent avec les raisons de punir et les raisons d’agir comme citoyen. C’est à l’examen de ces questions que je vais me consacrer à présent.

4 – Jeu, peine et genres de politique

16L’investissement dans le jeu social, qui est marqué par une diversité de rapports possibles aux règles, à la fois intellectuels et pratiques, peut se décliner en une diversité de rapports au pénal. Williams propose une typologie des « genres de politique » [71] qu’on pourrait retraduire de la sorte : 1/ une politique sans jeu, au sens mécanique du terme, où tout est parfaitement ajusté, et dans laquelle toute transgression est vue comme tabou, et toute peine comme purgative [72]. 2/ une politique du sérieux, où l’engagement dans le jeu désigne le délit comme parasitaire, comme un contre-temps, et où la peine est conçue comme dissuasive, au mieux comme réhabilitante et au pire comme éliminatrice [73]. 3/ une politique du jeu ouverte à la délibération et à la critique du jeu lui-même, dans laquelle la peine est témoin des imperfections du jeu comme des maladresses ou de la résistance des joueurs. En effet, souligne Williams, la délibération possède un caractère transversal, qui touche aussi bien à la façon dont l’agent se détermine à l’intérieur de la règle, qu’à la façon dont les agents examinent « ce que la loi devrait être » et aux raisons pour lesquelles une personne enfreint la loi.

17Dans le cas des rapports qui sont censés régir des égaux, des exigences plus fines peuvent s’ajouter à celles qui sont imposées implicitement à des personnes responsables devant la loi, sous des formes plus sophistiquées de jugements, de commentaires et de mises au point. Le modèle cesse d’être celui de la personne soumise à la loi pour être celui de personnes capables de délibérer ensemble à propos de ce que doit être la loi. Dans ces circonstances, aux yeux de la communauté, on peut ne pas s’intéresser seulement au fait de savoir si telle personne a transgressé la loi, par exemple, et si elle l’a fait délibérément, mais encore aux raisons qu’elle avait de la transgresser – aux principes, par exemple, qu’elle peut avoir manifesté en agissant ainsi [74].

18Il ne s’agit pas pour Williams de soutenir une thèse d’une extrême généralité sur le caractère intrinsèquement politique de la transgression et de sa sanction, comme on peut en trouver chez Benjamin [75] ou chez Foucault [76], mais seulement de dire que le délit peut exprimer une conviction politique ou avoir une portée ou des résonances politiques, et qu’en cela il intéresse la délibération collective. Décider si un délit ou une catégorie de délit a un sens politique, et lequel, fait partie des choses qui sont ouvertes à la délibération. Nous apprenons d’abord à délibérer à l’intérieur des règles et à délibérer de les enfreindre (et c’est ainsi que nous apprenons pour une bonne part ce que signifie délibérer), avant d’apprendre que nous pouvons délibérer sur les règles elles-mêmes, sur leur conservation, leur modification ou leur abrogation.

19La question se pose toutefois de savoir si existe une telle continuité ou homogénéité délibérative entre jouer à l’intérieur des règles, les transgresser, vouloir sanctionner ceux qui les transgressent, et aspirer à les modifier. Une difficulté demande d’être examinée à ce sujet, qui porte sur le statut même des règles pénales par opposition aux règles constitutives des jeux.

5 – Les règles pénales sont-elles régulatrices ou constitutives ?

20La difficulté est de déterminer si on parle bien de la même chose, lorsqu’il est question des règles au sens politique et des règles au sens du droit pénal, car si les premières peuvent être considérées comme « constitutives », en revanche « la raison d’être du droit pénal est de part en part régulatrice, et non constitutive » [77], rappelle John Searle. De fait ce qu’on a à l’esprit lorsqu’on pense à ce que c’est que jouer au basket-ball, c’est bien plutôt la règle qui nous oblige à dribbler, à subtiliser le ballon à l’adversaire sans le toucher, etc., plutôt que des règles secondaires qui servent seulement à fluidifier le jeu ou à prévenir des comportements indésirables, éventuellement à les sanctionner. Il existerait donc une différence radicale entre les lois pénales qui viennent limiter la liberté du délinquant sous une forme ou une autre, et les lois constitutives de la vie collective qui forment le cadre dans lequel nous concevons nos projets, et qui ne peuvent se laisser décrire en termes de « restriction de la liberté » (voter, adhérer à un syndicat, signer un contrat de travail, acheter un appartement, fonder une association ou une entreprise, etc.). De fait, ce serait une description tout à fait inadéquate que de dire que chacun des joueurs accepte de restreindre sa liberté (la gamme des gestes physiquement possibles) lorsqu’il s’engage dans un jeu. Jouer à un jeu n’est pas un cas où on peut appliquer un raisonnement pratique du type « si tu veux décrocher ton diplôme, tu dois travailler assidûment et restreindre tes loisirs », et où on dirait « si tu veux jouer au football, tu dois frapper le ballon avec le pied et non avec la main » (c’est là quelque chose qu’on dit seulement de façon rhétorique à celui qui vient de tricher ou de faire un mauvais geste). Vouloir jouer au football est la même chose que vouloir jouer selon ses règles, comme par exemple frapper le ballon exclusivement au pied, action qui donne à ce sport son nom même, plutôt qu’avec la main – sinon il faut vouloir jouer au volley-ball ou à n’importe quel autre jeu de notre invention. Mais c’est pourquoi aussi il n’y a aucun sens à dire qu’on veut jouer au football et, de temps en temps, s’aider avec les mains ; celui, donc, qui attend une protection de la part de lois qu’il est lui-même enclin à transgresser n’est pas tant égoïste, ni même incohérent, comme on a coutume de le dire, qu’il ne ressemble à un enfant qui croit qu’il jouera mieux ou qu’il s’amusera davantage en transportant illégalement le ballon en face des cages, en dribblant à deux mains au basket-ball, etc. – ce qui peut toutefois être vrai en partie si les règles sont mal conçues ou appliquées. Il reste que les sanctions prévues pour celui qui effectuerait un geste irrégulier dans le cadre du jeu semblent être sans rapport direct avec les règles du jeu lui-même.

21Deux réponses sont possibles. Tout d’abord, comme le signale Searle, par la vertu de la procédure pénale, toute règle, de régulatrice peut devenir constitutive (dès lors par exemple que l’homicide reçoit la qualification de « meurtre » [78]) : ainsi, ce que certains auteurs ont pu interpréter comme une faiblesse conceptuelle [79] montre-t-il plutôt qu’il n’existe pas une façon unique de se rapporter à une règle, et que certaines d’entre elles, selon l’aspect sous lequel on les considère, peuvent être régulatrices ou constitutives [80]. Mais surtout, il faut souligner l’influence que toute règle régulatrice a sur la physionomie du jeu dans son entier : on accordera qu’une société dans laquelle la libre expression des opinions est réprimée, la presse censurée, ou encore dans laquelle certains crimes sont punis de mort, n’est pas seulement une société qui régule différemment les conduites : c’est une tout autre société, voire un tout autre monde, qui suscite des dispositions très différentes [81]. Même là où les règles d’un jeu ont un caractère régulateur, elles contribuent à façonner le jeu, en relation aux règles constitutives, de telle sorte qu’elles acquièrent indirectement ce caractère. Demandons-nous simplement à quoi ressemblerait une partie de football si l’auteur d’un tacle trop viril ou le gardien de but maladroit devait être exécuté sur-le-champ. Du point de vue du citoyen comme du joueur (et de ce point de vue seulement, non certes du point de vue du juriste), toutes les règles sont « au même niveau », pour paraphraser Wittgenstein [82], et on peut dire par conséquent que la continuité entre politique, droit et droit pénal est assurée par la façon dont nous vivons les règles dans leur ensemble [83].

6 – La peine et le sérieux des règles

22À partir de l’ensemble de ces réflexions il devient possible d’esquisser une caractérisation du genre de disposition pénale qui pourrait être voulu par un agent délibérant. Mon intérêt, c’est d’avoir des partenaires de jeu, si là encore on entend ce terme d’intérêt en un sens large, non-utilitariste et non-égoïste. Toutes choses égales par ailleurs, comme le soulignait Rawls, chacun préfère participer à une « belle partie » [84]. Je pourrais donc bien souhaiter in abstracto que le délinquant soit « sévèrement puni », si cela faisait partie de mes convictions morales, mais cela ne pourrait à soi seul constituer une raison au sens politique, puisque ce n’est pas l’objet : en première analyse, la peine serait plutôt adossée à une politique du deuxième genre, dans la typologie de Williams. Pourtant, même dans cette « politique du sérieux », ainsi que je l’ai appelée, mon intérêt bien compris serait que le délinquant ne soit pas écarté du jeu social, ou du moins qu’il y soit au plus vite réintégré. Je le comprends dès lors que je vois que la poursuite de mes fins dépend étroitement du fait que les autres citoyens peuvent poursuivre les leurs et trouvent un intérêt à ce qu’ils font, comme c’est le cas sur un terrain de jeu. Les considérations économiques, de ce point de vue, sont loin d’être marginales. Je ne peux jamais que pressentir ce que je perds à ce qu’un joueur soit exclu de la partie, ou à ce qu’une personne soit en prison plutôt que dans la cité. Cela ne veut pas dire que certaines considérations ne me contraindront pas à admettre qu’un criminel puisse être trop dangereux pour ne pas exiger des mesures drastiques, ou que son crime soit trop grave pour ne pas appeler une forme d’expression collective de réprobation de type durkheimien. Mais il reste que la peine devrait avoir pour première ambition de maintenir le délinquant dans le jeu : ce serait là le contenu à donner à l’idée de « bonne mesure pénale ».

23Voilà qui militerait pour donner à la sanction pénale une fonction avant tout normative, visant les comportements et les dispositions. Une analyse philosophique n’a pas pour fonction de décerner des satisfecit ou de prononcer des blâmes, mais il paraît assez évident que l’esprit d’une mesure instituant la « contrainte pénale » [85] en France, pour faire de l’incarcération l’exception plutôt que la règle, semble un peu plus proche de ce à quoi aboutirait une délibération instruite, que des mesures comme les « peines minimales » [86] ou la « rétention de sûreté » [87]. Autre exemple : l’espèce de peur panique qui saisit le corps social à l’idée que de nouveaux joueurs puissent entrer dans le jeu n’est pas franchement un signe de sa bonne santé ; l’anxiété de voir les immigrés s’adapter ou non à « nos » règles du jeu épargne surtout la peine de réfléchir à la valeur desdites règles.

24Une question demeure toutefois : comment mes raisons s’articulent-elles avec nos raisons de punir ? En fait, en tant que je suis un citoyen, les premières se déterminent en partie par référence aux secondes. Comme on l’a déjà souligné avec Williams, la délibération est un processus indéfini, qui ne porte pas sur un objet nettement délimité (le crime et sa sanction), mais qui fait appel à quantité d’autres considérations aussi bien déontologiques que téléologiques, techniques que contextuelles, politiques qu’humanitaires, prend appui autant sur le seul raisonnement que sur le pouvoir de l’imagination, et se saisit d’un matériau empirique aussi bien qu’elle vise un état souhaitable ou idéal de la société. Raisonner comme si la question pénale était avant tout d’ordre théorique, c’est poser le problème à l’envers et mettre en scène un supposé conflit inhérent aux différentes logiques de la peine (la rétribution entrerait en conflit avec la prévention ou l’amendement, etc.), comme si de tels conflits devaient en quelque sorte nous lier les mains. Mais le propre des raisons d’agir est d’être la plupart du temps faibles lorsqu’on les considère isolément, et ne sont fortes qu’ensemble, comme le rappelle Friedrich Waismann [88] : il ne faut donc certainement pas déplorer qu’aucune raison unique de punir ne soit par elle-même assez forte pour emporter notre adhésion, ni craindre que des raisons hétérogènes puissent entrer en conflit. C’est précisément pour cela que la délibération est nécessaire : s’il devait exister une raison ou une suite de raisons de punir tirant toutes dans la même direction, la peine ne serait pas un problème politique, mais seulement un problème moral ou une difficulté à caractère technique. Il est en effet de la nature des problèmes politiques d’être composés d’éléments hétérogènes, à la fois pratiques, moraux et prospectifs : à la différence de ce qui est le cas pour certains problèmes strictement moraux [89], je ne peux pas dire, en matière politique, que « je ne vois pas le problème » dès lors qu’une partie du problème est d’ordre pratique (« que faire des criminels ? » est une question qui exige une réponse en un tout autre sens du mot « exiger » que celle de savoir ce qui justifie les peines) ou, lorsque ce n’est pas le cas, qu’au moins une personne avance des raisons plausibles d’y voir un problème. Le détour par l’exemple du jeu et du sport collectif montre en quoi ce qui est un problème pour nous, ou pour quelques-uns d’entre nous, doit nécessairement le devenir pour moi. Chacun doit donc se poser la question : quel bien cela me fait-il, à moi, et quel bien cela nous fait-il, à nous, que l’on punisse comme cela, et dans l’affirmative cela constitue-t-il une raison suffisante de souhaiter que cela continue ainsi ? Car l’erreur serait de croire qu’il s’agit de justifier l’idée de châtiment en général, pour se demander ensuite si telle modalité ou tel esprit dans lequel on l’inflige répond bien au titre de peine [90] : c’est au contraire d’un seul tenant, pour ainsi dire, qu’il faut défendre telle peine, ou l’abandonner.

25Le spectre des réponses qu’on pourrait apporter à cette question est bien plus large qu’à la seule question de savoir si, de façon indéterminée, la peine peut apparaître comme « l’instrument d’un bien humain » [91]. On susciterait sans doute une certaine perplexité si on demandait à quelqu’un « quel bien la détention des délinquants vous fait-elle, à vous ? », ou « pour quelles raisons cela vous importe-t-il, à vous, etc. ?, plutôt que de poser ces questions qui n’engagent à rien parce qu’au fond elles ne s’adressent à personne, comme « est-il efficace, juste, économique ou souhaitable de recourir à la prison ? » Aucune réponse à ces questions, aussi convaincante et collectivement reconnue soit-elle, ne pourrait de toute façon entraîner la décision. Mais à interroger le citoyen lui-même, on obtiendrait sans doute des réponses plutôt nuancées, inquiètes et ouvertes, bref on susciterait davantage ses facultés délibératives que ses instincts idéologiques grégaires.

7 – La peine et la mise en question des règles

26Il faut enfin rappeler avec Williams ce qu’il y a d’ambigu dans l’idée aristotélicienne selon laquelle la délibération s’effectue dans les limites du possible [92]. C’est généralement dans ce contexte qu’on invoque la nécessité de punir, ce qui a pour double effet de restreindre le champ de la délibération aux moyens et aux modalités de la peine, et ces modalités mêmes à ce à quoi le système pénal nous a habitués. Or, dit Williams, le caractère moral d’une personne ou d’une société se lit dans l’assignation même des limites du possible, par la délibération ou au contraire par un fatalisme commode dont on peut légitimement la blâmer, comme ce peut être le cas par exemple lorsqu’on décrète au nom du bon sens qu’il ne saurait exister d’alternative générale crédible à l’incarcération. La peine joue au contraire un rôle déterminant dans la politique du troisième genre distingué par Williams.

27La peine est l’une des raisons, non la seule, d’interroger l’évidence des règles et des limites du possible, en nous donnant l’opportunité de nous extraire du jeu et de la croyance d’un genre particulier qui l’accompagne [93]. C’est autant depuis l’intérieur que depuis l’extérieur du jeu qu’on s’aperçoit que tel ou tel point de règle gagnerait à être modifié (comme joueur et comme spectateur, comme joueur et comme concepteur des règles [94]). Cela veut dire que la peine remplit un rôle politique de désapprentissage du caractère d’évidence attaché aux règles : la peine est un moment qui nous force à nous arrêter de jouer et à sonder les raisons qui peuvent faire qu’une personne ait choisi de risquer de perdre une partie de sa tranquillité, et peut-être de sa liberté. Comme le montre Anscombe, « apprendre une règle » revient à comprendre le sens qu’il y a à m’entendre dire que je ne peux pas faire quelque chose que pourtant je peux très bien faire, ou que je dois faire quelque chose que je pourrais très bien ne pas faire (« Tu dois déplacer ton roi, il est en échec » [95]) ; ce pouvoir de la règle renvoie à ce qu’est le pouvoir en son essence, c’est-à-dire une force qui parle[96]. Or le délit et sa sanction nous montrent justement quelqu’un faisant ce qu’il peut faire au sens premier du terme, et que nous ne faisons pas nous-mêmes, ce qui peut valoir comme une mise en question de nos conventions. Une fois intégré le code de la route, par exemple, celui-ci disparaît pour ainsi dire derrière les fins que je me propose, de sorte qu’il serait curieux de dire que je « suis le code de la route » dès lors que je ne l’enfreins pas (ce n’est pas cela que j’ai à l’esprit quand je projette de me rendre à tel ou tel endroit). Le délinquant me pousse au contraire à me représenter moi-même comme suivant les règles, des règles qui ne sont pas toujours aussi indifférentes et axiologiquement neutres que peuvent l’être celles du code de la route, ou du football.

28Malgré tout, l’analyse de l’action montre le hiatus qui persiste entre la position de l’agent simplement responsable « qui accommode ses actions aux exigences publiques » [97], et la position pleinement politique de celui qui peut « jouer un rôle responsable en prenant part à la vie politique avec d’autres » : cela correspond à la distinction entre jouer à un jeu et s’attacher à en modifier les règles. Le moment de la peine ne peut interdire l’adhésion aveugle à une forme de vie [98] que si elle trouve une traduction politique, délibérative, dans un autre jeu de langage que celui de la triche contre le fair play, des resquilleurs (free riders) contre les personnes de bonne volonté, des délinquants contre les honnêtes gens. À chacun sa délibération : tout le monde ne peut pas être député, mais tout le monde peut enfreindre une loi. C’est ce que se résout à faire Colin Smith, le mémorable héros de La Solitude du coureur de fond[99] : ne sachant pas « par où commencer pour changer les choses », le jeune homme retire délibérément, méticuleusement presque, son consentement au jeu, et va bravement au devant de la sanction. Nous devrions comprendre qu’il ne pouvait vouloir de la pauvre victoire que lui offrait une institution judiciaire essentiellement soucieuse de le voir consentir aux règles d’un jeu entièrement à perte pour lui. Comme le soutient Stanley Cavell, là où il apparaît que « le « nous » initial n’est plus maintenu ensemble par notre consentement, mais par la force seule » [100], un retrait politique du consentement s’impose. Or c’est certainement l’une des choses que fait la peine : maintenir de force le consentement, et nous rappeler qu’une partie en est extorquée par la force. C’est en cela que la sanction pénale possède un sens à la fois profondément politique, et absolument anti-politique.

29On peut donc dire qu’il y a à la fois continuité et discontinuité délibérative entre les raisons de prendre part au jeu social et les raisons de vouloir que les auteurs d’infractions soient punis : discontinuité du fait de la rupture entre jouer selon les règles et mettre en question les règles (aux deux sens de l’expression) ; mais continuité parce qu’on doit considérer que la transgression obéit elle aussi à une logique délibérative, et que l’un des éléments de cette délibération peut être de nature politique. L’indétermination du processus de délibération doit être entendu dans les deux directions : on ne peut jamais connaître avec certitude l’élément de la délibération qui aura emporté la décision, et on ne peut jamais dire exactement la part de politique que contient l’infraction. C’est aussi parce qu’en réalité nous contribuons à représenter crimes et délits comme ayant ou non une signification interne au champ politique, comme on peut décider, dans un jeu, de ce qui est une infraction mais fait tout de même partie du jeu, de ses péripéties, de son intérêt.

Conclusion

30« La société est essentielle au bien humain, et la société est en général impossible en dehors de l’exercice d’un pouvoir coercitif » [101] : il y a une part assumée de truisme dans cette formule d’Anscombe, mais je me suis efforcé, grâce au modèle du jeu, de montrer qu’on peut aussi y trouver de la profondeur. La fécondité du modèle pour « l’analyse des situations sociales » [102] ou des « champs » sociologiques [103], tout comme pour l’approche analytique et théorique du juridique [104], est établie de longue date. N’est-ce pas pourtant une simple élaboration intellectuelle, sinon une coquetterie, et un exemple trop « modeste » [105] voire « trivial » [106] pour éclairer sérieusement d’importantes questions morales et politiques, à plus forte raison la question pénale [107] ? Mais ne peut-on pas dire que le problème est justement quand la vie sociale cesse d’être un jeu, et quand les conséquences des règles qui sont les siennes et de nos actions se font sentir en dehors du jeu ? Celui qui sort du terrain de football blessé est blessé pour de vrai, comme celui qui est licencié ne perd pas seulement son travail, mais un moyen de subsistance. Sidney Pollack a bien montré, dans On achève bien les chevaux (1969), que le problème est bien plutôt la contamination du jeu par la réalité (économique) que l’inverse.

31Parvenu au terme de cet article, j’espère par conséquent être parvenu à établir les points suivants :

321. Il est impossible de séparer les règles de droit de la volonté d’appartenir à un corps politique, pas davantage qu’il n’est possible de séparer les règles d’un jeu de la volonté de jouer. Nos intentions, nos projets, les fins que nous poursuivons, ne peuvent jamais être entièrement abstraits des règles et usages qui rendent possibles nos engagements et définissent nos communautés d’appartenance [108]. Ce n’est pas que nous ayons toutes les règles d’un jeu à l’esprit quand nous désirons y jouer [109], mais il n’en demeure pas moins que c’est à ce jeu, que nous connaissons déjà avec ces règles, que nous voulons jouer – ou bien qu’au contraire nous souhaiterions voir changer.

332. Infractions et sanctions marquent une pause dans le jeu, et font signe vers un envers des règles qui peut (et parfois doit) alimenter nos délibérations politiques. Le perpétuel sentiment d’échec ou de gâchis qui entoure le système pénal est, à tout prendre, bien plus rassurant que ne le serait la conviction inverse.

343. On peut dire qu’indépendamment de la fonction d’arbitrage que le libéralisme politique attribue au système judiciaire, c’est un bien que certains soient punis, pour le même genre de raisons qu’on peut dire que c’est un bien que des délits continuent de se commettre : parce que dans les deux cas, cela montre que d’autres formes de vie, à l’extérieur des règles, sont possibles. Rien ne nous oblige à détailler ce jugement, et à dire qu’il est bon que des dégradations, des délits routiers, des vols et des viols aient lieu, ni à dire qu’il est bon que certains soient mis à l’amende ou condamnés à des peines de prison. Même avec beaucoup d’imagination, il est impossible d’attribuer une signification politique à certains crimes en particulier, ni de voir dans certaines peines autre chose, au mieux, qu’un moindre mal. Mais on peut tout de même juger préférable que des délits soient commis d’une manière générale sans être en aucun cas obligé de se prononcer sur chaque infraction en particulier, de façon distributive, de même qu’on peut souhaiter que le public soit nombreux pour assister à la première d’une représentation théâtrale sans avoir besoin d’indiquer qui en particulier, et même si cela signifie y croiser des personnes qu’on aurait préféré ne pas voir. On peut même détester le genre de public qui se presse aux expositions, et juger que c’est une bonne chose que celles-ci soient fréquentées. On a des raisons de voir dans la transgression un phénomène non seulement inévitable [110] mais compréhensible ou intelligible [111], sinon souhaitable [112] ; il en va de même de la sanction pénale.

35La principale différence pourtant entre les crimes et délits d’une part, et les peines d’autre part, c’est que nous pouvons décider de celles-ci, marginalement de ceux-là. Nous pouvons instituer un système pénal qui puisse nous faire dire, depuis une certaine distance : c’est là une bonne société. S’il s’y commet des crimes, et si nous devons les punir, nous pourrons tout de même dire qu’il s’agit là, tout bien considéré, d’une bonne société, comme lorsque nous disons d’une chambre qu’elle est bien rangée même si tout n’y est pas à sa place, ou d’une classe qu’elle est une bonne classe même si elle comporte son inévitable lot de cancres. L’essentiel est que, du point de vue de la rationalité individuelle, nous n’avons aucune raison suffisante de vouloir revenir au bonnet d’âne ni à la peine de mort. Comme je l’ai dit dans l’introduction, une partie des difficultés tient aux divers sens qu’on donne à la formule « prévoir des infractions ou des sanctions » : prévoir qu’on aura à sanctionner des infractions, brandir les sanctions comme menace (« des sanctions sont à prévoir »), et concevoir comment punir. Prévoir des sanctions, c’est prévoir d’emblée que certaines règles auront à changer, que le jeu social doit toujours être amélioré pour que toujours plus de personnes puissent avoir un rôle à jouer et se dire que leur participation n’aura pas été vaine.


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Date de mise en ligne : 10/08/2018

https://doi.org/10.3917/riej.080.0117

Notes

  • [1]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 83, p. 73.
  • [2]
    Cf. P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, Puf, 2009, p. 111.
  • [3]
    V. Descombes, Le raisonnement de l’ours, Paris, Seuil, 2007, p. 104.
  • [4]
    Cf. B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », in Philosophie de l’action. Action, raison et délibération, textes réunis par B. Gnassounou, Paris, Vrin, 2007, p. 236-237.
  • [5]
    Cf. J. J. C. Smart et B. Williams, L’Utilitarisme. Le pour et le contre, Genève, Labor et Fides, 1997, p. 100-101. L’argument de l’intégrité nous force à remonter bien en deçà de l’objection du « châtiment de l’innocent » adressée à l’utilitarisme depuis Anscombe (« Modern moral philosophy » [1958], in Collected philosophical papers, vol. III, Oxford, Blackwell, 1981, p. 39-40).
  • [6]
    Cf. H. L. A. Hart, « Prolegomenon to the principles of punishment », in Punishment and responsibility. Essays in the philosophy of law, Oxford, Clarendon Press, 1978, p. 1.
  • [7]
    Je peux bien entendu me sentir concerné par des délits qui ne me concernent pas au sens banal du terme : mais l’enjeu est de comprendre en quoi l’individu est concerné par le délit et sa sanction, lorsque ce n’est ni pour des raisons impersonnelles (utilitaristes), ni pour des raisons personnelles entendues au sens étroit (affectives ou symboliques, comme par exemple une sensibilité biographique particulière aux délits routiers).
  • [8]
    Cf. V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 326 : « Toute philosophie normative (et donc aussi la philosophie politique) présuppose une philosophie descriptive de l’action ».
  • [9]
    Sur la notion de « bien au sens politique » et son importance théorique et pratique, cf. V. Descombes, Philosophie du jugement politique, Paris, Seuil, 2008. Cf. aussi Ph. Foot, « Moral beliefs » (in Virtues and vices, Oxford, Blackwell, 1978, p. 112-113), qui montre que le sens du terme évaluatif « bon » ou « bien » ne saurait être donné indépendamment de l’objet auquel on l’applique, et qu’il est par conséquent vain d’en produire une définition a priori. Le sens de « ceci est un bon x » est étroitement corrélé à l’énoncé « x est un bien » : il est par conséquent nécessaire d’indiquer en quoi la peine est un bien (ou un mal) pour donner un sens à l’idée de peine bonne ou mauvaise. (On ne parle pas au même sens d’un « bon médicament » et d’un « bon poison » parce que si soigner est toujours un bien, empoisonner ne l’est que d’un certain point de vue.)
  • [10]
    Cf. B. Williams, « Rawls and Pascal’s wager », in B. Williams, Moral luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 95 ; K. Ladd, « Penser la peine dans la souveraineté et dans l’époque. Situation de l’argumentation abolitionniste dans Des Délits et des Peines de Cesare Beccaria », Revue Lumières, 2012/2, n°20, p. 104.
  • [11]
    Th. Hobbes, Léviathan, trad. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, chap. XIV, p. 132 et 139, XXI, p. 230, XXVI, p. 306.
  • [12]
    J. Locke, Second traité du gouvernement civil, Paris, Puf, 1994, chap. II, § 7-13, p. 7-11.
  • [13]
    Cf. B. Bernardi, « Le droit de vie et de mort selon Rousseau : une question mal posée ? », Revue de métaphysique et de morale, 2003/1, p. 90-93.
  • [14]
    Cf. B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 245 et les nuances apportées par l’auteur sur ce point dans « Some further notes on internal and external reasons » (in Varieties on practical reasoning, E. Millgram (dir.), Cambridge-Londres, MIT Press, 2001, p. 93).
  • [15]
    Ce que disait déjà Hobbes (Léviathan, op. cit., chap. XIV, p. 132).
  • [16]
    Ce qui cette fois distingue Rousseau de Hobbes, pour qui le Contrat ne saurait contenir une clause d’acceptation inconditionnelle de la sentence par le condamné (ibidem, chap. XIV, p. 139, XXVIII, p. 331).
  • [17]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 231-249.
  • [18]
    Cf. L. Wittgenstein, « Conférence sur l’éthique », in L. Wittgenstein, Leçons et conversations, Paris, Gallimard, 1992, p. 147 et E. Anscombe, L’Intention, Paris, Gallimard, 2002, § 33, p. 109-115.
  • [19]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 244.
  • [20]
    B. Williams, L’Éthique et les limites de la philosophie, op. cit., p. 87.
  • [21]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 235-236. En d’autres termes, la « raison » d’une action est une description du processus qui y conduit ou de la délibération qui la rend souhaitable. Si l’action (ou une abstention délibérée) n’a pas lieu, la notion de raison d’agir perd toute référence, et on ne peut se tirer d’affaire en se contentant de déclarer « irrationnelle » la conduite de celui qui ne se conforme pas à (ou qui ne parvient pas à voir) ce que nous considérons comme une (bonne) raison d’agir. Que nous ayons parfois l’impression de découvrir des raisons d’agir ne signifie pas que celles-ci préexistaient à l’action en tant que raisons, mais seulement que nous avons été rendus sensibles à un certain aspect de la situation inaperçu jusque-là (à rapprocher de L. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, t. I, Mauvezin, TER, 1989, p. 121 ; Recherches philosophiques, op. cit., p. 286).
  • [22]
    B. Williams, « Practical necessity », in B. Williams, Moral Luck, op. cit., p. 125.
  • [23]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit., p. 247-248.
  • [24]
    C’est la thèse que développe H. M. Enzensberger, après Freud et avant R. Girard, au premier chapitre de Politique et crime (Paris, Gallimard, 1967).
  • [25]
    B. Williams, « Raisons internes et raisons externes », op. cit.,p. 236.
  • [26]
    B. Williams, « Practical necessity », op. cit., p. 125. Cf. aussi E. Anscombe, qui épinglait la tendance paternaliste à considérer comme réglée la question de savoir si « “nous” avons le droit de décider “ce qu’il faut faire des criminels” » une fois établies leur culpabilité et la nécessité de les punir » (« On the Source of the Authority of the State », in Collected philosophical papers, vol. III, op. cit., p. 148). J’emprunte une autre voie pour défendre une thèse similaire : on ne peut passer du « il faut bien punir » à « nous prévoyons telle peine pour tel délit » sans introduire d’autres considérations. Le détour par les raisons que j’ai vise à montrer qu’il n’y a pas de raison suffisante à chercher ni à invoquer du côté du on ou de la nécessité de punir.
  • [27]
    Th. Hobbes, Léviathan, Paris, Sirey, 1971, chap. XXX, p. 370.
  • [28]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents », Oxford Journal of Legal Studies, vol. 10, printemps 1990, p. 8-9 (repris dans B. Williams, La Fortune morale, Paris, Puf, 1994, p. 299-315).
  • [29]
    C’est pourquoi « nous n’avons pas à nous mettre en quête d’un motif unique pour toutes les conventions humaines » (V. Descombes, Le complément de sujet, op. cit., p. 464).
  • [30]
    Cf. ibidem, chap. LIV.
  • [31]
    Cf. B. Williams, « Rawls and Pascal’s wager », op. cit., p. 95 : « What will keep the social system and its rules going is whatever keeps such things going ».
  • [32]
    J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, § 79, p. 568.
  • [33]
    S. Laugier, « Wittgenstein : politique du scepticisme », Cités, 2009, n° 38, p. 117.
  • [34]
    H. J. McCloskey, « “Two concepts of rules” – A note », The Philosophical Quarterly, vol. 22, oct. 1972, n° 89, p. 345.
  • [35]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 569.
  • [36]
    Cf. infra, § 5.
  • [37]
    Cf. C. Spector, « Rawls et le devoir de fair play », Philosophical Enquiries. Revue des philosophies anglophones, juin 2014, n° 2, p. 147-158.
  • [38]
    Cf. C. Spector, « Du fair-play au sens de la justice. Généalogie de la morale rawlsienne », in Le Sens de la justice. Une « utopie réaliste » ? Rawls et ses critiques, S. Guérard de Latour, G. Radica et C. Spector (dir.), Paris, Garnier, 2015, p. 35.
  • [39]
    Ce qui n’implique nullement, comme le pensent hégéliens et marxistes, que cela réduise nécessairement l’État au rôle d’arbitre de nos droits subjectifs et de nos revendications égoïstes, bien que cela le puisse.
  • [40]
    J. Rawls, op. cit., § 38, p. 276. L’origine de ces analyses est probablement à chercher chez Hume (Traité de la nature humaine, t. 3, Paris, GF-Flammarion, 1993, partie II, section II, p. 90-91).
  • [41]
    Ph. Pettit, « La régulation du choix rationnel : deux stratégies », in Les limites de la rationalité, t. 1, J.-P. Dupuy et P. Livet (éd.), Paris, La Découverte, 1997, p. 308-309. Comparer avec L. Wittgenstein, Les cours de Cambridge. 1930-1932, Mauvezin, TER, 1988, p. 94 et 113.
  • [42]
    Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. XXX, p. 367.
  • [43]
    Ibidem, chap. XXVIII, p. 338 ; J. Rawls, op. cit., p. 276.
  • [44]
    Cf. Montaigne, Essais II, chap. XIII, « De la cruauté ».
  • [45]
    Cf. L. Wittgenstein, Le cahier bleu, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1996, p. 57 ; L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 66.
  • [46]
    L’enjeu est au fond de savoir si on peut abstraire une notion de « fin individuelle » qui soit pertinente du point de vue politique d’une anthropologie, comme le soutiennent Arendt (Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 39-43) et dans une certaine mesure Rawls (cf. M. Teitelman, « The Limits of individualism », The Journal of Philosophy, vol. 69, oct. 1972, n° 18, p. 545-556). Ce débat est en lien étroit avec la question de la délibération et de l’extension qu’il faut donner à ce concept.
  • [47]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 566.
  • [48]
    Ibidem.
  • [49]
    Lorsqu’on évoque le plaisir qu’il y a à jouer au basketball, on peut situer le plaisir tout autant dans la tête (ou les jambes) de l’intéressé que, pour ainsi dire, dans la partie elle-même. Un grand joueur de basket-ball, qui était réputé n’avoir guère d’autre centre d’intérêt que le ballon, disait penser à tout autre chose qu’au jeu lui-même au cours de la partie. Cette remarque nous éclaire sur le sens qu’il faut donner à l’idée d’engagement dans le jeu social.
  • [50]
    Cela a à voir avec les différentes façons dont une activité et un bien peuvent être en relation, comme le note Ph. Foot (Le Bien naturel, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 154-155 ; l’interprétation qu’elle donne du jardinage comme pratique engendrant une satisfaction exclusivement propositionnelle est en revanche surprenante). On soulignera aussi que l’inanité des discours sur les « valeurs » ou « l’esprit » sportif, destinés à conforter la superstructure idéologique de l’industrie du sport et au-delà, est largement liée à la volonté de donner un contenu propositionnel à ce qui n’en a pas et n’en a d’ailleurs nullement besoin. D’innombrables pratiques (jouer, cuisiner, jardiner, s’occuper d’un animal, élever un enfant, faire du vélo, aller au cinéma, lire un journal) sont de ce genre ; le fait qu’on n’ait rien à en dire ne signifie pas qu’elles ne soient pas importantes, bien au contraire, ce qui devrait au passage inciter tout un chacun à être moins bavard.
  • [51]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 566.
  • [52]
    Ibidem, § 83, p. 591.
  • [53]
    Cf. E. Anscombe, L’Intention, op. cit., § 38, p. 129-130. Cf. aussi L. Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, GF-Flammarion, 2002, p. 125 : « Lorsque je rends visite à quelqu’un, je ne souhaite pas produire en lui simplement tel ou tel sentiment, mais avant tout lui rendre visite – et, bien entendu, être moi-même le bienvenu ». L’exemple porte ici sur l’art, mais la même réduction de la vie pratique au modèle moyen-fin contamine la pensée politique : cf. A. Kolnai, « Deliberation is of Ends », in Varieties on practical reasoning, op. cit., p. 267.
  • [54]
    Cf. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 563, 564 et 567, p. 322 ; J. Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1995, chap. II.
  • [55]
    V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 436.
  • [56]
    P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 320.
  • [57]
    Cf. E. Monnet et P. Navarro, « Les institutions sont-elles dans la tête ? Entretien avec John Searle », Tracés, 2009, n° 17, § 36, p. 243-258,.
  • [58]
    Cf. V. Descombes, Le parler de soi, Paris, Gallimard, 2014, p. 220-224.
  • [59]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 248.
  • [60]
    Cf. B. Williams, « Du bon et des rôles », in La Fortune morale, op. cit., p. 49 : « Le soldat enrôlé de force […] ne sait pas, étant soldat, s’il lui faut essayer de bien jouer son rôle de soldat ».
  • [61]
    Pascal, Pensées, Lafuma 193, 478 et 634 ; Pascal, Lettre à Fermat, 10 août 1660, p. 282b. Cf. aussi P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, coll. Points, Paris, Seuil, 2003, en particulier chap. 4 et 6.
  • [62]
    Les exemples sont de Pascal (Laf522, 163, 87, 44). Pascal admet que même le « chrétien parfait » doit accepter le divertissement, mais parce que ce dernier fait partie des moyens par lesquels le croyant s’humilie et se garde de l’orgueil des dévots.
  • [63]
    W. Shakespeare, Comme il vous plaira, Paris, Aubier-Montaigne, 1976, Acte II, Scène 7. La formule est extraite de la célèbre tirade qui s’ouvre sur « Le monde entier est une scène ».
  • [64]
    S. Cavell, Les voix de la raison, Paris, Seuil, 1996, p. 14.
  • [65]
    W. Faulkner, Requiem pour une nonne, Paris, Gallimard, 1957, p. 117.
  • [66]
    Aristote, Métaphysique Δ, 1015a22-6.
  • [67]
    Cf. I. Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in I. Berlin, Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988 ; J. Rawls, op. cit., § 63. M. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, 2012, p. 162.
  • [68]
    Cf. Th. W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 374.
  • [69]
    Cf. B. Williams, Utilitarisme. Le pour et le contre, op. cit., p. 108.
  • [70]
    Cf. B. Williams, « La modernité et l’échec de la morale », in M. Canto-Sperber, La philosophie morale britannique, Paris, Puf, 1994, p. 119.
  • [71]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents », op. cit., p. 8-9.
  • [72]
    C’est cette politique sans jeu qui est expressément thématisée par Zamiatine dans Nous autres (1920).
  • [73]
    C’est cette politique du sérieux qui est poussée jusqu’à l’absurde, dans son versant punitif, dans la parodie documentaire de Peter Watkins, Punishment park (1971).
  • [74]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents » (trad. fr. in M. Canto-Sperber, op. cit., p. 311-312).
  • [75]
    W. Benjamin, « Critique de la violence », in W. Benjamin,Œuvres I, Paris, Gallimard 2000, p. 215-216. Cf. J. Derrida, Séminaire La peine de mort, t. II, Paris, Galilée, 2015, p. 73.
  • [76]
    M. Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France. 1971-1972, Paris, Gallimard/Seuil, 2015, p. 190 : « La pénalité est, de fond en comble, politique ».
  • [77]
    J. Searle, op. cit., p. 72.
  • [78]
    Ibidem. Peut-être Searle s’inspire-t-il ici des analyses de Hart, qui dès l’article de 1949 The ascription of responsibility and rights décrivait les qualifications judiciaires comme contenant, derrière une apparence de description (« Smith is guilty of murder ») un « composé ou mélange de fait et de loi » (in Proceedings of the Aristotelian Society, G. Ryle et A. Flew (dir.), Londres, Blackwell, 1951, p. 172).
  • [79]
    O. Morin, « Y a-t-il des règles constitutives ? », Tracés, 2009/2, n° 17, p. 109-125, et en particulier p. 115 et 116.
  • [80]
    Dans le cas de la marche athlétique, il est évident que la règle qui interdit de décoller les deux pieds du sol simultanément sous peine d’avertissement puis de disqualification est constitutive de cette discipline, bien qu’elle ait aussi un sens régulateur en ce qu’elle se réfère à une action « logiquement antérieure à cette pratique » (McCloskey, op. cit., p. 344). On voit que tout dépend de la possibilité de s’entendre sur la description d’une action « logiquement antérieure à une pratique », puisqu’au demeurant personne ne marche spontanément à la manière d’un spécialiste de la marche athlétique.
  • [81]
    Une partie de la discussion a à voir avec une question abordée par Wittgenstein dans le Cahier brun, qui porte sur les traits et l’expression du visage : à partir de quel degré d’altération des règles ne peut-on plus du tout décrire ce que nous voyons ou ce que nous faisons comme « le même jeu », autrement dit qu’est-ce qui nous permet de distinger ce « qu’est » de ce « qu’a » une chose ? Cf. Cahier brun, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1996, p. 251-252.
  • [82]
    La formule de la Conférence sur l’éthique (Leçons et conversations, op. cit., p. 146) porte sur les faits du monde et les propositions, non sur les règles, et fait écho à la proposition 6.4 du Tractatus (« Toutes les propositions ont même valeur »).
  • [83]
    C’est aussi ce qui explique que certaines règles constituent parfois des enjeux politiques tout à fait réels, bien que sans rapport avec leur importance dans l’édifice du droit et dans les pratiques judiciaires.
  • [84]
    J. Rawls, op. cit., § 79, p. 569.
  • [85]
    Loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, modifiant l’art. 131-4 du Code pénal et, en particulier ici, y insérant un art. 131-4-1 relatif à la contrainte pénale.
  • [86]
    Lois n° 2007-1198 du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs et n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (abrogées par la Loi n° 2014-896 du 15 août 2014).
  • [87]
    Art. 703-53-13 du Code de procédure pénale modifié par la Loi n° 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale.
  • [88]
    Cf. F. Waismann, Volonté et motif, Paris, Puf, 2000, p. 281.
  • [89]
    Cf. L. Wittgenstein, Leçons et conversations, op. cit., p. 165.
  • [90]
    Comme tendent à procéder Hobbes au sujet de la vengeance (De la liberté et de la nécessité, Paris, Vrin, 1993, p. 76 ; Questions, Paris, Vrin, 1999, p. 194) et des peines excessives (Léviathan, op. cit., chap. XXVIII, p. 333-334), et Beccaria au sujet de la peine de mort (Des délits et des peines, § XXVIII).
  • [91]
    La formule est d’E. Anscombe. Cf. infra, conclusion.
  • [92]
    B. Williams, « Practical necessity », op. cit., p. 130.
  • [93]
    Cf. L. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, op. cit., § 751, p. 162. Le verbe « croire » n’a pas qu’un emploi transitif direct (il n’a pas nécessairement de contenu propositionnel). Quand on dit d’un spectacle auquel on assiste, d’un rituel auquel on participe, ou d’une fonction qu’on exerce, qu’on « y croit », on ne « croit » rien sinon que ces choses ont bien lieu, qu’elles sont importantes ou qu’on est entièrement absorbé par elles : on y croit.
  • [94]
    Contrairement à ce que suggère Aristote dans un passage célèbre de la Politique (« l’invité jugera mieux un bon repas que le cuisinier », Politique, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1995, III, 11, 1282a22, p. 219), il n’est pas sûr que les différents jugements soient comparables ni qu’on puisse les hiérarchiser.
  • [95]
    G. E. M. Anscombe, « Rules, rights and promises », in Collected philosophical papers, vol. III, op. cit., p. 102. Cf. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., en part. §18-23 et 431-433.
  • [96]
    Cf. par exemple Locke, Second traité du gouvernement civil, op. cit., §16, p. 14-15, qui analyse la volonté d’assujettir comme une forme de déclaration.
  • [97]
    B. Williams, « Voluntary acts and responsible agents », op. cit., p. 9.
  • [98]
    S. Laugier souligne à juste titre, après Cavell, que quoi qu’il en soit « l’adhésion non critique à la communauté est un mythe » (Wittgenstein. Les sens de l’usage, Paris, Vrin, 2009, p. 302), ce que met très bien en évidence, à nouveau, l’exemple du jeu : je puis me livrer à un jeu avec le dernier sérieux en sachant très bien que celui-ci est sans véritable enjeu. Il est vraisemblable que la « pensée de derrière la tête » pascalienne (Pensées, Lafuma 90 et 797) soit plutôt l’expression du régime normal de notre rapport aux règles, qu’une maxime à observer.
  • [99]
    Nouvelle d’Alan Sillitoe (1959 ; trad. fr. Paris, Seuil, 1963) portée à l’écran par Tony Richardson en 1961.
  • [100]
    S. Cavell, op. cit., p. 62.
  • [101]
    E. Anscombe, « War and murder », in Collected philosophical papers, vol. III, op. cit., p. 52.
  • [102]
    Cf. J. Henriot, Sous couleur de jouer. La métaphore ludique, Paris, José Corti Éditions, 1989, p. 32.
  • [103]
    Cf. P. Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, sept. 1991, n° 89, p. 22.
  • [104]
    Cf. A. Ross, On law and justice, Londres, Stevens & Sons, 1958, p. 29 et s. ; H. L. A. Hart, Le concept de droit, Bruxelles, Presses des facultés universitaires Saint-Louis, 1976 ; M. van de Kerchove et F. Ost, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, Puf, 1992.
  • [105]
    Comme le souligne V. Descombes, Le complément de sujet, op. cit., p. 443. Cf. par exemple la position d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (X, § 6).
  • [106]
    Cf. S. Cavell, Dire et vouloir dire, Paris, Cerf, 2009, p. 109.
  • [107]
    Cf. a contrario l’article déjà cité de McCloskey, qui discute les analyses de Rawls dans Two concepts of rules à partir d’une confrontation avec les règles d’une variante de rugby qui se pratique en Australie.
  • [108]
    L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 337.
  • [109]
    L. Wittgenstein, Les cours de Cambridge. 1930-1932, op. cit., p. 113.
  • [110]
    Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, GF-Flammarion, 1979, Livre I, chap. I, p. 124 ; C. Beccaria, Des délits et des peines, trad. Audegean, chap. XL, p. 283 ; Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit., p. 274.
  • [111]
    Spinoza, Traité politique, IV, § 5 et V, § 2.
  • [112]
    Hobbes, Du citoyen, XIII, § 15 ; É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, coll. Champs, Paris, Flammarion, 1988, chap. III et II, p. 160-165.

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