Couverture de RIEJ_080

Article de revue

« Je suis détenu ». Les expressions subversives des comédiens incarcérés

Pages 93 à 116

Notes

  • [1]
    B. G. Glaser et A. L. Strauss, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Paris, Armand Colin, 2010.
  • [2]
    D. Cefai, L’enquête de terrain, Paris, la Découvert/ M.A.U.S.S., 2003.
  • [3]
    S. Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, 2010.
  • [4]
    Ch. Lejeune, Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014.
  • [5]
    B. G. Glaser et A. Strauss, op. cit.
  • [6]
    Ch. Branders, « Théâtre et enfermement : la création collective comme modalité de l’expérience d’enquête en prison », Criminocorpus, Publication des communications de la journée d’étude : « Prison et méthodes de recherche », 30 juin 2017, http://journals.openedition.org/criminocorpus/3541 (consulté la dernière fois le 8 mai 2018).
  • [7]
    L’atelier de théâtre-action est organisé en milieu carcéral par cet animateur depuis bientôt 10 ans. D’année en année, l’enjeu est de maintenir l’organisation de l’activité et de proposer des évolutions intéressantes. L’objectif clair, assumé et rencontré aussi par la direction est de créer une ouverture vers le monde extérieur et par là de participer le plus possible à la porosité de la prison.
  • [8]
    J. Duvignaud, Le propre de l’homme. Histoires du rire et de la dérision, coll. La force des idées, Paris, Hachette, 1985, p. 87.
  • [9]
    Ibidem, p. 83.
  • [10]
    M. Meyer, Qu’est-ce que le théâtre ?, coll. Chemins philosophiques, Paris, Librairie Philosophique J. VRIN, 2014, p. 89.
  • [11]
    A. Boal, Théâtre de l’opprimé, Paris, Éditions La Découverte & Syros, 1996, p. 7.
  • [12]
    Ibidem, p. 7.
  • [13]
    R. Brahy, « L’engagement en présence : l’atelier de théâtre-action comme support à une participation sociale et politique ? », Lien social et Politiques, 2014, n° 71, p. 31-49, p. 32.
  • [14]
    R. Brahy, « Les ateliers de théâtre-action en Belgique francophone : émergence et permanence d’une culture participative ? », Registres. La revue des études théâtrales, 2015, n°18 (Théâtre et développement durable. Études théâtrales), p. 65-74.
  • [15]
    P. Biot (dir.), Théâtre-action de 1985 à 1995, itinéraires, regards, convergences, Cuesmes, Édition du Cerisier, 1996, p. 32.
  • [16]
    F. Lepage, « Récupérons la culture », Actions. Le périodique du centre du théâtre action, 2015, n° 0, p. 6.
  • [17]
    G. Sykes, The society of captives, Princeton, NJ : Princeton University, 1958 ; C. Rostaing, La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, coll. Le Lien social, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.
  • [18]
    J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1992].
  • [19]
    E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, 1968.
  • [20]
    J. C. Scott, op. cit., p. 12.
  • [21]
    J. Duvignaud, op. cit., p. 105.
  • [22]
    Ibidem, p. 107-108.
  • [23]
    E. Goffman, op. cit.
  • [24]
    J. C. Scott, op. cit., p. 153.
  • [25]
    E. Goffman, Les cadres de l’expérience, France, Minuit, 1991 [1974].
  • [26]
    D. Winnicott et C. Monod, Jeu et réalité : l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
  • [27]
    E. Belin, Une sociologie des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2002.
  • [28]
    D. Winnicott, op. cit.
  • [29]
    Ch. Janssen, L’illusion au cœur du lien, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2013, p. 143.
  • [30]
    D. Bougnoux, in E. Belin, op. cit., p. 8.
  • [31]
    A. Vaillant, La civilisation du rire, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 144.
  • [32]
    Ibidem, p. 144.
  • [33]
    E. Goffman, op. cit.
  • [34]
    J. Duvignaud, Hérésie et subversion. Essaie sur l’anomie, Paris, La Découverte, 1986 [1973], p. 38.
  • [35]
    Ibidem, p. 229-230.
  • [36]
    F. Siganos, L’action culturelle en prison, pour une redéfinition du sens de la peine, Paris, l’Harmattan, 2008, p. 254.
  • [37]
    D. Winnicott, op. cit.
  • [38]
    J. C. Scott, op. cit.
  • [39]
    J. Duvignaud, op. cit., p. 11.

Introduction

1Quelques jours après la fusillade à Charlie Hebdo, un détenu entre dans la salle de classe où nous nous apprêtons à débuter un atelier de théâtre-action. Dans ses mains, le détenu tient une feuille A4 sur laquelle il a gribouillé au bic « JE SUIS DÉTENU ». Certains ont ri, d’autres ont crié et le débat a été lancé. Espace de liberté dans l’enfermement, l’atelier de théâtre est l’exutoire où les détenus s’expriment sous différentes formes. Ici, on peut parler franchement, entre nous, on peut tout se dire même si dehors, sur la scène, en face du public, il faut parfois être plus prudent.

2À travers l’expression théâtrale, les détenus – comédiens incarcérés – ont la possibilité de se jouer de la prison. Par l’ironie et la dérision, ils questionnent, provoquent et dévoilent. Que signifie être détenu ? Quel est le sens de cet emprisonnement ? Appel dérisoire face à une situation absurde, si je joue ce rôle de détenu, à quoi joue le reste de la société ?

3Dans le cadre d’une recherche menée depuis quatre ans au Centre Interdisciplinaire sur la Déviance et la Pénalité (CRID&P), à l’Université catholique de Louvain (UCL), j’ai observé et participé activement à plusieurs ateliers de théâtre organisés dans l’enfermement. L’expression des personnes privées de liberté est présentée comme l’un des objectifs principaux des ateliers théâtraux. Or, cette expression est sensiblement limitée en détention notamment par les influences du contexte carcéral. De la contrainte naît cependant la créativité et lorsqu’on y regarde de plus près, cette liberté d’expression se déploie à d’autres endroits, à d’autres moments, de manière souvent inattendue. En prenant parti des déterminismes liés à l’incarcération, les détenus développent d’autres manières de donner leur avis. Leurs expressions dépassent alors les limites de l’atelier ou de la scène, tout en y prenant appui.

4Ces expressions-là, je les caractérise de subversives et cet article a pour ambition d’en développer la conceptualisation. Le concept d’expressions subversives est caractérisé par trois propriétés qui se tiennent et s’articulent : la première est l’allusion qui précise la manière dont cette expression fait référence à un ou plusieurs cadres permettant d’interpréter, de comprendre ce qui est dit et de définir ce qui a trait à une certaine réalité ; la seconde est l’illusion qui définit le caractère relationnel du jeu expressif, la possibilité de se lier à l’autre et au monde tout en agissant dessus ; finalement, la troisième propriété est l’élusion qui précise dans la continuité du jeu, la façon dont l’expression permet l’échappée vers une voie intermédiaire qui sort de l’interaction binaire habituelle – pour ou contre, mon avis et l’avis inverse. Dans cet article je reviendrai systématiquement sur ces trois propriétés, mais avant cela, il s’agira de contextualiser cette étude en revenant brièvement sur la méthodologie de recherche utilisée et en mettant l’accent sur la relation existante entre le théâtre, le pouvoir et la prison.

5Le sens de la peine sera ici questionné, mis en doute à travers ces expressions subversives. Plus particulièrement, la scène du comédien incarcéré présentant son écriteau « JE SUIS DÉTENU » va permettre de remettre en question la signification qu’on peut donner tant à la peine, ici comprise comme privative de liberté, qu’au passage à l’acte délinquant et à la compassion. En proposant une lecture de la réalité sous un angle nouveau, « Je suis détenu » ouvre également une troisième voie, proposant de sortir de la lecture dualiste du crime : victime - bourreau.

6J’entendrai donc aborder la question du sens de la peine via la possibilité d’interprétation de cette phrase en particulier, afin de comprendre quel sens ça a, pour qui, et dans quel contexte ? Pour soutenir cette démarche, je vais m’attarder particulièrement sur l’humour et son utilisation subversive. Plus spécifiquement, la comédie, l’ironie et la dérision serviront de fil rouge et l’exemple présenté dans cette introduction permettra d’ancrer la théorie dans l’empirie.

1 – Théâtre, pouvoir et prison

7À bien y regarder, la rencontre entre le théâtre et la prison présente de nombreuses incongruités. Association inattendue entre la liberté en acte et sa privation dans les faits, l’organisation d’un atelier de théâtre-action en prison est un exercice délicat.

8Ce premier point a pour vocation de mettre en contexte la thèse de l’émergence des expressions subversives au départ des ateliers de théâtre-action en prison. Après avoir précisé la méthodologie de qui soutient mon travail de recherche (A), il s’agira de revenir sur le rapport ténu qu’entretiennent le théâtre et plus spécifiquement le théâtre-action avec les facettes du pouvoir (B). Ensuite, l’organisation et le maintien d’un atelier de théâtre-action en prison attirera notre attention, pour enfin, initier la réflexion plus précise sur les manières originales dont les détenus donnent leur avis en détention, lorsque les interactions sont inscrites dans un rapport inégalitaire (C).

A – Étudier la création collective théâtrale en prison

9Étayé à partir d’une méthodologie inductive de recherche [1], le travail d’enquête sur lequel se base toute cette analyse a débuté en juillet 2014. Il s’agissait alors d’investir, sur le mode de l’observation participante [2], des ateliers de théâtre organisés dans l’enfermement et à destination des personnes privées de liberté afin d’analyser, au départ des interactions des acteurs en présence, les fonctions de ces activités artistiques au sein de ces institutions.

10Cette approche initiale volontairement ouverte avait pour objectif de laisser l’objet de recherche se préciser au contact du terrain. Car « l’objet fait le terrain (…) et le terrain fait l’objet » [3]. La thèse des expressions subversives est donc apparue plus tard, lors de mon premier travail d’analyse effectué sur un codage systématique des données [4] récoltées et conservées sous forme de carnets de terrain. Les trois propriétés du concept – illusion, allusion, élusion – émergent de l’analyse ancrée [5] et ont ensuite été étayées par la littérature et les théories éclairantes de différents auteurs.

11La recherche a été menée au départ de deux lieux d’enfermement : une maison de peine pour hommes et une Institution Publique de Protection de la Jeunesse (IPPJ), à régime fermé pour jeunes garçons. Ces deux terrains ont été investis durant dix mois, ce qui correspond pour chacun à la durée moyenne du processus entrepris afin de réaliser un spectacle. J’ai donc été présente et active durant chaque étape de la création.

12Ma posture de recherche était volontairement participative au regard, notamment, de la nature de l’objet étudié. En effet, les ateliers investis s’articulaient autour de la création collective théâtrale. Cette méthode, déclinée différemment selon les formes théâtrales et selon les personnalités des encadrants, a pour volonté de créer collectivement une pièce de théâtre. En partant d’improvisations, les participants comédiens peuvent inventer des scènes à propos de sujets qui leur tiennent à cœur. Par la suite, les scènes improvisées sont assemblées et retravaillées afin de créer un spectacle cohérent. Il s’agit avant tout, à travers cette méthode de valoriser les discours des participants et de donner à chacun une place fondamentale dans la création. Faisant partie du champ social observé, je me suis positionnée en tant que chercheuse, mais également coanimatrice des ateliers, m’inscrivant naturellement dans les exercices et jeux théâtraux proposés [6].

13Sur les deux terrains menés, l’objectif de la co-création était similaire cependant, les deux ateliers étaient inscrits dans des lignées différentes. En effet, alors qu’en IPPJ, l’atelier théâtre était proposé par un animateur faisant partie de l’institution, proposant une méthode originale de création, l’atelier organisé en prison était animé par un comédien-animateur appartenant à une compagnie de théâtre-action [7] et proposant dès lors une activité ancrée dans les idées revendiquée par ce mouvement. Si la création collective théâtrale est donc une méthode utilisée sous diverses formes, il s’avère qu’elle a été particulièrement travaillée au sein du théâtre-action.

14Si la recherche doctorale actuellement menée comprend un volet jeunesse, je précise que, dans le cadre de cette publication, l’analyse sera portée exclusivement sur les ateliers de théâtre-action organisés en prison. Ceci permettra de mettre en avant leur inscription spécifique dans le politique.

B – L’élan contestataire du théâtre d’intervention sociale

15Si depuis toujours, le théâtre entretient une relation particulière avec le pouvoir, le théâtre-action est certainement la forme théâtrale qui assume le plus officiellement une posture contestatrice. En s’attardant sur les rapports entretenus entre le théâtre, le théâtre-action et les figures du pouvoir, il s’agit de comprendre l’essence de cette contestation politique qui se répercute notamment en prison à travers les ateliers proposés.

16À travers les siècles, le théâtre a toujours joué à la limite de la déférence. Au départ, avec la tragédie grecque ou les « mystères » du Moyen-âge c’est le sacré qui est rejoué et démystifié. Ensuite, on continue à voir le pouvoir moqué dans les œuvres de Molière ou de Shakespeare revisitant les figures du roi et de la bourgeoisie. Aujourd’hui encore, si les visages du pouvoir se sont multipliés et deviennent du même coup, moins identifiables, le théâtre continue de mettre en scène les inégalités sociales, en mobilisant le conflit comme plus vieux moteur de jeu.

17En particulier, la comédie s’est depuis toujours inscrite dans la contestation sociale. Du grec Komos, la comédie fait référence à Dionysos, dieu de tous les excès, de la fête et de l’ivresse. Jean Duvignaud, l’un des premiers sociologues du théâtre, parle de la comédie comme d’une « insurrection contre le sérieux » [8]. « Le monde-farce, la société bouffonne, les dieux jacasseurs… (…) La dérision n’est pas le risible et ce n’est pas – pas seulement – une conscience qui se décide à trouver comique l’univers, c’est l’univers lui-même que les hommes représentent en jouant, dans une allégresse de fête » [9]. L’espace d’un instant, celui de la représentation, l’ordre normal des choses peut être bouleversé. La fonction de manifestation du théâtre est d’offrir aux spectateurs la possibilité de confronter les idées. Tant celles reçues durant la pièce que celles partagées ou échangées lors de la pause, ou en rentrant chez soi, le soir autour du souper.

18La comédie peut être à tort, considérée comme légère ou dénuée de sens, or les critiques y sont acerbes. Voyez ce qui se joue dans Ubu Roi d’Alfred Jerry ou dans Le Bourgeois gentilhomme. On parle des rois de comédies pour représenter ce pouvoir moqué. Rire du pouvoir, le tourner en dérision dans l’espoir de ne plus le craindre. Au vingtième siècle, la naissance du théâtre de l’absurde met certainement en exergue l’énigme posée par les pièces comiques. La réalité n’a plus d’essence et tout peut être redessiné en acte. « Seuls comptent les mots, le discours, et à chacun de s’y retrouver. L’absurde du réel n’est vivable qu’à ce prix : c’est l’inversion permanente dans un monde qui va trop vite et perd ses repères d’antan » [10]. L’ironie s’impose alors comme décalage faisant fi de l’opposition du figuré et du littéral.

19Sous diverses formes, le théâtre prend également plus officiellement le parti des opprimés en leur redonnant une voix. Nombreuses sont les pièces contemporaines qui traitent des injustices vécues par des gens simples. Il ne s’agit plus de délégitimer un tyran, car la démocratie noie les figures de domination. Alors les manifestations se multiplient en même temps que les cibles de la critique. Les mass médias, la consommation irraisonnée, le grand marché, les institutions disciplinaires, les politiques aveugles…

20Parmi ces manifestations critiques, le théâtre d’intervention sociale a pris de l’ampleur tout en se distançant des figures traditionnelles théâtrales. Dans les années septante, le brésilien Augusto Boal développe le théâtre de l’opprimé. Il pense alors le théâtre comme « nécessairement politique » [11] et dénonce l’instrumentalisation du théâtre par les classes dominantes. Il lutte pour la (re)conquête des moyens de production théâtrale par et pour le peuple. « Le théâtre peut aussi être une arme de libération. Pour qu’il le soit, il faut créer les formes théâtrales adéquates. Il faut le changer » [12].

21Inspiré notamment par le théâtre de l’opprimé qui connut une renommée mondiale, le théâtre-action, au même moment naissait en Belgique francophone. Ancré dans une tradition d’actions politisées et de résistance à la domination établie, le théâtre-action était avant tout du théâtre ouvrier. Il s’inspire des revendications des années 1968, « parmi ces revendications, on peut retenir principalement : le refus de l’autorité et d’une culture exclusivement élitiste ; la valorisation d’un potentiel créatif également distribué à travers les différentes classes sociales ; le refus d’une société de consommation et, enfin le gout pour l’authentique. Ainsi, le théâtre-action se présente à la fois comme une pratique et un mouvement d’idées » [13].

22Après de nombreuses années de combat pour obtenir une reconnaissance, le théâtre-action fait aujourd’hui partie de l’art dramatique et est financé par le secteur culturel [14]. Les missions du théâtre-action sont définies à l’article 2 de l’arrêté de Gouvernement de 2005 :

23

« Article 2 – Missions des compagnies de théâtre-action
§1er. Les compagnies de théâtre-action remplissent les missions suivantes :
1° la constitution d’une structure collective apte à réaliser les missions décrites au §1er, 2° à 4° ;
2° le développement, avec des personnes socialement ou culturellement défavorisées, de pratiques théâtrales visant à renforcer leurs moyens d’expression, leur capacité de création et leur implémentation active dans les débats de société ;
3° la production et la diffusion de créations théâtrales qui constituent leur expression collective »
(Arrêté de gouvernement de 2005, art. 2)

24À travers l’outil théâtral, le théâtre action a pour objectif de développer l’expression citoyenne afin de permettre à leurs bénéficiaires de s’inscrire concrètement dans les débats de société. On reconnait au théâtre-action une fonction manifeste d’émancipation qui permet aux comédiens de devenir des acteurs-créateurs. « Le théâtre-action s’inscrit entièrement dans le champ culturel théâtral. Mais il dit que cette culture est celle qui reconnait à chacun un rôle critique et créateur, et s’attache à ce que soit prioritaire la parole des gens écartés par le système dominant » [15].

25En cela, le théâtre-action s’inscrit profondément dans la démocratie culturelle. En réponse aux politiques de démocratisation culturelle valorisant la promotion et l’enseignement de l’art et de la culture patrimoniale, la démocratie culturelle valorise la culture de tous sans définir à priori ce qu’est l’art ou l’objet culturel légitime. Il s’agit à travers ce mouvement de se départir d’une définition de la culture comme élitiste et éventuellement utilisable à des fins de domination symbolique. La culture serait à revoir comme étant ce que les hommes veulent qu’elle soit. Franck Lepage oppose notamment art et culture en redéfinissant cette dernière dans la citation suivante : « si la culture n’a jamais été autre chose que l’ensemble des stratégies qu’un individu mobilise pour résister à la domination, alors refaisons œuvre culturelle en croisant les expériences que nous avons les un et les autres de cette domination. Laissons-leur l’Art et récupérons la culture » [16].

C – Le théâtre-action en prison, une figure bouffonne ?

26Aux vues de cette volontaire contestation du pouvoir associée au théâtre et plus encore, au théâtre-action, il est étonnant de voir cette activité se déployer dans des institutions, telles que les prisons, où les formes habituelles de contestation sont strictement réprimées. L’organisation d’un atelier de théâtre en prison doit se faire en négociation constante avec les figures d’autorité de l’institution. Pour que l’activité puisse garder une certaine liberté d’action et de parole, des compromis devront se faire et le maintien fragile de cet espace de liberté passera aussi par le jeu.

1 – Les jeux de pouvoir en prison

27En effet, en prison, l’exercice du pouvoir se joue à de nombreux niveaux. Le plus évident est le pouvoir officiel que les membres du personnel peuvent exercer sur les personnes incarcérées. Inscrits dans une organisation hiérarchique précise et réglementée, les agents pénitentiaires sont dépositaires de ce pouvoir officiel et sont aussi les personnes les plus directement en contact avec les détenus. Lors de mes observations, j’ai assisté à de nombreux échanges entre les personnes recluses et les agents pénitentiaires. Certaines relations peuvent être respectueuses et conviviales, alors que d’autres sont explosives et unidirectionnelles. Les détenus sont en position basse vis-à-vis des agents pénitentiaires et leur modèle d’interaction se place souvent dans la demande, la plainte et la négociation de services complémentaires. En dépendance totale vis-à-vis de l’institution, les détenus négocient avec les « matons » comme ils les appellent, car s’ils sont en première ligne pour faire appliquer les règles pénitentiaires minimales de sécurité, d’hygiène, etc., ils ont aussi la possibilité d’allouer ou non des facilités à la population recluse. Par ailleurs, les agents pénitentiaires sont aussi à même de fermer ou non les yeux sur certaines pratiques plus ou moins licites, tout en négociant en échange un certain type de comportement de la part de l’un ou l’autre détenu. C’est ainsi qu’un pouvoir relativement important leur est donné de par la nécessaire dépendance dans laquelle les détenus sont placés à leur égard [17].

28Au-dessus dans la hiérarchie pénitentiaire, l’équipe de direction a quant à elle le pouvoir lié à l’exécution de la peine du détenu et à son éventuelle libération. Pour un détenu, il s’agit alors de se faire bien voir par « son directeur » en charge de son dossier pénal. Notamment, participer à une activité valorisée, à une formation, adopter un bon comportement, ne pas trop se plaindre, faire preuve de réflexion quant au crime commis… sont autant d’éléments qui peuvent « faire bien », comme le disent les détenus, et ce vis-à-vis de la direction.

29Par ailleurs, les relations de pouvoir sont aussi omniprésentes entre les détenus. Certains peuvent avoir plus ou moins d’influence au sein de la prison, dans une aile en particulier, par exemple, en monopolisant un trafic interne intéressant. D’autres peuvent exercer des pressions sur leurs codétenus ou à l’inverse les protéger contre services rendus. La hiérarchie entre détenus se définit aussi en fonction des faits commis. Sorte d’échelle de moralité, on trouvera en bas de celle-ci les faits de pédophilie et de mœurs et tout en haut le grand banditisme. Récemment, le radicalisme divise également les communautés religieuses internes, certains désignés comme « mécréants » peuvent aussi être plus molestés. Ainsi, la manifestation écrite par le comédien incarcéré présentée en introduction venait s’inscrire à la suite des tueries de Charlie Hebdo dans ce climat particulièrement délétère. Tous avaient à se positionner face aux tueries. Et les débats étaient notamment menés au sein même de l’atelier de théâtre. Entre les détenus de confession musulmane, les conflits éclataient régulièrement entre ceux qui se prétendaient salafistes et ceux qui pensaient pouvoir vivre leur foi autrement.

30Ce tableau rapide ne permet bien évidemment pas de concevoir de manière plus fine les enjeux de pouvoir existant entre les différentes personnes qui évoluent en prison, mais en donne néanmoins un aperçu. Lors de mes observations, je ne pouvais pas savoir précisément quel était le nœud du problème ou la cause du conflit auquel j’assistais, n’ayant pas toujours toutes les clés pour comprendre ce qui se jouait. Mais il n’a finalement jamais été tant question de déceler le vrai du faux dans les interactions observées, que de repérer que l’interaction qui se déroulait devant mes yeux était bien inégalitaire et inscrite dans une relation de pouvoir. Il s’agissait alors de comprendre qui était dominé et qui dominait ou, plus subtilement encore, de déceler les négociations et le jeu de « ping-pongs » qui interdisaient l’un ou l’autre de prendre justement l’ascendant.

31À ce propos, James C. Scott analyse les discours des subalternes en termes de « texte caché » qui s’oppose à un « texte public » [18]. Dans une relation de domination, le dominé va publiquement se conformer, faire preuve de déférence, mais en coulisse, souvent entre pairs ou dans ces espaces aussi que Goffman appelle « les zones franches » [19], le dominé va pouvoir tenir un discours plus sincère et bien souvent critique vis-à-vis des dominants. James C. Scott précise que tout « processus de domination engendre un comportement public hégémonique et un discours en coulisse fait de ce qui ne peut être dit directement en face du pouvoir » [20]. Dès lors, il est possible de repérer les situations de domination en comparant le « texte public » au « texte caché ».

32Lors de mes observations, j’ai ainsi pu repérer les moments où les non-dits pesaient sur les interactions. Accueillant et valorisant les propos des détenus, l’activité de théâtre fonctionne comme un réceptacle à « texte caché ». Lors de l’atelier, les tabous sont levés et les détenus se sentent le droit de vider leur sac. Lors de la représentation, les propos des comédiens privés de liberté constituent la trame du spectacle, mais tout ce qui se dit en atelier ne sera pas reporté en public. À l’inverse certaines choses seront tues et d’autres sont métaphorisées pour en déguiser le sens. La constitution du public aura bien évidemment une influence considérable sur la création du spectacle. Les choses ne seront pas dites de la même manière devant des membres de la direction, devant d’autres détenus ou devant des personnes extérieures à la prison. De cette manière, l’adresse et le message à transmettre à travers la pièce seront adaptés.

33Si les propos tenus dans les spectacles restent relativement libres, il s’agit de saisir où sont les limites à ne pas dépasser. Il n’est pas anodin que les six pièces auxquelles j’ai assisté en plus de quatre ans de recherche soient des comédies. Il est en effet bien plus facile de faire passer certaines critiques du pouvoir sous le mode humoristique, car lorsque c’est pour rire, ça n’est bien évidemment pas sérieux. Toutes également sans exception, vont faire allusion à la vie en établissement de peine et en dénoncer les injustices.

34Ainsi le théâtre en prison pourrait être assimilé à la figure bouffonne. Les bouffons de cour étaient dépendants des rois qu’ils servaient tout en les moquant. On leur accordait volontiers d’être complètement ou partiellement aliénés, d’ailleurs on parle également des fous de rois. Ce statut privilégié leur donnait la permission d’agir de manière plus qu’extravagante. Mais si leurs brimades ne plaisaient pas, ils risquaient d’être sévèrement châtiés, voire répudiés. En création théâtrale, il s’agit toujours de pouvoir porter sur scène un message fort souvent critique à l’égard de l’institution pénitentiaire, tout en s’assurant que les propos tenus ne mettront pas en péril l’existence même de l’atelier. Le jeu se déroule sur un fil. Ainsi, au même titre que le bouffon, la troupe de comédiens incarcérés reste dépendante d’une certaine figure du pouvoir, tout en la moquant dans les spectacles.

35Par ailleurs, la direction des établissements pénitentiaires autorisant l’organisation d’atelier de théâtre, prennent le risque qu’une partie du contrôle qu’elle peut exercer sur l’expression des détenus soit lâchée et quel leur autorité soit critiquée. L’institution doit aussi pouvoir accepter certaines critiques, voire participer aux débats lancés suite aux représentations.

2 – L’ouverture vers une troisième voie contestatrice

36Le théâtre est mimesis et l’autre figure du théâtre en prison pourrait être mieux associée au rôle moins connu de l’imitateur. Les imitateurs aussi appelés jaculatores, historiens, mimi, nugatores, scurri,… qui animent les banquets sont entre « le jeu errant des charlatans et le bouffon » [21], entre la dupe totale et le comique cadenassé ! Ils sont à l’intermédiaire, à l’interstice… L’imitation est en soi tout un art. « Tout se passe comme si la duplication aidait à analyser la vie réelle : “on se plait à la vue des images parce qu’on apprend en les regardant”. Plus qu’une “copie de la chose”, l’imaginaire établit une relation critique entre les hommes et la “nature”, et la technique de représentation révèle des aspects de l’expérience vivante inconnus jusque-là (…) imiter n’est pas copier la nature ni en répéter mécaniquement les formes. C’est inoculer dans la trame neutre de la vie commune cette part du possible qui rend l’action “évidente”, qui transporte le mythe en l’altérant et la vie quotidienne en la révélant à elle-même. C’est donc faire intervenir cette inquiétude qui questionne la simple répétition des croyances ou des événements en prenant avec ces derniers une distance infinie » [22].

37La métaphore ou l’ironie joue dans les spectacles cette fonction qui permet à la fois la distanciation et le questionnement. Il s’agit de faire allusion à certaines choses sans pour autant les citer clairement.

38En revenant, à la distinction proposée par J. C. Scott – texte public versus texte caché –, l’activité théâtrale aurait, elle, la possibilité d’ouvrir une troisième voie permettant à certains discours de n’être ni uniquement public ni uniquement caché, mais les deux à la fois. En occupant ce double statut privilégié, l’atelier permettrait alors d’échapper à l’opposition binaire. Reprenons cet argument en trois points :

39Tout d’abord, le caractère public lié à l’atelier de théâtre-action en prison tient au fait que les choses qui s’y disent doivent être assumées devant les codétenus faisant partie de la troupe et, comme je l’ai précisé, peuvent aussi être susceptibles d’être portées devant un public plus large, lors du spectacle. Ce texte-là doit faire preuve d’une certaine déférence face aux figures de pouvoir.

40Mais par ailleurs, l’atelier est aussi relativement sécurisant, et fonctionne alors comme une zone franche, telle que le définit Goffman [23], permettant au texte caché de se déployer. Car l’espace de répétition n’est pas ou peu surveillé par des caméras ou des agents pénitentiaires, ce qui confère au groupe une certaine intimité dans les improvisations et la création. Ensuite, les règles en atelier sont sensiblement différentes de celles des autres espaces en prison, ce qui permet à la communication d’être plus fluide entre les comédiens et troisièmement, tout ne doit pas être reporté dans le spectacle, parmi les choses qui sont dites en phase de création ou en répétition, un tri est effectué.

41Finalement, le discours même est à la fois public et caché, et participerait dès lors à ce que J.C. Scott nomme l’infrapolitique des dominés. « On ne trouvera la part principale de la vie politique des groupes dominés ni dans les actes ostensibles de défi collectif à l’égard des détenteurs du pouvoir, ni dans une obéissance complète face à l’hégémonie, mais plutôt dans un vaste territoire, encadré par ces deux bornes » [24]. Utilisant les techniques expressives telles que la métaphore et l’ironie, il s’agit de produire un discours qui doit permettre d’être interprété de diverses manières et l’une de ces manières doit permettre au locuteur de ne pas être inquiété et de pouvoir se dédouaner si nécessaire.

2 – Les expressions subversives

42Cette relative permissivité de formulation se retrouve dans ce que j’ai appelé les expressions subversives. « JE SUIS DÉTENU » en est un exemple frappant. Sans donner franchement son avis, le détenu émet une opinion évitant cependant de pouvoir être directement attaqué. Si cet écriteau peut être provocateur, son promoteur reste intouchable.

43Les expressions subversives, dont l’humour est une manifestation, sont caractérisées par trois propriétés qui s’articulent les unes aux autres. Il s’agit de l’allusion, l’illusion et l’élusion que je vais présenter systématiquement.

A – Allusion : L’enchevêtrement des cadres de référence et l’ouverture du flou

44Premièrement, l’allusion permet de mettre en avant deux éléments, à savoir le mode de référence existant dans les interactions observées et à sa suite, la manière dont une zone relativement floue va pouvoir s’ouvrir afin de permettre aux expressions subversives de s’y développer.

45Le terrain investi a la particularité d’englober plusieurs cadres et deux semblent dominés. Il s’agit, d’une part, du cadre du théâtre-action et d’autre part, du cadre de l’institution carcérale. Pour Erving Goffman, un cadre correspond à un schème interprétatif auquel un groupe peut faire référence pour comprendre une action en court. Cette interprétation va ensuite permettre à chaque acteur de s’intégrer à ce qui se joue. Un cadre fonctionne donc comme une paire de lunettes permettant de voir, de comprendre ce qui se passe, de saisir les codes sociaux en action afin de pouvoir agir adéquatement. Selon lui un cadre n’est jamais unique, il est en relation dynamique avec d’autres, et forme ensemble un système cadrant les interprétations [25].

46Cet assemblage de cadres peut être cohérent, mais peut également être confus. On est alors dans ce que je nomme un enchevêtrement de cadres. Et, l’atelier de théâtre-action, en étant organisé au sein de la prison, se retrouve au cœur des oppositions de cadres :

47Tout d’abord, la nature même de l’activité théâtrale semble antinomique de nombreux comportements à adopter en prison. Au théâtre, les outils sont corporels et sensibles. Il s’agit de se toucher, se prendre dans les bras parfois, se regarder intensément, mais aussi s’émouvoir et partager des émotions. Une forme d’impudeur des corps et des sentiments est requise, alors qu’à l’inverse, en prison, il s’agit de contenir les mouvements, protéger ce corps d’un autrui violent, de baisser les yeux quand c’est nécessaire, de cacher certaines émotions telles que la peur ou la tristesse…

48Ensuite, le théâtre-action utilise la technique de la création collective théâtrale, c’est-à-dire que le caractère communautaire est particulièrement mis en avant. Personne n’est mis de côté tout comme personne ne peut prendre une forme d’ascendant sur les autres. Les comédiens-animateurs - qui se distinguent par ce terme propre au théâtre-action, des professeurs de théâtre ou des metteurs en scène-sont là pour veiller à ce que chacun puisse prendre une place juste dans le groupe et y être valorisé de manière égalitaire. Pratiquement, ça se retrouve dans chaque prise de décision, qui prend plus de temps, mais respecte l’avis de chaque membre du groupe. Qui inviter dans le public ? Quelles scènes garder ? Quand instaurer des pauses lors des journées de répétition ? Ces questions sont mises en débat systématiquement. Mais c’est également visible dans le spectacle où chacun doit trouver sa place sur scène, dans les coulisses ou à la régie. L’atelier est caractérisé par la sincérité des échanges, une forme de transparence est proposée dans la communication. Comme je le précisais plus avant, les non-dits peuvent justement participer à des conflits et des relations inégalitaires. L’animateur par exemple, va systématiquement rendre compte des discussions qu’il aurait pu avoir avec la direction, il expliquera aussi humblement les négociations qu’il peut envisager et les contraintes auxquels il sera soumis en tant qu’animateur en milieu carcéral. À l’inverse de ce fonctionnement qui se veut égalitaire, collectif et transparent, la prison divise et isole les détenus. Le système d’hyperhiérarchisation interne induit des comportements de prise de pouvoir en cascade qui se répercutent sur les uns et les autres, jusqu’à exclure les plus faibles.

49Finalement, retenons encore que le théâtre-action est ancré dans une histoire de résistance face à la domination et que le caractère politique et émancipateur y est particulièrement marqué. Les tabous sont donc voués à être levés et la parole des détenus y est mise en valeur. Les personnes incarcérées ressentent souvent un besoin d’être entendues, écoutées, sans être jugées. Leurs propos tenus dans un cadre pénal ne trouvent que rarement des échos bienveillants, et ce depuis leur première audition à la police. À l’inverse tout est interprété, la véracité est toujours évaluée, on leur accorde volontiers des intentions de manipulation, de mensonges et un positionnement victimaire malvenue pour des criminels.

50On est donc face à deux modes de fonctionnement distincts qui pourtant sont amenés à se croiser et même à s’enchevêtrer. L’un devant finalement faire avec l’autre et inversement. Il s’agit selon mon analyse de deux cadres de référence qui sont amenés à coexister, et bien souvent ils se choquent et se bousculent l’un l’autre. À l’interstice des deux cadres, apparait alors une zone de flou. Lorsque les oppositions de cadres sont si évidentes, il est parfois difficile de savoir lequel va prévaloir et du même coup, il est tout aussi légitime d’estimer qu’aucun ne prévaut. S’ouvre donc un vide social, un espace-temps non cadré qui laisse chacun libre de sa propre interprétation et d’agir comme il lui semble bon.

51L’exemple empirique permet de mettre particulièrement en lumière le système de référence à l’œuvre et de comprendre comment cette zone plus floue est mobilisée par le détenu promoteur du slogan : « JE SUIS DÉTENU ». Outre la référence très claire et parodique au slogan « Je suis Charlie », alors tout récemment diffusé au moment précis où la scène se déroule, d’autres allusions sont également plus subtilement cachées.

52D’abord, l’allusion semble pouvoir être comprise via le cadre carcéral. Hors du contexte pénal, le texte « je suis détenu » aurait été encore plus choquant. Au moment même de la médiatisation de la tuerie de Charlie Hebdo, oser ne pas se positionner quant à « être ou non Charlie », tout en précisant être détenu ne peut trouver un répondant soutenant que chez des personnes comprenant déjà quels sont les enjeux qui tournent autour de l’incarcération. En d’autres termes, le cadre carcéral agirait, ici, comme une forme de sous-culture partagée par certains, mais qui en laisse d’autres, extérieures au groupe dans l’incompréhension ou la déroute. On est pas loin de ce qu’on appelle une private joke, faisant référence à une expérience qui rassemble seulement une partie du groupe en présence. Certains qui auront compris la plaisanterie vont alors rire et les autres seront mis de côté. « Je suis détenu » ne signifie pas « je suis un criminel » ou « je suis aussi un tueur », mais fait allusion au fait que les détenus sont aussi victimes d’un système qui broie les humains. On est ici face à un avis politique marqué qui pourrait pourtant laisser l’interprétation assez ouverte.

53Ensuite, dans le contexte carcéral délétère qui a suivi la tuerie du 07 janvier 2015, se positionner comme n’étant ni Charlie, ni pas Charlie était aussi extrêmement osé, car la prison était divisée entre les détenus en faveur et en défaveur de cette tuerie. En connaissant le contexte, l’allusion pourrait aussi être comprise comme la levée d’un drapeau blanc.

54Finalement, le fait de venir présenter cet écriteau en entrant dans l’atelier, en passant le pas de la porte, n’est pas anodin. Le détenu ne s’est évidemment pas promené dans toute la prison avec son écriteau, mais a bien profité de cet espace plus privilégié de la classe où se déroule l’atelier de théâtre pour exprimer son opinion paradoxale. Par ailleurs, il n’a pas sorti son écriteau lors d’une improvisation, mais bien en début d’atelier, lors d’un moment de flottement quand l’activité cadrante n’avait pas encore commencé. Le fait de choisir le pas de la porte pour exprimer cet avis a permis à ce détenu de soutenir son avis personnel sans emprunter un costume ou camper un personnage qui ne serait pas lui, qui le distancierait vis-à-vis de lui-même. Les cadres de référence sont multiples et se cognent. C’est bien lui qui affirmait qu’il était détenu, mais ça n’était pas tout à fait lui non plus, car au théâtre il était acteur. Il jouait ici à la frontière du théâtre et de la vie réelle, lui permettant de choisir comment se défendre en fonction des réactions. Soit il soutiendra et défendra son opinion, soit il pourra se dédouaner en précisant que « c’était pour rire » ou bien que « c’était pour le spectacle ».

55Il a profité du flou ouvert entre le cadre carcéral et le cadre théâtral, tout en mobilisant d’autres cadres de références étant même extérieurs à ces deux cadres dominants. C’est en cela que les cadres s’enchevêtrent et se mêlent pour former un système de référence permettant d’interpréter ou non correctement ce à quoi l’expression subversive fait allusion.

B – Illusion : Jouer pour être en lien

56C’est donc dans l’intermédiaire, dans ce flou que des formes d’expression que je caractérise de subversives peuvent prendre corps. Il s’agirait d’expressions ayant une force de subversivité. Par subversivité, il faut comprendre ce qui a un pouvoir de subversion, ce qui peut potentiellement ébranler un certain ordre social. La subversion étant ce qui renverse ou désordonne. Si la subversivité peut avoir pour objectif de renverser ce même ordre social, dans le contexte de l’enfermement, on est loin d’une possibilité de révolution imminente. C’est pourquoi il s’agit de comprendre cette subversion comme étant de l’ordre de l’imaginable sans être véritablement ni imaginé concrètement, ni même spécialement réalisable. Cet objectif de renversement serait plutôt de l’ordre d’une lutte contre l’inéluctable, un renversement inscrit dans l’illusion.

57Si les philosophes se sont attachés à travers les siècles à débarrasser l’humain de ses illusions, le concept d’illusion a trouvé une renaissance en psychanalyse avec Donald Winnicott [26] et à sa suite, relativement méconnu, Emmanuel Belin a poursuivi le travail pour le transposer dans le champ sociologique [27]. Sans entrer trop précisément dans leur analyse, je voudrais retenir pour poursuivre ma conceptualisation des expressions subversives sur ce point : pour Winnicott et Belin l’illusion est éminemment positive et même indispensable, car elle est créatrice du lien social. Selon ces auteurs, nous vivons dans l’illusion permanente, nous mobilisons toutes sortes de croyances, nous croisons nos imaginaires pour nous détacher d’un réel douloureux et chaotique et, ensemble, en partageant l’illusion avec d’autres nous pouvons créer une réalité plus rassurante, plus viable. C’est en cela que Winnicott qualifie l’illusion de « resting place » [28], un espace réconfortant, une sorte de refuge où les angoisses de l’être n’existent plus.

58La sécurité de l’illusion permettrait alors un agir créatif selon Winnicott, à travers notamment la possibilité d’essayer, d’expérimenter et surtout de jouer. En s’approchant de l’étymologie du mot illusion, on trouve le jeu. « Ludus » renvoie au ludique, à l’amusement, à ce qui a trait au jeu. Également, la racine « in-ludus » signifie « entrer en jeu ». Christophe Janssen dans son ouvrage L’illusion au cœur du lien précise comment l’illusion est bien ancrée dans la relation : « Maintenir à la fois séparées et reliées l’une à l’autre les réalités extérieures et intérieures. Sans doute est-ce cela “jouer”. C’est aussi “donner du jeu” entre deux mondes ; c’est-à-dire les maintenir à une certaine distance qui permet de les différencier, mais qui, en même temps, les met en rapport. C’est parfois “mettre en jeu” au sens de “quelque chose qu’on fait agir, qu’on emploie”, mais c’est aussi “jouer le jeu de quelqu’un : entrer dans les vues de quelqu’un, dans ses intérêts”. Jouer c’est donc toujours trouver et créer en un même mouvement, être dedans et dehors, être soi-même et un autre (n’est-ce pas cela “jouer au théâtre” ?), être différent et le même, séparé et relié à la fois. Jouer, c’est éprouver la dimension paradoxale de l’expérience subjective de tout être humain dans ses rapports au monde objectif qui l’entoure. Jouer, c’est être en lien » [29]. Le caractère paradoxal de l’illusion est aussi introduit ici.

59Plus précisément, illudere signifie « jouer avec » et « se jouer de ». La moquerie, la tromperie, le fait de rire de quelqu’un ou d’une situation fait partie de l’illusion. « JE SUIS DÉTENU » est une manière de se moquer à la fois de la polémique faite autour de la médiatisation de la tuerie de Charlie Hebdo tout en se moquant également de l’institution pénale qui inflige une peine qui serait aussi grave ou médiatisable qu’une telle tuerie.

60Les expressions subversives sont dérangeantes, car elles ont cette possibilité d’ébranler l’illusion confortable des croyances premières, en introduisant une désillusion. Dans mon exemple, affirmer que les éventuelles justifications de l’imputation d’une peine de prison sont caduques, c’est une manière d’ébranler cette réalité. La désillusion fait partie de l’illusion, en cassant une possibilité illusoire d’être en lien avec l’autre, il s’agit de reconstruire systématiquement une autre relation. Une illusion succédant alors à une autre, à reconstruire conjointement. Winnicott précise bien que la possibilité d’illusion est dépendante de la possibilité de désillusion. Car comme je l’ai déjà présenté, pour un sujet il s’agirait à la fois de croire et de ne pas croire, mais aussi de s’illusionner tout en se désillusionnant.

61Avec les expressions subversives, on serait face à un jeu dont les règles s’improvisent en direct, comme ces jeux auxquels nous jouions quand l’on était enfant. Le jeu du « on disait que… ». « On disait que tu étais la maitresse et moi l’élève ». Dans l’expression subversive, la déroute vient du fait que les règles nouvelles de l’interaction surviennent au même moment que l’expression elle-même. On est dans un processus de créativité pure. Il s’agit de comprendre le jeu dans lequel je dois jouer, sans que les règles aient été établies, mais si je veux, je peux moi aussi proposer un autre jeu pour surprendre mon partenaire. Alors, il n’est pas question d’uniquement jouer, mais également de déjouer l’autre. Par l’action de jouer et de déjouer, un mouvement incessant se crée. C’est notamment ce que l’on retrouve dans ces jeux de pouvoir en ping-pong, où personne ne veut lâcher sa mise. Il faut alors comprendre que la subversion est caractérisée par ce va-et-vient continu entre ces deux actions : jouer et déjouer.

62Les expressions subversives proposeraient alors un jeu perpétuel à travers lequel, comme le dit Bougnoux à propos des logiques dispositives, « il s’agit toujours d’échapper au “point d’horreur du réel” et d’entretenir le gout de vivre. Lequel vacille entre les deux écueils symétriques de l’ennui (quand le jeu est trop facile et que nous n’avons rien à perdre) et de l’anxiété (quand, débordés par la tâche, nous n’avons rien à gagner) ; quand rien n’arrive et quand tout peut arriver » [30].

C – Elusion : L’ironie ou l’art d’éluder

63Les expressions subversives s’inscrivent donc dans l’allusion, en faisant référence à des éléments communs permettant une interprétation spécifique et dans l’illusion, permettant, à travers le fait de jouer et de déjouer, de créer une relation tout en la reconstruisant continuellement. Finalement, les expressions subversives sont également caractérisées par l’élusion. L’élusion, c’est l’art de contourner, de passer outre, sans confronter directement. Les expressions subversives offrent cette possibilité de se décaler dans l’interaction permettant de créer une autre voie, se dérobant à la confrontation sans être pour autant dans la fuite ou la soumission.

64Il s’agit alors d’analyser le coté élusif des expressions subversives à travers l’exemple de l’ironie. Selon Alain Vaillant, l’ironie serait « l’art de l’esquive » [31]. « L’ironie est, selon lui, le sel de la vie sociale et culturelle, donnant un supplément de goût à toutes formes d’échange (…) Car l’ironie, tout en donnant du jeu et de la liberté (sans craindre d’aller jusqu’à la contestation), évite aussi les affrontements directs, qui risqueraient d’occasionner les conséquences les plus graves » [32].

65Outre l’ironie dramatique, l’ironie peut être verbale ou situationnelle. Elle est caractérisée principalement par le fait de transgresser la manière habituelle d’interagir. L’idée sous-jacente à l’ironie est toujours de dire l’inverse de ce qu’on veut faire entendre. Donc elle introduit un décalage entre ce qui est dit et le signifié. Sans l’énoncer clairement, l’ironiste exprime sa divergence d’opinions. L’idée est de surfer sur la sincérité, il s’agit de jouer de faux-semblant ; faire semblant de tenir un certain discours alors qu’en réalité, le fait de l’énoncer avec ironie permet de se distancier ou à l’inverse d’accentuer le propos. L’ironie permet souvent de critiquer quelque chose, voire de se moquer de quelqu’un. On revient ici à l’idée de « se jouer de » et dans ce sens, le sarcasme serait alors l’apogée de l’ironie.

66Mais plus que cela, l’ironie permet l’ouverture d’une voie alternative dans l’interaction. Face à une personne qui dit A, l’ironiste ne va pas dire non-A, il dira B. En proposant un troisième énoncé, il s’agit d’exprimer une opinion divergente, tout en sortant du rapport binaire habituel et c’est ce mode même d’entrer en relation qui crée le décalage, tout autant que le fond du propos. Et ce décalage est l’effet de l’élusion.

67Il y a quelque chose de très ironique dans le slogan « JE SUIS DÉTENU ». Lors de l’atelier, le détenu nous expliquait en rigolant, un peu nerveusement que justement, lui était « au-dessus de tout ça ». Dans une voie intermédiaire, loin de ces considérations politiques, il voulait simplement faire référence au fait qu’il n’était ni Charlie (A), ni pas Charlie (non-A). Il était détenu (B) ce qui recèle probablement son lot d’absurdités et d’atrocités.

68L’ironie est très proche de la blague. L’humour est un exemple parfait d’expression subversive. Dans l’exemple « JE SUIS DÉTENU », la dérision offre une forme de résistance douce. En tournant en dérision une situation extrêmement tendue, ce détenu a pu exposer un point de vue. L’humour est une stratégie de résistance intermédiaire, ni confrontante, ni déférente. Ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est que la domination que ce détenu osait critiquer avec cet écriteau était autant celle du dogmatisme religieux qui faisait régner la terreur dans la prison, que celle de l’institution pénitentiaire elle-même en questionnant le sens de cet enfermement et du manque de considération du reste du monde, face à leur situation de détention. Le promoteur de ce slogan original, dans mon exemple n’a pas été trouver un détenu qui se prétendait salafiste pour lui dire en face : « Je ne suis pas d’accord avec toi, on ne peut pas tuer des gens parce qu’ils ont fait un dessin ». Par ailleurs, il n’a pas non plus fait un scandale dans toute la prison en criant qu’il n’en pouvait plus de ce statut de détenu et que lui n’était pas Charlie, car il avait aussi ses propres soucis dont personne ne semblait s’inquiéter. Au contraire, en arrivant avec son écriteau et son petit sourire malicieux aux lèvres, il a exprimé son opinion de manière subversive, tout en éludant la confrontation directe. Car finalement, lorsqu’il s’agit de satire, ça n’est pas vrai, car c’est pour rire, mais ça n’est pas totalement faux non plus.

69Mais quelque chose de bien réel se joue aussi dans les expressions subversives. C’est également dans cette dérision que l’on peut trouver le caractère anomique de l’expression subversive. Erving Goffman parle de moment où « la réalité flotte de manière anomique » [33], c’est l’effet de l’expression subversive, il s’agit de ce décalage. En se détachant de Durkheim et Merton, l’anomie sera alors comprise, au sens de Jean Duvignaud. Il entend l’anomie comme un passage d’un ancien monde à un nouveau monde. Certes ce passage peut être chaotique, mais il y voit un potentiel créatif. « Le concept d’anomie désigne précisément les faits de dérèglement qui ne correspondent à aucune violation de la règle elle-même puisque, en ce cas, la règle elle-même est contestée. Ces faits de dérèglement correspondent à une situation globale (économique et sociale) caractérisée par l’effondrement du système d’organisation des valeurs et plus largement de la société elle-même, affectée par une mutation lente ou soudaine » [34]. Par ailleurs, l’anomie n’est pas un état, selon lui, elle n’est que temporaire, elle fait seulement irruption. Il compare l’anomie à l’écluse, une sorte de sas entre deux réalités, une révolue et une encore à définir. Il y aurait alors à définir un avant-expression subversive et un après, encore à découvrir.

70Avec son écriteau, le comédien incarcéré provoque et titille notre curiosité. Chacun avait bien en tête à ce moment-là, le slogan « Je suis Charlie », ce qui rendait la référence évidente, mais les questions sous-jacentes pouvaient être de différents ordres. Être détenu, est-ce que ça signifie être solidaire avec les victimes de l’incarcération ? Dans un climat qui pointe du doigt des criminels, qui d’autre que des détenus aurait osé « être détenu » ? Par ailleurs, être détenu pour la plupart des gens fonctionnant sur un rapport binaire victime-bourreau, c’est justement ne pas être victime, victime de criminel et détenu en devenir. Mais alors quels sont les coupables que ce détenu pointe ici du doigt ? Il est arrivé dans cette salle de classe avec son écriteau et durant quelques secondes, le cours normal des choses a été interrompu, tout était suspendu, car chacun a dû faire cet exercice mental en se demandant ce que signifie et comment se positionner vis-à-vis de ça ? C’est en cela qu’une expression peut être élusive, en insufflant une réflexion, en créant le doute. Par rapport à une réalité qui nous semblait bien établie, l’expression subversive dans son caractère élusif propose de voir les choses sous un autre angle. C’est troublant, déroutant, car la réalité peut alors nous apparaitre différente, autre, étrangère…

71Il y a dans les expressions subversives observées un mélange de comique et de dramatique qui serait à comprendre comme attaché à cette forme de dérision. Dérision de la situation de l’enfermement et tentative vaine d’en changer la disposition. « Rire qui, pour un instant périssable, jette l’homme en face d’une liberté infinie qui échappe aux contraintes, aux règles, arrache l’homme à l’irrémédiable de sa condition pour lui faire découvrir d’imprévisibles combinaisons, qui suggère une existence commune dans laquelle seraient réconciliés l’imaginaire et la vie » [35].

Conclusion

72Le théâtre et plus encore, le théâtre-action sont imprégnés d’un élan contestataire, remettant en cause depuis la nuit des temps, les figures d’ordre établi et de pouvoir.

73À propos de l’action culturelle en prison, Florine Siganos explique : « l’action culturelle ne peut créer seule une dynamique du changement dans une institution aussi rétive à celui-ci, cependant elle en relève les possibilités. La question de la culture est inséparable de la question du pouvoir : la prison est un espace qui permet de poser les interrelations entre culture et société, donc de la démocratie et de la participation des individus » [36].

74Organisé en prison, l’atelier de théâtre-action ouvre sur un espace des possibles, un espace de liberté, un espace potentiel [37]. Il fonctionne alors comme un réceptacle à texte caché [38], accueillant sans jugement les expériences des reclus et les critiques face à la peine subie.

75Si l’intimité de l’atelier de théâtre permet une certaine permissivité dans les expressions, les comédiens incarcérés seront plus prudents sur scène. Dans un cadre public, l’activité politique et revendicatrice du théâtre-action existe mais doit composer avec les contraintes liées à l’institution pénitentiaire. Lors du spectacle, les propos sont retenus et c’est via la métaphore théâtrale que la subversivité du message peut prudemment garder une certaine force d’action.

76Au-delà de l’expression théâtrale à proprement parler, les expressions subversives apparaissent dans les creux des interactions sociales. Entre le cadre du théâtre-action et celui de l’institution pénale, il s’agit de tirer parti du flou, de cet espace qui serait presque vidé de sa substance cadrante. La subversion s’immisce alors dans les brèches pour inviter à la réflexion et à reconsidérer la signification de l’action en cours.

77« JE SUIS DÉTENU ». C’est à travers ce slogan qu’a été illustrée la conceptualisation des expressions subversives. Le caractère allusif de ces manifestations invite à l’interprétation afin de comprendre le sens détourné du propos. Tout n’est pas évident dans l’allusion, le sens n’est pas servi sur un plateau, et à l’inverse il s’agit d’être actif dans la réception même du message divulgué. En faisant allusion ici à l’élan solidaire qui a suivi les tueries à Charlie Hebdo, être détenu, c’est être solidaire aussi avec les personnes privées de liberté. Ensuite, l’illusion, présente également dans les expressions subversives, permet aux acteurs en présence de se lier à travers ce processus d’émission et de réception des informations, à travers le jeu perpétuel qui met en lien les acteurs. L’illusion est gage de relation. En se jouant de la prison, en se moquant, les comédiens incarcérés se lient et construisent collectivement un imaginaire partagé. Finalement, les expressions subversives excellent dans l’art d’éluder. Sans confronter et sans se soumettre, avec éventuellement une pointe d’ironie, il s’agit de contourner l’affrontement direct afin de donner subtilement son avis. Ici, il s’agit d’un avis sur la prison, sur l’enfermement et plus largement sur la peine.

78Selon d’aucuns, cette peine n’aurait plus aucun sens, au point que tout ce qui se déroulerait en prison ne trouverait plus de limites, plus de bornes. Loin de l’espoir humaniste des débuts, seule persiste la contention des corps dans un esprit sécuritaire. La prison comme évidence n’a pas encore pu être ébranlée et la peine en perte constante de sens persiste fatalement… Être détenu serait alors une véritable ironie du sort et la manifestation d’un état dérisoire.

79Si le théâtre-action permet de révéler les possibilités de changement en institution carcérale, les expressions subversives qui y prennent appui affrontent cette fatalité. Face à une condamnation à souffrir, les détenus rigolent et tournent en dérision une institution folle inscrite dans un système jugé absurde. Le rire, la dérision, l’ironie,… « Explosion éphémère sans doute qui ne sert à rien, comme le plaisir, le bonheur, la volupté. Mais qui pour un bref instant, arrache l’homme à l’Histoire qui entretient son malheur, mais qui porte avec lui les germes du futur (…) Le comique, la dérision ne proposent-ils pas l’image d’une révolution permanente de l’homme contre l’inéluctable ? » [39].


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Date de mise en ligne : 10/08/2018.

https://doi.org/10.3917/riej.080.0093

Notes

  • [1]
    B. G. Glaser et A. L. Strauss, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Paris, Armand Colin, 2010.
  • [2]
    D. Cefai, L’enquête de terrain, Paris, la Découvert/ M.A.U.S.S., 2003.
  • [3]
    S. Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte, 2010.
  • [4]
    Ch. Lejeune, Manuel d’analyse qualitative. Analyser sans compter ni classer, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014.
  • [5]
    B. G. Glaser et A. Strauss, op. cit.
  • [6]
    Ch. Branders, « Théâtre et enfermement : la création collective comme modalité de l’expérience d’enquête en prison », Criminocorpus, Publication des communications de la journée d’étude : « Prison et méthodes de recherche », 30 juin 2017, http://journals.openedition.org/criminocorpus/3541 (consulté la dernière fois le 8 mai 2018).
  • [7]
    L’atelier de théâtre-action est organisé en milieu carcéral par cet animateur depuis bientôt 10 ans. D’année en année, l’enjeu est de maintenir l’organisation de l’activité et de proposer des évolutions intéressantes. L’objectif clair, assumé et rencontré aussi par la direction est de créer une ouverture vers le monde extérieur et par là de participer le plus possible à la porosité de la prison.
  • [8]
    J. Duvignaud, Le propre de l’homme. Histoires du rire et de la dérision, coll. La force des idées, Paris, Hachette, 1985, p. 87.
  • [9]
    Ibidem, p. 83.
  • [10]
    M. Meyer, Qu’est-ce que le théâtre ?, coll. Chemins philosophiques, Paris, Librairie Philosophique J. VRIN, 2014, p. 89.
  • [11]
    A. Boal, Théâtre de l’opprimé, Paris, Éditions La Découverte & Syros, 1996, p. 7.
  • [12]
    Ibidem, p. 7.
  • [13]
    R. Brahy, « L’engagement en présence : l’atelier de théâtre-action comme support à une participation sociale et politique ? », Lien social et Politiques, 2014, n° 71, p. 31-49, p. 32.
  • [14]
    R. Brahy, « Les ateliers de théâtre-action en Belgique francophone : émergence et permanence d’une culture participative ? », Registres. La revue des études théâtrales, 2015, n°18 (Théâtre et développement durable. Études théâtrales), p. 65-74.
  • [15]
    P. Biot (dir.), Théâtre-action de 1985 à 1995, itinéraires, regards, convergences, Cuesmes, Édition du Cerisier, 1996, p. 32.
  • [16]
    F. Lepage, « Récupérons la culture », Actions. Le périodique du centre du théâtre action, 2015, n° 0, p. 6.
  • [17]
    G. Sykes, The society of captives, Princeton, NJ : Princeton University, 1958 ; C. Rostaing, La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, coll. Le Lien social, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.
  • [18]
    J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1992].
  • [19]
    E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, 1968.
  • [20]
    J. C. Scott, op. cit., p. 12.
  • [21]
    J. Duvignaud, op. cit., p. 105.
  • [22]
    Ibidem, p. 107-108.
  • [23]
    E. Goffman, op. cit.
  • [24]
    J. C. Scott, op. cit., p. 153.
  • [25]
    E. Goffman, Les cadres de l’expérience, France, Minuit, 1991 [1974].
  • [26]
    D. Winnicott et C. Monod, Jeu et réalité : l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
  • [27]
    E. Belin, Une sociologie des espaces potentiels : logique dispositive et expérience ordinaire, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2002.
  • [28]
    D. Winnicott, op. cit.
  • [29]
    Ch. Janssen, L’illusion au cœur du lien, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2013, p. 143.
  • [30]
    D. Bougnoux, in E. Belin, op. cit., p. 8.
  • [31]
    A. Vaillant, La civilisation du rire, Paris, CNRS éditions, 2016, p. 144.
  • [32]
    Ibidem, p. 144.
  • [33]
    E. Goffman, op. cit.
  • [34]
    J. Duvignaud, Hérésie et subversion. Essaie sur l’anomie, Paris, La Découverte, 1986 [1973], p. 38.
  • [35]
    Ibidem, p. 229-230.
  • [36]
    F. Siganos, L’action culturelle en prison, pour une redéfinition du sens de la peine, Paris, l’Harmattan, 2008, p. 254.
  • [37]
    D. Winnicott, op. cit.
  • [38]
    J. C. Scott, op. cit.
  • [39]
    J. Duvignaud, op. cit., p. 11.
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